Une étrange imposture - Anne-Marie Ghisleni - E-Book

Une étrange imposture E-Book

Anne-Marie Ghisleni

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Beschreibung

Dans le monde de l’écriture, Claire, une retraitée solitaire envoie son manuscrit à un éditeur dont le silence lui fait abandonner tout espoir d’être publiée. Cependant, un jour, en écoutant son émission littéraire favorite à la radio, elle découvre qu’une jeune auteure, Priscille d’Arcy, s’est approprié son ouvrage et connaît un succès fulgurant. Ce scandale littéraire va les confronter. Toutefois, au-delà du conflit, une relation unique se noue entre les deux femmes. Claire parviendra-t-elle à ses fins ? Découvrons une histoire passionnante de rivalité et de rédemption.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Après avoir publié son premier roman, "L’Italien", Anne-Marie Ghisleni nous présente son second ouvrage, "Une étrange imposture", qui explore une relation complexe entre deux femmes aux antipodes. À travers sa plume, l’auteure saisit l’occasion pour expérimenter le plaisir de l’accomplissement personnel, de relever des défis et surtout de vivre un bonheur durable, en nous offrant une histoire captivante qui explore les intrications des relations humaines.

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Anne-Marie Ghisleni

Une étrange imposture

Roman

© Lys Bleu Éditions – Anne-Marie Ghisleni

ISBN : 979-10-422-2034-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Sylvain. À Emmanuelle

À Charlie. À Manon

À Jean-Michel

Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux.

Jules Renard

I

Comme tous les matins, Claire Manzoni écoute sa radio préférée. Depuis sa récente retraite, elle adore ce moment privilégié du petit-déjeuner. Elle craignait la solitude et l’inaction, mais elle découvre le luxe de maîtriser le temps et d’apprivoiser le farniente. Elle regarde les photos de ceux qu’elle aime, placardées sur le frigo. Elle sirote son café en réfléchissant.

Elle est seule.

La mort de son mari Daniel l’a laissée désemparée, face à une souffrance indicible. Ils se sont rencontrés sur le tard, mais elle l’a aimé passionnément. Il lui a fait découvrir tant de choses ! Puis tout s’est arrêté. Désormais sa vie est vide. Elle ne trouve refuge que dans la lecture et l’écriture qui lui procurent sérénité et apaisement.

Voilà la rubrique littéraire, ce qu’elle préfère dans l’émission. Le journaliste, Bernard Merlin, évoque un nouveau roman et reçoit une toute jeune écrivaine, Priscille d’Arcy.

— Bonjour Priscille.

— Bonjour à vous et aux auditeurs.

Voix charmante, pense Claire.

— J’ai découvert votre très beau roman, Mon Père, plein de sensibilité, original, à la recherche de l’enfance de votre père. C’est votre premier roman ?

— Oui, répond-elle avec timidité.

— Est-ce une œuvre autobiographique ?

— Non, pas exactement.

— Alors pourquoi l’Italie ? Pourquoi un père italien ? Avez-vous des origines italiennes ?

Claire tend l’oreille : « tiens ! La même inspiration que moi ! Mais son roman doit être plus beau, mieux écrit que le mien ».

Elle note un silence : est-ce une gêne, une émotion, un moment pour réfléchir, trouver ses mots ?

— En fait je n’ai pas connu mon père. Ma mère a toujours refusé d’en parler et j’ai grandi sans lui. Alors je me suis construit un univers où mon père existerait et il est devenu le personnage de mon roman.

— Mais pourquoi l’Italie ? insiste-t-il. Vous n’avez aucune attache dans ce pays.

Claire perçoit un malaise à moins que ce ne soit le saisissement d’une première interview.

— Et puis, continue le journaliste, Calusco d’Adda, c’est étonnant !

Claire est en alerte, soudain une inquiétude l’étreint.

— J’ai voyagé dans la région et ce bourg m’a plu, parce que, justement, il n’a rien d’extraordinaire. Ce n’est pas un beau village typique, il est quelconque et j’ai tout de suite pensé que c’est là que je voulais que mon père imaginaire soit né.

Bernard Merlin reconnaît la pertinence de l’argument. Priscille ajoute :

— Comment vous dire ? Cet endroit s’est imposé à moi et tout à coup ce père qui m’a tant manqué, dont je rêvais le soir, qui m’accompagnait dans ma solitude, est devenu ce petit Italien.

L’émotion, c’est ce que les auditeurs aiment, c’est ce que les médias utilisent la plupart du temps. On joue sur le pathos, l’immédiateté des réactions épidermiques, on fait pleurer dans les chaumières et on emporte l’adhésion du public.

Claire s’exaspère.

— Il est vrai que votre personnage est attachant. Voudriez-vous nous lire un passage ?

— Volontiers. Il s’agit du moment où ils ont été chassés d’Italie :

« Le patron descendit de sa grosse limousine, vêtu d’un costume qui dissimulait mal son ventre… »

Claire bondit de sa chaise et dans une attention douloureuse écoute ces lignes qu’ELLE a écrites. Il n’y a aucun doute : CE LIVRE EST LE SIEN ! Comme chaque fois qu’elle est envahie par une émotion violente, elle s’agite d’une façon totalement inefficace et désordonnée.

Vite, appeler quelqu’un ? Il est encore tôt, seule son amie Hélène sait. Elle a un peu parlé de son livre à ses autres amis, mais sans insister et cela n’a pas suscité un enthousiasme débordant. On ne la prend pas au sérieux, elle, si timide et modeste, une écrivaine ?

Elle se jette sur internet et fébrilement elle cherche des renseignements sur cette Priscille d’Arcy. Elle voit sa photo, une belle brune, aux longs cheveux auburn, des yeux clairs et un beau sourire. Elle arbore une expression sereine et avenante. Comment lutter contre cette fille, déjà plébiscitée par les médias et d’innombrables internautes ? Elle travaille comme lectrice aux éditions Sapho.

Un frisson glacé traverse Claire. Elle se rend compte qu’elle a envoyé son manuscrit à cet éditeur. Le nom lui a plu, Sapho, cette belle poétesse grecque. Elle voulait l’expédier à d’autres maisons d’édition et finalement elle ne l’a pas fait par négligence, par paresse. Tous ces dossiers à constituer l’ont découragée et maintenant il est trop tard !

Tout s’enchaîne avec une logique implacable : cette usurpatrice a lu son roman et se l’est approprié ! Claire ne sait pas comment on procède dans les maisons d’édition. Est-ce que chaque personne du comité de lecture a un nombre d’ouvrages dédiés ? Est-ce que les livres sont lus par tous ? Quelqu’un aurait-il pu s’apercevoir de la supercherie ? Autant de questions qui restent sans réponse.

Claire déborde de rage impuissante, de révolte et d’indignation. Maudit soit son éternel penchant à la procrastination ! Son travail de plusieurs années qu’elle avait enfin réussi à concrétiser, voilà qu’il est anéanti ! Ce n’est pas le plus grave, on lui a volé son père, son univers, sa vie ! Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ? Il y a plus d’un an qu’elle a transmis son manuscrit et elle n’attendait plus de réponse positive. Elle sait qu’il y a peu d’élus, le nombre de publications devient démesuré, alors elle s’est résignée à cet échec.

Avant tout, acheter le livre ! Dès l’ouverture, elle se précipite dans la librairie la plus proche. L’ouvrage est là, présenté avantageusement. Une émotion la saisit. Elle le feuillette avec fébrilité et retrouve son style, ses personnages, son récit. Elle paie rapidement et sort en proie à une agitation qu’elle a du mal à dissimuler. Une haine irrépressible l’envahit.

Elle finit par appeler Hélène :

— Hélène, je suis désespérée !

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Tu vas penser que je suis folle, mais ce matin, à la radio, une certaine Priscille d’Arcy a été invitée pour son premier roman. Son roman, c’est le mien, Hélène. Elle a changé le titre, mais elle a lu un passage, c’est le mien ! Je viens de l’acheter, il n’y a pas de doute !

— Quoi ? Mais comment est-ce possible ?

— Je ne sais pas, mais c’est sûr !

— Calme-toi ! Donne-moi un moment et j’arrive, tu vas me raconter tout ça.

— Merci, je t’attends.

Elle s’apaise un peu, Hélène va l’écouter, la conseiller et à deux, elles trouveront une solution. Son amie lui apporte une gaieté et une écoute bienveillante. Sa venue la rassure, elle a toujours un bon mot, un encouragement et tout paraît plus facile avec elle.

— Raconte-moi, dit-elle en entrant.

Claire lui relate scrupuleusement ce qu’elle a entendu. Elle lui montre l’ouvrage de cette Priscille et le manuscrit qu’elle-même a rédigé. Elle ne peut se résoudre à utiliser l’ordinateur.

Ni l’une ni l’autre ne connaît le milieu de l’édition, ses codes, son fonctionnement.

— Pour commencer, dit Hélène, on va aller au commissariat, on nous donnera des conseils, les démarches à suivre.

Elles pénètrent dans le hall impersonnel. Les murs sont recouverts d’affiches invitant à postuler dans la police, d’avis de recherches, de recommandations diverses. On les accueille aimablement, mais il faut patienter, on va venir les chercher. Un fonctionnaire plutôt petit et trapu les appelle. Il a un visage rougeaud, de petits yeux vifs et des cheveux grisonnants coupés très court.

— Qu’est-ce qui vous arrive, mesdames ?

— On m’a volé mon livre !

Les yeux du policier s’agrandissent, sa bouche s’arrondit et il répond avec un agacement non dissimulé :

— Et vous me dérangez pour ça ?

— Vous ne comprenez pas, c’est le livre que j’ai écrit ! Je l’ai envoyé aux éditions Sapho et ce matin en écoutant la radio j’ai entendu l’interview d’une certaine Priscille d’Arcy pour son premier roman. Ce roman, c’est le mien, ce sont mes personnages, le passage qu’elle a lu c’est moi qui l’ai écrit !

Le policier se gratte la tête, Claire ne sait si c’est par indifférence ou incrédulité. Manifestement la littérature n’est pas sa passion ! Il consent néanmoins à remplir un formulaire de plainte que Claire signe.

— C’est une main courante, dit-il, je pense que c’est mieux.

— Et maintenant que va-t-il se passer ?

Il lui laisse peu d’espoir, il transmettra, on l’appellera dès qu’il y aura du nouveau.

Claire est accablée et son amie, malgré tous ses efforts, ne peut pas vraiment la rassurer.

— C’est fichu, tout le monde s’en fout, jamais je ne parviendrai à faire entendre ma voix.

— Ne te décourage pas, ta plainte est enregistrée, on va attendre.

Mais Claire ne peut se résoudre à cette inactivité alors que cette voleuse est reçue dans une émission pour parler de son roman à elle ! C’est trop injuste ! Les jours qui suivent sont une torture, elle ne peut se concentrer sur rien, rien ne l’intéresse et elle passe ses journées à ruminer sans trouver d’issue à ses tourments.

Elle doit revenir au commissariat, se démener, avoir une réponse.

La première expérience l’a blessée. Cette fois elle y va seule et elle est reçue par une grande femme, un peu masculine. Néanmoins son visage carré, ses traits réguliers, son regard franc inspirent confiance. Sur son bureau est écrit son nom, Commandante Violaine Roques. Avec un sourire avenant, elle invite Claire à s’asseoir.

— Que puis-je pour vous ?

Encouragée par cet accueil aimable, Claire se lance avec une conviction enflammée et désespérée dans l’explication de sa mésaventure. Sa détresse touche la policière, enfin Claire se sent reconnue dans sa révolte.

— Je vous crois, madame Manzoni, mais il faut, vous vous en doutez, des éléments plus convaincants pour faire valoir votre droit. Il faut des preuves. Vous vous attaquez à un système puissant. Je vous promets d’appuyer votre plainte, mais vous devez, de votre côté, accumuler des arguments, des témoignages qui pourront faire avancer notre affaire. Il me faut tout d’abord une trace de votre envoi à l’éditeur, un recommandé, quelque chose.

— Alors vous me croyez, répond Claire, avec dans sa voix toute la reconnaissance du monde ! Vous me croyez !

— Oui, mais ne vous emballez pas, il va falloir jouer serré ! Je m’occupe de votre dossier, mais je ne vous promets rien. Nous sommes submergés de travail et je vous avoue que votre plainte ne va pas passer en priorité.

— Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

— Dans mon métier, je suis confrontée tous les jours à la mauvaise foi, aux mensonges, aux escrocs, aux violences. Vous me paraissez si honnête et… si fragile, ajoute-t-elle avec hésitation, que j’aimerais vous aider. Je vois si souvent le mal triompher !

— Merci, merci beaucoup !

Claire, avant de partir, remarque sur le mur une citation de Victor Hugo : « Ouvrir une école c’est fermer une prison ».

— Victor Hugo a tellement raison, dit Claire en souriant.

Elle se sent plus légère en sortant et téléphone à Hélène en lui confiant ses raisons d’espérer.

Elle doit absolument trouver ce justificatif de recommandé. Pour l’instant c’est tout ce qu’elle a. Elle se jette dans cette recherche avec fièvre et détermination, ouvre tous ses dossiers, rien ! Son portefeuille, c’est peut-être là ? Rien ! Elle fouille les armoires, les placards, même la cuisine et la salle de bain, sans succès. Il lui semble que ce fichu papier va apparaître, elle est quasiment sûre maintenant d’avoir envoyé un courrier recommandé. Son angoisse et sa précipitation rendent ses recherches inefficaces, elle commence dans une direction, s’interrompt, repart ailleurs, transpire d’anxiété.

Tous ses efforts se révèlent infructueux.

Le découragement l’envahit, la colère aussi. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Daniel la mettait souvent en garde contre son manque de rigueur, sa légèreté. Désormais elle n’a plus qu’à accepter cette situation qui la désespère.

II

Priscille d’Arcy a fini son interview. Elle est soulagée, tout s’est bien passé dans l’ensemble, mais elle ne peut se départir d’un certain malaise. Elle s’est apprêtée avec soin, séduire sans être vulgaire.

Sa beauté est un atout qu’elle compte utiliser, elle sait que son charme opère. Cependant Bernard Merlin n’a pas semblé subjugué. Sur les photos qu’elle a vues de lui, il paraît plus jeune, elle a devant elle un homme de la soixantaine, un peu voûté, un peu enrobé. Son visage rond invite aux confidences, mais son regard bleu acier, inquisiteur derrière de petites lunettes cerclées de noir, met à nu les personnes qu’il reçoit.

Elle se repasse en boucle leur conversation et elle se rend bien compte que ce vieux critique littéraire domine son sujet. Elle a été mauvaise, elle a hésité sur Calusco d’Adda, sur la nationalité italienne de son supposé père. Cela n’a pas échappé au journaliste même si elle s’est bien rattrapée ensuite. Elle aurait dû changer ce nom, Calusco d’Adda ! il faudra être vigilante désormais.

Néanmoins, quand ils se sont séparés, elle n’a plus remarqué cette lueur de doute dans ses yeux.

Elle va y arriver !

Priscille n’est pas une mauvaise personne, seulement opportuniste, amorale. Son enfance a été un désastre. Sa mère, Madeleine Bosson, d’une époustouflante beauté, ne supportait pas la situation modeste de ses parents. Fille unique, elle rêvait de luxe et de voyages, ce qui l’a conduite à épouser un vieil homme qu’elle pensait très riche, Guillaume d’Arcy.

Le désespoir et les supplications de ses parents n’ont servi à rien. Elle s’est mise en ménage avec quelqu’un qui aurait pu être son grand-père. Madeleine s’est tout de suite heurtée à l’hostilité des enfants qui ont compris les manigances intéressées de la jeune femme. Le vieil homme est mort deux ans après leur mariage. Veuve à vingt et un ans, elle comptait bien vivre intensément avec la fortune de son défunt mari. Mais rien ne s’est passé comme elle l’avait imaginé.

Guillaume d’Arcy n’avait pas fait de testament, ses enfants ont revendiqué leur part et obtenu ce qui leur revenait.

La somptueuse demeure où ils vivaient a été vendue et Madeleine n’a pu prétendre qu’à un modeste pécule. Elle est revenue vivre un temps chez ses parents qui malgré leur déception ont accepté le retour peu glorieux de cette ingrate. Très vite sa beauté lui a donné accès à cette vie facile qu’elle recherchait.

Les époux Bosson s’étaient fait une raison, ils n’auraient pas la vieillesse paisible qu’ils espéraient, ils ne finiraient pas leurs jours entourés par l’amour de leur fille, si ingrate et égoïste.

Puis un jour elle a débarqué chez eux sans prévenir, elle était enceinte. Elle avait découvert trop tard sa grossesse.

Alors elle a subi avec aigreur ces longs mois où son corps s’enlaidissait, se déformait, rendant responsable de cette situation l’enfant qu’elle portait.

Elle a détesté immédiatement la pauvre Priscille et l’a confiée à ses parents, épouvantés devant ces nouvelles responsabilités.

Courageusement ils ont accepté cette charge.

Madeleine a disparu de nouveau.

La petite Priscille était entourée par l’amour de ses grands-parents, mais sa mère lui manquait terriblement et l’absence de père ajoutait à sa souffrance l’incompréhension. À la sortie de l’école, elle regardait les pères aimants et attentionnés venir chercher leurs enfants, les embrasser, les prendre par les épaules affectueusement. Elle imaginait le sien, posait des questions qui restaient toujours sans réponse. Pourquoi lui aussi l’avait-il abandonnée ?

Peut-être un jour voudrait-il la connaître ? Elle rêvait d’une rencontre et s’égarait dans des espérances chimériques.

Elle avait honte de ses grands-parents trop vieux. En grandissant l’absence de ses parents la torturait, elle mentait à ses amies, racontait que son père était agent secret et sa mère espionne, se perdait dans une vie imaginaire qui soulageait un peu ses tourments.

L’heure du coucher, malgré la tendresse de sa grand-mère, déclenchait souvent des crises de larmes que la petite fille ne pouvait réprimer. Elle imaginait que sa mère allait venir, s’asseoir sur le bord de son lit, caresser son front en lui racontant une histoire merveilleuse de retrouvailles et de douceur.

Elle recevait une carte postale pour son anniversaire, parfois en avance, parfois en retard quand sa mère se trouvait à l’autre bout du monde.

Ma chérie,

Je te souhaite un bel anniversaire. Sois bien sage avec tes grands-parents.

Je viendrai te voir dès que je pourrai.

Ta maman qui t’aime

Ces cartes qui venaient du monde entier laissaient Priscille anéantie de douleur et de solitude. « Ta maman qui t’aime » ! C’était à hurler de rire ou plutôt triste à pleurer !

Madeleine tenait néanmoins à être présente à Noël. Elle arrivait, les bras chargés de cadeaux, restait deux jours et repartait en promettant de revenir vite.

Au fil du temps, Priscille s’est habituée à cette vie et l’amour inconditionnel de sa grand-mère lui apportait apaisement et espérance.

Elle n’aimait pas l’école, obtenait des résultats médiocres, mais elle éprouvait une passion dévorante pour la lecture qui lui permettait d’oublier son quotidien. Elle passait des heures à vivre les aventures d’Edmond Dantès ou de David Copperfield, elle était Marguerite, Sophie ou la petite Sirène. Ses lectures lui faisaient parfois perdre pied et elle s’inventait une existence d’imprévus et de joie où elle devenait tour à tour princesse ou aventurière.

L’année de ses quinze ans a rompu l’équilibre fragile de sa vie.

Alors qu’elle rentrait du lycée, elle a trouvé son grand-père livide et dévasté, assis sur une chaise, les bras ballants.

— Qu’est-ce qui se passe ? Où est Mamie ?

L’angoisse l’étreint.

— Elle est à l’hôpital, ils l’ont emmenée, elle a eu une attaque.

Quand ils sont arrivés à son chevet, elle était inconsciente et les médecins leur ont donné peu d’espoir. Elle ne reconnaissait plus sa grand-mère, cette femme douce et vive, au regard mutin et intelligent était devenue une vieillarde. Elle gisait sur son lit d’hôpital la bouche ouverte, déformée, on avait dû retirer son dentier. Ses joues creusées se sillonnaient de rides, elle pouvait ouvrir péniblement un œil qui n’exprimait rien. Cependant, en pénétrant dans la chambre, Priscille perçoit un sourire qui s’ébauche, elle se prend à espérer, trop jeune pour envisager l’avenir.

Sa grand-mère est morte le lendemain.

Priscille était anéantie de douleur, qu’est-ce qui allait arriver ? Un avenir catastrophique se dessinait.

Priscille est restée seule avec son grand-père qui n’a survécu que quelques mois à sa femme.

Elle garde de cette période un souvenir terrible, jamais elle ne s’est sentie si seule et désespérée.

Dès lors a commencé pour la jeune fille une période insupportable d’humiliation et de brimades. Madeleine a pris sa fille avec elle. Priscille a quitté la petite ville de Lannion, la Bretagne qu’elle aimait. Madeleine filait à cette époque le parfait amour avec un homme plus âgé, un banquier.

Ils occupaient un bel appartement dans le treizième arrondissement de Paris, avenue des Gobelins. L’adolescente a changé d’école, perdu les rares amies qui la soutenaient. Elle affrontait quotidiennement la mauvaise humeur de sa mère et l’indifférence de son beau-père.

III

Priscille trouvait refuge dans sa chambre. On la tenait à l’écart de la vie du couple. Ils recevaient beaucoup et on ne tolérait sa présence que très exceptionnellement. Les rares fois où elle apparaissait, les invités complimentaient Madeleine sur le charme de sa fille et Priscille sentait bien à quel point sa mère était contrariée. Elle faisait de son mieux pour paraître discrète et s’effaçait dès la fin du repas.

Un dimanche, la situation a dégénéré. Priscille prenait le petit-déjeuner en compagnie de son beau-père. Sa mère n’était pas encore visible ! Elle n’apparaissait que beaucoup plus tard dans la matinée.

L’appartement silencieux formait un cocon rassurant. Une lumière douce, tamisée par les rideaux, dispensait une ambiance sereine.

Elle sentait sur elle le regard de cet homme, insistant, presque chaleureux. Elle n’était pas inquiète, seulement étonnée de cet intérêt soudain qu’on lui portait. Il lui parlait de sa nouvelle école, lui demandait si elle s’adaptait. Elle répondait volontiers, flattée et émue.

Il s’est approché d’elle sous prétexte de lui servir le café. Touchée par cette gentillesse inhabituelle, elle lui a souri. Soudain elle a vu son regard changer, se troubler. L’expression de son visage révélait quelque chose d’équivoque qu’elle ne comprenait pas. Il s’avançait tout près d’elle, tout contre elle. Elle sentait dans son cou son souffle court.

Il a commencé à caresser ses épaules, avec douceur d’abord puis avec une insistance presque brutale. Sa main descendait vers ses seins, son ventre.

D’abord saisie et incrédule, elle n’a pas réagi puis révoltée, elle lui a fait face avec une étonnante vivacité. Elle s’est mise à crier, à invectiver ce salaud. Madeleine, alertée, a découvert la scène.

L’aplomb de cet homme a sidéré Priscille. Loin d’être décontenancé par les cris de la jeune fille, il a adopté une parade odieuse :

— Mais qu’est-ce qui t’arrive ! Tu es folle ? Ma pauvre, tu prends tes désirs pour la réalité ! Tu crois que je m’intéresse à une ado détraquée ? Je suis désolé Madeleine, mais je ne peux pas supporter d’être ainsi accusé ! Débrouille-toi, mais je ne veux plus la voir ici !

Il est sorti de la pièce comme si c’était lui qui avait été offensé.

Priscille en proie à la sidération ne répondit rien, sa mère allait la défendre, rétablir la vérité !

Elle n’oubliera jamais sa réaction à ce moment-là. Au lieu de soutenir sa fille dont le désarroi était évident, Madeleine s’est mise à l’invectiver avec une rage folle :

— Tu as vu ta tenue ? Tu n’as pas honte ? Espèce d’allumeuse !

Priscille, brisée par cette attaque soudaine et injuste s’est réfugiée dans sa chambre, envahie par un désespoir immense. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans un gouffre obscur et gluant dont elle ne pourrait jamais sortir. Non seulement on niait sa souffrance, mais encore on lui reprochait d’être une séductrice éhontée alors qu’elle sortait à peine de l’enfance. Elle avait souri sans ambiguïté, jamais elle n’aurait pu imaginer ce qui a suivi. Quelle idiote ! Ce beau-père distant, elle avait cru qu’il faisait preuve enfin d’un peu d’empathie à son égard. Elle se prenait à espérer un semblant de vie familiale et on la ravalait au rang d’une manipulatrice immorale !

Mais c’est surtout la réaction de Madeleine qui a provoqué chez Priscille un traumatisme profond. Qu’y a-t-il de plus terrible pour un enfant que le désaveu d’une mère ?

Désormais Madeleine considéra Priscille comme une rivale.

L’adolescente devenait belle, ses formes juvéniles attiraient les regards alors qu’elle, à l’approche de la quarantaine, perdait un peu de son éclat.

Madeleine est devenue ignoble, injuste et cruelle.

Priscille est mise en pension, période qui lui a permis de se reconstruire et de retrouver une certaine sérénité. Elle aurait dû être désespérée et c’est tout le contraire qui s’est produit. Sa détresse et sa solitude ont ému ses professeurs, la jeune maîtresse d’internat qui les surveillait le soir l’a rassurée, entourée : elle est devenue une sorte de grande sœur. Priscille s’est peu à peu confiée, a appris à lâcher prise et la lecture lui a apporté un apaisement qu’elle n’avait encore jamais connu. Cependant les études l’ennuyaient, elle n’avait pas de goût pour apprendre.

Sortie sans diplôme de sa scolarité ratée, elle a trouvé après maintes déceptions ce travail de lectrice aux éditions Sapho.

Elle perçoit un salaire modeste, mais au moins elle aime découvrir des livres nouveaux, elle aime les discussions avec les autres lecteurs du comité, les argumentations pour soutenir un auteur.

La vie dissolue de sa mère et la malheureuse expérience avec son beau-père ont rendu Priscille hostile aux hommes. Elle voit leurs regards torves et libidineux, elle les imagine lubriques, dépourvus de sentiments, hypocrites.

Chez Sapho ses collègues masculins et son employeur qui n’est pas insensible à son charme, la respectent. Elle est appréciée pour sa compétence, sa clairvoyance. Elle a déniché plusieurs fois des œuvres remarquables qui ont contribué au succès de l’éditeur. Cependant elle n’est pas considérée à sa juste valeur. Elle a peu d’amis, son naturel méfiant la prive de relations amicales ou amoureuses stables. Elle rêve de revanche, de vie facile, mais contrairement à sa mère, elle refuse d’être entretenue. Elle préfère sa situation modeste à l’asservissement à un homme.