Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Une flamme qui m’attend relate l’histoire d’un jeune Français arrivé en Afrique du Sud dans les années soixante. Confronté à l’apartheid, qu’il rejette, il quitte le pays en compagnie d’un ami sud-africain pour une nouvelle vie en Europe. Des années plus tard, de retour dans la nouvelle démocratie de Mandela, ils deviendront l’un des premiers couples gays à se marier. Après plus de 40 ans de bonheur et d’aventures, leur amour les soutiendra pour affronter ensemble une dernière épreuve : la maladie d’Alzheimer qui enlèvera à Adam celui qui a partagé toutes ses passions.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Mark Adam Molker, photographe expert des paysages de l’Afrique, de sa faune et de ses habitants, transpose sa passion dans ses clichés. Son livre, Une flamme qui m’attend, montre comment l’écriture lui offre une opportunité de revivre ses expériences sur ce continent tout en partageant son amour pour les grands espaces.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 442
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Mark Adam Molker
Une flamme qui m’attend
© Lys Bleu Éditions – Mark AdamMolker
ISBN : 979-10-422-2822-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Àma mère qui toute ma vie m’assura que j’écrirai un livre et qui, peut-être espérant un chef-d’œuvre, ne trouvera ici que nostalgie des choses passées.
Non, décidément n’allez pas là-bas si vous vous sentez le cœur tiède et si votre âme est une bête pauvre !
Mais si vous connaissez les déchirures du oui et du non, de midi et des minuits, de la révolte et de l’amour, pour vous enfin qui aimez les bûchers devant la mer, il y a là-bas une flamme qui vous attend.
Albert Camus
נפשי שאהבה תא מצאתי
J’ai trouvé celui que mon cœur aime.
Cantique des cantiques 3 : 4
« I shall never forget you », « Je ne t’oublierai jamais », m’avait-il promis, mais cette phrase il ne me la prononcerait pas avant très longtemps sans se douter, inconscient dans sa jeunesse, qu’il ne pourrait pas tenir sa promesse.
En cette journée d’hiver austral, tout près de la montagne de la Table coiffée de quelques nuages qui jouaient à cache-cache avec la benne du téléphérique qui venait d’arriver au sommet, je me tournais vers lui et le regardais, ses yeux vert clair si exceptionnels par leur clarté tranchant dans un visage pâle si différent du teint basané que nous portions tous sous le dur soleil africain.
Pourtant ce n’étaient pas ses yeux qui m’attiraient, mais plutôt le bas de son dos, tout aussi pâle et lisse que son T-shirt trop court découvrait.
Il était assis nonchalamment à côté de moi au bord du canapé qui faisait face à notre ami commun, Kaas, qui m’avait invité à déjeuner.
Kaas était un journaliste et travaillait pour le journal local « Die Burger » dont le soutien au parti national qui gouvernait l’Afrique du Sud depuis 1948 était chose acquise. La communauté afrikaans de la province du Cap était suffisamment implantée et affluente pour faire de ce journal l’une des voix nationalistes importantes du pays.
« Johan est un copain que j’ai connu à Pretoria à l’université. Il est revenu de Londres en début de semaine où il a travaillé plusieurs mois. Il rentre au pays et je viens de l’aider à trouver un boulot de correcteur au Burger », Kaas continua à m’expliquer en quoi consistait un boulot de correcteur dans cet âge prédigital, mais je ne l’écoutais que vaguement, tout à observer Johan en me demandant quels liens les unissaient. Kaas était gay. Je le savais et j’étais devenu son terrain de chasse de prédilection en dépit de ma résistance. Il m’appelait « Skappie » (petit agneau) à cause de mes cheveux bouclés que je portais long comme il se devait à un surfeur dont la planche était toujours présente sur le toit de ma Volkswagen « Beetle ». Mais Kaas ne m’intéressait pas (je dois avouer si ce n’est par ses contacts pour m’introduire et m’aider à vendre à la SABC le documentaire sur « District Six » que je projetais). Il me dépassait d’au moins deux têtes, cognant régulièrement ses deux mètres de haut au porche du petit cottage que j’habitais à Loader street, une addition à Cape Town dont la zone venait d’être déclarée « blanche » en chassant les « coloured » (métis), Noirs et Indiens qui habitaient cette partie de la ville.
« District Six », une banlieue composée d’autres petits cottages aux couleurs vibrantes semblables au mien, échelonnés les uns sur les autres le long de rues vallonnées au bas de la montagne de la Table avait été classifiée pareillement deux ans auparavant et une tempête politique conduite par l’opposition battait encore son plein. Je désirais filmer ce qui serait peut-être la fin d’une région au folklore chantant rempli de senteurs de piments et d’aubergines grillées, de ménagères au rire fort échangeant leurs dernières nouvelles sur le pas de leurs portes et de jeunes enfants à demi nus au rire strident, criant leur passion devant un match de foot dont leurs aînés encombraient la rue.
Kaas, au départ, avait été réticent à discuter mon choix de documentaire se rendant parfaitement compte du danger à filmer l’amertume et le désespoir d’une population soumise à une loi injuste qui les forçait à quitter l’endroit où ils avaient vécu depuis plus d’une génération. Je l’avais pourtant à demi conquis en insistant sur le côté culturel et scénique si spécifique à cette culture du Cap qui résultait d’un brassage d’esclaves malais, de noirs et de conquérants blancs dont ils étaient cependant si proches de par l’afrikaans qu’ils parlaient nativement en le faisant chanter comme il se doit aux gens du Sud et qu’ils partageaient avec leurs oppresseurs.
— Dis donc Adam, tu n’aurais pas par hasard une chambre en rab pour héberger Johan en attendant qu’il se trouve un endroit où s’installer ?
Je me tournais vers Kaas. Sans savoir pourquoi je répondais « bien sûr » et regardais Johan qui me souriait. Il y a des gens que vous rencontrez pour la première fois et que vous semblez pourtant connaître depuis toujours. Ils font comme partie de vous, peut-être dû à un sentiment confus d’être comme eux et de se sentir soudain en présence d’un autre soi-même envers lequel on peut baisser sa garde. On parlera de « coup de foudre », mais non, c’était plus que ça cette certitude incompréhensible de savoir, moi comme lui et lui comme moi que nous partagerions ensemble le reste de nos vies.
J’étais arrivé au Cap en Afrique du Sud à vrai dire sans savoir pourquoi, ou plutôt sans connaître la raison majeure qui me faisait fuir une existence confortable au milieu de ma famille. Une existence confortable dans laquelle je ne m’étais cependant jamais intégré, sans amis et sans interaction sociale ou intérêt dans la communauté nationale qui m’entourait, voire me pressait au point d’étouffer de ses conventions routinières auxquelles je ne me sentais pas lié. Chez nous, j’étais entouré par tout l’amour que je pouvais imaginer et pourtant je me sentais un étranger dans la maison. Ce manque « d’appartenance », je pensais inconsciemment la trouver en forçant l’entrée d’une petite communauté assiégée de gens qui possédaient des convictions d’un autre âge. À vrai dire, bizarrement, j’avais toujours pensé que ma coquille éclaterait sur le « Titanic » où j’aurais aimé me trouver et me prouver à coup sûr que je serai l’un des survivants !
J’avais donc choisi l’Afrique du Sud, car après tout, depuis le lycée de tendance « très à droite » et ayant fait partie de l’OAS (probablement parce que j’étais tombé amoureux du responsable de cellule !) je me trouvais confortable au milieu de ces Voortrekkers qui avaient fait de l’Afrique du Sud la première puissance militaire et économique du continent. Le fait que cette réussite ne bénéficiait qu’à une fraction de la population ne me concernait pas encore.
L’Afrique du Sud m’avait toujours fasciné. À dix-sept ans, je me rappelle un jour dans le métro à Paris, revenant du lycée Louis le Grand où j’étudiais, je lisais un article dans le journal qui détaillait l’arrestation d’une femme de couleur qui s’était fait passer pour blanche dans le « person registration Act » alors qu’elle était métissée. Elle s’était fait prendre par la couleur de ses ongles qui, affirmait l’administration sud-africaine, « n’affichaient pas cette couleur rose qu’ont les personnes blanches, même quand elles sont bronzées ».
C’était vraiment loufoque et je me demandais pourquoi elle n’avait pas mis de vernis à ongles pour « cacher » ce qui allait la trahir ! Et pourtant dans cette situation kafkaïenne qui aurait dû me révolter, ma réaction fut de laisser tomber le journal et de regarder mes ongles. Non, pas de problème, ils étaient bien roses…
Je levais les yeux, une dame assise en face de moi me souriait hé ! Que dit-on que les Français sont taciturnes et indifférents aux étrangers ou était-ce qu’elle trouvait ironique ce garçon qui inspectait ses ongles ?
À 24 ans donc, la gorge nouée, le cœur inquiet et avec mes ongles roses, je quittais la France après avoir obtenu un visa d’immigration pour l’Afrique du Sud.
En partant, ma mère me dit : « Vis un tas d’aventures et d’amours qui t’aideront à écrire ton livre ! » Mon livre ? Elle était persuadée que je l’écrirais, ce foutu bouquin, depuis qu’une voyante l’en avait assuré !
Pour ma part, je ne croyais ni aux prophéties ni aux destinées humaines pré-ordonnées pas plus qu’aux superstitions qui, contrairement à ma sœur qui m’assurait ne pas y croire, ne pouvaient cependant pas supporter la vue de ma casquette sur son lit !
À l’arrivée à Port Elizabeth, un membre du département qui assistait les émigrants à s’intégrer dans la communauté m’attendait à l’aéroport. Je descendais la passerelle accouplée à l’avion de la SAA que j’avais pris en arrivant à Johannesburg. L’air était marin et cristallin en début d’été austral. Le ciel incroyablement bleu et vide de tous nuages. Un vent chaud et salé qui venait de l’océan Indien que longeait l’aéroport me caressa le visage.
Même aujourd’hui, 50 ans plus tard, au contact d’un ciel cristallin et d’un même vent chaud venu du large qui m’accueillaient alors, je ne peux m’empêcher de retrouver ce garçon solitaire que j’étais, plein d’espoir et de rêves d’aventures qui donneraient quelque sens à une vie qu’au fond de moi j’avais toujours senti absurde.
La beauté du monde était trop difficile à supporter pour une vie qui ne durerait qu’un temps avant de s’effacer dans un néant qui m’avait toujours entouré.
— Adam Molker ? Soyez le bienvenu à Port Elizabeth !
Un petit homme avec un ventre proéminent m’attendait dans l’aérogare.
— Avez-vous fait bon voyage ?
Il était manifestement d’expression afrikaans à la façon dont il parlait anglais. Je lui répondais maladroitement dans mon anglais d’écolier, un peu amélioré par plusieurs visites « chez l’habitant » à Brighton pendant des vacances scolaires…
Mes parents avaient décidé de nous envoyer en Angleterre pendant les vacances d’été. Nous y restions avec mon frère environ 4 semaines chaque année afin d’apprendre à parler anglais. Notre emploi du temps consistait en des cours d’anglais matinaux et des après-midi libres que nous passions soit à visiter en groupes les points d’intérêts locaux, soit à aller au cinéma ou voir un « musical ». C’est ainsi que je découvrais ces bizarreries typiquement anglaises comme le « Peanut Butter », « Marmite » et bien sûr le chocolat « Cadbury » à la menthe dont je me gavais. Plus important, ma passion pour les comédies musicales commença le jour où, en matinée, je voyais le film « South Pacific » en Todd-AO et répétais l’expérience cinq fois de suite dans les jours qui suivaient en ne rêvant plus que d’îles de Corail dans le Pacifique !
Une seconde passion prit forme quand nous prenions le train à Brighton pour nous embarquer à Douvres sur le Ferry de retour vers la France. Alignées le long de la voie de chemin de fer qui longeait le port, des dizaines de Land Rover destinées à l’exportation attendaient d’être chargées sur l’un des bateaux à quai. Pour moi, ces voitures iconiques représentaient l’Aventure, la vie sauvage, les safaris, l’Afrique en un mot et je me jurais bien d’en posséder une un jour.
Je remerciais le fonctionnaire du département d’immigration et pour rompre la froideur de cet accueil codifié, j’ajoutais combien j’étais comblé par la douceur du temps. Il est vrai que j’avais quitté Paris en plein mois de décembre et ce n’était qu’une platitude qui s’ajouterait à toutes celles que nous aurions dans sa voiture jusqu’à l’arrivée à l’hôtel payé par son département qui hébergeait pour un temps les nouveaux immigrants.
« Firestone a besoin d’un photographe dans leur département de marketing. On vous a inscrit pour une interview la semaine prochaine. Ils sont situés juste à la sortie de la ville et l’usine est très bien desservie par une ligne d’autobus. »
J’acquiesçais n’ayant pas d’autre choix que de suivre cette offre qui, loin de mes espoirs de trouver dès mon arrivée une place de reporter-photographe dans un journal, me permettrait au moins de m’immiscer dans la communauté et surtout d’améliorer mon anglais. Quant aux demandes photographiques d’une usine de pneus, je n’avais aucun doute que je les apprendrais rapidement…
L’un des traits pour lequel je dois avouer j’étais fier était mon aptitude à m’adapter à n’importe quelle situation dans laquelle je me trouvais en assimilant facilement ses demandes.
Mon animal de prédilection n’était-il pas le caméléon dont on m’avait surnommé à l’armée pendant mon service militaire ?
Je regardais à nouveau le chargé d’immigration, un Afrikaner aux yeux clairs et dont la fine moustache rousse contrastait avec sa peau sombre.
Nous étions quatre immigrants à être arrivés le matin même à Port Elizabeth ; à l’époque, une ville d’environ un demi-million d’habitants, située sur la côte de l’océan Indien. J’étais le seul Français, une excentricité dans le brassage d’immigrants provenant principalement du Royaume-Uni, d’Allemagne et des Pays-Bas qui s’installaient dans ce pays calviniste.
Nous étions assis, un couple originaire de Hollande, un maçon venu d’Écosse et moi-même faisant face au fonctionnaire qui commença à égrener le possible et l’impossible en ce qui concernait nos relations futures avec les gens de couleur.
« Surtout, oubliez la familiarité et gardez vos distances, insista-t-il. Conformez-vous aux lois qui gouvernent les entrées dans les bâtiments officiels, les transports, les plages… bref, restez dans votre communauté et soyez les bienvenus dans votre nouveau pays d’adoption. »
Un employé du département nous attendait dans la rue et après s’être casés tant bien que mal dans sa voiture avec nos bagages sur nos genoux, nous traversions la ville dont les trottoirs étaient envahis par une multitude de gens de couleurs qui vendaient un assortiment de fruits tropicaux, de vêtements, de paniers d’osier, de jouets assemblés de boîtes de conserve et de fil de fer, de boissons et j’en passe, le tout mélangé dans un micmac assez étonnant. Devant la bibliothèque municipale, la statue de la reine Victoria contemplait d’un œil passif cet assortiment grouillant d’humanité. À son pied, des couvertures en laine aux dessins géométriques étaient étendues sur le trottoir pour tenter les passants qui déambulaient sans faire un effort pour les éviter. Un quart d’heure plus tard, le chauffeur qui n’avait pas ouvert la bouche durant notre court voyage nous déposait devant une bâtisse qui ressemblait à une vieille caserne désaffectée plutôt qu’à un hôtel dans laquelle une chambre, assez confortable, m’avait été réservée.
L’Afrique du Sud me captivait au même titre que le Titanic dont je collectionnais tous les bouquins qui en traitaient. Je tendais vers cette fascination de se trouver au bord d’un précipice, une sorte de douloureuse extase qui aide à puiser en soi la force nécessaire à survivre, ou faute de la trouver, à mourir…
Il en était de même pour ces pionniers qui, guidés par une foi ardente et sûrs de leur supériorité ainsi que de la supposée « mission civilisatrice de l’Occident », avaient quitté l’Europe pour créer à la pointe de l’Afrique un nouveau pays.
Bien sûr, dans le contexte de conquêtes et indéniablement de supériorité technique qui entre le XVIIe et XIXe siècles aidèrent l’Europe à conquérir les trois quarts du monde, ces émigrants qui s’installèrent d’abord dans le Cap et, suivant des guerres de frontières avec les peuplades indigènes réussirent à s’implanter dans toute l’Afrique australe, ne faisaient en réalité que répondre à l’esprit des Temps.
Se complaisant dans l’état de soumission des gens de couleur considérés comme inférieurs, les Afrikaners, ces blancs issus d’un mélange d’Anglais, de Hollandais, d’Allemands et en une plus petite proportion de Huguenots français qui avaient fui les guerres de religion, ajoutèrent le nom infamant d’Apartheid une fois au pouvoir en 1948 à une ségrégation de fait que l’administration anglaise avait codifié avec l’agrément de toute la population blanche depuis des décennies.
Je ne restais qu’un temps dans l’hôtel qui hébergeait les nouveaux arrivants, car je le trouvais trop impersonnel et démoralisant pour l’immigrant solitaire qui ignorait tout des coutumes de son pays adoptif, en parlait maladroitement une seule des deux langues officielles, sans voiture et sans idée même où aller. Mon emploi du temps consistait à aller travailler et, après avoir acheté un dîner préparé par la patronne du café voisin, le manger seul dans ma chambre.
Après avoir reçu mon premier salaire, je me trouvais donc un appartement vide de tout meuble le long de Marine Drive à Summerstrand, une banlieue de Port Elizabeth dont la route qui longeait l’océan en direction de Schoenmakerskop allait m’entraîner vers de multiples aventures cachées dans les « coffebushes », des petits arbustes à l’odeur bien particulière qui parsemaient les petites dunes qui longeaient le rivage solitaire.
Je m’achetais un lit, une table, une chaise, un fauteuil et une armoire ainsi qu’un tourne-disque et un haut-parleur d’occasion pour jouer les disques que j’avais importés de France dans mes affaires personnelles.
Bientôt, la fenêtre de ma chambre ouverte dont du rivage j’entendais le faible bruit du surf, allongé sur mon lit, j’oubliais mon isolement baigné par la musique de Tristan, de Parsifal ou des Maîtres Chanteurs tout en me demandant ce qui m’avait poussé à me perdre ainsi de tous les êtres que j’aimais.
Ce soir en feuilletant nos multiples livres de photos, je retrouve ce self-portrait que je m’étais pris par quelque jour pluvieux dans mon appartement. Je m’y trouve affalé assez inconfortablement sur le seul fauteuil situé devant la grande baie vitrée dont la blancheur opaque ne laissait rien deviner de l’extérieur. Devant moi, sur la table, se trouvait mon poste de radio Braun dont la conception très militarisée serait responsable de mon initiation avec les services de contre-espionnage sud-africains. Au mur gris, un portrait de Wagner que j’avais emporté de France tentait de personnaliser la pièce presque vide.
L’image est toute d’attente et de solitude.
N’est-ce pas Camus qui érigeait les quatre conditions du bonheur à savoir la vie en plein air, l’amour d’un être, le détachement de toute ambition et la création ? Qu’avais-je atteint si ce n’était que la vie en plein air !
Je ne crois pas en cet instant de ma vie que j’étais conscient de la direction qu’il fallait lui donner. Tout jusque-là n’avait été qu’un « laisser-aller » sans but, une façon de passer le temps, certainement le plus agréablement possible, mais il me manquait au moins trois de ces conditions pour être heureux.
Pour être franc, je m’oubliais en me plongeant avec délices dans le surf d’une plage déserte baignée de soleil, je m’oubliais dans l’incomparable musique de Tristan, je m’oubliais enfin dans le travail au laboratoire Photo chez Firestone maudissant cette sonnerie qui bientôt nous préviendrait de la fin de la journée et du retour chez soi où je ne voulais pas être.
Dans le département « Publicité » de chez Firestone, je faisais la connaissance de Michael, un Sud-Africain de mon âge d’expression anglaise. Mike semblait toujours porter un « Safari suit », une sorte de short assez long comme un cargo short de nos jours, associé d’une veste que l’on portait à même la peau et à de longues chaussettes qui montaient jusqu’aux genoux. À vrai dire, il possédait trois de ces accoutrements, étrangement tous de la même couleur qui donnaient l’impression qu’il portait toujours le même uniforme.
Bientôt, il me proposa de me donner un « lift » journalier au travail avec sa Beetle (coccinelle) assemblée à Uitenhage où Volkswagen possédait une usine.
Mike était un surfeur passionné, sa planche en permanence sur le toit de sa coccinelle et il ne fut pas long à me communiquer sa passion du surf et du safari suit.
Était-ce une passion ou plutôt ce besoin de « faire partie » afin de nouer un lien qui m’aiderait à oublier un peu cette solitude qui me hantait ?
J’aspirais à une relation me rendant parfaitement compte que Mike était attiré par moi comme moi par lui. Je n’ai jamais eu aucune difficulté à « sentir » parmi les hommes que je rencontrais ceux en qui la promesse d’une liaison sexuelle était possible. Au lycée quand après les cours je me rendais dans un bois voisin où, caché au pied d’un arbre, George m’attendait pour nous masturber mutuellement, je savais depuis toujours que j’étais gay.
Notre famille n’était pas religieuse et le sentiment de culpabilité qui découle dans notre société de la culture chrétienne ne représenta jamais un problème auquel je fus confronté. Disons que j’étais discret et que tout comme mon frère qui courait les filles, les garçons m’intéressaient tout naturellement.
Je contemplais mon frère qui professait, comme tout bon étudiant gauchiste et anticlérical des années soixante, les idées communautaires, fraternelles et anti-bourgeoises qui s’affichaient un peu partout tout en se mariant richement et « bourgeoisement » à l’église de notre village. Bien sûr, il était entouré de ses copains, parfaitement à l’aise dans les spectacles, les boîtes de jazz, et les icônes culturelles d’une société dont il épousait les règles tout en dénigrant les valeurs. Il se croyait différent, mais il ne l’était pas et je l’enviais de son aisance et de ses certitudes.
De nous deux cependant le plus « différent » (j’ai de la peine à utiliser ce mot) c’était moi ne serait-ce que de par mon homosexualité qui je dois avouer ne me fut jamais durant mes années de lycée ce « boulet » qui confronte tant de gays.
On aurait pu me dire que ma préférence était « contre nature », mais n’étais-je pas moi-même une personne naturelle et une chose qui était possible n’était-elle pas par définition une chose naturelle ?
En ce qui me concernait, cette exclusion d’amours homosexuels n’était que culturelle et défiait toute réalité biologique.
Chaque culture invente des lois et des mythologies religieuses qui découlent de l’imagination humaine et qui bientôt, avec le Temps qui passe, renient leur origine fictive pour nous convaincre qu’elles sont en accord avec les lois naturelles.
C’est ainsi que l’existence du paradis, de l’enfer et de l’amour sont codifiés d’interdits dont la contestation est le sûr chemin pour la discrimination, l’excommunication ou même l’oblitération.
De cette culture je n’en avais que faire et trop de grandes âmes qui ajoutèrent tant de beauté à notre civilisation parmi lesquelles Britten, Loewe, Turing, Byron, Whitman, Wilde, Yourcenar, Melville, Proust, Tchaïkovski, Porter ou Gide m’assuraient sans jamais les égaler que j’étais en bonne compagnie !
Les « coffee bushes » devinrent bientôt mon symbole d’attente du week-end où, caché entre les dunes faisant face au rivage, Mike me rejoignait.
Le sable y était brûlant et nous en creusions un entonnoir pour retrouver un peu de fraîcheur et nous y allonger. Nus, l’un contre l’autre, assourdis par le bruit du surf montant à quelques mètres de la dune, nous communions à notre façon en nous embrassant, en buvant chacun notre sperme, en caressant nos peaux brûlantes de soleil.
Comme cette dalle de Camus à Tipasa que je visitais, je vivais chaque week-end ce qu’il appelait gloire : le droit d’aimer sans mesure.
D’aimer sans mesure, sans honte et sans pudeur la chaleur d’un corps humain qui durant les brèves secondes de l’orgasme ne fait plus qu’un avec le vôtre.
Nous allions ensuite nous plonger dans le surf et courions nus, le long du rivage désert, prêt à bondir vers les dunes au premier signe d’une voiture de pêcheurs qui apparaîtrait sur la grève. Le week-end, que nous passions blottis dans un entonnoir de sable chaud dans lequel nous avions planté une petite tente alternait en séances de bronzage, de sexe et de planches à surf.
Mais pour Michael, je n’étais qu’un exutoire. Il était mon ancre, mais il refusait de s’engager dans une relation stable. J’avais compris dès le début que notre Amitié, basée surtout sur un besoin physique, serait pareille à mes rencontres dans le bois de mon lycée.
Notre relation sexuelle prit fin et tout en restant bons copains, Mike s’en alla « butiner » d’autres aventures. Quant à moi, je me retrouvais seul à nouveau.
La direction qu’une vie va prendre dépend souvent de petites choses et dans mon cas, pensant sérieusement à retourner en France vers ma famille, tout changea cet après-midi quand j’entendis sonner à la porte de mon appartement. C’était Barbara.
Je l’avais rencontrée dans le bureau du fonctionnaire qui gérait l’arrivée des immigrants à Port Elizabeth. Elle les assistait à se loger ou à s’intégrer dans la communauté religieuse. Étant de langue afrikaans, elle était surtout intéressée par les immigrants arrivant des Pays-Bas. Pourtant elle m’avait souri et promit de venir me voir « une fois que je serais installé ».
« Bonjour, Adam, je suis si heureuse de vous revoir. »
C’était dimanche et elle revenait manifestement de l’église à la vue de son tailleur, de sa mise en plis parfaite et du parfum trop fort qu’elle portait.
« Tenez, c’est pour vous », me dit-elle en me tendant un petit livre.
C’était le Nouveau Testament dont la page de garde portait mon nom et me souhaitait « au nom de la congrégation NGK de Port Elizabeth, la bienvenue dans mon nouveau pays d’adoption ». Je la remerciais et lui offrais de s’asseoir sur l’une de mes deux chaises en lui proposant un coca dans un verre jetable en carton plastifié.
« Non merci, vous savez, c’est dimanche et nous prenons un repas en famille. Je sors de l’église et suis partie en avance de mes parents pour voir comment vous vous portiez. »
Tout en parlant, elle jetait un coup d’œil à mon salon à moitié vide de meubles et au short et T-shirt que je portais qui lui laissaient comprendre que je n’étais pas allé à l’église dans ce dimanche sud-africain des années soixante où, sans TV, cinémas ou magasins ouverts, la seule porte de sortie était la communion, l’ennui ou le repas pris en famille !
Je ne sais ce qui la décida, car je n’étais certainement que l’un des nombreux immigrants qu’elle côtoyait, mais elle m’invita au repas dominical de sa famille. Je sautais sur l’occasion, rapidement, j’enfilais un pantalon, une chemise propre et je la rejoignais dans la rue où elle m’attendait installée dans sa voiture, une Ford Valliant qui semblait être le modèle de prédilection d’une certaine élite d’Afrikaners.
Madame Terreblanche, chez qui j’allais loger quelques mois plus tard et qui deviendrait pour moi une sorte de seconde mère en exil, m’avait aussitôt dit que, selon Barbara, sa fille, le fonctionnaire assigné à mon intégration avait probablement « un peu de café dans son lait », une façon péjorative de mentionner les gens classés « blanc », mais dont le teint laissait penser à une relation interraciale par l’un des parents, peut-être plusieurs générations antérieures. Étonné par cette remarque qui comme première prise de contact en disait long sur la hantise raciale qui habitait une grande partie de la société sud-africaine, je l’ignorais et souriais silencieusement à mon hôtesse.
Barbara était fille unique et mariée à Willie qui était comptable. Tous deux, ainsi que leur petite fille de deux ans, Estie, vivaient chez les Terreblanche et partageaient l’une de ces maisons qui sont typiques aux pays « frontière », de plain-pied avec une grande baie s’ouvrant sur une piscine, entourée d’un jardin sans clôtures dont le gazon était méticuleusement manucuré par un jardinier noir toujours présent. Je le revois, un petit vieillard courbé, haletant et chiquant son tabac en permanence.
Benny était un Xhosa originaire du cap de l’Est. Il avait perdu un œil et une partie de ses dents dans Dieu sait quelle bataille et mes premiers mots d’Afrikaans furent pour le décrire quand un jour tout en riant, Madame Terreblanche me le désigna en l’appelant « lelyke ding ».
« kyk die lelyke ding ! » me dit-elle tout en riant de plus fort à mon effort de le prononcer sans accent. Je redoublais sous ses encouragements de « lekker » et « reg jong ! » sans me rendre compte de sa signification de « chose horrible, moche ou ingrate… »
Madame Terreblanche dont la vie, comme toute bonne ménagère d’expression afrikaans, était une somme d’ennui, de romans à l’eau de rose, de bonbons acidulés et de fonctions ménagères se partageant entre la cuisine et la supervision d’une aide, « Precious » qui vivait à demeure et d’un jardinier.
Estie, la petite fille de Barbara et de Willie était dans la journée à la charge de « Precious » jusqu’à leur retour du travail en fin d’après-midi. Precious, qui s’en occupait comme si c’était sa propre fille, imageait bien dans mon esprit la nature du paradoxe sud-africain qui, refusant l’intégration des gens de couleur, leur confiait cependant leurs biens les plus précieux, les responsabilités les plus grandes.
Dans cette atmosphère calviniste dans laquelle le dîner précédé d’une prière se prenait silencieusement et était suivi d’un thé qu’elle prenait avec sa fille tandis que Willie et son beau-père lisaient les journaux du jour, ma présence devint pour Madame Terreblanche comme un baume de distractions et de rires.
Je lui devins comme indispensable et je ne doute pas que bientôt elle me considéra comme le fils qu’elle n’avait pas et qu’elle n’avait pas trouvé en Willie. On dit qu’un homme gay peut devenir le meilleur ami d’une femme, car sur bien des plans, nous affichons une sensibilité peu commune chez les autres hommes. Pour ma part, je trouvais la confidente et le support dont je manquais qui m’aida à persévérer et à rester en Afrique du Sud.
C’est donc chez les Terreblanche où, à l’incitation des parents, je m’installais bientôt dans une toute petite chambre qui faisait office de bibliothèque où l’on m’avait préparé un lit de camp. Je devins un véritable Afrikaner en apprenant à parler et à goûter la poésie de la langue, les coutumes, l’esprit des Voortrekkers ainsi que leur profond amour pour ce magnifique pays qui est le leur.
Soudain, émigrant solitaire venant d’au-delà de l’Afrique, je m’étais trouvé une nouvelle famille et une nouvelle Patrie.
Dans mon désir sans bornes d’être accepté, j’allais même à suivre la famille Terreblanche chaque dimanche à l’église NGK dont Monsieur Terreblanche, professeur d’Université était un membre estimé.
Rien n’est jamais blanc ou noir dans la vie et dans le contexte sud-africain la différence était encore plus opaque.
En fait, nous vivions, comme c’est le cas aujourd’hui, dans un cocon qui, avec ses shopping malls, ses maisons modernes climatisées, plus tard ses services électroniques (banques, Internet, etc.) situés au même niveau de ce qui se trouve de meilleur en Europe, était rendu possible par quarante millions de sous-privilégiés qui travaillaient, offrant à quatre millions et demi de blancs une qualité de vie inégalée dans le reste du continent et difficile à trouver ailleurs.
Pourtant je ne ressentis jamais ici la haine que l’on trouve encore dans certains états du sud des États-Unis envers des concitoyens tout aussi discriminés qu’ils l’étaient ici du temps de l’Apartheid. Madame Terreblanche ne pouvait certainement pas les haïr, car elle les ignorait. Pour elle, ils étaient invisibles. On ne peut pas en vouloir à quelque chose d’invisible.
Même les noms péjoratifs dont elle affublait son jardinier étaient dénués de malice.
Je jouais le jeu et à mon tour m’enfermais dans une sorte de ghetto moral et tendais à devenir ce prototype de l’Afrikanerdom : blond, bronzé, les pieds nus au jardin et dans la maison, tout à la glace à la vanille et à la pastèque que l’on déguste chaque dimanche, ma planche de surf toujours prête sur le toit de la Beetle que j’avais achetée six mois après mon arrivée grâce à monsieur Terreblanche qui s’était porté garant de moi envers « Volkskas », la banque à laquelle tous les Afrikaners cotisaient.
Seul Willie semblait me ressentir, car il n’avait pas atteint avec ses beaux-parents la sorte d’intimité et de coups d’œil partagés que j’avais bâtie avec eux en quelques mois. C’était comme si madame Terreblanche m’attendait et que je lui comblais le vide de ne pas avoir ce fils qu’elle aurait voulu, mais dont elle n’était peut-être même pas consciente.
Quant à moi, l’arrivée des Terreblanche dans ma vie, peut-être ce qu’inconsciemment j’espérais aussi sans pouvoir donner une forme à mon attente, allait en changer sa direction. Sans eux, je ne crois pas que j’aurais eu la constance de persévérer dans l’isolement de ma condition d’immigrant et que je serais rentré en France.
Sans eux, je ne serais pas parti vers Cape Town. Sans eux, je n’aurais pas connu Johan.
La vie est ainsi faite qu’une multitude de petites choses, de détails et de hasards guident une destinée que nous croyons pouvoir bêtement contrôler. Bien sûr, les choix existent, mais ils surgissent de ces petites choses qui les rendent possibles.
Environ huit mois plus tard, tout changea un jour de pluie torrentielle dans le bus londonien à étage que j’avais pris à Summerstrand pour aller chercher des films photographiques en ville.
L’étage du haut où je me trouvais seul était réservé aux blancs et le bas était bondé par une multitude noire, interdite de séjour dans une « zone blanche » en dehors des heures de travail et qui rentrait chez elle vers l’un des nombreux townships qui entouraient la ville.
À un arrêt avant d’arriver à Humewood, un petit village qui côtoyait Port Elizabeth, une nouvelle marée noire s’engouffra dans l’autobus fuyant la pluie qui tombait de plus belle. Une grosse dame noire, celles qui ressemblent aux nounous de n’importe quel roman à la « Autant en importe le vent », essaya vainement de monter, mais la plateforme du bas était pleine à craquer et le conducteur, un blanc qui de par la loi professait exclusivement à sa race ce métier de conducteur d’autocar, lui ferma rageusement la porte automatique au nez tout en coinçant son châle qui se mit à flotter comme un étendard rouge dès que l’autobus prit de la vitesse.
Je n’oublierai jamais le geste désespéré de cette femme au départ d’un autobus à moitié vide dont j’étais au premier étage le seul locataire autorisé.
Rentrait-elle chez elle dans un township éloigné où l’attendaient ses enfants ? Était-elle inquiète pour l’un d’entre eux qui était malade ? Ses jambes étaient-elles lourdes de travail et du temps passé à attendre un autobus sans cœur à demi vide qui ne s’arrêterait pas pour elle ?
« Mais arrêtez ce bus, bon Dieu ! » je m’entendis dire dans un souffle.
J’étais soudain confronté au racisme honteux qui ne s’adresse pas à un groupe, mais à un seul individu et qui n’en devient que plus odieux. Ce jour-là, je me réveillais comme Cendrillon après un long sommeil, mais je ne trouvais aucun prince charmant, mais plutôt la honte de faire partie ou, du moins de profiter, d’un système amoral qui abaissait les gens.
On me parlera de droits civiques, de droits « humains », mais tout cela était plutôt du jargon des Nations Unies qui aiment à baigner dans les platitudes sans y donner suite. Ici, il s’agissait tout simplement de dignité humaine et du refus de faire honte, « to put someone to shame ».
Au repas du soir chez les Terreblanche, je racontais l’épisode de l’autobus ainsi que mon incompréhension devant la réaction injuste du conducteur.
« Mais Adam, c’est la loi du pays qu’il appliquait. »
« Enfin, ajoutais-je, en quoi cela aurait-il lésé la compagnie d’autocar de laisser payer un trajet de plus à une personne qui était en train de se tremper sous l’orage ? »
Monsieur Terreblanche me regarda, ses yeux clairs à demi-fermés, un petit sourire qui aurait pu signifier l’impuissance tout comme l’acceptation de laisser les choses telles qu’elles étaient.
« Adam, vous ne pouvez pas comprendre. Vous venez d’un pays où tous les habitants se retrouvent dans la même culture. Ici, c’est différent, chaque groupe racial, les blancs, les Indiens, les noirs, les métis, tous adhèrent à des cultures différentes, parlent des langues différentes –, nous en avons 16 ! – et plus que tous refusent de communiquer entre eux. »
« Mais comment pourraient-ils communiquer entre eux avec toutes ces barrières érigées ? Les passeports intérieurs, les entrées différentes dans tous les bâtiments officiels, la ségrégation des transports, des plages, le manque du droit de vote ? »
« Et voilà nous y sommes », s’exclama M. Terreblanche : « Le droit de vote ! Pour qui pensez-vous quarante millions de noirs, un million et demi d’Indiens et un demi-million de métis voteraient si nous avions ici un suffrage universel ? Ne vous rendez-vous pas compte que nous sommes comme un îlot, isolé derrière une digue qui contient la marée noire ? »
Plus calmement, il ajouta :
« Considérez seulement l’état de l’Afrique ! Tous s’entretuent, les dictateurs restent au pouvoir des décennies, la famine règne, les Cubains, les Chinois, l’URSS… même les Européens et les Américains, ils sont tous là à vouloir tout exploiter sans rien donner en échange. »
Je me rendais compte que je m’étais embarqué dans une discussion qui non seulement ne mènerait nulle part, mais risquait de dégénérer en rancune. Madame Terreblanche s’était levée de table pour aller chercher une bouteille de Van der Hum, une liqueur qui ressemblait au Grand Marnier, qu’elle ajoutait toujours avec délice au café que nous servait sa domestique.
Nous étions en 1969 et dans les lectures qui avaient précédé mon départ vers l’Afrique du Sud j’avais lu quelque part qu’un membre du gouvernement était convaincu que le système actuel de ségrégation raciale survivrait « au moins trente ans », « Après, ajoutait-il, ce serait à leurs enfants de trouver une solution. »
Il n’était pas loin du compte et 23 ans plus tard, le suffrage universel amènerait l’ANC au pouvoir, une transition politique assez exceptionnelle due à ce qu’elle prit place, tout comme l’URSS, à la suite d’un changement initié par le pouvoir en place et acceptée, contre toute attente au cours d’un référendum, par la minorité blanche privilégiée.
Mais en cette soirée d’Été méditerranéen, les portes de la terrasse grandes ouvertes, l’eau de la piscine réfléchissant des reflets bleus sous la lumière d’un projecteur encaissé sous sa surface, l’odeur d’un braai (barbecue) que préparait quelque voisin, je me rendais bien compte que la solution politique ne serait pas facile à trouver, voire à être acceptée par tous. Je doutais en l’intégration de cultures si différentes et, quel que soit le futur gagnant, je craignais qu’une minorité reste exploitée.
Le monde extérieur forçait l’Afrique du Sud vers un système démocratique sans se rendre compte, ironiquement, que la véritable signification du mot « démocratie » était basée dans le monde antique sur un système élitiste semblable au Sud-Africain. La seule différence ici était que les esclaves de jadis étaient des esclaves économiques dont découlaient les destructions de familles, la pauvreté et la honte.
Willie dans toute cette conversation n’avait pas dit un mot, mais profitant d’une pause pendant laquelle Monsieur Terreblanche comme moi-même cherchions probablement une façon de clôturer notre discussion sur une note aimable, il se tourna vers moi et me dit nonchalamment :
« Dis donc, cette radio que tu as, c’est un émetteur ? »
Cela me prit quelques secondes pour comprendre la question, branché que j’étais sur notre discussion avec mon hôte.
« Tu veux dire ma radio Braun près de mon lit ? Non, c’est seulement une radio. » Puis comme pour me défendre j’ajoutais « Toi aussi t’as été piégé pas son design qui fait penser aux radios qu’on utilise dans l’armée ! »
Il me regarda sans dire un mot, mais je sentais bien qu’il n’était pas convaincu. En cet instant, je me rappelais quelques jours auparavant avoir rangé ma radio dans la malle que j’avais emportée de France. Une fois par semaine, Precious, la domestique qui vivait dans un petit bungalow situé dans le jardin derrière la cuisine, faisait le ménage dans ma chambre et avait pour habitude de tout déplacer. En conséquence, je rangeais dans ma malle ces objets que je savais fragiles. Étrangement cette même soirée en rentrant du travail, je me rendais compte que quelqu’un avait ouvert ma malle et déplacé plusieurs objets qui s’y trouvaient dont ma radio. Rien ne manquait et je décidais d’oublier cette marque de curiosité de Precious. Le fait maintenant que Willie s’intéressa à ma radio me laissa penser qu’il était peut-être responsable de l’ouverture de ma malle. Mais pour quelle raison ? J’aurais pu lui confier ma radio à son gré.
La réponse à ma question ne se fit pas trop attendre.
Revenant en début d’après-midi du travail quelques jours plus tard, je garais ma coccinelle dans la rue, car une voiture encombrait l’allée qui menait au garage et je ne désirais pas la bloquer.
Entrant par la baie qui s’ouvrait devant la piscine, je fus immédiatement confronté à deux hommes. Madame Terreblanche et Barbara étaient debout près d’un buffet, leurs visages tendus. Il me sembla que Barbara avait pleuré.
« Adam Molker ? »
À mon hochement de tête, l’un des deux hommes s’avança et sans un mot me mit des menottes. Ma gorge se noua tout en étant trop surpris pour articuler un mot. Barbara qui tenait Estie dans ses bras commença à sangloter bientôt suivie par Madame Terreblanche. Je n’écoutais pas ce qu’elles expliquaient en Afrikaans à l’un des deux hommes, manifestement un policier.
Sans un mot de plus, suivi par les pleurs des deux femmes auxquels s’ajoutèrent bientôt ceux d’Estie, ils me conduisirent vers leur voiture où je remarquais que toutes mes affaires y compris ma malle s’y trouvaient déjà.
L’un des deux hommes se présenta comme étant le lieutenant Hattingh. L’autre resta muet et m’aida à monter derrière le conducteur en s’asseyant à côté de moi.
Une demi-heure plus tard je me trouvais assis dans un bureau de la police de sécurité chargée de l’infiltration et destruction des réseaux terroristes, de la suppression bien sûr de l’ANC ainsi que des mouvements sociaux refusant le régime de l’Apartheid, de la surveillance des journalistes, auteurs et partis politiques de l’opposition et enfin du contre-espionnage.
À leur comportement, ils me donnaient l’impression qu’ils étaient persuadés d’avoir déniché un gros poisson…
Mais contrairement à mon attente, ils ne m’interrogèrent pas et quelques instants plus tard, nous repartions vers la prison centrale.
Je remarquais qu’ils avaient déposé toutes mes affaires ne me laissant que le Safari suit que je portais. Mes mains, placées derrière mon dos, toujours dans des menottes, commençaient à s’ankyloser. À la prison centrale, après m’avoir dûment pris mes empreintes digitales, enlevé la ceinture de mon short, mes lacets et mon portefeuille, le tout placé dans un sac en plastique transparent que le gardien s’empressa de remettre au lieutenant Hattingh, on me conduisit le long d’un couloir parsemé de portes en fer pour me faire finalement entrer dans une cellule dont les deux seuls objets étaient un matelas à même le sol et un pot de chambre.
Je m’allongeais sur la paillasse où, trop à la lecture de D’Artagnan, l’île au trésor ou tout autre livre d’histoires de pirates je m’attendais à être rongé par quelque vermine, mais non, mon matelas était propre, neuf en fait comme s’ils l’avaient acheté le jour même dans l’attente de mon arrivée.
La nuit passa à essayer de comprendre la raison de ma situation. À part les Terreblanche, je ne m’étais jamais confié ni discuté la politique de ce pays. Je ne connaissais même aucune personne noire à laquelle je puisse être associé.
Était-ce donc autre chose que de la politique ? Franchement, j’avais du mal à croire que la police de sécurité s’intéressa à mon ancienne relation homosexuelle avec Michael… à moins bien sûr que Michael soit un espion, ce que je considérais aussitôt comme une idée loufoque !
Ce vieux pêcheur édenté peut-être qui un jour nous avait surpris Mike et moi, nus dans les dunes en train de se faire un pompier ? Il avait dû penser que j’étais désespéré, car quelques jours plus tard il me présentait une femme aux hanches énormes, aux fesses saillantes et aux seins dans lesquels j’aurais disparu. Il faut bien dire qu’il me fallut toute mon audace pour oser la refuser de peur d’être piétiné !
Les rapports sexuels interraciaux étaient criminellement poursuivis en Afrique du Sud et à maintes occasions, la police avait tendu des pièges à des blancs qui venaient trouver leur réconfort sur les plages. Mais il fallait les prendre dans l’acte pour avoir une chance de pouvoir les condamner et j’avais tenu la dame que le vieux pêcheur me proposait à une distance respectable !
Le temps semblait s’être arrêté. Dans ma tête, tout virevoltait, se bousculait, analysait et essayait de trouver quelque raison à ce qui m’arrivait. Tout se mélangeait pêle-mêle de choses anodines et de choses importantes, d’images du passé et d’images du présent.
Il y a des souvenirs qui marquent, on ne sait pas trop pourquoi. Peut-être un moment qui nous semblait important, un moment exaltant ou encore un moment triste que l’on imaginait comme une fin de monde.
Dans la prison, couché sur une paillasse les yeux fixant un plafond sans relief dont les ombres changeantes ressemblaient à ces tâches d’encre informes qu’un mauvais stylo laisse sur un cahier d’école, il était aisé d’appeler des souvenirs dont on ne se savait même pas être porteur.
C’était dans une rue sombre de Paris où ma mère, ma sœur et moi vivions dans l’attente de meilleurs jours. Sans support d’un père qui nous avait quittés et dont mes seules images étaient celles d’un homme coléreux en train de piétiner rageusement le train électrique avec lequel je jouais, j’avais invité à l’insu de ma mère quelques copains de classe ainsi que mon cousin pour fêter ne sais-je quel évènement important pour l’enfant de douze ans que j’étais. Ma mère était bien sûr seule à travailler, ma sœur et moi inscrits, elle, à une école communale et moi-même à un lycée près du Panthéon. Chaque jour, j’y allais en métro et ce soir-là, un mercredi, je lui demandais s’il était possible d’acheter quelques gâteaux pour recevoir mes copains le lendemain.
L’argent était court, mais pour l’enfant que j’étais sans importance tant qu’il me permettait d’achever un souhait fantasque. Je revois l’image de ma mère fouillant dans un tiroir pour peut-être y trouver quelques économies ou encore dans son porte-monnaie comptant les rares sous qui permettraient à son fils d’épater ses copains avec des gâteaux. À cette pensée je ressens un peu ce cri du cœur de Monsieur Bernard à Jacques dans Le Premier Homme de Camus « Quant à ta mère… ah ! dit-il, ne n’oublie jamais ! »
Je sais bien que l’on est comme le petit prince responsable de ce que l’on apprivoise, en l’occurrence d’un fils de douze ans qui ignorait tout des difficultés de fin de mois de sa mère, mais qui elle, en petite princesse se donnait toute pour, plus que le nourrir, le faire briller envers ses copains de classe en lui achetant des gâteaux magnifiques.
En déroulant ainsi dans ma mémoire le film de choses d’autrefois, il me semblait que le temps coulait plus vite semblable à ce voyageur interstellaire dont une minute se traduirait par une journée passée sur la terre.
Je sors brusquement de mes rêveries à la clarté aveuglante de l’ampoule nue qui brille au plafond. Comme Tristan, je recherche la pénombre pour rêver et cette lumière qui m’en empêche me renvoie dans le présent, couché sur cette paillasse.
Ils m’avaient placé sous une étiquette « À observer nuit et jour » pour prévenir mon suicide, comme si porteur de secrets d’État j’allais comme Goering dans sa cellule croquer une ampoule de cyanure ! J’hésitais à choisir entre les nommer inconscients, paranoïaques ou tout simplement fanatiques en supportant par leurs actions un système de gouvernement qui ne pouvait pas durer.
Ce fut une longue nuit et je dormais par à-coups, me réveillant chaque fois sans mémoire de l’endroit où je me trouvais et peinant à discerner les évènements qui m’y avaient conduit.
Au fur et à mesure que le ciel blanchissait au travers de la lucarne grillagée qui se trouvait tout près du plafond, la prison s’éveillait, les portes grinçaient ou claquaient, des bruits de pas se faisaient entendre le long du corridor sur lequel s’ouvraient les cellules.
La mienne s’ouvrit soudain et un fonctionnaire blanc entra suivi d’un noir portant un pot de chambre « kom eet ‘n lekker kos jong ! »
Il m’apportait sur un plateau une gamelle remplie de porridge ainsi qu’un verre de thé rooibos, un breuvage très apprécié des Sud-Africains et des Afrikaners en particulier.
Son aide noir changea le pot, probablement réconforté à n’y trouver que de l’urine et la porte claqua derrière eux.
La matinée me parut encore plus longue que la nuit à cause du trafic des véhicules et des gens que j’entendais au-dehors et qui me narguaient de leur liberté.
On vint enfin me chercher, suivant la même procédure de menottes et d’un trajet en voiture avant d’arriver au Sanlam Building d’où une branche de la police de sécurité exerçait son contrôle sur Port Elizabeth et ses environs.
Leurs bureaux se trouvaient au deuxième étage et je remarquais qu’ils se positionnaient entre moi et la rampe d’escalier, me forçant à longer le mur.
Cela me mit mal à l’aise, car s’imaginaient-ils que les secrets qu’ils m’attribuaient auraient justifié mon suicide ? Soudain, je fus persuadé qu’ils me prenaient pour un espion et cela me tranquillisa de savoir que mon arrestation n’était pas liée à quelques « crimes contre nature » dont la liste était aussi impressionnante que ridicule dans le Code criminel sud-africain. Quant à l’accusation d’espionnage que sans aucun doute ils m’attribueraient, il me serait facile de leur prouver leur erreur.
Le problème auquel je n’avais pas encore de réponse était de savoir laquelle de mes actions avait provoqué mon arrestation.
De déduction en déduction, j’allais bâtir une hypothèse qui serait justifiée quelques semaines plus tard.
« Qui t’a envoyé ici et qui sont tes contacts ? » me lança le lieutenant Hattingh.
Il venait d’entrer dans la pièce. Je m’attendais à ce qu’on me demande de m’asseoir, un projecteur braqué dans les yeux. Mais rien de tout ça. Ils pensaient que j’étais un espion, mais ils ne jouaient pas aux règles établies par les bons polars.
Devant mon air béat, il répéta : « De quel service fais-tu partie ? SDECE ? Que viens-tu faire ici ? »
Ça devenait compliqué d’autant plus que je n’avais aucune idée de ce qu’était le SDECE. Je n’avais jamais été brillant à me rappeler des sigles ou acronymes à part le COC, LGBT, etc.Bref tout ce qui concernait les gays, les travestis et les lesbiennes… mais c’était difficile de leur en parler dans ma condition présente.
Les mêmes questions se succédèrent interminablement rendues plus aimables par des ajouts tels que « on est du même bord » ou « on sait bien que tu ne travailles pas pour les Russes », mais malheureusement pour eux comme pour moi il ne m’était pas possible de les contenter.
Ils ne me brutalisèrent pas si ce n’étaient les crampes qui irradiaient mes cuisses et mes mollets, causées par ma station d’être debout sans bouger des heures durant.
Le même scénario se produisit les trois jours qui suivirent, sortant de ma cellule aux environs de midi pour être conduit aux locaux de la police de sécurité et être interrogé sans violence de la même façon pendant quelques heures. Ils me raccompagnaient toujours avant l’orage qui chaque après-midi cassait la chaleur torride après un barrage de tonnerre qui l’annonçait.
Ils étaient manifestement dans l’attente de quelque chose ou de quelqu’un et le soir du cinquième jour, le lieutenant Hattingh m’assura que je ne cacherai plus longtemps la raison de mon séjour en Afrique du Sud, car « Rooi Rus » s’occuperait bientôt de moi.
À l’époque, colonel Theunis « Rooi Rus » Swanepoel était l’interrogateur le plus craint dans la police de sécurité. Il était crédité d’employer toute sorte de tortures, électricité, matraque de la plante des pieds ou des organes génitaux, enfoncer une bouteille dans le vagin de femme, bref toute une litanie sadique dont je ne savais rien. Son patron direct était le chef du BOSS ou « Bureau Of State Security ». De tout cela j’en étais ignorant à l’époque et seule ma curiosité fut aiguisée de connaître « Rooi Rus » dont tous semblaient parler avec admiration et respect.
Une semaine après avoir été arrêté, je fus donc mis en sa présence. Il venait d’arriver de Pretoria en voiture en compagnie d’un major.
Son surnom « rooi rus » ou « russe rouge » était dû à ce qu’il était responsable de la destruction d’un réseau souterrain communiste à Johannesburg. En compagnie d’autres hauts gradés dans la police de sécurité, il avait suivi un séminaire en France et en Algérie dans les années soixante pour se spécialiser en tortures psychologiques (privation de sommeil, rester debout pendant des jours et nuits au même endroit, etc.) dont je ferai bientôt l’expérience.
C’était un homme plutôt rondouillard aux cheveux roux clairsemés, très courts, qui se voulaient coupés en brosse et qui laissaient entrevoir un crâne lisse et brillant. Ses yeux de couleur presque albinos, la peau très rouge pleine d’ecchymoses et de cicatrices qui en disaient long sur son engagement physique dans l’armée et dans la police.