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Un homme se réveille nu sur une plage, ignorant son identité et le lieu où il se trouve. Il sauve un riche industriel et son petit-fils de la noyade, mais est incarcéré, car il ne peut pas faire la preuve de son identité.
Dès les premières rencontres qu’il fait à la maison d’arrêt, il comprend la polarité du monde qui l’entoure. Un monde divisé entre deux peuples, les Uns et les Autres, depuis si longtemps que plusieurs générations se sont succédé sans connaître autre chose que la guerre. Ces peuples y survivent, s’opposent les vérités prétendument inconciliables de leurs Livres Sacrés et se déchirent pour le partage de la terre.
L’homme nu est sommé de choisir un camp, mais il refuse d’asservir la recherche de son identité individuelle à celle de son appartenance à une communauté. Seul lui importe de savoir qui il est et de forger un regard singulier sur le monde. Quitte à changer ce dernier.
À PROPOS DE L'AUTEUR
En 2021,
David A. Lombard publiait "La Tamanoir", satire du populisme instauré par le président Jair Bolsonaro en 2019-2022 au Brésil aux Éditions Le Poisson Volant. "Vienne la paix" est son deuxième roman. Les facteurs interconnectés de la démocrature, de la violence, de la mémoire collective et de l’identité individuelle sont au cœur de sa réflexion.
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David A. Lombard
Vienne la paix
Roman
© Lys Bleu Éditions – David A. Lombard
ISBN : 979-10-422-1420-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122– 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122– 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335– 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À nos enfants,
pour que vienne la paix.
Paris, novembre 2023
Je rêve souvent du réveil.
Je rêve du réveil des Uns et des Autres. Israéliens et Palestiniens se réveilleraient sauvés du poids de leur identité.
Les Uns et les Autres se réveilleraient libérés de la mémoire dévastatrice du passé, sans préjugés, sans frontières, sans obstacles.
L’amnésie de l’identité signerait la fin du règne des extrémistes. Que tous ceux qui sacralisent le passé, les pierres et les tombes se réveillent nus. Que tous ceux qui se scarifient et sacrifient leurs enfants pour la terre se réveillent nus.
L’errance les contraindra à oublier les lieux saints pour la sainteté de la vie.
Depuis le 7 octobre 2023, je rêve que les Gazaouis et les Israéliens se réveillent sur la plage de Zikim, nus, amnésiques, pour que sans a priori, sans cicatrices, sans traumatismes, ils se vêtissent de paix et d’amour. À Zikim, ni frontière ni poste de contrôle. Seuls les Uns et les Autres et la mer et le sable resteront.
Il n’existe aucune alternative à ce réveil.
La chirurgie sera douloureuse. Après l’amnésie du mal, Israéliens et Palestiniens se rappelleront. Les destructions, les opérations, les massacres. La peur, l’humiliation, l’occupation. Sans s’habituer.
La tragédie a enterré l’innocence des Israéliens et des Palestiniens. Leur identité demeure à mesure que leur humanité meurt. N nous l’enseigne : sans identité, peut-être retrouverons-nous notre humanité.
Bientôt, le coût de la guerre excédera le prix de la paix. Les Uns et les Autres se réveilleront, ni angéliques ni amnésiques. Du réveil douloureux naîtra un éveil conscient.
Paris, novembre 2023
Magnifique roman où l’humanité est placée au centre. Récit d’un homme, retrouvé nu et amnésique sur une plage, qui part à la recherche de sa première identité.
Dans une région en guerre depuis 1948, il s’efforce de vivre comme un citoyen du monde, flottant au-dessus de l’histoire des hommes et de leurs conflits.
Dans un Proche-Orient embrasé par une violence circulaire, semble soudain jaillir un îlot d’humanité et de paix.
Je pense alors à Itshak Rabin qui, en pleine Intifada, tandis qu’il luttait contre le terrorisme, s’était engagé sur la voie de la paix avec Yasser Arafat.
En cette sombre période, pétrie de colère et de déraison, l’histoire de « l’homme de la plage de Zikim » nous donne un précieux répit et nous permet d’espérer voir enfin s’élever des profondeurs de cette terre, l’appel trop longtemps tu de deux peuples frères pour la Paix.
Qu’y a-t-il dans un nom ?
Ce que nous appelons une rose, sous un autre nom, sentirait tout aussi bon.
William Shakespeare, Romeo et Juliette, Acte II, scène 2 (1597)
Le soleil se détache tout juste de l’horizon. Le sable vire lentement du rose au jaune pâle. Tzipi Eden pose son sac et sa serviette sur la plage de Zikim. Elle essaie de ne pas penser au journal ni à la façon dont Ron, son ex-mari, va se débrouiller avec Ethan, leur fils, pendant les trois jours de répit qu’elle s’est octroyés. Elle s’apprête à ôter sa tunique de lin blanc pour goûter les vagues.
Tandis que son regard balaye la mer, elle remarque une tache sombre surgir au loin sur le lit d’écume. Cela pourrait être un oiseau pêcheur, une bouée ou un autre objet flottant. Elle est certaine que la tache se dédouble par moments. La silhouette s’agrandit dans la lumière étincelante du matin, elle s’approche du rivage. Au zénith de cette forme floue, elle aperçoit un drôle de nuage semblable à un grand navire, cheminant solitaire dans un ciel de cristal.
Son regard s’abaisse de nouveau vers la forme mouvante. Il devient évident qu’il s’agit d’un nageur. Après réflexion, il lui semble que « nageur » ne soit pas le mot : il flotte et dérive vers le sable, inerte, mû par une force invisible, peut-être par la deuxième tache sombre, encore discernable par intermittence. Un être humain ? Deux ? Tzipi est intriguée, happée par cette soudaine apparition. Elle ne pense plus à l’éprouvant dîner de la veille, aux mots de Ron. Humiliants pour elle, angoissants pour Ethan.
À cette distance du rivage, l’homme – oui, elle en est sûre maintenant – non seulement se met en danger, mais enfreint la réglementation sur les zones de baignade autorisées en cette partie méridionale du pays, si proche de la bande de Gaza. Son corps se met en mouvement, lent et puissant, il nage.
La lumière vive l’éblouit. Elle se frotte les paupières plusieurs fois, retient de sa main une mèche de cheveux châtains qui joue devant ses yeux sous l’effet du vent. La vision de cet homme aux muscles secs et noueux, au regard enivré de fatigue et de soleil, surgi de nulle part, fendant les flots vers la plage, l’hypnotise. Il possède quelque chose d’à la fois tellurique et surnaturel. Enfin, il rejoint la frange des vagues, prend un appui incertain sur le fond sablonneux et se déploie, entièrement nu. Son corps dressé, ruisselant d’eau, dégage une grande force et son visage l’épuisement le plus extrême.
Comme le feraient probablement beaucoup d’habitants de l’État des Uns, elle suppose d’abord qu’il s’agisse d’un Autre en fuite. La zone emmurée n’est qu’à trois kilomètres au sud, le long de la côte et, sans les courants contraires, les barrières maritimes et les patrouilles constantes, n’importe quel bon nageur peut prétendre parcourir cette distance. Des traversées bien plus spectaculaires sont régulièrement rapportées à l’autre extrémité de la Méditerranée ou dans la Manche lointaine. L’instinct de survie enfante le dépassement de soi.
À partir de cet instant, Tzipi se comporte anormalement. La journaliste en elle devrait filmer cette scène. C’est simple, son téléphone est à portée de sa main, personne ne l’en empêcherait. Mais quelque chose fait qu’elle vit cette scène en tant que femme, en tant que personne privée, non en tant que journaliste. Marshall McLuhan avait tort, le médium n’est pas le message, il est filtre, barrière, lunette déformante, cadrage imposé. Instinctivement, Tzipi choisit de mettre le médium à distance, de vivre pleinement cet instant. La célèbre sentence de McLuhan était peut-être davantage un constat d’échec qu’une prescription ?
Tzipi a choisi un emplacement sur la plage un peu en recul par rapport aux derniers remous. L’homme continue de marcher droit vers elle, bien que tout dans son comportement indique qu’il ne la remarque pas. Il a d’ailleurs le soleil de face, ce qui magnifie sa peau presque imberbe. Il pourrait avoir autour de vingt-cinq ans, soit cinq ou six de moins qu’elle. Une sensation ancienne, qu’elle croyait endormie, se répand lentement dans ses veines, encore à peine perceptible, comme une chaleur diffuse sous sa peau : une intense attirance charnelle, mêlée à ce qui ressemble à l’envie de le protéger. Son cœur bat fort, ses doigts tremblent. Tzipi se sent vivante.
Elle saisit une serviette et se résout à marcher vers lui pour la lui tendre, mais l’homme a une sorte d’absence, s’agenouille brusquement et s’effondre sur le sable. Elle jette un rapide coup d’œil circulaire et constate que plusieurs autres personnes le regardent aussi. Tous hésitent manifestement à intervenir. Anxieuse pour lui, elle tourne la tête.
Derrière elle, sur la route côtière, un groupe de militaires s’approchent de l’escalier qui descend le long des remblais, vers le sable. Elle craint que l’homme soit arrêté. Mais leur marche est interrompue par deux touristes qui déplient à leur intention une grande carte, plusieurs fois rebattue par le vent. Une discussion s’engage, fastidieuse, un problème de langue apparemment.
Rien ne suggère que les soldats se dirigeront vers l’homme nu gisant sur le sable. En tout cas, ils ne regardent pas encore dans cette direction. Tzipi a l’intuition qu’il se relèvera, mais qu’il est en grand danger. Elle cherche à se convaincre qu’il reste dans son droit et que les militaires, de leur côté, ne s’intéressent pas à lui.
Après quelques dizaines de secondes qui paraissent interminables à Tzipi, l’homme anadyomène ouvre de nouveau les paupières, péniblement, pivote sur son dos et, avec un effort manifeste, s’assoit.
Il regarde la mer fixement.
Comme s’il y cherchait quelque chose qu’il venait de perdre.
Car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors.
Blaise Pascal, Pensées (1669)
J’ai peur du genre de graines que nous allons semer dans un proche avenir dans le cœur des occupés.
Plus encore, j’ai peur des graines qui vont s’implanter dans le cœur des occupants.
Amos Oz (1939-2018)
Qu’importe ce que nous découvrons, c’est toujours du voile de notre ignorance.
Une agréable tiédeur imprègne lentement sa peau, désagrégeant la gangue de glace qui le ceint. Les diaphragmes sombres de ses paupières closes laissent place à deux ellipses orangées dont la lueur, d’abord douce, devient douloureuse à mesure que sa source s’élève. Par bribes, des sensations lui parviennent. Une cheville endolorie d’abord, là-bas à droite, au bout de ce corps qui lui appartient si peu, puis des orteils muets de l’autre côté, à peine perceptibles. Une côte à gauche le lance à chaque expansion du thorax. Il sait qu’il respire.
Le long de son dos, de ses fesses, de ses talons, il sent le sable, étonnamment meuble et dur. Avant d’ouvrir les yeux, il entend les vagues, non loin, puis les mouettes, plus haut, et il prend conscience du ciel.
Par degré, le blanc indistinct laisse place à de grandes taches bleues, interrompues par les lourds flocons roses, gris et jaunes que figurent les nuages. En même temps que l’espace immense, il perçoit le vent léger, les mouvements imprimés à ses cheveux et l’odeur subtile de phytoplancton. Ce mot, « phytoplancton », surgit dans son esprit comme une bulle scintillante. Net, comme tous les mots qui se forment en lui. Le parfum est discret. Il peut penser au fait que le parfum de cette mer est discret. Il a donc connu d’autres rivages.
Ses doigts bougent dans la fraîcheur du sable. Il porte une main à son visage et se frotte le front, puis les joues et la bouche. Ses lèvres acquièrent le goût du sel. Intense est sa perception de ce qui l’entoure. Rien d’autre n’existe qu’un présent gorgé de gestes et de sensations.
Lever la tête lui demande un énorme effort. Il voit les reliefs plats de ses pectoraux, la clairière de son ventre, le puits de son nombril, puis d’une broussaille noire surgir son pénis reposant entre la racine de ses cuisses. Au loin s’agite l’immensité bleu-vert de la mer vivante, striée d’écume. Il parvient à s’asseoir sur l’étendue vierge et dorée de la plage. Il a faim, mais la soif est plus forte encore. Il se sent parfaitement lucide à présent.
Sur le sable, il pose le sac-ceinture bouclé à son flanc. Un sac noir en plastique étanche, avec une fermeture éclair bleue, aussi gros qu’un livre de belle facture. Il songe à l’ouvrir, mais son regard est attiré par un rire d’enfant.
Devant lui, dans les derniers remous, un petit vieillard aux cheveux blancs enseigne la nage à un garçonnet. L’enfant se fait pierre, et le vieillard, Sisyphe. L’un pousse l’autre à devenir lui-même. Dans leurs gestes sans cesse recommencés, ils forment l’image même du bonheur. Le grand-père, l’enfant et les vagues. Rien d’autre n’existe pour eux en ce fragment d’éternité.
À gauche, au loin, des immeubles hauts et larges surgissent du sable comme des cubes de poussière, et lui inspirent une tristesse familière. Au premier plan, une ligne de barbelés barre la bande sablonneuse. À droite, derrière la horde des parasols, d’énormes cheminées vomissent des fumerolles blanches sur le front de mer. Au large des hauts fûts de ciment lisse, il distingue un interminable ponton qui pénètre loin dans la mer pour accueillir des navires marchands, menaçants et pansus.
Non loin de lui, deux chiens se disputent un os. L’un domine l’autre de beaucoup, mais, en dépit du bon sens, le plus petit revient sans cesse à la charge.
À quelques pas, sur la rive, un groupe de jeunes femmes rient, assises en arc de cercle face à la mer. Ce pourrait être de lui, car elles tournent régulièrement leurs visages de son côté. L’une d’elles l’observe avec insistance, sans pudeur. À cette faible distance, il distingue ses dents blanches, ses lèvres maquillées de rouge sombre, ses longs cheveux blonds, ses grands yeux bleus gourmands, son ventre plat et musclé, ses formes rondes que cache à peine son deux-pièces rouge, dont l’eau accentue la transparence et laisse deviner les tétons. La jeune femme ne cache pas le sujet de sa gaieté : sa nudité à lui.
Malgré lui, il sourit, et ressent un frémissement agréable dans ses joues et dans son sexe. Elle sourit en retour. Il détourne une fois les yeux vers la mer, mais ne peut s’empêcher de vérifier à nouveau si elle le regarde : non seulement c’est le cas, mais son comportement un peu gauche la fait rire. Il perçoit plus nettement l’ébauche d’un désir en bas de son ventre, mais un cri l’en détourne.
Le vieillard et l’enfant se sont éloignés. Le courant les entraîne vers la gauche et au large. La lointaine zone des immeubles de cendre aimante leurs corps trop frêles, l’un gourd, l’autre agité, tous deux impuissants. Le vieil homme lutte faiblement contre le courant, l’enfant hurle : « Papi, j’ai peur, ramène-moi ! ». Il devient évident que le grand-père assure avec difficulté sa propre flottaison.
L’homme nu bondit sur ses jambes et se précipite à l’eau. À l’aller, le courant d’arrachement le favorise : en quelques battements de crawl, il rejoint le vieillard et l’enfant. Il saisit chacun sous un bras, les contraint à faire la planche pour réduire leur résistance au courant et les tracte vers le rivage par de puissants mouvements de jambes. Le grand-père se tient le torse, son visage se contracte. Il faut faire vite.
Le grand-père est anormalement petit et léger, presque un nain. Son sauveur le porte facilement, suivi par l’enfant, qui s’agrippe à son bras en hurlant. Lorsqu’ils atteignent le sable, le vieillard ne bouge plus. L’homme nu l’allonge, lui soulève les paupières, approcha sa joue de la bouche maigre et ridée, pose trois doigts au côté du cou et fait les gestes qui le ranimeront : un coup de poing sternal, cinq pressions fermes sur le thorax, une insufflation, cinq nouvelles pressions… Le vieillard reprend connaissance. L’enfant exulte et pleure.
L’homme nu lève les yeux. Dans la foule attroupée, il reconnaît les filles de tout à l’heure, dont la blonde aux formes pulpeuses. Son attention revient au grand-père.
— Vous avez encore mal ?
— Oui, là, souffle faiblement le vieillard, montrant son cœur du doigt.
— C’est déjà arrivé, dit l’homme nu, avec le ton calme de la certitude.
Le grand-père acquiesce du regard. Tous deux savent qu’un souffle ne se gaspille pas en de tels instants.
— Petit, apporte-moi les affaires de ton papi, dit l’homme nu à l’enfant.
Celui-ci se précipite un peu plus loin. Il revient avec un sac de plage et une serviette.
— Merci mon grand. Avec de la chance, nous allons trouver ses médicaments… Bravo, tu as fait vite. Comment t’appelles-tu ?
— Ésaü. Et vous, Monsieur ? demande l’enfant.
D’un geste vif, l’homme nu déverse le contenu du sac sur la serviette, trouve un pilulier et un vaporisateur, soutient la tête du vieillard et presse sur le bouton. Le flacon porte la mention « Trinitrine 0,30 mg/dose, solution pour pulvérisation buccale ».
Une minute s’écoule. Le visage ridé du grand-père se détend. La souffrance et la mort passent leur chemin. Plus personne ne bouge. L’homme nu manipule les courts membres flétris par l’âge et recuits de mille soleils, palpe des artères, percute des tendons, frotte les plantes d’un mouvement vif de l’ongle du pouce, du talon vers les orteils, questionne de sorte à permettre une réponse d’un simple regard.
Quelqu’un s’écrie « Il leur a sauvé la vie ! ». Un autre ajoute « Ils allaient droit sur la barrière maritime de 2018 ! ». Un troisième « Ah voilà les secours ! ». Des jeunes gens filment avec leurs téléphones.
Sans ménagement, trois hommes portant l’uniforme bleu du service médical d’urgence fendent la foule. Sur leur poitrine, l’homme nu remarque un écusson rond arborant une étoile rouge à six branches sur fond blanc. D’une voix ferme et claire, sans montrer la moindre hésitation, il s’adresse à celui qui semble être le chef :
— Douleur de type coronarienne survenue lors d’un effort de nage, suivie d’un arrêt cardiaque d’environ trente secondes. Vigilance normale, pas de déficit neurologique manifeste.
Il ajoute avec un geste vers le pilulier et le flacon vaporisateur :
— L’insuffisance coronaire était connue. Il peut récidiver d’un moment à l’autre.
— Nous allons lui trouver une place en soins intensifs de cardiologie, dit le médecin secouriste, tandis que les deux autres s’affairent autour du malade. Merci… Monsieur ?
L’homme se lève, toujours nu. La jeune femme blonde au maillot rouge lui tend le sac-ceinture noir qu’il avait abandonné sur le sable au moment de courir dans l’eau. Il la remercie d’un sourire.
Une trentenaire élégante à chemise de lin blanc et lunettes noires, dont la sophistication très maîtrisée tranche avec l’accoutrement relâché des autres plagistes, le regarde intensément. L’homme nu la remarqua pour la première fois. Elle dégage quelque chose de magnétique, tout le reste s’efface autour d’elle. Elle porte un canotier de paille, agrémenté d’un ruban bleu dont les franges flottent au vent. Ses yeux aux longs cils ourlés boivent chaque détail de la scène, avec la minutie et l’intensité que confère une solide expérience de l’observation. Une autorité naturelle émane d’elle.
Trois jeunes hommes, tout juste sortis de l’adolescence, s’approchent. L’un d’eux s’esclaffe et pointe du doigt le sexe nu. Sur sa casquette blanche, le prénom « Cham » est brodé en lettres noires. Les deux autres tendent une serviette à l’homme nu, les yeux pudiquement baissés de côté. Leurs casquettes indiquent leurs prénoms : « Sem » et « Japhet ». L’homme nu les remercie, sèche ses cheveux et pose la serviette sur ses épaules, sans montrer la moindre gêne.
Il s’éloigne du rivage en direction des remblais qui soutiennent la route côtière, suivi par quelques badauds qui se moquent de sa nudité ou admirent sa musculature glabre, sèche et androgyne. Plusieurs le filment avec leurs téléphones. Restée un instant pour observer le travail des secouristes, la femme à la chemise de lin blanc et aux grandes lunettes noires se hâte maintenant à sa suite, résolue.
La plage est profonde. Après une bande de sable vierge et quelques parasols fixes, un kiosque de restauration affiche un panneau de bois « I love Zikim beach ». Devant lui, le long de l’arrière-plage, l’homme nu voit l’amoncellement des grosses pierres de substructure qui supportent la route littorale et sa circulation dense. Au-delà du talus se dresse la civilisation.
C’est par là qu’il se dirige lorsque les soldats paraissent et l’encerclent.
Trois hommes sont réunis dans le bureau des officiers, à la maison d’arrêt d’Ashkelon, dont dépend la plage de Zikim, toute proche : le capitaine Ron Meyer, le major Jamal et le lieutenant-stagiaire.
— Ce mec est une énigme, dit le major Jamal. C’est peut-être un héros de guerre.
— T’es nigaud, Jamal. Ce type ment comme il respire. Il nous mène en bateau, tranche le capitaine Meyer.
— Quand même, il a l’air sincère.
— Bon, le commandant décidera. Au minimum, il a commis un délit d’exhibitionnisme et une infraction à la loi de 1982 sur l’obligation de présenter des papiers d’identité. Au maximum, c’est un Autre qui préparait un sale coup.
— Un Autre, comme moi… ironise Jamal, fin lecteur de Saramago.
— Non, un Autre de là-bas, sans permis de séjour : un intrus, un ennemi ! s’impatiente le capitaine, qui ne goûte pas la confusion identitaire.
— Si c’était un ennemi, il n’aurait pas sauvé la vie du vieux et du môme ! ose le major.
— Pourtant, tu l’aurais fait, toi… observe naïvement le lieutenant-stagiaire, qui s’est contenté d’écouter jusque-là.
— Je suis un Autre, mais citoyen de l’État des Uns. Pour notre capitaine, ça fait une différence, explique Jamal, pédagogue.
— Et pour vous deux aussi j’espère, coupe le capitaine. Bon, c’est sûrement une couverture… Ça peut faire partie d’un plan… D’ailleurs, que sait-on sur ces deux-là, je veux dire le vieux et le môme ? demande-t-il en se tournant vers le lieutenant-stagiaire.
Ce dernier consulte ses notes.
— Une illustre famille d’industriels, les Magal. Les grands-parents ont pris une suite à Ashkelon, hôtel Villa Luda, quatorze kilomètres au nord. Abraham Magal, le grand-père, est cardiaque, mais imprudent, le sang vif. Le genre qui se croit immortel parce qu’il est milliardaire. Il était parti tôt le matin avec son petit-fils, Ésaü, contre l’avis de madame et sans réveiller le chauffeur. Il conduit sur un coussin et les pédales sont aménagées spécialement, en raison de sa petite taille. Monsieur aime conduire, c’est son moment de liberté, de « jeunesse retrouvée », comme l’a dit Madame quand je lui ai téléphoné pour lui annoncer les évènements de la plage et l’hospitalisation de son époux. Le môme a six ans, c’est l’un des deux seuls héritiers de quatre grands-parents immensément riches. Isaac, le fils d’Abraham, l’a eu difficilement, beaucoup plus tard que son aînée, et n’aura probablement pas d’autres enfants : sa femme est morte dans un attentat juste après la naissance d’Ésaü et il enchaîne les dépressions depuis.
— « Son aînée » ?
Le lieutenant-stagiaire tourne une page de son carnet, glisse son index le long des lignes et s’arrête à l’endroit cherché.
— Oh… c’est à peine si on peut en parler tant il y a peu à dire. Léa Magal, la fille d’Isaac, une simplette… Vingt ans, successivement diagnostiquée surdouée à l’âge de six ans, et mélancolique suicidaire à quatorze. Elle ne sort presque pas et ne parle à personne en dehors de son petit frère, Ésaü. Il paraît qu’elle sculpte, c’est tout.
— « Elle sculpte… c’est tout… » ! qu’est-ce que ça veut dire ? grogne Ron Meyer.
— La famille possède une vaste propriété dans les hauteurs d’Eilat, dans l’arrière-pays désertique de la mer Rouge. L’aînée passe ses journées à sculpter dans la serre tropicale que ses grands-parents lui ont offerte pour ses quinze ans. Elle est encore un peu fêlée, semble-t-il.
— Une « grande serre tropicale » ? En plein désert ? Bon… Et sinon, ils sont très religieux, j’imagine ? demande le capitaine, sur le ton de celui qui veut juste une confirmation.
— Oui, un authentique pionnier, répond le lieutenant-stagiaire, avec l’air de l’élève modèle.
— Je peux vous demander quelque chose, capitaine ? intervient Jamal.
— Non.
— Capitaine, croyez-vous en Dieu ? Vous demandez systématiquement si les interpellés sont religieux… insiste Jamal.
— Je ne crois pas en lui, d’ailleurs il me le rend bien.
— Allez, soyez franc, capitaine, je suis sûr que ça vous travaille…
— Je te dirai ça si je suis nommé commandant avant mes trente-cinq ans.
Jamal hoche la tête avec une moue songeuse, puis revient aux propos du lieutenant-stagiaire :
— Donc, la thèse de la simulation à trois devient improbable…
Le capitaine grimace d’impatience. Ce Jamal ne peut pas s’empêcher de tout commenter. Il oublie trop facilement qu’il est lui-même d’origine Autre et que, par conséquent, il restera sous-off, ce qui est déjà une aubaine pour un type de son espèce. Au bénéfice des minorités visibles et communicantes, il tient une place en or, le salaud. Putain de discrimination positive !
— En tout cas, c’est du beau travail, rapide et précis, conclut le capitaine en se saisissant du rapport du lieutenant-stagiaire. Espérons que tout cela ne fasse pas de bruit. J’imagine qu’une famille de riches industriels préfère la discrétion. Cette affaire sera menée en sourdine, on est d’accord ?
— Pas tout à fait… répond le lieutenant-stagiaire, gêné. En fait, j’ai trouvé une grande partie de ces informations sur les réseaux sociaux, en particulier l’emploi du temps du grand-père durant les heures précédant la baignade.
— Il a un compte TikTok ? demande le capitaine, qui croit faire de l’humour.
— Non, Facebook, ce qui n’est déjà pas si mal pour un natif de 1945, répond le stagiaire, toujours sérieux et appliqué. D’habitude, il le met à jour plusieurs fois par semaine d’après ce que j’ai vu, mais là, depuis son lit de cardiologie, il le nourrit plusieurs fois par heure. Déjà dix-neuf posts depuis ce matin ! Une véritable obsession ! Peut-être l’approche de la mort… Il y a même un selfie de lui avec son petit-fils sur la plage quelques minutes avant la quasi-noyade.
— Fais voir… dit le capitaine, sans entrain.
Sur le téléphone du lieutenant-stagiaire, l’écran montre le visage épanoui du vieillard et de l’enfant. Derrière eux, on voit des plagistes assis sur leurs serviettes. Trois jeunes, dont les casquettes blanches portent des prénoms antédiluviens, jouent à se bousculer dans l’eau. Au centre, l’homme nu qu’ils viennent de mettre en cellule, au corps mi-ascétique mi-sculptural, le croisement de Jésus et d’un marathonien, assis sur le sable, la paume à plat sur le front, l’air pénétré. Sur des photographies du compte Facebook d’Abraham Magal, prises en d’autres lieux, on voit les différents membres de sa famille.
— Je sens que ce truc va nous échapper… grogne le capitaine. Qui c’est le top model, là à droite sur la photo, au fond de la piscine à débordement ? Une actrice ?
— C’est notre héritière sculptrice, mon capitaine, précise le lieutenant-stagiaire. Léa Magal, celle qui a fait plusieurs séjours en psychiatrie.
Le regard du capitaine, fasciné, ne peut quitter l’écran du téléphone.
— Mais, elle n’a pas l’air dépressive du tout…
— Non, en effet, elle va mieux depuis qu’elle sculpte dans sa serre.
— À combien tu estimes le patrimoine de la famille ?
— Quelque chose comme quatre milliards de shekels, répond le lieutenant-stagiaire, concentré sur son rapport, sans remarquer la transformation qui s’opère sur le visage de son supérieur.
— Autre chose, poursuit le lieutenant-stagiaire. Le vieux est encore en cardiologie, mais il va mieux. Il offre cent mille shekels à celui qui l’a sauvé et dix mille à toute personne qui les mettra en contact. Cela circule déjà largement sur plusieurs réseaux sociaux, et dans les médias. Une journaliste star d’Uns-news a assisté au sauvetage sur la plage. Elle le présente comme un héros et plusieurs photos et vidéos de lui, entièrement nu, accompagnent son reportage. Dans la première, on le voit de dos, assis face à la plage, au deuxième plan, Abraham Magal et son petit-fils jouent dans l’eau. Dans la suivante, il nage vers eux, ils tendent les mains au ciel en signe de détresse. Dans une autre, il les tracte vers le rivage. Dans la dernière, il fait un massage cardiaque. Les vidéos viennent de plusieurs amateurs, elle a dû les payer cher. Le visage du détenu est nettement reconnaissable sur plusieurs séquences. La course à la prime va être hystérique, mais brève.
Le capitaine a une sorte de nausée intense et soudaine, un pressentiment violent.
— Comment s’appelle la journaliste ?
— Tzipi Eden, répond le lieutenant-stagiaire avec un sourire radieux, fier de sa capacité à répondre sans hésitation à toutes les questions de son chef.
— Ce « truc » nous a déjà échappé ! conclut Jamal, en réprimant un rire.
Le capitaine s’apprête à dire quelque chose de franchement désagréable, probablement un juron colossal, lorsque le technicien de la police scientifique entre dans le bureau.
— Alors ? demande simplement le capitaine Ron Meyer, soulagé de pouvoir dévier le cours de la conversation.
Comme le lieutenant-stagiaire quelques minutes plus tôt, le technicien de la police scientifique tend son rapport au capitaine Meyer. Il apporte un grand sachet transparent. Avec sobriété, il commente son contenu, posant les pièces une à une sur la table.
— Bon, voilà : un sac-ceinture étanche en plastique noir et à fermeture éclair bleue, d’un modèle répandu sur Amazon. Pas de sang, pas de matériau suspect à l’extérieur. L’intérieur est plus intéressant, si vous voulez : 9 985 shekels, une lettre d’amour en arabe, un stéthoscope, une paille jetable en carton recyclé, un coquillage et de la poudre bleue.
— De la poudre bleue ? De l’explosif ? intervient Jamal.
— D’après nos tests, c’est de la craie. De la craie pour dessiner, si vous voulez. Rien de plus.
— De la poudre, mais pas de bâton de craie ? demande Ron Meyer, intrigué.
— Oui, seulement de la poudre… Et ce stéthoscope, c’est du très haut de gamme, continue le technicien, un Littmann Cardiology V de la marque 3M. Ce n’est pas le modèle de base à cent shekels, que baladent les infirmières dans leur poche, avec leur prénom sur un vieux sparadrap enroulé à la tubulure. Pas même le modèle des médecins généralistes à trois cents shekels. C’est environ vingt fois plus cher. C’est le Bose des stéthoscopes, si vous voulez.
— Il l’a certainement volé, tranche le capitaine. On a sans doute affaire à un malade échappé d’un hôpital.
— D’après le rapport des secouristes appelés sur la plage, ce type a l’air calé, intervient le technicien scientifique. Il a fait les bons gestes et employé des mots précis. Et il n’avait pas l’air très malade, ni au physique ni au mental, si vous voulez. Mais bon, le Docteur c’est pas moi, c’est le Docteur. Il nous le dira mieux tout à l’heure, dans le langage de l’art.
— Tout le monde peut apprendre les gestes de premiers secours. Nous avons tous notre brevet de secourisme ici, non ? demande le capitaine Meyer.
Les trois autres hochent la tête cérémonieusement.
— Et cette lettre d’amour, elle dit quoi ? demande Jamal, qui s’est déjà saisi du papier plié.
Le major lit dans sa langue à voix haute, de cette voix de miel et d’épices que le capitaine supporte si mal, nettement teintée de l’accent de Cisjordanie. Ron Meyer écoute pourtant jusqu’au bout, captivé par la musicalité des phrases.
« N, ma Lumière,
Si jamais je ne survis pas à cette traversée,
Je veux que tu saches à quel point je t’aime.
Si nous mourons, ce sera portés par nos rêves,
Alors tout cela aura valu le risque et la peine.
Que là où fermentent les haines,
Vienne le pardon.
Que là où la violence fait cercle,
Vienne la paix.
Que tant d’espoirs
Ne demeurent pas sans réponse.
Que tant d’efforts
Ne restent pas sans récompense.
Tu portes en toi l’avenir de tant d’attente.
Que vienne enfin le baume de quatre générations,
Résignées, soumises, incrédules et patientes.
Car notre amour est plus grand que leur colère,
Et plus forte notre soif de fraternité que nos blessures.
Que notre capacité de pardon et d’oubli
Rencontre un écho chez les Justes,
Nombreux parmi eux,
Comme en notre sein.
Les humbles, les humiliés,
Les premiers tendront la main,
Ressusciteront les gestes simples et vrais,
Oubliés des puissants.
Les hommes sont si prompts à remémorer leurs haines et leurs douleurs,
Tandis que le bonheur et la paix ne laissent pas de cicatrices,
C’est pourquoi il est plus difficile d’en garder le souvenir,
Quand viennent les heures sombres de nos vies.
Nous devons adosser notre capacité d’amour à nos colères passées,
Marcher main dans la main,
Toujours et longtemps,
Car nous nous appartenons.
Je t’aime,
F »
À la demande de son capitaine, Jamal traduit la lettre en hébreu.
— C’est un langage codé ! tranche Meyer, triomphant.
Cette remarque provoque un rire insolent chez Jamal et un froncement de sourcil concentré chez le lieutenant-stagiaire, qui s’efforce avec la plus grande sincérité de comprendre toutes les hypothèses soulevées par son supérieur.
— « N » ça peut être quoi ? demande le lieutenant-stagiaire, méthodique et appliqué.
— Nahum, Nathan, Nathaniel, Noah, Noam, Naftali… commence le technicien scientifique.
— Et pourquoi pas Nabil, Nassreddine ou Nawal ? coupe le capitaine.
Il sait maintenant que N pourrait être l’initial de son prénom, voire un code.
En tout cas, cela le désigne provisoirement.
Il n’est plus l’« homme nu » : il est « N ». Matériellement, c’est un début, hypothétique certes, mais il peut au moins s’y accrocher, et même en faire un tout provisoire. Quelqu’un l’aime peut-être, quelque part. Quelqu’un pense à lui, l’a déjà caressé, sans doute. Si sa peau pouvait parler, elle lui raconterait des bonheurs enfuis. Une amante ? Une sœur ? Une mère ? Une amie ? Une femme en tout cas, sûrement. Quelqu’un l’espère et l’aidera, certainement. Si ce quelqu’un vit encore.
Quelques heures plus tôt, lorsque les trois soldats l’ont interpellé sur la plage, ils ont exigé sa carte d’identité. Il a alors glissé sa main dans le sac-ceinture noir. C’était la chose la plus logique à faire. Pourtant l’un d’entre eux a immédiatement braqué un fusil d’assaut Ruger sur son visage.
— Pas de bêtise ! a lancé celui qui le tenait en respect.
Des plagistes assistaient à la scène, dont les jolies jeunes femmes, les trois jeunes hommes à casquettes blanches, et la femme élégante à chemise de lin blanc dont le canotier portait un ruban bleu. Personne n’avait reculé à la vue du fusil. Les armes appartenaient à leur décor familier.
— Circulez ! a ordonné un deuxième soldat, sans trop d’effet.
Deux des soldats étaient très jeunes, à peine sortis de l’adolescence. L’un d’eux avait un fin duvet sur la lèvre supérieure et il bégayait un peu quand il parlait. Le deuxième, plus sec et nerveux, l’interrompait régulièrement. Les plagistes avaient à peu près tous fait l’armée comme conscrits. Ils appartenaient simplement à une promo antérieure, donc, et semblaient évaluer les petits derniers.
— Enfin, ne soyez pas ridicules, vous voyez bien que c’est pas un terroriste, il vient de sauver deux d’entre nous ! minauda la jolie blonde aux formes sculpturales.
— Ce n’est pas votre affaire, mademoiselle, c’est la nôtre, dit le plus jeune des soldats, un peu impressionné tout de même par son corps sublime et sa voix suave. Lai… Laissez-nous faire notre travail et… éloignez-vous, ajouta-t-il à regret, comme on quitte un rêve délicieux.
Il paraissait satisfait de sa petite tirade. Il allait presque ajouter « S’il vous plaît », mais se retint à temps. Il jeta un regard fier vers le plus âgé des trois soldats.
— Vous faites le vôtre et je fais le mien ! coupa la femme à la tunique blanche, d’une voix calme et ferme, habituée à commander.
Elle ôta ses lunettes et son chapeau, ce qui provoqua des murmures dans l’attroupement. L’homme nu constata qu’elle faisait beaucoup plus d’effet aux plagistes attroupés que le fusil d’assaut. Elle ajouta :
— Laissez-le au moins se couvrir !
Puis, avec douceur, à l’intention de l’homme nu :
— Mettez ça autour de la taille.
Elle pointait du doigt la serviette qu’il portait sur les épaules, celle des trois jeunes à la casquette blanche.
L’homme nu (pour quelques secondes, il ne savait pas encore qu’il pouvait s’appeler N) ne demandait qu’à obéir aux policiers et à la femme. Il souriait, comme dans un jeu où à chaque partie les rôles s’échangent. Il tendit ostensiblement le sac aux policiers, comme pour leur suggérer de regarder par eux-mêmes. L’un d’eux y jeta un œil pour s’assurer de l’absence d’arme ou de détonateur, et lui fit signe de poursuivre lui-même. L’homme nu plongea la main et sortit une lettre pliée. La pulpe de ses doigts était couverte de poudre bleue. Sur la page, il lut à voix basse « N, ma Lumière… » sans percevoir la différence de langue (pour le moment, les mots hébreux et arabes formaient dans son esprit un seul spectre), mais ne put aller plus loin, car le soldat s’impatienta.
— Papiers d’identité !
N replia la lettre et répondit qu’il n’en avait pas. Il ajouta « apparemment », ce qui fit rire les spectateurs de la scène. Lorsque les soldats l’emmenèrent, N entendit la voix autoritaire de la femme à la tunique blanche :
— Vous ne pouvez pas l’emmener, la loi lui accorde cinq jours pour présenter ses documents.
Dans sa voix nette, il n’y avait ni colère ni menace. Ses mots jaillissaient de la bouche de la vérité et cela suffit à faire frissonner les trois militaires.
La première cellule de N n’a pas d’autre source de lumière qu’une minuscule lucarne haut perchée. L’espace restreint empeste l’urine et la sueur, la misère et la soumission. Un banc profond comme l’avant-bras d’un enfant ceinture les murs crasseux sur trois côtés. Trois mètres, trois fois.
Des ombres se tiennent là, soumises et indistinctes. À mesure que ces yeux s’accoutument, il en discerne mieux les contours. Quatre adultes, tous des hommes, occupent un même banc, à la gauche de N. Ce dernier, la serviette autour de la taille, torse nu, se tient droit sur le banc du milieu, face à la porte de la geôle. Des rayons pâles nimbent son corps noueux. Ici, il fait étonnamment froid. Dehors, le soleil brûle tout.
On suppose souvent que dans la détention, l’étranger inspire la crainte. C’est une légende d’innocent, du moins de celui qui n’a jamais été incarcéré – ce n’est certes pas la même chose, mais cela produit les mêmes effets. Les impunis mésestiment leur bonheur. Reclus, on est la proie de gardes qui ont tout pouvoir sur nous, on entre dans une corporation nouvelle, dont le signe de ralliement est l’absolue subordination. Notre semblable en captivité nous apprendra quelque chose de notre maître, donc de notre avenir. Sa parole sèmera en nous des graines de terreur ou d’espérance, par la connaissance qu’il partagera de ce dont on l’accuse, de ce qu’il a subi, de ce qu’on attend de lui, de la manière dont son corps sera pressé pour en exprimer la sève de pénitence.
Les mains sur les genoux, le dos droit frôlant la paroi humide et glacée, N regarde tour à tour ses quatre codétenus. Les signes sont de la poudre de sens. À sa droite, le banc vide a quelque chose d’incongru. À sa gauche, les quatre hommes se tiennent serrés, soumis et déférents, pénétrés et compétents. Ils parlent à voix basses, indistinctes, comme à un enterrement, celui de leur dignité. De temps en temps, N entend le mot « Docteur », qui désigne l’un des deux hommes assis au milieu.
La tenue inhabituelle de N ne les surprend pas. Dans leur univers mental, tout semble possible. L’un des hommes, jusque-là plongé dans l’hébétude, les paupières mi-closes, pose enfin le regard sur lui. Il ouvre soudain des yeux plus grands encore, la surprise prenant le pas sur l’horreur tenace de ses visions intérieures.
— Qui es-tu ? demande-t-il.
L’homme ne parle pas la même langue que toutes les personnes que N avait rencontrées jusque-là. Mais N le comprend et peut lui répondre dans sa langue. Tout d’abord, il ne perçoit pas le franchissement idiomatique. Dans sa conscience, les mots déploient leur floraison en un vaste jardin sémantique démis de frontière, dont il découvre les essences à mesure que d’autres s’adressent à lui.
— Je ne sais pas.
L’homme hoche la tête d’un air entendu. Il croit d’abord à une parabole, à la suggestion d’une image. Mais sa curiosité s’éveille quand son étrange interlocuteur ajoute :
— Je crois que je m’appelle N.
Pour établir la confiance, parce qu’il pense que cela peut le distraire de son malheur, et peut-être aussi pour éprouver sa propre conscience qu’il pressent vive et cristalline, il lui raconte tout ce qu’il a en mémoire. Peu de chose en somme. Quelle expérience étrange que de pouvoir entièrement se raconter, sans rien omettre des infimes détails observés, en récurant méticuleusement le fond de sa mémoire comme un chaudron minuscule, de la spatule avide de sa conscience ! Il sent son esprit limpide et transparent, disponible et curieux de tout ce qui advient.
— Et toi ? Comment t’appelles-tu ?
— Ali.
— Que fais-tu ici, Ali ? demande N.
— J’ai volé un portefeuille sur le marché.
— Ce matin ?
— Non, hier. Je crois…
— Alors… Tu as passé la nuit ici ?
Un nuage doit passer devant le soleil, car les pâles rayons provenant de la lucarne s’estompent lentement. Ce n’est pas une lumière artificielle, il se révèle donc possible de compter les jours. N regarde les trois autres hommes. Leur réaction dira nécessairement quelque chose d’eux et de la situation.
L’homme le plus proche de lui prend la parole d’une voix tremblante :
— Mon fils de neuf ans a reçu une balle de métal recouvert de caoutchouc dans l’œil droit. Il rangeait des fruits dans l’épicerie de mon frère, où il travaillait parce que l’école était fermée. L’école était fermée, car les soldats l’ont ordonné. Il ne verra plus jamais de cet œil. Il ne le sait pas encore, nous n’avons pas eu le courage de lui expliquer. Il garde un pansement en permanence depuis que c’est arrivé il y a cinq jours. On est arrivés à l’hôpital dix heures après l’accident. Ils n’ont pu que retirer l’œil détruit.
— Qui a tiré cette balle ? demande N.
L’homme hoche les épaules, comme si la question est dénuée de sens. Son voisin de gauche répond pour lui avec un geste de l’index vers le mur de la cellule :
— Eux… Leurs soldats…
— Pourquoi ? demande N, horrifié.
— Au bout de quelques semaines, nous avons obtenu une lettre de l’armée, commence le deuxième homme. Pas tout seuls, nous n’aurions pas pu… Nous ne sommes pas des destinataires significatifs. Grâce à l’aide de journalistes… Ils ont dit que… (il se concentra pour se souvenir) « Les premiers éléments de l’enquête ont montré que le soldat avait tiré conformément aux règles d’engagement, dans le cadre de la dispersion de manifestants incontrôlables et dangereux. »
— Quels manifestants ? demande N.
— Je ne sais pas, dit le premier homme.
— Qu’avez-vous fait depuis ? demande N.
— Je me suis plaint au commissariat, il y a deux jours.
— Qu’ont-ils dit ?
— Ils m’ont mis en détention administrative pour suspicion de subversion.
N ne comprend pas. Ses codétenus gardent cependant une attitude disciplinée et soumise qui lui semble énigmatique.
Le troisième homme, celui que les autres appellent le Docteur, est maigre et ses mains sont noires de saleté, mais il se tient droit et s’efforce, malgré les circonstances, de sourire aimablement quand il parle ou écoute. Il prend la parole d’une voix douce et pleine de chaleur, non sans effort. Sa pensée surgit de son corps comme la lumière fend un champ de ruines :
— Le mal systémique, diffus et pérenne que provoque cette guerre est d’entretenir tacitement un flou lexical autour d’un concept qui ne devrait pas comporter la moindre ambiguïté : la « zone de combat ». En tuant un seul civil, un seul guerrier par un seul acte détruit de facto, et non de jure, cette séparation si essentielle qui auparavant circonscrivait la « zone de combat » et, partant, la « zone de non-combat ». Si ce seul combattant peut sans dommage tuer un civil alors la limite entre d’une part le temps et l’espace de la guerre, d’autre part ceux de la paix n’existe plus. De même, la frontière sociale entre le combattant et le civil finit par disparaître, à l’insu du second. La violence contamine tout.
Les trois autres ne semblent pas saisir l’entière portée de ce qu’il dit, mais tous hochent la tête avec respect. De ses yeux cernés, mais brillants d’intelligence, le « Docteur » regarde N avec bonté. Chacun observe l’autre pour mesurer l’étendue de pensée qu’ils sont en mesure de partager. N enregistre ces paroles limpides, et comprend qu’elles font partie d’un puzzle dont il lui faudra amasser bien d’autres fragments. Il sent qu’il devra commencer par élargir sa vision de ce monde neuf pour sa conscience, éclairé peu à peu par les voix successives de ses interlocuteurs.
— Et toi ? demande-t-il simplement au quatrième homme.
Le long récit qu’il a fait de sa seule journée de souvenirs les a surpris et intéressés. Ils rentreront chez eux (qui sait quand ?) avec une histoire à raconter. L’échange d’histoires doit être important à leurs yeux, car, alors qu’ils gardaient le silence depuis son arrivée, leurs langues à présent se délient sans retenue.
— Nous vivons dans le même village, commence le dernier homme. Nous travaillons dans le bâtiment pour un entrepreneur d’ici. Nous nous levons chaque jour à trois heures, pour traverser de quatre heures à six heures le Mur Oriental, et être sur le chantier à sept heures de ce côté.
— Le problème c’est que pour travailler ici, il nous faut un permis, poursuit le Docteur. Ce permis, fourni par un intermédiaire, nous coûte 2 500 shekels par mois, ce qui correspond à un tiers de ce que nous rapporte notre travail.
— Qui est cet intermédiaire ?
— Quelqu’un des nôtres, qui est bien introduit dans l’administration centrale de Cisjordanie.
— L’intermédiaire profite de vous… conclut N.
— Exactement, confirme le premier.
— Et ensuite vient le tour du capitaine Meyer, dit le Docteur. Quand on tombe sur lui, on sait qu’on va donner encore dix ou vingt pour cent de notre salaire mensuel, selon son humeur. Si on n’a pas encore touché l’argent du travail et qu’on n’a rien à donner, il nous retire le permis de travail ou il nous met ici pour deux jours, comme maintenant.
N ne croit pas ce qu’il entend.
— Tous les soldats font ça ?
— Non, loin de là ! La plupart sont fiables et honnêtes, ils veulent seulement protéger leurs civils, ce que nous comprenons parfaitement. Mais Meyer n’est pas comme les autres. D’une certaine façon, les soldats comme lui trahissent leur pays. Le problème est qu’il suffit d’un seul Ron Meyer pour briser durablement la confiance entre nos peuples.
— C’est la même chose pour nous, intervient le troisième homme, le « Docteur ». Un seul terroriste issu de notre sang nuit à tout notre peuple, salit l’image de notre religion et de notre culture. De part et d’autre, la tentation est grande de céder à l’amalgame.
— Pourquoi ne pas rester travailler dans votre village en Cisjordanie ? demande N. Vous n’auriez pas besoin de permis, pas de compte à rendre au capitaine Meyer.
Les trois hommes se tournent vers celui qu’ils appellent le « Docteur », dans une attente pleine de respect. Celui-ci soupire pensivement et s’éclaircit la voix, il cherche comment éclairer un monde complexe par la lueur de quelques phrases :
— D’abord parce que chez nous seulement vingt pour cent des hommes en âge de le faire trouvent effectivement du travail. Ensuite parce que même si à un salaire donné, on retire quarante pour cent pour le permis et, dans la plus mauvaise hypothèse, vingt pour Ron Meyer, il reste encore quarante pour cent pour nourrir notre famille. Ajoutons à cela que les salaires sont en moyenne quatre fois plus bas chez nous, en Cisjordanie. Notre choix se limite donc à avoir une quasi-certitude de travailler pour quarante pour cent d’un salaire donné, ou à avoir une chance sur cinq de travailler pour vingt-cinq pour cent de ce même salaire. Dans notre exemple le coût de substitution est de quarante moins vingt-cinq, c’est-à-dire quinze pour cent.
— Et encore, quinze pour cent de salaire en moins, c’est sans compter la probabilité de quatre-vingts pour cent de se retrouver au chômage en restant dans votre village, dit N, pour lui montrer qu’il a suivi son raisonnement.
— Exactement ! approuve le Docteur, avec un sourire satisfait. Mais le problème ne s’arrête pas là : parallèlement, le taux de chômage élevé en Cisjordanie empêche, par effet de vases communicants, l’augmentation de nos salaires dans l’État des Uns. Donc, structurellement, la théorie du salaire d’efficience n’a aucune chance de fonctionner en Territoire Occupé et d’améliorer notre niveau de vie. Les mains visibles du marché tirent nos salaires vers le bas. Nous survivons dans les mâchoires d’un étau.
La démonstration est limpide pour N, sauf sur un point.
— Que signifie « l’État des Uns » et « l’État des Autres » ? demande-t-il.
La question, apparemment naïve, fait rire ses codétenus. Comme l’instant d’avant, tous se tournent vers le Docteur, qui jouit d’un prestige manifeste dans le petit groupe.
— En 1967, l’État des Uns a établi un seul territoire pour les Autres du côté de la Méditerranée, la bande de Gaza, et plusieurs du côté du Jourdain, formant une mosaïque de villes et de villages, la Cisjordanie. L’État des Uns coupe en deux celui des Autres. Dans ces deux territoires occupés sans intercommunication terrestre, nous tentons de survivre.
— Je comprends.
— Une des nombreuses façons de montrer l’absence de respect des libertés élémentaires en Territoires Occupés est d’analyser la situation du point de vue économique.
— Comment ? demande N.
— C’est très simple si on admet la validité de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, selon lequel dans un État de droit la spécialisation des acteurs rend profitable pour tous le libre-échange. Sachant que la spécialisation en Territoire Occupé consiste en la production de travailleurs dociles et peu gourmands en salaire, mais que cette spécialisation ne profite qu’unilatéralement aux Uns, alors on obtient par l’absurde une belle démonstration économique de l’absence d’État de droit. Simplement dit, c’est parce que la théorie de Ricardo n’est pas vérifiée que l’absence de liberté en Territoire Occupé est certaine.
— Êtes-vous médecin ou économiste ? demande N, déconcerté par la tournure d’esprit de cet homme.
— Ni l’un ni l’autre. Je suis ancien professeur de droit à l’Université de Ramallah. À mes heures perdues, peu nombreuses, je tâte un peu d’économie. Les savoirs s’entre-étayent…
— Vous enseignez le droit à l’université ?
— J’enseignais… je maçonne. L’absence de travail dans le secteur privé, et mon éviction de l’Université, pour « propos non conformes à l’idéologie de l’État des Uns » m’a incité à goûter les joies de la taloche et de la truelle. Ma situation illustre parfaitement la théorie maslovienne de la Pyramide des besoins : dans l’ordre des priorités, me nourrir et nourrir ma famille prime sur mon accomplissement intellectuel.
Dans un grincement brusque, un soldat ouvre le lourd battant d’acier.
— Toi, tu es libre, dit-il en hébreu, le doigt pointé sur celui des hommes qui avait volé un portefeuille.
Celui-ci se lève docilement et marche vers le seuil, se tourne un instant vers les autres, leur fait un petit signe de la main et trouve même la force de leur sourire, puis disparaît dans le couloir.
Quelques heures plus tard, trois autres militaires surgissent et ordonnent à N de les suivre.
Maintenant, N se trouve dans une autre cellule, seul.
Cela ressemble presque à une promotion. Le groupe de la première cellule lui manque et ici la lucarne est absente, mais on lui a donné un repas et des vêtements qui ressemblent vaguement au treillis des soldats. Tout à l’heure, il a été interrogé sèchement, avec défiance et quelques tentatives de déstabilisation psychologique, mais sans violence physique. Tout a glissé sur lui.
À mesure de ses expériences, le point de vue de N sur le monde se forge. Par les semences affectives, le bien et le mal marquent son territoire intérieur, délimitent des régions, modèlent des reliefs et des vallons. Si l’on se réfère à la théorie du développement moral de Kohlberg, N dépasse déjà le palier préconventionnel, fait de crainte de la punition et de recherche de la récompense. Il s’aventure à présent dans le palier conventionnel, découvre la trame des normes sociales de ses interlocuteurs. Il apprend vite.
Grâce aux questions de ses geôliers, à travers l’observation de leurs réactions suspicieuses ou gratulatoires à ses propres réponses, N acquiert rapidement un nouveau champ lexical, enchevêtré dans la matrice du référentiel moral local : un monde polarisé se dessine dans sa conscience, partagé entre les Uns et les Autres. Il comprend l’injonction que les autres s’efforcent, consciemment ou non, d’imprimer en lui : il faut absolument décider de quel camp il est issu. Cette appartenance préside à tout le reste.
Après quelques heures de solitude complète, durant lesquelles ses maigres souvenirs lui tiennent compagnie, défilent en boucle dans sa conscience, on le conduit chez un médecin légiste. Cheveux blancs, paupières bouffies, lunettes rondes finement cerclées d’argent, lèvres humides, voûté, l’air d’en avoir vu d’autres. Le sentiment initial est celui d’être undossier de plus.
Après un examen physique approfondi, le légiste l’interroge longuement. Il s’évertue à jauger ce que N sait : la date, l’heure, le nom du Président et du Premier ministre, le pays, la ville où ils se trouvent, le nom de la plage où on l’a arrêté, et bien d’autres attributs manifestement consensuels du monde. N répond invariablement « Je ne sais pas ». Il découvre l’étendue de son ignorance au fil de questions qu’on lui pose. Le sentiment pénible des nombreuses lacunes de sa mémoire grandit à chaque réplique, guidé par le tuteur de l’interrogatoire médical.
Le médecin semble déçu par cette première série de réponses. En revanche, N brille dans la deuxième partie de l’interrogatoire : répéter des séries de mots, de nombres, reproduire des dessins géométriques ou figurés, effectuer des calculs. Le médecin se montre impressionné, surtout pour les calculs et les séries à mémoriser, mais peut-être est-ce pour l’encourager ? Établir une connivence entre eux ? D’une certaine façon, c’est un peu infantilisant.
Sans prévenir, le légiste change de langue au milieu d’une phrase, passant de l’hébreu, utilisé par la majorité de ses interlocuteurs depuis la plage, à l’arabe, employée jusque-là uniquement par ses quatre codétenus de la première cellule. N répond en arabe, sans marquer la moindre pause.
Le légiste pose son dossier et son stylo sur la table, comme pour marquer la fin de leur entretien, mais ne se lève pas. Il croise les jambes, se frotte les paupières, s’adosse dans une posture relâchée, puis, sur le ton de la conversation, l’interroge sur les textes sacrés, ceux des Uns, des Autres, et mêmes ceux de religions tierces, qu’il semble toutes particulièrement bien connaître. N répond sans hésitation, cite les passages au mot près, mentionne sans erreur les livres, les chapitres, les numéros de versets, chaque fois dans la langue dudit texte sacré, frôlant involontairement la cuistrerie lorsqu’il suggère des variations de traduction ou d’interprétation pour certains passages.
Insidieusement, le médecin revient sur quelques passages du Livre Sacré des Uns, souligne des paradoxes rhétoriques, des contradictions généalogiques, des incohérences morales et quelques supposées abominations, et lui demande ce qu’il en pense. N reste silencieux un long moment, plongé dans ses réflexions, puis conclut, serein : « Toute imperfection que nous imprime un texte religieux porte en elle sa propre leçon. » Le vieux médecin contracte ses lèvres humides et charnues en une moue dubitative, qui peut aussi bien remettre en question la validité de cette sentence que sa sincérité, puis il ferme les paupières, hoche la tête d’un air entendu, et se lève.
Avant de le quitter, le légiste se retourne et lui fait un sourire étrange, entre complicité et empathie, qui signifie peut-être « J’ai percé ton manège, canaille ! » ou encore « Mon pauvre vieux, tu es salement atteint ! », impossible de savoir… Son expression est illisible. Puis il lâche, comme on lance une obole, « Je reviendrai vous voir bientôt », et appelle le surveillant brigadier.
S’ensuit une longue solitude, plus brève, mais bien plus angoissante que la précédente. Celle-ci est habitée par de nouvelles interrogations, de nouveaux doutes. Par ses questions, le légiste a pointé des limites et des insuffisances nouvelles dans la conscience de N, dont ce dernier ignorait précédemment l’existence. Un sentiment de dépossession l’envahit à présent, l’intuition d’avoir perdu quelque chose d’à la fois précieux et impossible à nommer. Quelque chose comme l’innocence.
N sait que toutes les cellules voisines contiennent plusieurs prisonniers. D’une certaine façon, son isolement peut s’envisager comme l’expression d’un privilège accordé par l’administration militaire. Dans le confinement et l’absence de lumière naturelle, le temps se dilate. Au loin, un chien hurle tristement. N fait des exercices musculaires, se remémore les évènements depuis la plage, convoque sans relâche les images, les odeurs et les sons. L’acuité de ses souvenirs récents le réconforte un peu. Sa mémoire récente est excellente.
Il repense à la lettre, dont il n’avait lu que les premiers mots : « N, ma Lumière… ». Ces trois mots constituent tout son trésor. Ces dix lettres le nomment, en même temps qu’elles suggèrent son rôle dans une autre existence. Il a été la lumière de quelqu’un, et il ne doute pas qu’il s’agit d’une femme. Il s’évertue à s’en souvenir, mais le passé se refuse à lui.
— Alors, docteur ? demande le capitaine Ron Meyer, mi-impatient, mi-circonspect.
Le vieux légiste ajuste ses lunettes, se frotte le front, forme une expression de profonde réflexion. Ces gestes lui servent essentiellement à reprendre son calme. Il sait que Meyer use de violence avec les prévenus. Il sait aussi que Meyer se fout royalement de ses diagnostics. Il sait enfin qu’il n’agit en toute circonstance que pour l’avancement de sa carrière. Ce petit con, qui a l’âge d’être son fils, le prend de haut. Mais patience, un Commentaire du Livre Sacré des Uns dit bien : « L’ambition détruit son hôte. »
Lui-même n’a pas toujours été irréprochable, mais ses ambitions se sont taries avec l’âge. Heureusement, la retraite n’est plus très loin. Trois mois, et il pourra se lever tôt dans la maison de son enfance, bâtie de chaume et de pierres brutes envahies de mousse, au pied du Mont des Béatitudes. Avec ses amis Ahiqar et Nasreddine, il s’en ira pêcher dans le lac de Tibériade. Eux seuls savent lui rappeler qu’on ne se défait pas de ses racines. Ils lui répètent souvent ce vers de leur langue : « Même dans le filet du pêcheur, le poisson appartient encore à la mer. »
— Quelques ecchymoses au tibia et sur le côté gauche du thorax, que j’ai photographiées. Il a souffert manifestement d’hypothermie et de déshydratation, mais il s’est bien remis grâce à la qualité de notre service carcéral de restauration. Cliniquement, il n’y a rien d’autre.
Le légiste articule ces derniers mots en dévisageant avec ironie le capitaine, puis marque un silence. Il aime lui lâcher des mots comme des os à un chien, le maintenir veule et malléable d’impatience. Dans leurs joutes, il demeure le maître du rythme. Il poursuit :
— Les résultats des tests toxicologiques ne montrent rien de particulier, à part la présence de cotinine dans les urines, ce qui signifie qu’il a fumé il y a moins de cinq jours. Le taux est trop élevé pour un tabagisme passif. Les autres drogues usuelles sont indétectables. Il paraît en très bonne santé.