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Au début de la Seconde Guerre mondiale en France, alors que le pays est en proie à des manifestations violentes, le destin trace un chemin singulier pour Frédéric Ferrara, jeune journaliste et athlète exceptionnel. Victime d’un grave accident après son dernier exploit, il est miraculeusement sauvé par Ariane, également journaliste pour L’Express. C’est le début d’une histoire d’amour fulgurante. Durant sa convalescence, sous l’influence d’une force mystérieuse, Frédéric abandonne l’idée d’écrire sur ses moments de gloire pour se consacrer à un roman complètement différent. L’acquisition d’un fauteuil ayant appartenu à Marcel Proust serait-elle à l’origine des transformations profondes observées dans sa vie ? Plongeons avec lui dans ce thriller sombre et captivant mêlant réalité et science-fiction.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Petrika Ionesco écrit pour immerger le lecteur dans un univers impitoyable, extravagant, déformé, amer, désespéré et maudit, mais étrangement captivant. Cet ouvrage est le résultat de son imagination étonnante, nous transportant à travers une variété de mondes et d’aventures singulières.
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Petrika Ionesco
Bad Kiss
Ou
Le fauteuil de Proust
Roman
© Lys Bleu Éditions – Petrika Ionesco
ISBN : 979-10-422-2412-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Au petit matin, en écrivant son roman, exténué, après un face-à-face frisant l’hypnose avec son ordinateur, Frédéric finit par perdre les pédales. Il constata, impuissant, qu’un certain nombre de regroupements de mots, tels des commandos semant la destruction, s’étaient infiltrés clandestinement dans le récit principal l’alourdissant et, pire encore, le rendant totalement incompréhensible.
Ce fut la sonnette d’alarme, et le début d’une grande confusion qui, rapidement, se généralisa.
Vers sept heures du matin, totalement déboussolé, Frédéric poussa un grand cri d’énervement. Mobilisant ses dernières ressources, il dirigea tous ses regards vers la grande poubelle collée à son bureau. Elle était pleine de papiers froissés. Son travail de ces derniers jours. Ôtant ses mains du clavier, il jura de ne plus jamais rien écrire de sa vie.
Revenir brutalement à la réalité après avoir été « ailleurs » des heures durant, en empathie totale avec d’autres mondes, pouvait poser, aux écrivains, de graves problèmes d’identité et même d’équilibre affectif. « Ailleurs », tout est plus intense, plus coloré, dynamique, les personnages sont plus exaltés, leurs sentiments plus dévorants, l’amour et la haine sont interchangeables rapidement.
Aussi, rendons-nous à l’évidence : l’imagination d’un écrivain franchissant les barrières de l’inconnu est totalement différente de celle d’un non-écrivain. C’est ici le point le plus sensible et le plus dangereux puisque le retour, « l’atterrissage », dans la réalité sordide qui l’entoure, pouvait prendre parfois des allures d’une descente aux enfers, et même souvent lui donner l’impression d’être ligoté dans un lit, pensionnaire d’un asile psychiatrique.
Il s’étira un bon moment. Une fois sous la douche, il laissa longtemps l’eau froide couler sur sa tête. En s’essuyant, son regard s’arrêta dans le miroir sur ce visage qu’un moment il douta être le sien.
À quarante-trois ans, il en paraissait le double. Ses cheveux, tombant en désordre sur ses épaules, lui donnaient l’air d’appartenir à une autre époque. Son corps d’athlète qui, il n’y a pas si longtemps, soulevait l’enthousiasme, lui semblait se tasser. Ses yeux gris verdâtre et son regard de séducteur aux mille rires qui l’an dernier encore faisait des ravages, lui parurent maintenant bien ternes, éteints et très fatigués. Son proverbial sens de l’humour n’était plus qu’une formule indéchiffrable dont il avait perdu les codes.
Un bon moment, il regarda, attristé, la chaise sur laquelle il avait été assis. Avec ces deux grands coussins écrasés scotchés dessus, elle était la preuve irréfutable de ses douleurs dorsales aiguës, engendrées par les milliers d’heures pendant lesquelles, immobile, il écrivait ses romans, sans que personne ne s’en soucie ni ne lui vienne en aide. Il ouvrit les yeux. Il fit quelques mouvements pour se dégourdir les membres, puis proféra mille jurons. Il ressentait toujours les mêmes douleurs dans le bas de la colonne. Il promena son regard sur les murs grisâtres de son studio, infiltrés d’une humidité tenace. Le seul radiateur sur roulettes encore en fonction, au centre de la chambre, laissait s’échapper quelques anémiques calories. Instantanément, son regard reprit des couleurs. Il admira, encore et encore, son « bijou », sa « magique » bibliothèque, recouvrant tout le mur en face de sa table de travail. Elle contenait une stricte sélection de tous les écrits de ses cinq écrivains « cultes », dont il avait lu et relu chaque page, chaque ligne, jusqu’à plus soif, au point qu’il les connaissait par cœur. Quelquefois, il s’amusait même, dans sa tête, à mélanger leurs textes entre eux, composant dans son esprit, par ce tour de magie, le « roman idéal », quintessence de tous ces livres à la fois, dans le seul but de le déguster, seul, égoïstement. Un sommet, un concentré absolu de la littérature, auquel personne, à part lui, n’aurait jamais accès.
Ce matin, pourtant, il s’en voulait à mort. Après cette nuit intense dédiée à l’écriture, il n’avait toujours pas su trouver une dynamique sans faille à ces quelques phrases qu’il peaufinait pourtant depuis sept heures déjà.
« C’était l’une de ces si rares journées ensoleillées d’un mois d’avril. Par les fenêtres grandes ouvertes, le parfum enivrant du lilas frais, à peine éclos, remplissait tout le salon de sa maison avec jardin de Villiers-sur-Marne, en région Parisienne. Eléonore, folle de joie, donnait une dernière touche à l’énorme bouquet de roses blanches, rayonnantes, à l’image de son âme, se réjouissant, en ce jour d’ivresse, de ces mille splendeurs immaculées. Très émue, elle vérifia ensuite, une dernière fois, le fonctionnement de la nouvelle télécommande du téléviseur qu’elle venait d’installer dans la chambre de son fils unique, Antoine. Cette même chambre qu’elle préparait, depuis dix-huit ans déjà, avec la même dévotion et la même émotion… » Il ne pouvait finir sa phrase. De dégoût, comme électrocuté, il resta un instant figé. Se frappant fortement le front dans l’espoir d’inculquer un coup revigorant à son cerveau ramolli, il finit par se lever, et, d’une démarche rapide, fit plusieurs fois le tour de sa modeste chambre.
Subitement, arborant un sourire radieux, il se remit à écrire, plongeant de nouveau dans le monde d’Eléonore qui, de toute évidence, existait en dehors de lui. Son visage s’illumina. Comme les solistes en plein concert, connaissant parfaitement leur partition, ses doigts commencèrent à pianoter, gourmands, sur le clavier de son ordinateur.
« Depuis quinze années, dans l’espoir enivrant d’une sortie définitive de prison, Eléonore attendait le retour à la maison de son fils unique, Antoine, son seul trésor, qu’elle mettait au rang des martyres parmi les martyres. Conjuguer enfin le passé au présent. Sa vie, le jour de son arrestation, s’arrêta net, suspendue à ce crochet de boucherie, que fut la décision du tribunal. Vidée de son sang, de son âme, de son envie de vivre parmi les humains, elle finit même par éviter leurs regards. Elle vivait seule, recluse, sans que personne ne vienne la visiter. Après l’arrestation d’Antoine, son mari, comme elle, n’étant pas vraiment sûre de l’innocence de son fils, ne supportait plus ni son deuil trop visible ni la place absurde que prenait son fils dans leur vie. Il trouvait leur Antoine déjà mille fois fautif, vrai ou pas, regrettant qu’il les ait traînés au ban de la société. Il quitta le domicile conjugal un an plus tard, le divorce étant prononcé dans la foulée.
À partir de là, la vie d’Eléonore devint une longue prière, ponctuée par les visites au parloir de la prison. Derrière une vitre sale, elle pouvait à peine observer son fils qui, telle une ombre venant d’un autre monde, celui des morts-vivants, lui parlait d’une voix qu’elle reconnaissait à peine, déformée par ce haut-parleur toujours déficient qu’elle aurait aimé arracher et piétiner longuement. Après l’échange de quelques mots convenus, il s’évanouissait tel un zombie, sans se retourner, derrière cette maudite porte en ferraille, poussé par un gardien. »
Frédéric s’arrêta d’écrire. Il commença à allonger ses pieds sous la table en s’étirant en arrière contre le dossier. Il avait mal partout.
Après toutes ces dernières nuits stériles où tout allait de travers, il se sentait plus que frustré.
Soudain, tel un pilote en péril s’éjectant de son habitacle en feu, il sauta de sa chaise et alla se coller contre le mur, se laissant glisser pour se retrouver par terre. Il aimait cette position tellement anachronique, simulant la souffrance. Ça rimait bien avec l’esthétique de cette chambre, balançant expressément entre la pauvreté et la sobriété, ressemblant carrément à une cellule de prison ou celle d’un moine retiré du monde. Cette simplicité, Frédéric la recherchait, la désirait ardemment, telle une pénitence. Il avait loué ce studio il y a dix mois déjà, en se jurant de ne retourner qu’une fois le roman achevé dans son grand appartement, au dernier étage de la rue de Passy, avec vue sur la tour Eiffel et le Tout-Paris.
Au centre de la pièce, il avait disposé sa table en ferraille, et dans un coin, un lit de campagne pour une personne dont il avait enlevé les ressorts remplacés par une simple planche d’ascète. En vis-à-vis du lit, se trouvait un vieux fauteuil en cuir, ample et très bas, extrêmement râpé de partout, principalement sur ses accoudoirs ronds, lacérés par les ongles divins de Proust, pendant ses « fréquentes crises de nerfs aiguës », chose certifiée par la notice accompagnant le fauteuil lors de sa vente aux enchères à Drouot, où il le souffla au nez et à la barbe de P.P.D.A. Belle revanche ! Pour Frédéric, ces traces de griffes sur le cuir, étaient comme des signatures, des messages spéciaux du Maître. Il en était convaincu. Ils contenaient des compositions ésotériques, pleines de secrets raffinés.
D’ailleurs, en les caressant, en leur parlant parfois, miraculeusement, elles se transformaient en plumes qui formaient des ailes, avec lesquelles il s’envolait vers des mondes où son imagination vagabondait librement, sans plus aucune censure. Un monde parfait, idéal, sans éditions ni critiques spécialisés, et, pour couronner le tout, sans même de lecteurs. Un monde idéal dans lequel il n’avait de comptes à rendre à personne. Le rêve.
Depuis que Frédéric s’était retiré dans ce studio, situé au centre de ce no man’s land de la porte de Clignancourt, il brassait du vide.
C’était une lutte permanente avec cette nébuleuse cannibale de mots qui, avant même qu’on ait pu leur trouver le moindre sens, se défilaient à la plus infime hésitation. Pourtant, il les choisissait, dorlotait, implorait, ciselait, désirait, positionnait et repositionnait dans tous les sens. Il va sans dire que l’action de son troisième chapitre en était encore pratiquement au point mort.
Alors, dépensant toute son énergie tel un rameur aux galères, luttant coûte que coûte pour avancer centimètre par centimètre contre les vagues, il réussit finalement, ligne par ligne, phrase par phrase, à atteindre les rives escarpées et rocheuses de la fin du troisième chapitre de son roman.
« Enfin, du temps leur était autorisé lors de leur rencontre, derrière la vitre sale du parloir de la prison. À chaque fois, Antoine était poussé par un gardien puis disparaissait derrière cette maudite porte en ferraille, sans jamais lui faire le moindre signe. Elle restait un long moment prostrée, sans plus de mémoire ni respiration, le cœur compressé par la douleur. Elle aurait tant voulu sentir son odeur, le serrer dans les bras.
Se cachant derrière un sourire convenu, elle se précipitait à la maison où elle vomissait des heures, parfois ne pouvant plus s’alimenter de toute la semaine suivante, au point que, deux années après l’arrestation de son fils, Eléonore paraissait n’avoir plus aucun sexe. Ses seins rétrécirent au point de disparaître, son visage perdit de son éclat, sa démarche devint mécanique et quelquefois, prise de vertige, elle restait enfermée des jours entiers, tel un meuble, immobile, assise dans le salon, les stores baissés, regardant dans la pénombre la photo encadrée de son fils, radieux, fêté par l’ensemble de ses collègues de travail. C’était le jour où il venait de gagner le prix du meilleur ingénieur électronicien de start-up, pour son travail sur les balises à repérer les hackers, permettant leur identification instantanée. Cette découverte, déclarée d’intérêt mondial, rapportait, depuis toutes ces années, une fortune à son ancien patron.
Mais Antoine, lui, ne profita de rien de tout ça. Il fut arrêté et jeté en prison le jour suivant, et très rapidement condamné pour trois crimes de sang, des viols avec un déchaînement terrible de brutalités.
Il fit la “une” de tous les médias, présenté comme un abject serial killer, dont les méthodes de mise à mort dépassaient en cruauté tous les tortionnaires qui l’avaient précédé. Antoine nia fortement toutes ses accusations. Mais après son arrestation, les crimes sexuels s’arrêtèrent dans la région pendant une longue période. Sa culpabilité ne fit aucun doute. La police reçut toutes les félicitations pour avoir mis si rapidement sous les verrous le présumé tueur d’une série qui s’annonçait très longue. Il n’y eut aucune hésitation concernant sa culpabilité. »
Frédéric s’arrêta d’écrire. À partir de là, il fallait prendre une décision rapide, d’une importance extrême pour la suite de son roman. Sentant avoir attrapé au vol le bout d’une longue ficelle de mots, il se mit passionnément à rédiger de nouveau.
« Mais tous ces drames, par miracle, en ce jour béni d’avril ensoleillé, appartenaient désormais au passé. Toute la souffrance d’Eléonore n’était plus qu’un mauvais souvenir. Antoine, après avoir passé quinze ans, seul en cellule, venait de bénéficier, pour bonne conduite, d’une libération anticipée. Les yeux rivés sur l’énorme bouquet de roses blanches, Eléonore rêvait les yeux ouverts à cette porte de prison, donnant vers l’extérieur, par laquelle, comme un ressuscité sortant de son cercueil, une valise à la main, son fils ferait, demain, ses premiers pas dans sa deuxième nouvelle vie, plus beaux encore que ceux de son enfance. Elle passa la journée à cuisiner les plats préférés de son fils, tous très élaborés. Une épreuve pour elle-même, car c’était la première fois, depuis ces quinze ans, qu’elle ouvrait le four. Elle prépara tout, sachant que demain, tellement fébrile, elle ne serait pas capable de faire quoi que ce soit avant quatre heures de l’après-midi, heure de sa sortie. Les innombrables casseroles, avec notamment, du veau à la crème et à l’estragon frais, un mijoté d’agneau aux petites aubergines et sa tarte de crêpes qu’il adorait et qu’elle, Bretonne d’origine, savait accommoder comme personne, s’étalaient maintenant sur le plan de travail de la cuisine en attente de refroidir. Leurs parfums étaient ceux du passé, leur passé, quand Antoine très heureux, tel un champion, la serrait fortement sur sa large poitrine pour la remercier.
Mais au moment où elle était en train de mettre le tout au frigo, le téléphone sonna. C’était la première fois depuis dix ans. C’était son avocat. La conversation lui asséna un coup de massue. Le destin frappait de nouveau fort. Antoine ne sortirait pas de prison. Le motif invoqué était sans appel. Deux autres femmes, des jumelles, venaient de déposer plainte contre lui, toujours pour viol. Les faits, même s’ils remontaient à une vingtaine d’années, avaient incité le juge à rouvrir le dossier et annuler sa sortie conditionnelle. Eléonore s’arrêta de respirer. Ses hurlements de désespoir s’entendirent dans toute la rue. Elle s’effondra en larmes et, totalement épuisée, finit par s’endormir tout habillée. Le lendemain, prostrée, le ventre noué, les dents serrées, ayant une douleur de tête monstrueuse, elle eut du mal à se réveiller quand la sonnette de la porte d’entrée du jardin tinta à plusieurs reprises. C’était sa voisine, sa seule amie, un croissant et une lettre à la main venant de Fleury Morangis. Le postier s’était trompé de boîte aux lettres. Elle lui avait été envoyée par le Directeur de la prison trois jours plutôt. Donc, avant la plainte des jumelles et la décision du juge d’annuler la sortie.
Une lettre d’une demi-page. Après une introduction polie, le texte suivant arrêta sa respiration.
« C’est du fait de la maladie incurable de votre fils, et à cause de laquelle, je dois vous l’avouer, ma décision de le libérer avant terme a été prise, sa détention n’étant plus qu’une question de jours. Par égard à vos sentiments maternels et conformément aux innombrables demandes que vous avez exprimées, j’ai demandé au juge de vous le rendre. Le cancer du pancréas à un stade aussi avancé qu’il a contracté n’est pas guérissable. Ses jours sont comptés. Il est préférable qu’il les passe près de vous, dans le cadre familial.
J’aimerais avoir une confirmation rapide de votre part, pour m’assurer que vous avez la possibilité de lui offrir des conditions normales de vie, en conformité avec les normes en vigueur. Son espérance de vie tourne autour d’une ou deux semaines. Vous pouvez m’appeler cet après-midi entre seize et dix-sept heures au numéro de téléphone : 0645892131.
En attendant une réponse de votre part, je vous prie d’agréer, chère Madame, etc., etc. » Les yeux fermés, Frédéric, tel un pianiste virtuose à la fin d’un concerto, leva ses mains du clavier, les laissant un moment suspendu en l’air. Puis, sortant de sa transe, s’essuyant le front, le regard dans le vide, il s’effondra dans le fauteuil de Proust, au large dossier.
Pour continuer l’écriture de son roman, il n’avait plus droit à la moindre erreur. Il était tout à fait conscient que, de cette décision, dépendait toute la suite de son roman. Il le savait bien. L’écrivain n’est qu’un spéléologue, une puissante lanterne à la main, découvrant pour la première fois dans les grottes souterraines des âmes et des destins, leurs mystères gravés de désirs ou d’infirmités, recouverts de gloire, d’infamie ou de sang, évoluant exclusivement pour le salut de leur âme, leur architecture les projetant dans ou hors du temps, que l’écrivain spéléologue découvre à travers eux.
Il respira un grand coup et se remit à écrire.
« Eléonore ne fit rien de surprenant. Elle demanda juste à la voisine de revenir demain matin. Elle était crevée et voulait, disait-elle, se reposer. Un peu interloquée et surprise, celle-ci repartit, atterrée. »
Après avoir versé toutes ses larmes jusqu’à la dernière, le monde des justes revint, comme à chaque fois, avec la même certitude indivisible. La voix, si lucide, venue des profondeurs de sa solitude, criait sa vérité au fond de son être : « Non ! Ton fils n’est pas coupable. Ce n’est pas lui l’assassin ! » D’ailleurs, Antoine avait toujours nié les faits tout au long du procès, et par la suite encore, à chaque occasion. Elle connaissait bien son fils, il ne mentait pas. Oui, l’assassiné, c’était bien son fils.
Tout le dossier d’Antoine, constitué par le juge d’instruction, avait été établi à partir, et autour d’une seule pièce d’accusation. Une seule pièce avait servi au procureur à l’accuser de tous ces meurtres : ce maudit sac recouvert des empreintes d’Antoine, appartenant à la première victime sauvagement assassinée. Pour sa défense, la version d’Antoine fut la suivante. Ce sac, il l’avait trouvé par terre, collé à un banc, le jour d’avant le crime, dans le bois de Boulogne, lors de son jogging matinal, sport qu’il pratiquait quotidiennement avant d’aller au travail. Un grand sac noir qu’il fit la bêtise de soulever et de poser sur le banc. Puis il l’avait fouillé minutieusement, soucieux de rechercher un indice, un numéro de téléphone, une adresse sur un document, n’importe quoi, dans l’espoir d’en retrouver la propriétaire. Dans le sac, malheureusement, il n’y avait rien d’autre que deux boîtes de préservatifs, un paquet de Kleenex, et deux boîtes de Doliprane, le trousseau type de la prostituée ou du travelo du bois de Boulogne. Antoine, en retard au travail, décida de laisser le sac sur le banc, dans l’espoir que sa propriétaire reviendrait le chercher. Ce même sac, recouvert de ses empreintes, fut retrouvé le matin même, dans un bosquet près d’une femme, sauvagement assassinée, le ventre ouvert, le cœur arraché et cloué sur un arbre, à côté. La semaine suivante, deux autres meurtres, deux femmes, aussi sauvagement massacrées, furent retrouvées dans le même périmètre.
Le lendemain, deux jumelles victimes d’un viol avec sadisme firent une déclaration à la police. Le portrait de l’agresseur qu’elles décrivaient dans le moindre détail était à l’identique celui d’Antoine.
Elles firent remarquer que leur bourreau rencontrait des difficultés à parler. Il bégayait légèrement. C’était le cas d’Antoine. Il fut arrêté.
L’affaire fut classée. » Brusquement inspiré, convaincu de recevoir des informations très précieuses venant d’Eléonore, Frédéric continua d’écrire plus à l’aise.
« Eléonore, émergeant d’un long cauchemar et essuyant ses larmes, ouvrit le tiroir de sa commode. Elle en sortit un pistolet automatique très puissant, vingt-quatre coups à la seconde. Elle était décidée à tuer les jumelles, responsables de tous ses malheurs. Récidiviste maintenant, leur plainte condamnait Antoine à mourir dans sa cellule. Elle enfila son trench gris, impersonnel, enserrant son abondante chevelure argentée dans un foulard gris lui aussi. Elle sortit de chez elle, prenant la direction du RER. Une fois sur place, et ayant dépassé l’immeuble de la poste, elle le contourna sur sa gauche. Serrant fortement son pistolet sous son trench, elle s’engouffra dans le labyrinthe des ruelles, l’amenant vers la maison des jumelles. Elles vivaient ensemble depuis leur naissance dans un pavillon cossu, entouré d’un parc avec débarcadère, sur la Marne, à Nogent-sur-Marne, près de Paris. Cela faisait 50 ans déjà.
Mais, ce qu’Eléonore ne savait pas, c’était qu’Antoine, au même moment, s’était enfin décidé à mettre en place son plan d’évasion.
La conjoncture était on ne peut plus favorable. Depuis six mois, Delphine, une fille qu’il avait connue par hasard à Nice, il y a une vingtaine d’années, venait d’être nommée chef infirmière à l’hôpital de la prison. Un signe qu’enfin le destin commençait à s’intéresser à lui aussi. Ils s’étaient rencontrés à l’Opéra de Nice pendant l’entracte d’une « Traviata ». Dehors, une tempête s’était déclenchée et il pleuvait à seaux. Pour fumer sans être vue, Delphine décida de se cacher clandestinement dans le seul lieu possible qu’elle avait trouvé : une armoire collée au mur, au fond d’un corridor, près des toilettes. Sans savoir qu’Antoine avait fait pareil, ils firent connaissance, cachés, très serrés dans l’armoire tout en fumant leur cigarette. Quand l’ami de Delphine avec lequel elle était venue, allant aux toilettes, les vit sortir de l’armoire, riant, bien disposés, son sang ne fit qu’un tour. Il devint très agressif avec elle. Elle lui tint tête sur le même registre. Ils se mirent à s’insulter. Une gifle claqua. Il s’excusa, affolé, mais c’était trop tard. Antoine lui sauta dessus et une bagarre en bonne et due forme s’ensuivit. La gifle, reçue par Delphine, fut vengée cent fois. Au final, après toute cette dépense d’énergie, Delphine refusa de suivre son compagnon.
Accompagnés par Antoine, ils quittèrent le spectacle et se retrouvèrent dans un restaurant italien sur la place Masséna. Un œil au beurre noir, la lèvre fendue, Antoine fut soigné, très affectueusement. Un authentique miracle se produisit. Il fut persuadé que c’étaient bien ces yeux, très rieurs, si inspirants et aux mille éclats, d’un vert doré, qui avaient fait le travail pour qu’il guérisse si vite, au point qu’à la fin du repas, il n’y avait plus la moindre trace de bagarre sur son visage. Ils se retrouvèrent la nuit même, enlacés l’un à l’autre à faire l’amour encore et encore, et passèrent ensemble une semaine de rêve. Elle était Niçoise et habitait chez ses parents dans les hauteurs de la ville, sur la corniche. Les effets si bénéfiques de l’amour que Delphine lui portait, Antoine les ressentit pendant toute la période de leur liaison, comme une œuvre magique venue du ciel pour le sauver.
Puis un jour, elle disparut.
Dix années plus tard, le passé ressurgit, comme un torrent de montagne, entouré de toute la panoplie des peurs et des interrogations de rigueur. Delphine fut nommée chef infirmière de la prison où Antoine purgeait sa lourde peine. Entre-temps, elle s’était mariée deux fois, avait divorcé deux fois et était mère d’un garçon. Mais, dès leur première rencontre à l’hôpital, leurs cœurs battirent de nouveau à l’unisson. L’ancien brasier, caché dans les profondeurs de leurs âmes, n’étant pas encore totalement éteint, raviva ses flammes. Connaissant profondément le royaume intérieur de son homme, pas une seule seconde, elle n’avait cru à sa culpabilité.
Pour se voir plus souvent à l’infirmerie, elle inventa une stratégie à long terme, le déclarant atteint d’un cancer. Antoine, jouant les affaiblis, toussant sans arrêt, simulant une extrême fatigue et des douleurs insupportables, se traînait exténué, mangeant à peine pour maigrir. Il réussit à se faire admettre à l’infirmerie où Delphine lui avait réservé une chambre individuelle. Leurs étreintes passionnées les remplissaient d’une énergie si positive, si bénéfique, qu’ils recommencèrent à se faire des déclarations d’amour. La simulation de la maladie d’Antoine fut menée de main de maître par Delphine qui trafiqua toutes les analyses constituant son dossier médical. Leur complicité fit merveille étant donné qu’Antoine s’était découvert un véritable talent d’acteur tragique. Avec la complicité de Delphine, ses chimiothérapies étaient truquées, ainsi que toutes les prescriptions de son traitement médical. Maître dans l’informatique, il fut en possession des codes secrets donnés par Delphine, lui permettant d’avoir accès aux données et dossiers le concernant. Il put les manipuler à sa guise de manière que l’avancement de sa maladie soit fulgurant, et lui, indiscutablement, une loque en phase terminale. Un plan d’évasion fut établi. Ce serait pour ce soir. Ce jour étant un vendredi, la collecte du linge sale du personnel soignant ou des autres employés était effectuée. Une fois ramassé, celui-ci était trié, jeté à travers un tube d’évacuation vers une camionnette attendant dehors, pour l’emmener ensuite au centre de lavage du centre-ville. Une fois dans la camionnette, Antoine se cacha dans le linge et ne quitta la camionnette qu’une fois arrivé au premier feu rouge, après la sortie de la nationale. Là, il trouva une voiture de location que Delphine avait, avec de faux papiers, louée pour lui. Il était neuf heures du soir, il faisait sombre. Il trouva un paquet d’argent dans la boîte à gants de la voiture. De la nourriture et conseils pour la suite. Il prit la route vers une maison de campagne dont Delphine avait hérité de sa tante, morte depuis peu, tout au nord de la Hollande, et où elle le rejoindrait au plus vite. » Envahi par l’émotion, Frédéric s’arrêta d’écrire. Comme à chaque fois dans ces occasions, il sentit ses mamelons durcir. C’est donc, aimait ‘il s’amuser, tout naturellement, donnant naissance à ces personnages, que son corps automatiquement se préparait à l’obligation d’allaiter. C’était pour Frédéric le signe qu’il était sur la bonne piste.
Il sentit ses doigts se remplir d’une fébrilité extrême, qu’il connaissait déjà si bien. Avec une grande attention, il les positionna sur le clavier. Il attendit les deux secondes traditionnelles de calme absolu avant le grand sprint et attaqua le chapitre suivant sans plus respirer.
« Très pâle, Eléonore, tout de gris habillée, serrant fortement son pistolet-mitrailleur, s’approcha de la maison des jumelles pour inspecter du regard la situation. À son approche, les chiens aboyèrent de partout. La propriété était alignée côte à côte avec d’autres maisons, assez luxueuses, hébergeant sans doute des molosses féroces, à la dentition redoutable, n’attendant que le moment propice pour la mettre en valeur. Les jumelles possédaient une villa coquette sur deux étages, en pierres apparentes, avec trois tourelles bien dessinées. Elle était bien cachée dans la verdure, au milieu d’un parc assez travaillé, au bord de la Marne. Un débarcadère faisait la liaison entre les rives. Eléonore décida d’employer la méthode la plus simple pour entrer par là, directement dans le jardin. De ce fait, il lui était indispensable de se procurer une barque et des rames. Si tôt le matin, au petit port de Nogent, la location était fermée. Des enfilades de bateaux à moteur de toutes les dimensions attendaient tranquillement, ligotés aux quais en bois, montant et descendant au gré des petites, mais nerveuses vagues provoquées par les écoles de kayaks et de canoës de la Marne dont le concours final était en cours.
Rapidement, elle repéra une embarcation gonflable, à sa portée, et en parfait état, accrochée à la poupe d’un des grands bateaux de promenade fluviale. Les rames, encore en place, n’attendaient que le rameur. Une fois le soleil couché, la pénombre installée, elle décrocha le gonflable et arriva devant la propriété. Elle s’arrêta, observant à travers les fenêtres à la jumelle, l’activité à l’intérieur de la maison. Eléonore fut prise de crampes. Une des jumelles, nue et éclaboussée de sang, manipulait une grande hache en montant l’escalier en colimaçon se trouvant dans la tour principale. Plus haut encore, au deuxième étage, nu et recouvert de sang également, la barbe grisonnante taillée à l’assyrienne, le crâne rasé, intégralement tatoué comme le restant de son corps d’ailleurs par des images apocalyptiques, un homme, luttant contre la mort, pressait sa carotide entamée par une lame. Pour ne pas tomber, il s’accrochait au mur, essayant désespérément d’échapper au coup de hache final. C’était Antoine, qu’Eléonore n’avait pas reconnu. Elle ne l’avait jamais vu nu, avec ces tatouages maléfiques.
En quelques secondes, un vent puissant se leva et le ciel se couvrit de gros nuages noirs tourbillonnants, chargés d’électricité. De puissants éclairs frappèrent le ciel. Toute la nature flashait comme chez le photographe. La pluie s’abattit d’un coup. Eléonore fut trempée de la tête aux pieds. La visibilité diminuait beaucoup. Elle eut du mal à suivre l’homme tatoué qui, sorti par un vasistas, se trouvait maintenant sur le toit et avançait en glissant dangereusement sur les tuiles. Le cœur d’Eléonore s’enflamma. Sa vengeance était prête, à portée de main. Elle sentit une émotion rafraîchissante creuser son plexus, ressemblant à celle qui accompagnait ses pas dans sa jeunesse pour ses rendez-vous d’amour. Le niveau d’eau dans le gonflable montait à vue d’œil. Bientôt il serait rempli.
Une fois arrivée au ponton, sous un ciel déchaîné par mille explosions d’éclairs, elle sauta sur la terre ferme et se mit à courir vers la maison. Un cri terrifiant perça entre deux coups de tonnerre assourdissants. Heureusement, c’était celui d’une femme. Le corps d’une des jumelles à la hache s’était écrasé en bas, sur la terrasse de l’entrée de la villa, collé au bitume, désarticulé, sans tête. L’autre jumelle se trouvait, elle, à dix mètres de là, contre les marches du perron, arborant un énorme sourire jusqu’aux oreilles, exprimant ainsi, qui sait peut-être, son bonheur d’une indépendance enfin retrouvée. » Comme réveillé d’un cauchemar, Frédéric s’arrêta d’écrire.
Totalement déconfit, une légère nausée dans la poitrine, il mit fin à ses illusions, voir un jour ce sujet devenir un roman. Appuyant simplement sur une touche, il effaça tout ce qu’il venait d’écrire, depuis le début et jusqu’au dernier mot. Puis il s’acharna même à effacer toutes ses notes, pour faire en sorte qu’il ne resta plus rien.
Il ferma son ordinateur. Puis dans l’espoir de se remonter le moral, il ouvrit le frigo dont il sortit de quoi se préparer un copieux petit-déjeuner. Il mit en route la machine à café. Cinq minutes plus tard, bien assis sur le grand coussin de sa chaise, il se délecta d’une belle omelette à l’estragon, légèrement baveuse, parsemée de quelques pétales de truffe fraîche, que ses amis du Périgord venaient de lui envoyer. Posée sur des tartines bien grillées de pain brun aux céréales, l’omelette coulait dans son estomac comme un trésor de la nature, en réveillant des saveurs généreuses, positives, réussissant finalement à éloigner, sur-le-champ, toute velléité de déprime naissante. La nausée finalement disparue lui laissant une sensation de bien-être.
Revigoré, Frédéric mit de nouveau la tête sous une douche froide et la laissa un bon moment. Puis il se lava les dents, fit quelques mouvements de gymnastique pour dégourdir ses muscles ankylosés.
Il remonta les stores de ses trois grandes fenêtres. Une forte lumière envahit la chambre. Il dut fermer les yeux tellement le soleil était puissant, d’autant plus qu’il avait neigé, et cette blancheur augmentait encore plus la puissance de ses rayons.
Comme chaque matin depuis quelque temps, des hurlements, des sirènes et des explosions en tous genres, parvinrent à ses oreilles.
Quand il ouvrit les yeux, il réalisa que toute la circulation du boulevard d’Ornano et des rues adjacentes venait définitivement d’être arrêtée. Le quartier devait être entièrement bouclé, comme tous ces deniers jours d’ailleurs, et les bouches de métro fermées.
Une échauffourée très matinale, pour la quatrième fois cette semaine, avait lieu entre les CRS épaulés par la police, et un très important groupe de manifestants, formés d’associations défendant la cause des émigrés. Les émigrants eux-mêmes, très excités, venaient d’être fraîchement délogés en masse de la zone du métro aérien Stalingrad qu’ils s’étaient approprié, et cela, depuis plus de deux mois. Depuis une heure déjà, l’affrontement entre les forces de l’ordre et les manifestants se déplaçant constamment sous le parcours du métro aérien depuis Stalingrad arrivait maintenant vers Clignancourt.
Mais, c’était ici, sous ses fenêtres, que la vraie stratégie très maîtrisée des émigrants portait ses fruits. En se séparant par petits groupes très mobiles, ils harcelaient sans cesse les forces de l’ordre. Venus de toutes les directions, par surprise, ils jetaient des pavés et des cocktails Molotov apportés par des amis, des groupuscules anarchistes ou révolutionnaires anticapitalistes. Enserrés dans des collants et portant des cagoules noires, tous très aguerris à l’affrontement urbain, ils réussissaient à créer la peur dans les rangs des CRS, les faisant reculer, et même, sous les ovations, prendre la fuite. Beaucoup de membres des forces de l’ordre, même très couverts et protégés, furent blessés ou brûlés, à leur grand désappointement. Pourtant, la réponse des CRS ne se fit pas attendre. Un déluge d’explosions de gaz lacrymogènes s’abattit sur tout le quartier, et jusqu’au no man’s land d’avant les puces.
Un coup de feu tiré par un jeune manifestant atteignit un policier à moto, qui tomba, roulant sur une dizaine de mètres avant d’être stoppé par un arbre. Cela déclencha une véritable guerre urbaine.
Même si les belligérants, pour un touriste, au début, semblaient plutôt pratiquer un jogging matinal, l’affrontement devint vite frontal, produisant beaucoup de blessés des deux côtés, certains très gravement.
Frédéric passa un moment à la fenêtre à regarder les confrontations.
Rapidement, une partie des émigrants fut dispersée. Les autres furent entassés dans des bus amenés d’ailleurs. Pour clore les incidents, les convoyeurs de bus et minibus des CRS se mirent en marche et disparurent, faisant place aux équipes de nettoyage. Celles-ci piétinaient déjà depuis un bon moment, pressées par le retard accumulé tout à l’heure, Place de la République, « libérée » elle aussi ce matin, après un corps à corps très musclé ayant duré plus de trois heures. Cela avait entraîné beaucoup de dégradations, d’incendies, de voitures, de magasins, de poubelles, qu’il avait fallu « relooker » en les faisant disparaître. Par la fenêtre, la fumée s’infiltrait partout et Frédéric dut même refermer ses volets. L’air était irrespirable.
La boulangerie en bas de son immeuble venait d’ouvrir. Frédéric regarda sa montre. Il était exactement huit heures quinze. Les meilleurs croissants de Paris étaient là. Guerre ou pas guerre, à la seconde près, ils sortiraient du four. Il vérifia son ordinateur. Oui, il était bien fermé. Sur le palier, il appela l’ascenseur. Une fois au rez-de-chaussée, en sortant dans la rue, il prit à gauche.
Un vent glacial lui frappa le visage. Sa peau se rétracta puis se tendit comme une membrane de batterie. L’air était saturé par l’odeur agressive des lacrymogènes et autres fumigènes ou bombes qui vous arrachaient les tympans. C’était insupportable ! La neige glacée, sale, démoralisante, mais tenace, paraissait sortir d’un mauvais rêve.
Chacun de ces détails sordides était illuminé par un soleil scotché sur un ciel d’un bleu vigoureux, transparent, cristallin, jubilatoire, pareil à celui du Midi de la France en plein mois d’août. Tel un radiateur géant, ce soleil irradiait gratuitement, sans s’épargner le moindre effort, une chaleur constante, mais sans obtenir le moindre résultat. À part l’augmentation de deux degrés due à l’affrontement, pas un seul autre degré ne vint l’aider à réchauffer ce « no man’s land » si éprouvé. Frédéric enserra son visage dans un foulard et se dirigea vers la boulangerie au coin de la rue.
Un attroupement de curieux s’était déjà formé devant.
Le motif en était la découverte d’un homme à terre, gisant près d’un caniveau, à une dizaine de mètres de la boulangerie. Il était recouvert d’une bonne couche de neige glacée que certains essayaient d’enlever.
« Il n’avait rien à voir avec les jeunes excités de la bagarre », précisa un passant, « j’habite la fenêtre, là au premier et j’ai tout vu ! » « Moi, je suis la fenêtre du troisième », précisa un autre passant corpulent aux grosses lèvres retroussées, blanchâtres, bleuâtres, craquelées par le froid. « Oui, il était pile au beau milieu de la zone d’affrontements les plus rudes, mais n’avait rien vu, ni entendu, dormant à poings fermés, aucunement dérangé par les explosions et les hurlements incessants des belligérants. Rien de tout ça ! » Recouvert par ce monticule glacé, un sourire aux lèvres, il dormait toujours profondément.
« J’ai appelé les pompiers et la police », déclara la boulangère, sortie pour un moment sur le pas de sa porte, et se frottant les mains nerveusement.
Tous comprirent qu’elle venait de leur annoncer le début de la vente des croissants. Ils se précipitèrent dans la boulangerie.
Attiré par ce malheureux qui semblait toujours sourire, Frédéric ne put les suivre. Il continua d’enlever la neige glacée, ou du moins ce qui restait encore sur lui. Recouvert d’un long manteau de pluie d’été, en plastique transparent, le clochard était habillé d’un pantalon crasseux, d’un pull déchiré, à même la peau, et chaussant une paire de tennis déchiquetés. Il faisait pitié. Des voix enjouées lui parvinrent de la boulangerie, accompagnant l’odeur des croissants et du pain fraîchement sortis du four. Mais, attiré par cette apparition étrange, il ne pouvait pas s’éloigner. Il avait impression qu’une force subtile le liait à ce clochard, qui contrôlait son comportement. Il s’approcha du corps glacé de cet inconnu, pour mieux scruter son visage. Une tristesse inhabituelle lui envahit les boyaux. La gorge serrée, Frédéric sentit monter en lui une émotion brutale. Ses yeux s’humidifièrent, des larmes étrangement froides se formèrent. Ce n’était pas les siennes, mais c’était comme si quelqu’un pleurait à travers ses yeux. Frédéric d’un mouvement de manche les essuya. Il fit l’effort de se contrôler rapidement, aidé par le parfum exquis des croissants nouveaux flottant dans l’air. Il se ressaisit et se dirigea pressé vers la boulangerie. Une voiture de police, suivie de celle des pompiers, toutes sirènes hurlantes, fit son apparition. Dans un dérapage bien maîtrisé, elle s’arrêta près de l’homme. Des policiers et des pompiers descendirent se regroupant autour de lui. Visiblement ayant vieilli avant l’âge et en hypothermie, il respirait difficilement. Ses mains étaient gelées et son visage très marqué par de crevasses profondes. Le visage glacé était recouvert d’une barbe grisonnante, très sale, descendant jusqu’à la taille. Il semblait totalement absent aux questions et aux actions des pompiers essayant de le réanimer après l’avoir déposé sur un brancard. Il était grand, amaigri à l’extrême, avec de longs cheveux en grappes, et des mèches bien emmêlées qui pendaient sur ses épaules. Il donnait peu de signes de vie, mais réagit néanmoins à une piqûre. Les pompiers le déclarèrent hors de danger. Installé dans l’ambulance, il fut mis sous goutte-à-goutte.
La boulangère bien emmitouflée ressortit en courant et courut vers eux.
« Il est connu dans le coin. C’est un vagabond, mais pas un clochard, plutôt un allumé. Il a dû venir ici cette nuit », dit-elle, se faisant du mauvais sang. « Avant, il était là-bas, près du pressing.
C’est plus au chaud. Le week-end, il s’installe toujours devant la Mairie. On l’appelle « Le Voyant ». Il lit dans l’âme des gens à l’aide d’un bijou que, Shiva, dit-il, lui aurait donné. » D’un air désolé, et en train de se geler, elle esquissa un sourire convenu, laissant entendre qu’elle restait à leur disposition et repartit aussi sec dans sa boutique.
« Curieux personnage ! » commenta une passante. « Je le connais aussi très bien. J’habite près du pressing. Depuis un mois, il a beaucoup changé. Il n’allait plus à la mairie où il avait son banc. Parfois, il était consulté par les riverains. Il ne fait plus de voyance, ne gagne plus rien, ne quémande plus rien, ne répond plus aux questions. Il n’accepte que quelques miettes pour se nourrir. Pauvre malheureux ! On dirait qu’il se laisse mourir. » La passante se signa rapidement et à plusieurs reprises.
Frédéric en profita pour rentrer dans la boulangerie, « l’antichambre du paradis », comme il la surnommait. Des odeurs quasi mystiques l’enivraient.
Le Voyant fut harnaché sur un brancard et introduit dans l’ambulance. Les pompiers fermèrent la porte de derrière.
Toutes sirènes hurlantes, précédés par la voiture des policiers, ils démarrèrent en trombe, se frayant un chemin à travers les fumées encore persistantes. Ils doublèrent la cohue des voitures, lesquelles, pare-chocs contre pare-chocs, étaient enfin autorisées à circuler.
Tout en dégustant la pâte feuilletée du croissant tiède, merveille parmi les merveilles, Frédéric suivit du regard l’ambulance emportant « Le Voyant » sans pouvoir ôter de sa mémoire son sourire espiègle pourtant si amer. Surprenant son regard, une femme, bien en chair, aux rides nouvellement estompées, les cheveux rouge paille, très raides, s’approcha.
« Vous le connaissiez vous aussi, n’est-ce pas ? » Frédéric nia de la tête.
« Oh, excusez-moi ! Il m’avait semblé, je ne sais pas pourquoi… Excusez-moi ».
Elle sortit un croissant aussi beau que le sien, qu’elle entama avec gourmandise. Dégustant en commun leur croissant, elle l’accompagna dehors, en soupirant.
« Quel personnage ! Vous savez qu’il parle vingt-sept langues, dont le vieux sanscrit, également. Ma fille qui l’étudie me l’a confirmé.
Maintenant, ils communiquent en sanscrit. On habite près de la Mairie. Il est là tous les week-ends. C’est incroyable, non ? Il lui a surtout sauvé la vie. Elle devait être dans le vol de la compagnie Malaysia Airlines partant d’Amsterdam pour Singapour qui s’est écrasé. C’est lui qui l’a mise en garde. Pour qu’il arrive à convaincre ma fille, une têtue sans égale, de ne pas monter dans l’avion, alors qu’elle avait acheté son billet, ça dénote de sa part, une force de persuasion exceptionnelle. Cet homme a fait un miracle. Il a sauvé ma fille de la mort. On a voulu le récompenser, ce qui me semblait plus que normal. Je lui ai tendu mille euros. Il en a pris dix. Le reste, il l’a filé, devant moi, à une Tzigane, une salope, une voleuse de mendiant, qui s’est éclipsée aussi sec. Quel dommage qu’un homme aussi instruit et grand voyant que lui vive ainsi dans la rue ! Mon mari a de l’argent. On lui a proposé d’ouvrir un cabinet de voyance.
Impossible d’en discuter. Il se renfrogne, ferme les yeux, ne dit plus un mot. Petit à petit, on dirait qu’il disparaît pour de vrai ».
Leur croissant terminé, ils se quittèrent. Frédéric passa près du monticule de neige glacée. L’empreinte était encore visible. Son regard s’arrêta sur un médaillon au bout d’un fil cassé, pris dans la glace. Il devait certainement appartenir au Voyant qui avait dû le perdre quand il fut enlevé par les pompiers. Il le souleva difficilement, étant pris dans la glace, puis le nettoya. Une série de cercles lui apparurent, ponctués par des signes et des lettres, sans qu’il puisse comprendre leur signification. En le retournant, il observa quelques étoiles reliées par des lignes ondulantes. Rien d’autre. Le médaillon paraissait très ancien. Il le glissa au fond de sa poche de pantalon et décida de rentrer pour faire un petit somme. C’était son habitude après une nuit blanche dédiée à l’écriture. Le feu était au rouge et il dut poiroter avant de traverser. Il faisait très froid. Frédéric soudainement crut perdre la raison. Mettant la main dans sa poche, il constata, à sa grande stupéfaction, que le médaillon était très chaud.
Il doit y avoir un truc à l’intérieur avec une microbatterie, se dit-il.
Cette idée le rassura. Il décida d’étudier ce « radiateur » de plus près, une fois arrivé dans son studio.
Dans l’ascenseur, d’un seul coup, la chaleur du médaillon augmenta, et en une fraction de seconde, lui brûla la peau de la cuisse, à travers le tissu de la poche de son pantalon. Poussant un grand cri, il tenta de l’enlever, mais se brûla très fort les doigts. En urgence, fou de rage, il enleva son pantalon, grimaçant comme un possédé, juste au moment où une porte s’ouvrit. Dans le cadre de celle-ci se figea, bouche bée, son voisin du cinquième. C’était un Togolais grand et baraqué, dont la maîtresse, était la femme du garagiste habitant au deuxième. Dès que celui-ci, à l’aube, partait au travail, en se faisant le plus discret possible pour ne pas réveiller sa douce femme, qui, insomniaque, ne s’endormait, disait-elle qu’à l’aube, le Togolais, déjà bandant, très pressé, tapait immédiatement à sa porte. Elle aimait lui faire l’amour, exclusivement quand, dans le lit, la place de son mari sous les draps était encore chaude, mais aussi que sa forte odeur était toujours persistante. Le Togolais avait un double de la clef. En quelques pas, il se glissait sous les draps et les cascades de gémissements commençaient. Elle l’appelait Raymond, le prénom de son mari. Il adorait ça, et à chaque fois, redoublait d’efforts. Une fois la série d’orgasmes consommée, elle s’endormait aussitôt. Il se glissait alors hors des draps et remontait chez lui, dans son petit studio transformé en salle de gym. Toute la journée il pédalait et gonflait ses muscles, s’acharnant sur des haltères de toutes dimensions.
Le Togolais gêné le salua et rentra dans son studio. Désemparé, Frédéric passa du temps à fouiller dans son trousseau de clefs très fourni, cherchant celle de son studio. Mais comme toujours, il buta sur celles de ses deux autres appartements superposés, qu’il avait à Paris. Celui de cinq pièces, trois cent mètres carrés, au dernier étage, avec double terrasse et vue sur la tour Eiffel, et celui du troisième, qui était son bureau, son antre d’écrivain plutôt, où il avait déjà écrit ses dix derniers romans, tous des best-sellers dont la moitié avait été récompensée par des prix de renom.
Son pantalon recommençait à fumer. En transpiration et nerveux, il réussit enfin à ouvrir la porte de son studio. Une fois dans sa cuisine, il mit le gant protecteur servant à la manipulation des plats chauds, et de la poche du pantalon, très difficilement, réussit enfin à sortir le médaillon. Celui-ci chauffait à un tel degré qu’on le sentait à distance. Il le jeta dans le lavabo et fit couler abondement de l’eau froide dessus qui s’évaporait instantanément. Puis, subitement, comme débranché, la chaleur baissa et le médaillon se refroidit. En le touchant, Frédéric constata même qu’il était glacé. Il avait beaucoup de mal à appréhender ce phénomène, tellement invraisemblable. Avec son mobile, il prit une photo du médaillon. Il chercha sur internet s’il faisait partie d’une quelconque base de données. La réponse ne se fit pas attendre.
« Ce Médaillon appartenant à l’Empereur Aurélien, fut vendu aux enchères le quatorze octobre de l’année deux mille cinquante-six chez Sotheby’s à Londres pour la somme de cinq cent mille livres sterling.
L’acquisition fut faite par des intermédiaires pour un acheteur inconnu. » Frédéric n’en revenait pas. Une telle somme pour un médaillon, tombé de la poche d’un clochard !
Sur internet, il poursuivit sa recherche. Sur la notice accompagnant cette vente, on pouvait lire.
« Aurélien Imperator Caesar Lucius Domitius Aurelianus Pius Felix Augustus, Germanicus Maximus, Gothicus Maximus, Carpicus Maximus, Dacicus Maximus, Arabicus Maximus, Palmyrenus Maximus, né le 9 septembre 2014 et mort en septembre 275 ».
Il montra de grandes qualités d’homme d’État. Après ses grandes campagnes militaires, ses réformes mises en place furent toutes couronnées de succès. Il fut considéré comme un des Empereurs les plus puissants et les plus éclairés de toute l’histoire de l’Empire romain. Il chercha à remédier à la crise monétaire. Grâce aux métaux précieux rapportés de Palmyre, à la reprise des contrôles des mines d’Hispanie et de Bretagne, il obtint l’une des meilleures rentrées fiscales de l’histoire. C’est encore lui qui avait fait battre la fameuse monnaie, de meilleure facture, nommée l’Aurelianus. Toujours et encore considérée de nos jours comme une énigme, puisque fabriquée dans un dérivé de bronze argenté d’une qualité inexistante sur notre planète.
Aurélien, d’après certains historiens, fut le témoin d’une apparition miraculeuse : celle d’Apolus, un être ayant six bras, deux têtes avec trois yeux, et cinquante mètres de hauteur. Celui-ci l’aurait porté lors d’une transe où l’âme peut, une fois transformée en antimatière, voyager très loin, visiter Tyare, la capitale de l’empire des Mazons dans la Constellation des Hespérides. La légende raconte que ce médaillon lui aurait été donné par Apolus lui-même, en souvenir de leur voyage. Posé exactement au centre du front, à la place d’un troisième œil virtuel, il permettait, dans certaines conditions, une communication directe avec lui et son guide astral.
Un fait encore plus étrange entoura définitivement l’image d’Aurélien dans une aura méphitique. Il fut assassiné près de Byzance, à Caentofoela, en septembre. Aucune justification ou motivation sérieuse de ce crime ne fut trouvée ni aucune revendication réclamée. On avait juste volé la couronne de laurier avec ce fameux médaillon. L’incompréhension de son entourage fut totale. Les assassins n’avaient jamais été retrouvés. La question resta sans réponse, tellement la situation dépassait l’entendement.
Comment toute la garde des prétoriens, d’une centaine d’hommes les plus aguerris à la défense et totalement dévouée à l’Empereur, entourant sa tente pour sa protection, fut transformée en cendres sans qu’aucun feu ne se soit déclaré, aucune alarme déclenchée, ni trace de la moindre attaque ou affrontement trouvé ? Le successeur d’Aurélien, Marcus Claudius Tacite, le fit diviniser. Pour le venger, il fit exécuter dix mille hommes, tirés au hasard, dans l’espoir que les meurtriers du défunt empereur se trouvaient parmi eux. Des centaines d’années plus tard, au cours d’une transe marquée dans les annales de la divination, le célèbre Nostradamus, parlant avec la voix d’Aurélien, conclut en impliquant le médaillon et Apolus.
Précédant la vente chez Sotheby’s, le médaillon fut analysé par les soins du célèbre expert suisse maître Champotanier qui déclara : « Outre le fait d’avoir marqué l’histoire et sans doute d’être le motif de l’assassinat du grand Aurélien, la valeur de ce médaillon est absolument inestimable. Il est entièrement élaboré dans une matière totalement inconnue, inexistante sur terre ». Maître Champotanier précisa que la structure moléculaire de ce médaillon était aussi une grande découverte pour la science.
Sans vraiment savoir pourquoi, il recouvrit le médaillon d’une assiette creuse et par-dessus, posa un verre d’eau plein à ras bord.
Puis pour rattraper le temps perdu, il décida d’écrire encore une petite heure dans l’espoir de finir enfin, ce maudit chapitre trois de son roman. Oui, il fallait regarder de plus près Eléonore, et décider quelle solution choisir finalement pour elle et cet ici le problème, tout en augmentant le suspense.
Mais il était incapable de se concentrer. Une sensation désagréable imprégnait tout son être. Il sentit une grande fatigue pesante lui anesthésier le cerveau. Ces yeux devinrent lourds, sa respiration se raréfia. Il se déshabilla rapidement et se glissa sous les draps, bien accueillants.
Mais rapidement, des meutes des soucis, comme des sangsues gourmandes se nourrissant de son cerveau, cherchaient plus en profondeur leur nourriture d’informations. Il se réveilla. Comme à son habitude au saut du lit, il ouvrit la télévision pour vite reprendre le cours de la réalité. Sur BFM, un fait rarissime était commenté. Il s’agissait des deux vraies jumelles amoureuses depuis l’école d’un beau garçon, nommé Antoine. Très vite, leurs sentiments s’étaient transformés en une véritable passion dévorante. Elles commencèrent avec lui, chacune de leur côté, des ébats amoureux. Puis, afin de diminuer leur jalousie respective et leurs prises de bec quotidiennes, elles finirent par se mettre ensemble. Ce fut, pour elles, une découverte qui devint vite une obsession. Elles laissèrent tomber leur travail, ne faisant rien d’autre que de se vautrer avec lui dans une débauche débridée, inventant mille stratagèmes pour l’attirer dans leurs bras…
Trois années passèrent aussi vite qu’elles dilapidèrent leur capital.
Les notes d’impayés s’accumulèrent rapidement. Pour subsister, elles se spécialisèrent dans le vol, bientôt à main armée, extorsion de fonds, chantage en tous genres. D’une jalousie extrême, elles sentirent qu’Antoine ne désirait plus les voir et commençait à les délaisser. Elles tuèrent un travesti au bois de Boulogne et s’arrangèrent pour lui mettre le crime sur le dos, afin qu’il soit enfermé, sans plus jamais voir la moindre femme. Mais les années passèrent et le manque d’Antoine devint pour elles deux une souffrance sans fin. Elles se mirent à surveiller la prison dans l’espoir de trouver une solution pour le faire s’évader. Quand elles comprirent que Delphine, l’infirmière en chef de la prison, était devenue leur rivale et qu’elle préparait l’évasion de leur Antoine, elles se jurèrent de l’éliminer. Quant à lui, elles l’enfermeraient dans une chambre aménagée dans le sous-sol de leur maison où il deviendrait leur esclave sexuel à vie. L’évasion d’Antoine fut un succès.
Toutes les polices étaient à sa recherche.
Frédéric sentit le sol se dérober sous lui. Des jumelles ? L’évasion ? L’infirmerie ? Comme dans son roman, chapitre trois… Par « hasard », le héros s’appelle aussi Antoine, comme son personnage ! Une telle coïncidence était impossible. Mais ce phénomène, si imperceptiblement proche de l’aliénation, Frédéric le trouvait fou, impensable, totalement inadmissible. Il était furieux.
Trois mois de travail à jeter à la poubelle ? Une coïncidence pareille, comment était-ce possible ? Tout à coup, il eut une illumination. Et si le destin s’inspirait carrément de son œuvre pour programmer la réalité ? Et si cela était une vérité majeure de l’existence, le motif pour lequel les écrivains existent. On sait que la majorité d’entre eux tirent leur sève créatrice de l’étude de la réalité. L’envers peut-il exister aussi ? Pourquoi pas ? Et si le Créateur n’était en fait qu’un super écrivain, et nos vies, ses récits. Tout serait donc écrit d’avance, et nous, ses comédiens, apprenant les dialogues et la meilleure compréhension de l’action possible fur et à mesure du déroulement de l’action. Rien ne vient de nous, aucune parole ! Nous sommes seulement des interprètes qu’il mène au doigt et à l’œil, les spectateurs étant « les autres ».
« Le monde est un Théâtre », avait écrit le grand William Shakespeare.
Le globe terrestre était-il une scène sphérique ? Pour être vue de partout du cosmos ?
D’ailleurs, conclut Frédéric, certains « voyants » lisent notre futur et connaissent d’avance nos vies. Elles sont bien déjà écrites quelque part. Sont-ils les copistes des œuvres du Créateur ? Nous, sans qu’on nous demande notre avis, on est là pour qu’il puisse voir, en chair et en os, son œuvre évoluer sur la grande scène de la vie. Tous, nous sommes des comédiens, pas vraiment doués puisque vraiment pas cher récompensés. Après en moyenne contractuelle une cinquantaine d’années de loyaux services, plus des rôles à interpréter, nous sommes débranchés, envoyés directement à la poubelle. La « Grande Œuvre », illisible pour nous, semble traiter continuellement de l’absurde, aux accents de l’inutile, exprimée pourtant sur un rythme dynamique, quelquefois très drôle, la plupart du temps tragique, habituellement les deux à la fois se confondant. Aussi, il était légitime de se poser la question. Pourquoi ce mélodrame ? Quel casse-tête sans fin ! Veut-il juste rire, s’amuser ? L’histoire des jumelles était sans doute un signal, une alerte du destin, pour qu’il arrête son roman, avant d’être condamné, puis ridiculisé, d’avoir copié puis plagié un sujet entendu à la TV.
Il jeta aussi sec le contenu intégral de son ouvrage à la poubelle. Totalement vidé, il se glissa de nouveau sous la couverture, désirant s’endormir et se déconnecter au plus vite de cette réalité illusoire. Mais là, malheureusement, comme d’habitude, ce fut encore pire. Telle une malédiction, en apparence anodine, cela cannibalisa intégralement son énergie vitale. Avant de s’endormir, il lui fallait passer par une suite d’étapes parsemées de labyrinthes, spécialisés dans la dépersonnalisation. Voilà que d’un coup, tout se précipitait, faisant glisser la main du poignet. C’était l’enfer et non le paradis promis. Son cerveau, pire qu’un tambour de machine à laver, faisait tourner toutes ses interrogations de la journée, ses centaines d’idées fixes, ses interminables promenades linguistiques, sa chasse aux mots et aux idées, la recherche du juste style littéraire ou d’une tournure de phrase. La modification de l’histoire elle-même, à la place d’une plus efficace, créant l’injustice flagrante et la terrible rapacité des personnages, le trahissait dans un travail de sape sans fin, sans aucune modestie, ni classe, ni surtout le moindre remerciement pour les avoir mis au monde, lui leur créateur.
Recroquevillé, bien bordé sous sa couverture, Frédéric ne parvenait jamais à ce royaume béni du sommeil. Ce chemin passait par de mystérieux tunnels, grottes cosmiques supposées être initiatiques traversant des mondes parallèles gangrenés, devant éviter à chaque tournant les marécages de la sorcellerie, toujours bien présente aux avant-postes du sommeil, juste pour vous faire perdre la boussole.
Pendant ce voyage immobile, Frédéric n’avait qu’un désir : trouver un nouveau chemin, voir plus loin dans la structure de son récit.
Il désirait plus que tout suivre les personnages qu’il avait créés, débarrassés des menottes de la morale et de sa pléiade de préjugés.
Il voulait tisser des histoires aux relents mystérieux venues des siècles passés, parsemées de scènes d’horreur, lesquelles en dormant lui semblaient tout ce qu’il y avait de plus normal. Les lois du sommeil restent toujours impénétrables et pourtant, ce sont elles qui, paradoxalement, nous apprennent qui on est.
Rapidement, comme à son habitude, il fit un rêve curieux et cruel.