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Robert Vavrille est un magnat de la haute finance qui deviendra le prince Rajkampour de Romani. Banni par les Huns attaquant le Rajasthan, il sera le premier guide des Tziganes dans leur longue pérégrination vers l’Europe. 25 ans plus tard, il est retrouvé à Paris, de manière tout à fait insolite, sous le nom de « Voyant », misérable vagabond entièrement tatoué ne jurant que par Shiva. Écrite avec sarcasme, humanisme, satire et humour, parfois noir, L’épopée de Robert vous fait vivre une série d’aventures intenses de tous les temps, dans des univers bien décalés, pleins de dangers et de mystères.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Petrika Ionesco vous plonge dans le monde cruel, fantasque, maudit mais ô combien attachant des Tziganes à travers une histoire d’amour se déroulant sur plusieurs continents pendant 500 années.
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Seitenzahl: 387
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Petrika Ionesco
L’épopée de Robert
Roman
© Lys Bleu Éditions – Petrika Ionesco
ISBN : 979-10-377-5932-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À l’aube, après une nuit semblant s’éterniser, ponctuée par des rafales de vents mordant et une température négative, un événement touchant à l’épouvante se déroula au coin de la rue Poulet et du boulevard d’Ornano, au nord de Paris.
Il avait attiré l’attention de quelques passants devenus malgré eux les témoins oculaires d’un phénomène aussi triste que révoltant.
Près d’un dépôt de poubelles, quasiment nu et intégralement recouvert de tatouages, le cadavre d’un homme se trouvait allongé à terre, noyé dans une flaque d’eau devenue pendant la nuit de la glace épaisse l’emprisonnant totalement.
Hypnotisés, les rares passants ne pouvaient détacher leurs regards des yeux de ce cadavre à terre. Grands ouverts, ils semblaient avaler l’espace, guettant une réponse venant d’une constellation du fond de l’univers. Gênés par cette sensation désagréable, les passants pressaient le pas pour rentrer chez eux retrouver un semblant de calme et quelques calories supplémentaires en se répétant qu’il n’était assurément ni le premier ni le dernier clochard s’étant suicidé, ayant refusé d’aller se chauffer dans les abris conçus pour eux par la mairie de Paris.
Vers huit heures du matin, une voiture de police ainsi qu’une ambulance de sapeurs-pompiers arrivèrent toutes sirènes hurlantes. Elles s’arrêtèrent à l’angle du carrefour. Policiers et pompiers en descendirent. Une vendeuse du magasin d’en face sortit, Augusta, elle vint à leur rencontre.
« C’est moi qui vous ai appelés. Il rôdait dans le coin depuis trois jours déjà. Hier, il était là-bas près du pressing, car c’est un endroit moins froid. Le matin, j’arrive toujours la première pour le nettoyage. Tout d’abord, j’entre par la porte arrière pour couper l’alarme. Puis je traverse le magasin, j’ouvre la devanture et je déroule les volets. Et là, je l’aperçois comme congelé, pris dans la glace. Il avait dû se tordre le pied et tomber dans le caniveau sans pouvoir se relever. Il semblerait qu’il ne mangeait rien depuis des semaines. Ça devait l’affaiblir terriblement, le pauvre ! Il était connu dans le coin. C’était un vagabond qu’on appelait Le Voyant. Il lisait l’avenir dans les lignes de la main mais aussi dans l’âme à l’aide d’un bijou que Shiva lui aurait donné. Un curieux personnage. Il ne quémandait jamais rien et ne répondait jamais à aucune question. Pauvre malheureux ! Mourir de froid, quelle tristesse », dit-elle en ce signant horrifiée puis, complètement transie, elle regagna la boutique. Les pompiers cassèrent la glace autour de lui, soulevèrent l’homme délicatement, puis le déposèrent sur un brancard à roulettes le recouvrant d’une feuille dorée. Il ne portait qu’une paire de pantalons en guenilles ainsi qu’une vieille chemise déchirée. Visiblement, l’homme avait fortement vieilli avant l’âge. Comme les pompiers le transportaient vers l’ambulance, un des policiers poussa un cri. Il désigna la surface de la feuille dorée. Au niveau de la bouche du clochard, la feuille remuait comme si le mort respirait malgré tout. Une fois dans l’ambulance, ils l’auscultèrent, étonnés de constater qu’après toute une nuit dans la glace, il respirait encore. Avec peine bien sûr, mais régulièrement. Ils l’analysèrent intégralement. Ses mains étaient totalement gelées, ne répondant à aucune sollicitation. Son visage, traversé par des cernes profonds ainsi qu’une multitude de rides, certaines abyssales, ne donnait pas le moindre signe de vie. Il semblait totalement absent. Pourtant il respirait bien encore. Il était grand, mais son corps très amaigri ressemblait à un squelette. Un squelette intégralement tatoué. Activant leur sirène, les policiers accompagnèrent l’ambulance jusqu’au périphérique, puis s’éloignèrent rapidement. L’homme qui ne présentait aucune réaction commençait à donner quelques signes de vie devant les ambulanciers ébahis.
Sur un terrain vague de la mairie de Paris, pas très loin de la place de Clichy à laquelle on accède par l’avenue du même nom, derrière la rue Capron, sous un grand chapiteau vieillot, s’était installé le cirque tzigane « Aristotelles ». Une affaire de famille. Pendant cette période si froide, il fallait amuser les enfants, sans trop les éloigner de la maison comme le voulait la tradition, le cirque donnait une séance spéciale chaque samedi après-midi pour toutes les familles du quartier et leurs enfants, quel que soit leur âge. La place coûtait 5 euros, et même 4 si tu ne les avais pas. À l’intérieur du chapiteau, on frissonnait de froid, mais on s’y habituait vite.
Après une suite de numéros « élémentaires », vu le manque d’argent et de subventions, le rôle principal était tenu par le clown « Aristotelles » lui-même, également le monsieur Loyal du spectacle et directeur de cet établissement. Pendant plus d’une demi-heure, il enchaînait des numéros de dressage de rats pas très coopératifs, de poissons-acrobates dans un grand aquarium sur roulettes dont on ne voyait rien tellement l’eau était sale, de paons soi-disant volants trop âgés et perdant leurs plumes, de jongleries avec des torches s’éteignant rapidement, numéros qui furent, en partie, cependant assez bien reçus. Mais trop de numéros de clown triste et d’homme-orchestre, tous interprétés par Aristotelles, finirent par lasser l’assistance et les applaudissements cessèrent.
Alors en professionnel aguerri, rompu à l’improvisation, Aristotelles annonça pour la suite de l’exceptionnel un grand spectacle.
La curiosité et l’émotion grimpèrent légèrement. Sous les salves des trompettes de la bande-son, le rideau s’ouvrit et un hippopotame bien âgé déambula depuis les coulisses. Une fois arrivé au centre de la piste circulaire, en professionnel expérimenté, l’animal commença à tourner en accélérant de plus en plus vite, à tel point qu’il cessa d’assurer son équilibre à la ballerine sur pointes juchée sur son dos avec une grande ombrelle poétiquement posée sur son épaule. Son énorme perruque sautillante bougeait trop et commença à faire rire puis à amuser les enfants. Au vingtième tour, alors que plus rien ne se passait, le public curieux de voir la suite commença à applaudir de manière à manifester son impatience.
Arborant un large sourire et occupant la scène, Aristotelles applaudissait lui aussi pour gagner encore quelques minutes précieuses, puis il fit signe à son frère, l’éclairagiste, de démarrer le grand effet lumière du spectacle. Il bascula tout d’abord vers un noir total, puis alluma, fierté technique du cirque « Aristotelles », un puissant projecteur-poursuite qu’il avait volé au Théâtre national de Chaillot à l’époque de sa gloire quand il faisait partie de l’équipe officielle des électros. Alerté, en voyant la poursuite, le vieil hippopotame se raidit, sortit sa langue et il comprima ses muscles, et avec une lueur fébrile dans son regard il augmenta la cadence, comprenant que le grand moment allait arriver. Le public ravi se concentrait davantage.
Aristotelles fit claquer son fouet en l’air à plusieurs reprises puis, d’une voix exaltée, il annonça :
« Le moment est venu, chers petits et grands enfants, d’applaudir notre vedette de ce soir. Il s’agit notre star, de l’unique, l’imbattable, l’exceptionnelle, la plus belle fille sur terre, célébrée pour ses exploits dans le monde entier. C’est Estelle, la reine de Saba et Cléopâtre réunies, la Tzigane la plus envoûtante d’Europe. Il s’agit de ma cousine : la princesse Corcodusha que vous allez aimer passionnément, je l’espère. Maintenant, faites bien attention à ce moment d’émotion car ce soir, la princesse fait ses débuts sous notre chapiteau. »
Le rideau étoilé, mais bien usé, s’entrouvrit et Corcodusha, une grande et belle femme aux yeux pénétrants, arborait un sourire ravageur. Elle s’élança vers le milieu de la scène. Elle se déplaçait avec des mouvements érotiques expressifs mais avec beaucoup d’élégance. Pour commencer, elle exécuta quelques pas de danse en jetant sa brillante chevelure brune, pleine de nuances, dans tous les sens.
Les spectateurs envoûtés furent ravis de voir s’avancer tout un orchestre. On applaudissait à tout rompre. La belle faisait des merveilles, enchaînant un pot-pourri des plus belles chansons, qu’elle enrichissait par une gestuelle et des improvisations de danses dénotant une originalité et un talent remarquables. Sous le charme, le public lui faisait ovation sur ovation.
« Attendez ! Attendez ! protesta Aristotelles en tirant des coups de feu en l’air. Un moment, s’il vous plaît. Ne vous fatiguez pas trop à applaudir. Gardez-en pour la suite. La divine princesse nous a préparé un numéro fabuleux. Ce soir, le cirque tzigane "Aristotelles" est très fier de vous le présenter en première mondiale. Vous avez la chance d’être les premiers à le découvrir. »
Il fit un signe. L’hippopotame rentra sa langue en serrant fort les dents et se concentra au maximum pour augmenter sa vitesse. Sur un accent de musique faisant beaucoup d’effets, une corde tomba des cintres. Les roulements de la batterie augmentèrent le suspense. Les yeux exorbités, grimaçant sous l’effort, l’hippopotame se jura de ne plus jamais sortir de sa cage.
Corcodusha attrapa la corde et la souleva en tournant jusqu’au sommet du chapiteau où elle chanta en a capella une ballade triste sur l’éternel voyage maudit depuis la nuit des temps de ces Tziganes souffrants et perpétuellement harcelés sur des chemins qu’ils n’étaient malheureusement pas les seuls à connaître. Des frissons parcoururent l’ensemble du public mais, rapidement, revenant à la réalité ils furent horrifiés. Ils comprirent qu’elle allait se jeter dans le vide pour finir en apothéose sa prestation. La musique s’arrêta net. Les cœurs des spectateurs aussi. Corcodusha s’accrocha sans être vue à un fil métallique, la tête en avant. C’était son numéro préféré. Elle plongea dans le vide sous les cris effrayés des spectateurs et atterrit miraculeusement, parfaitement au centre de la piste. Elle se décrocha discrètement et se mit à courir parallèlement à l’hippopotame qui, tous les muscles des épaules en feu, avait fini par atteindre sa vitesse de pointe.
Réalisant des sauts périlleux d’une élasticité prodigieuse, elle finit par trouver une impulsion si forte qui la propulsa en hauteur, faisant de nouveau crier la salle entière. En tournant magistralement comme une toupie, elle atterrit sur les épaules de sa cousine, la ballerine, qui par chance avait refermé son ombrelle. L’ensemble tangua légèrement, puis plus dangereusement. Sous la tente, se couvrant les yeux, les enfants hurlaient sans discontinuité. L’hippopotame se mit à éructer férocement, nouant la gorge des spectateurs. La ballerine jeta sa perruque et son ombrelle et réussit in extremis à rattraper les jambes de Corcodusha. Sous les terribles mugissements de l’hippopotame écumant et tournant de l’œil, finalement tout se stabilisa. Ils s’arrêtèrent pour saluer au centre de la piste. Sous les ovations des spectateurs éblouis, ils firent un tour d’honneur. Posant un genou à terre, Aristotelles déclara :
« Chers spectateurs, imaginez un instant que nous aurions pu naître à un autre moment de l’histoire, sans avoir eu la chance de voir la princesse Corcodusha "en live". Imaginez seulement cette injustice ! Mais soyons fiers. La future plus grande star de l’univers s’est produite en première mondiale chez nous, à Paris, au cirque tzigane "Aristotelles". Que du bonheur ! C’est le plus beau jour de ma vie. Un immense merci à cette prodigieuse artiste ! »
Il s’arrêta soudain en grimaçant. L’hippopotame au bord de l’implosion venait de lui mordre la cuisse. À ce moment-là, il vit, affolé, que le rideau d’accès aux coulisses était ouvert. On faisait à Corcodusha des signes désespérés pour tout arrêter et venir voir. Elle sembla comprendre le motif de cet appel. D’un coup, elle s’accrocha à la corde, monta rapidement jusqu’au sommet du chapiteau où elle trouva une issue pour s’enfuir. Elle ôta prestement sa robe de Tzigane, un typique mille-feuille, pour mieux courir. Une fois dehors elle se laissa glisser sur la toile du cirque. Deux grands gaillards identiques avec des lunettes de soleil en miroir s’élancèrent à sa poursuite en traversant la piste centrale. Deux autres à grandes enjambées escaladèrent les gradins, en effrayant les enfants. Ils prirent ensuite un raccourci vers la sortie de secours en essayant de lui barrer la route. Corcodusha réapparut en courant, elle voulait contourner la piste. Ses poursuivants lui barrèrent toutes les issues de secours. Une dramatique et rapide course s’engagea au milieu d’un public totalement déboussolé ne sachant pas si ce qui se déroulait sous leurs yeux faisait partie du spectacle.
Cernée, elle finit par être attrapée. Elle poussait des cris, se débattait, les mordait, les insultait, donnait des coups des pieds, mais ils finirent par l’entraîner dans les coulisses.
En vieux professionnel rompu à n’importe quelle situation, Aristotelles d’une voix triomphale annonça au micro :
« Mesdames, messieurs, au cirque "Aristotelles" tout est grandiose. À présent, c’est l’entre-acte. La deuxième partie, dans vingt minutes. »
Dans une chambre sombre du commissariat du 19e, assis devant une table vide, se tenait « Le Voyant », la tête entre les mains. Il semblait totalement absent. Après l’avoir pris en charge et lui avoir donné les premiers secours sur place, les pompiers qui suivaient la voiture des policiers l’avaient conduit aux urgences de l’hôpitalBichat-Claude Bernard. Là, on lui pratiqua quelques analyses sommaires. Étant donné que son état ne nécessitait aucune surveillance particulière et que les urgences étaient au bord de la rupture en termes de lits, les policiers se retrouvèrent de nouveau avec Le Voyant sur les bras. Ils le ramenèrent chez eux au commissariat pour un court interrogatoire à mettre au dossier de leur intervention. Ils durent, vu son épuisement, se résoudre à l’idée de lui offrir une cellule seule et bien chauffée pour qu’il puisse reprendre des forces.
Ils avaient du mal à comprendre eux-mêmes cette générosité soudaine.
Ils lui avaient même proposé un sandwich encore mangeable qu’il regarda longtemps comme s’il s’agissait d’une barre de fer avant de le refuser. L’inspecteur et son adjoint, déçus, échangèrent des regardes ironiques. Il sentait mauvais, il était sale. Ses habits étaient déchirés. Il portait un peu partout des pendentifs et autres accessoires exotiques bizarres. Sa chevelure gluante, collante, sale, exubérante, laissait apparaître au sommet de son crâne des parties rasées décrivant des motifs ondulants. Ses oreilles et ses doigts étaient recouverts de lourds anneaux et bracelets hors âge. Il avait un diamant incrusté dans une canine et deux autres dents recouvertes d’or. Une mince moustache ridicule dessinait sa lèvre. Ses doigts semblaient gelés, craquelés, tachés par de sombres plaies. Tout ça était dégoûtant. Il ne portait sur lui aucun document. L’inspecteur excédé s’emporta tout à coup :
« Tu commences à me pomper grave. Ça fait une demi-heure si non plus, que tu te fous de ma gueule. Alors, on y va ? C’est la dernière tentative ! Quelle est ton identité ? Donne-moi au moins un indice. »
Sans aucune réaction, le Voyant avait le regard perdu dans le vide. Pour le stimuler, l’inspecteur frappa très fort du poing sur la table. Toujours aucune réponse. L’inspecteur qui avait mille autres chats à fouetter commençait à s’énerver avec ce parasite. Conscient de perdre son temps il voulait le virer, mais au moment de le faire, quelque chose changea. Dans la porte entrebâillée de l’entrée, le docteur Bernes, une fine couche de neige sur son manteau, fit son apparition. C’était le psychiatre de service qu’on avait demandé à la rescousse. Un homme assez sec, osseux, arborant une barbiche proéminente, sel et poivre, avec un regard malicieux très éveillé. Tout en haletant, il enleva et secoua son manteau.
« Mille excuses les gars, ça bouchonne de partout. J’ai dû faire les derniers kilomètres à pied. J’arrive de l’hôpital de la Salpêtrière. Ça ne pouvait pas être pire. Les places de la Bastille et de la République étaient encore bouclées. Ces manifs, sans fin, il y en a assez ! »
Il accrocha son manteau à la patère de la pièce et déposa sa serviette sur la table et l’ouvrit. Il en sortit un instrument dégageant un puissant faisceau de lumière qu’il dirigea vers la rétine du clochard qu’il commençait à analyser.
« Dans le quartier, il est très connu, précisa le commissaire. On l’appelle le Voyant. Pour l’instant, on n’a rien pu tirer de lui. Il est complètement prostré depuis une heure. Il n’a pas bougé d’un millimètre. »
Une femme policière entre :
« Du matériel en réponse aux portraits qu’on a envoyé au centre, dit-elle en tendant un dossier avec une dizaine de pages au commissaire, puis une grande enveloppe avec des photos, ça vient d’arriver. »
Sur la première des pages, on voit un homme d’une quarantaine d’années, très en forme, charmeur, fier de sa réussite, avec un sourire éclatant digne des stars de cinéma.
« Difficile d’observer la moindre ressemblance, précisa le commissaire, à part peut-être cette si rare couleur des yeux, jaune clair, avec des lueurs éclats tirant vers un vert brillant. »
Sur une autre page, il y avait le résultat de l’analyse d’après les photos envoyées à la base de données de la police centrale. À partir de l’application « Facies », elle donne comme résultat une ressemblance à hauteur de 63 % avec un certain Robert Vavrille, disparu il y a vingt-cinq années.
« 63 %, c’est suffisant pour ouvrir une enquête », conclut désabusée le commissaire.
Le docteur Bernes était très étonné, puisque strictement rien ne permettait, en direct, d’avoir l’impression de la moindre ressemblance. Il ouvrit sa mallette et avec l’aide des quelques petits instruments, commença à l’ausculter.
« On l’a trouvé pris dans la glace presque à poil, et ça faisait sans doute toute la nuit qu’il était là. Un cadavre, pourtant bien vivant », rigola un autre policier.
D’un coup, l’inspecteur braqua une lumière aveuglante dans les yeux du Voyant et éparpilla sur la table un paquet des photos, sorties de l’enveloppe.
« Et celles-là, vous ne les connaissez pas non plus ? cria-t-il fort pour l’impressionner, ces photos proviennent de la banque des données, concernant la disparition de Robert Vavrille, un des grands patrons internationaux disparu sans la moindre explication, sans laisser la moindre trace, il y a vingt-cinq ans jour pour jour depuis la plainte déposée par sa femme Élise Vavrille, née Jarlegan. »
Faisant un effort surhumain soudain le visage immobile jusqu’à la du Voyant commença à s’animer. Comme réveillait d’un épouvantable cauchemar il commença à rechercher nerveusement, très agitée, parmi les photos, puis d’un seul coup, comme si elles brûlée, il les jeta toutes à travers la pièce en criant des insanités. Un policier leva sa matraque, prêt à frapper, mais plus rapide, le Voyant tomba à genoux près d’une chaise et resta figé de nouveau, sans donner le moindre signe de respirer.
L’inspecteur et le docteur Bernes échangèrent des regards entendus. Bernes s’approcha du Voyant et avec une mince lampe de poche il examina son œil pour étudier, pénétrer ses réactions. Ensuite, il palpa ses centres nerveux pour tester leur réactivité. Il découvrit un étrange tatouage s’étalant sur tout son dos. En le parcourant fébrilement il semblait très intéressé.
« Savez-vous pour quelle raison l’appelle-t-on le Voyant ? » demanda-t-il.
L’homme ouvrit un œil puis bougeant légèrement les lèvres il essaya de parler.
Le docteur l’encouragea. Le Voyant lui fit signe d’approcher son oreille. Ils restèrent dans cette position un long moment, puis d’une voix grinçante étrange semblant venir d’un autre monde, le Voyant l’informa :
« Je suis le prince Rajkanpour Romani du Rajasthan. J’ai vu Shiva créer l’Univers. J’ai visité le monde de Goan. J’ai affronté et vaincu les Huns dans la bataille décisive d’Arménie. »
Ses yeux se remplirent de larmes, sa respiration ralentit. Il avait du mal à continuer.
Perplexe, le docteur Bernes détailla les autres tatouages, recouvrant l’intégralité de son corps. Des lignes tarabiscotées, des taches, des bouts d’image. Sans avoir le moindre repère, il était impossible d’avoir une idée de ce qu’elles pouvaient représenter. Lisant dans sa pensée, le Voyant continua :
« C’est un cadeau de Shiva, dessiné par lui-même. Dans tout l’univers, très peu d’initiés connaissent les signes secrets de ce dessin. »
D’un coup fiévreusement il se leva, et comme un zombie, les yeux fermés, commença à arpenter la pièce. D’un coup, il s’arrêta en face de l’inspecteur et le regarda intensément.
« Dites à votre patron de ne plus conduire après un déjeuner trop arrosé ! »
L’inspecteur, le sourire crispé, fit signe à son équipe, laissant entendre qu’on avait affaire à un malade mental. Il s’éloigna un instant prenant par le bras le docteur. Une rapide discussion s’enclencha. L’inspecteur protesta puis céda. Bernes reprit, seul, l’interrogatoire.
« Pouvez-vous me confirmer votre âge ? »
Sur le visage du Voyant apparut un très large sourire.
« Je suis né un 25 août, il y a vingt-cinq ans. »
« Vingt-cinq ans ? s’étonna le docteur, vous êtes sûr ? Vous n’avez que vingt-cinq ans d’âge ? »
« Certain ! » confirma-t-il en se levant.
Tendant ses mains vers le plafond, il entreprit une série de respirations saccadées. Puis les yeux toujours fermés il se mit à vivement arpenter la pièce dans toutes les directions, sans pour autant toucher à aucun moment, ni la grande table, ni celle sur roulettes avec l’ordinateur, ni aucune de sept chaises éparpillées. Devant les policiers incrédules échangeant des regards perplexes, il s’arrêta et se colla ensuite contre le mur en face de l’entrée où il se figea les mains tendues. Totalement immobile, il ressemblait à un reptile fossilisé, parti pour une longue hibernation.
Bernes réagit : « Allez, on se bouge ! Je suis psychiatre. Vous allez venir avec moi passer quelques examens supplémentaires. On va, soyez rassurée, vous soigner et préparer votre résurrection ».
Quand les policiers lui mirent les bras derrière le dos pour le menotter, le « Voyant » n’opposa pas la moindre résistance.
Précédés par le médecin, le Voyant accompagné par deux policiers et l’inspecteur se dirigèrent vers la sortie, quand un policier affolé, descendant de l’étage, se mit à crier, pour que tout le commissariat puisse l’entendre :
« Le patron vient d’avoir un accident ! C’est grave ! Il est à l’hôpital sur la table d’opération. »
Le Voyant s’arrêta un instant et commença à humer l’air tel un chien pendant la chasse. Rassuré, il déclara :
« Un œil en moins. Celui de gauche, mais il s’en sortira. »
Le docteur Bernes, le Voyant et les deux policiers de service sortirent en laissant l’inspecteur et tous les autres perplexes.
Sur le terrain vague du cirque « Aristotteles » près de la place Clichy, derrière un grand camion hors d’âge dédié, quand ils partaient en tournée, au transport du chapiteau et des gradins du cirque, étaient garées quelques roulottes vieillottes dont deux avec des barreaux, servant de cages pour les animaux. L’effervescence était à son comble. La famille des Tziganes qui travaillait au cirque, pleurait, invoquait les dieux protecteurs, mais les conspuait aussi vite, les accusant d’être toujours en vacances. La pause aussi n’en finissait plus et public de son côté, surpris et bien confus, glandouillait autour en tremblotant.
Dans la plus grande et la plus somptueuse des roulottes, bâillonné et solidement ligoté à une colonne, Aristotelles, le sang lui coulant du nez, gémissait et se lamentait. Chaque fois qu’il essayait de protester, Riga, un Tzigane grand et osseux, avec un visage coupé au couteau, un curieux nez de boxeur, mais bien crochu, lui administrait une série rapide de puissantes gifles lui diminuant la cervelle. Tout à coup, la porte de la roulotte claqua et Corcodusha sans ménagements fut poussée à l’intérieur, puis ligotée. Enragée, elle proférait des insultes. Un mouchoir lui fut introduit dans la bouche.
« Si tu te permets encore ça, annonça Riga à l’adresse de Aristotelles, ton cirque partira en feu et toi en cendres. C’est compris. »
Celui-ci pleurait comme un bébé, fit de grands signes d’approbation quand une étagère pleine de verres se décrocha du mur et éclata sur sa tête. En quelques secondes les acolytes de Riga dévastèrent tout l’intérieur de sa splendide roulotte, transmise de père en fils depuis trois générations. Riga enleva sa veste et avec beaucoup de délicatesse la posa sur le dos de Corcodusha qui grelottait. Puis de sa botte, il sortit un couteau qu’il pressa jusqu’au sang en bas de l’oreille gauche d’Aristotelles.
« Écoute-moi bien, tête de mule ! La prochaine fois, cette oreille sera découpée et servira de nourriture à ta chère épouse. Corcodusha, tu n’aurais jamais dû l’engager. C’est sa troisième fugue. Ça fait cinq, très longues journées que son père la cherche, tête de bœuf rétrécie ! Et pour te rafraîchir la mémoire, n’oublie surtout pas qu’il est, plus que jamais, le puissant Boulibasha Koskas, régnant maintenant sur tout le clan très puissant des Bibans. »
Aristotelles se mit à pleurer toutes les larmes de son corps, jurant par ses organes vitaux et pour paraître totalement crédible, par ses couilles également, que cela ne se reproduirait plus jamais. Pour compléter ce misérable tableau, son puissant maquillage de clown commençait à dégouliner sur son costume.
En signe d’au revoir, Riga lui assena une terrible claque sur la nuque, puis lui donna sa main à baiser. Sur l’annulaire il avait une grosse bague en or massif, avec incrusté en son centre un cercle de gros diamants, surmonté d’un rubis hors taille et d’une couleur exceptionnelle que celui-ci s’empressa d’embrasser avec un excès de zèle.
Tapant bruyamment à la porte de la caravane, exaspéré, le frère d’Aristotelles, l’éclairagiste criait en leur faisant de grands signes de se dépêcher.
« Le spectacle a repris. C’est le tour de mon frère d’entrer en scène ! Le public va partir et demander le remboursement. C’est la ruine ! S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! »
Jeté hors de la roulotte, Aristotelles roula dans la boue.
Corcodusha essayant de mordre Riga se débattait enragée. Elle fut recouverte d’une épaisse couverture et transportée jusqu’au coffre d’une vieille américaine garée sur le terre-plein, derrière le chapiteau, dans lequel elle fut jetée.
Apercevant quelques artistes du cirque ayant suivi le déroulement des événements Riga précisa pour que tout le monde puisse entendre :
« Dans une semaine à peine, elle a un mariage, rugit-il en s’installant au volant de la voiture avec Franckfort de Berlin. Il la veut près de lui et cette égarée fugue encore. »
L’annonce de ce nom et son mariage avec la fille du Boulibasha Koskas firent l’impact d’une bombe. Certains pleuraient, d’autres s’embrassaient, les deux de bonheur. Le pays des Tziganes, plus que jamais était en route.
« Franckfort de Berlin ? Qu’il crève ! cria Corcodusha enragée, qu’il meure en se bouffant ses pourritures des couilles ! »
Sous des hues, on ferma le coffre et la voiture partit en trombe. Sous le chapiteau, la musique reprit de plus belle.
Encadré par deux policiers, sur le siège arrière de la voiture de police, le Voyant semblait somnoler. Devant sur le siège à côté de celle du conducteur, le docteur Bernes étudiait les photos et informations contenues dans le dossier qu’il avait emporté du commissariat, sur lesquels on voie une famille aisée, souriante, ayant le vent en poupe, cachant parfaitement tous ses échecs derrière un sourire éclatent.
La femme de Robert Vavrille paraissait sortir d’un traité mis au jour, sur la vie dans la société, au plus haut niveau. Impeccable, généreuse, prête à partager largement, son sourire au top, et pour longtemps. Un charme et un magnétisme incarné. Pas la moindre ride inconcevable à l’horizon. Une vie longue, garantie prospère. Comme son mari elle affichait satisfaite une belle quarantaine. Leur fille, dans la plupart des photos, ne se mettait jamais au premier plan. Assurément ni dans la vie courante. Bien éduquées, serviable, attentive. Quant à Robert Vavrille ce qui frappait immédiatement c’était son assurance, son aisance, certainement dérivée de la conscience de sa valeur.
Ces photos le montraient en grand patron rassurant, mais aussi en joueur coquin, exubérant si l’occasion se présentait. Sur d’autres, il apparaissait au cours de diverses réunions ou conférences internationales, recevant des prix, coupant les rubans d’inauguration des grands ensembles de constructions immobilières. Une dernière photo montrait la famille dans leurs appartements lors d’un dîner somptueux, entourée d’amis, trinquant ensemble dans l’euphorie la plus insouciante.
Le docteur Bernes remit les photos dans l’enveloppe et les documents dans le dossier. Même si la conclusion du rapport des faciès s’élevait à 63 %, en se basant exclusivement sur ces photos, il lui était en réalité impossible de faire, pour l’instant, le moindre rapprochement sérieux entre Vavrille et ce Voyant, son nouveau patient.
Une fois sortis du périphérique, ils empruntèrent l’autoroute de l’Est. Après quelques kilomètres, ils prirent la sortie de Bry-sur-Marne, une banlieue cossue. Rapidement, ils arrivèrent sur la place de la mairie qu’ils contournèrent, puis après un labyrinthe de ruelles très étroites, ils arrivèrent, en suivant un très long et haut mur en pierraille, sur une grande place avec une fontaine aspergeant de grandes sculptures des Dieux marins de la mythologie grecque. Ils traverser la place et s’arrêter devant une grande porte en ferraille qui s’ouvrit automatiquement. Une allée bien entretenue menait jusqu’à l’entrée d’un vaste bâtiment classique à trois étages devant lequel la voiture s’arrêta. C’était l’accueil d’un complexe, celui de l’Institut National Psychiatrique, jumelé avec la section laboratoire où, depuis deux siècles déjà un grand nombre de fous avaient passé les meilleurs moments de leurs vies en hurlant, grimaçant ou organisant des complots sans fin. Une fois le voyant à l’intérieur, on lui enleva les menottes et les policiers s’en allèrent.
Peu de temps après, encadré par deux soignants et le docteur Bernes, le voyant toujours les yeux fermés, monta sans problèmes, avec eux à l’étage. Ils parcoururent un long couloir et s’arrêtèrent devant une porte. Un aide-soignant fit un code. Ils entrèrent dans une chambre haute et claire équipée d’un lit, d’un lavabo, d’une table avec deux chaises et d’un porte-manteau. Faisant face au lit, il y avait un mur en haut duquel étaient découpées deux longues et étroites fenêtres avec barreaux. À ce moment, le Voyant ouvrit les yeux et respira fortement à plusieurs reprises.
« Il semble se plaire ici ! » constata l’un des deux aides-soignants pour favoriser une bonne atmosphère.
Le Voyant ne faisait aucunement attention à lui. Sans bouger d’un millimètre, il regardait fixement les deux fenêtres avec barreaux.
« Désolé, vieux ! blagua l’autre aide-soignant, vraiment désolé ! Par-là, aucune chance de s’évader. C’est du cinq centimètres. »
Les deux hommes plaisantèrent un moment tout en commençant à lui enlever ses hardes puantes, les jetant dans un sac. Puis délicatement, ils réussirent l’amener dans la salle de douche où ils le lavèrent un bon moment. Il ressortit en pyjama, avec un peignoir.
« J’avais peur qu’il n’aime pas ça ! dit un aide-soignant, rassuré, il a l’air de se sentir bien ici ! »
« La porte sera toujours fermée. Vous sonnez si besoin est. On arrive ! » l’informa l’autre.
« Demain, l’activité commencera à six heures du matin ! »
Ensemble, ils dirent au revoir tout en sortant. Les yeux fermés, les bras croisés sur la poitrine le Voyant s’allongea sur le dos et semblait déjà ronfler.
La journée avait été longue, le docteur Bernes bailla puis se leva, mit le rhéostat de la lumière sur une ambiance tamisée et sortit. Parcourant en sens inverse ce long couloir sombre, sans aucune porte ni fenêtre, il passa en revue les événements de cette fin de journée qui, pour une fois, semblèrent le satisfaire.
Il exerçait là depuis cinq ans. Ces derniers temps, ça devenait pesant. Il était en train de s’ennuyer, avec ces malades toujours si conventionnels, si coutumiers. Le grand spectacle de sa jeunesse quand il y avait de vrais fous, des vrais cas, des originaux, liant tellement d’histoires palpitantes entre elles, n’existait plus. Les fous de ces dernières décennies ressemblent plutôt à des robots conçus par les laboratoires pour ingurgiter leurs horribles médicaments antidépresseurs et psychotropes. Ils n’étaient plus que des légumes. Des abrutis, la salive pendouillant de la bouche. Des morts-vivants aux réactions identiques, d’un ennui sans nom. Dans son for intérieur profond aux espaces abandonnés parsemés d’innombrables salons d’expositions dédiés aux sujets étonnants, maintenant sans plus aucune couleur ou image étonnante à suspendre pour la science, il était ravi d’avoir enfin rencontré ce personnage complexe si colore si étonnant. Il décida de lui consacrer une bonne partie de son temps. Un cas exaltant même, d’autant plus curieux qu’étrange. C’était bien aussi, il pouvait le reconnaître sans effort, la première fois de sa vie de praticien qu’il était incapable de formuler le moindre début d’un diagnostic le concernant et ça l’excitait. Pour l’instant, la seule chose que ces deux personnages avaient en commun, c’était la lettre V.
Cette histoire l’attirait et il espérait rajouter à sa panoplie, un troisième V, celui de sa victoire. Sa fibre interne de psychiatre lui disait qu’il devrait le prendre en charge. Ferait-il une découverte en médecine ? Pour regagner son bureau, il descendit au deuxième étage, parcourut quelques couloirs tapissés des mêmes papiers peints avec des fleurs inventées, vieillottes, fanées, inexistantes en réalité. Tous les couloirs de l’établissement étaient recouverts de cette abjection. C’était l’idée de cette nullité de dernier directeur de l’établissement, convaincu de diminuer de cette façon les instincts violents des fous, passant par-là chaque matin, pour sortir dans le parc de l’institution. À la porte estampillée no 213, son bureau, il fit le code et entra. La lumière automatique s’alluma. Il posa son sac sur sa table de travail et ressortit encore le dossier qu’on lui avait remis au commissariat. Il consulta son mail. D’autres infos venaient de lui être envoyées. Il les parcourut. Sur la première page il trouva une photo du Voyant, prise au lieu précise dans la glace où il avait été trouvé, puis plus loin celle d’Élise Vavrille née Jarlegan, puis celle avec leurs deux enfants. Les voilà tous devant l’immeuble, rue de la Pompe dans le 16e arrondissement de Paris où au troisième étage se trouvaient leurs grands appartements.
Il retrouva la plainte qu’Élise déposa à la disparition de son mari. Plus loin encore, il trouva les deux dernières photos de Robert Vavrille, dans les locaux de sa société, lors d’un congrès spécial le jour de sa disparition. La dernière page du dossier mentionnait d’après l’enquête de la police qu’il avait été vu pour la dernière fois devant la galerie d’art de Sybille Thompson sa maîtresse à l’époque des faits. Elle était montée dans sa limousine, une valise à la main un 20 août. L’affaire fut classée quatre ans plus tard.
Le docteur Bernes regarda de nouveau les quelques photos de Vavrille, jeune. Souriant, très sûr de lui, séducteur, golden boy, toujours bien entouré. Curieuse histoire ! C’était rare qu’un grand patron aussi riche et célèbre qu’il était, de disparaître sans laisser aucune trace !
Il appela l’inspecteur du commissariat du 19e qui lui répondit immédiatement.
« J’aurais besoin d’un renseignement, enchaîna le docteur, Ce Vavrille est bien parti le 20 août avec une certaine Sybille Thompson. La police a-t-elle eu des nouvelles d’elle depuis ? OK, j’attends ! »
Deux minutes plus tard, il eut son information :
« Non, jamais ! lui confia le commissaire, le 20 août est la date à laquelle elle a été vue, elle aussi pour la dernière fois ! »
« Elle aussi ? Partie rejoindre le monde des invisibles ? »
Le commissaire eut un début de rire et la conversation fut coupée.
Le Dr Bernes commença à scruter plus en détail les photos à sa disposition. Sur celle où Vavrille, chez lui, à table entouré par des invités, montrant son profil gauche, il observa sur sa nuque une tache sombre. Il se remémora celle du Voyant. En l’agrandissant à la loupe, il constata qu’il avait un tatouage exactement à la même place mais le noir était plus dense à l’endroit de la tâche. Peut-on dégager une vraie conclusion ?
Le choc se transforma vite en une excitation très émue. L’air désemparée le docteur Bernes ouvrit tous les tiroirs de son bureau, un par un. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait il commença à fouiller dans l’armoire où il rangeait ses dossiers. Puis il recommença le même cinéma avec les livres sur les étagères de sa bibliothèque pour, au final, enfin trouver ce qu’il cherchait, une cigarette bien séchée, cachée là depuis longtemps. Il l’alluma aussitôt, puis la consomma en retenant un temps la fumée dans ses poumons avant d’expirer lentement. Après quelques bouffées, il se calma.
La route s’annonçait longue, parsemée d’embûches et de pièges mais le final captivant. Il se voyait déjà devant l’Académie Internationale de Psychiatrie réunie en séance exceptionnelle pour l’écouter, l’entendre défendre sa découverte révolutionnaire des « Phénomènes de stratifications concordants » après l’étude du cas Robert Vavrille devenu Shiwa.
À travers les géantes baies vitrées des deux derniers étages de la tour Europa, le soleil étalait son puissant rayonnement annonçant pour la journée des températures record.
Après la présentation du nouveau projet et un débat-fleuve s’étalant depuis plus de cinq heures, Robert Vavrille, le patron de IFV, cette grande société financière, considéra que le moment était enfin venu de mettre fin au gaspillage de son temps. Il remercia tous les présents pour leurs efforts et les invita dans le salon à côté pour prendre une coupe de champagne avec quelques assortiments.
Comme à son habitude, après la fin de chaque réunion internationale importante, il se retirait pour un court moment dans son bureau qui se trouvait au dernier étage, juste au-dessus de la salle des conférences. Là, il goûte la solitude du vainqueur. Quel moment bonheur ! Retenant son souffle à travers la baie vitrée il regarde le panorama de Paris se trouvant à ses pieds. Il aimait ces courts moments, face à face avec cette ville magnifique qui lui procure à chaque fois en retenant son souffle des frissons d’émotions sur tout le cops.
Cette ville lui a permis tout d’abord, si facilement, de monter tant d’échelons et d’arrivée au plus haut, en un temps record.
Paris devenait alors une partie de lui-même. Une sensation très étrange qu’il ne pouvait retrouver nulle part ailleurs. Paris, considérait-il, vu les innombrables bâtiments, ponts, hôtels et diverses autres constructions qu’il avait initiés lui-même puis exécuta brillamment, n’était plus le même. Paris bien changée était devenue une partie de lui-même. Imbriquée pour longtemps. Cette sensation lui permettait d’être un dur et cela dans toutes les situations.
Dans son for intérieur, Robert jubilait. La journée s’annonçait dynamique et son rendez-vous avec une de ses plus brillantes conquêtes de l’année dernière, Sybille, assurément pleine de surprises. Il fallait se dépêcher.
Une fois le cocktail terminé, en se préparant à partir, les participants au nouveau projet de IFV retournèrent tous dans la salle des conférences pour récupérer leur matériel et de nombreux dossiers. Sur plusieurs longues tables ovales étaient disposées des maquettes d’immeubles, principalement de villas entourées de piscines géantes et de jardins tropicaux luxuriants faisant partie d’un complexe de grands hôtels. Plusieurs experts et leurs innombrables assistants ramasser les documents en les glissant dans leurs sacs et leurs mallettes.
L’atmosphère semblait malgré tout assez crispée.
Une fois descendue de son bureau, Robert Vavrille se trouvait maintenant au fond de la salle sous la loggia, répondant en même temps à trois coups de téléphone et aux derniers invités.
Habillé de façon décontractée mais très classe, impeccablement coiffé, son charme charismatique rassurait tout le monde. Son beau visage tout en volumes contrastés, accentuait son mystère et ses yeux d’une couleur extrêmement rare intensifiaient sa séduction. Partout, en prenant congé, des groupes discutaient encore mettant au point la suite.
À l’autre bout de la salle, côté sortie, en pleine discussion autour de l’une des tables servant de support à de très grandes maquettes, trois experts restent silencieux jusqu’ici, retenant difficilement leur déception devenue révolte.
« Il commence à sérieusement me les pomper ! » grognait l’un d’eux.
« Mais pour qui se prend-il ? »
« Plus de doute il manigance un coup bas. Je le vois venir avec ses gros sabots. Attention amis ! enchaîna le troisième, certains de mes investisseurs norvégiens veulent déjà retirer leurs billes. »
« C’était couru d’avance ! Vavrille qu’est-ce qu’il nous fait chier ! Qui est qu’on en a à foutre de ces merdeux pygmées Beuls ? Dis-le-moi ? Une peuplade dégénérée oubliée du monde ! »
« Des fous. Des bons à rien. Vavrille commence à me les gonfler vraiment. Ça suffit », enchaîna le dernier.
Il crut avaler sa langue en voyant Vavrille venant directement sur eux.
« Encore une fois, chers amis, dit-il, merci et… à bientôt à Helsinki ! »
Atterrés, ils lui sautèrent tous dessus, parlant en même temps, en protestant à haute voix, mais il les arrêta net.
« Stoppez-là, voulez-vous ? J’ai un rendez-vous dans une demi-heure à l’autre bout de Paris. Sorry. Je suis très, très à la bourre ! »
Il leur faussa compagnie et se dirigea rapidement vers les ascenseurs. Mais ils ne l’entendirent pas de cette oreille et le suivirent en vociférant très fort leur mécontentement. Vavrille s’arrêta, les écouta rapidement et leur fit signe de se taire.
« En conclusion, dit-il, j’accepte toutes vos options ! »
L’atmosphère se décontracta. Il fut applaudi.
« Excepté la clause 87, donnant libre arbitre aux futurs propriétaires pour expulser les Beuls. Ça jamais ! Non, et je vous préviens, ces pauvres pygmées sont là depuis trois siècles, et ils le resteront au moins autant ! »
Des cris s’élevèrent à nouveau.
« La réunion est close. Ma directive irrévocable. Point à la ligne. Je vous salue. Ciao, les amis ! »
Robert sourit puis leur tourna le dos et pressa le pas. En longeant le couloir vers les ascenseurs trois de ses assistantes lui coururent derrière pour lui faire signer, en marchant, des papiers. Dans l’ascenseur l’attendaient deux dames très élégantes avec de nouveaux habits pour lui. On lui changea la veste, les pantalons, les chaussures en d’autres, plus décontractées, plus estivales. Robert composa un numéro. On lui répondit immédiatement.
« Chérie, si tu savais comme je suis à la bourre. On m’attend à l’aéroport. Oui à l’aéroport, c’est nouveau, ça vient de tomber. Je dois partir. Toutes mes excuses. Je viens à peine de sortir d’une réunion interminable. Oui, je pars pour trois jours à Stockholm. C’est urgeant. Une réunion au sommet. Ils seront tous là. Bon week-end chérie ! Je suis vraiment désolé. Emmène les gosses à Antibes. Oui, chérie ! Toujours à toi. Courage et à bientôt ! »
Une fois au rez-de-chaussée, on lui ouvrit la porte. En sortant de l’ascenseur, il était méconnaissable. Totalement changé.
Son assistant personnel l’attendait avec une valise. Il lui ouvrit les innombrables portes de sortie du grand hall de la tour. Dans la rue, à cent mètres de là, à l’abri des regards, stationnée une puissante limousine, la portière déjà ouverte. Lui courant après, un homme de petite taille c’est mis à trottiner, s’essuyant la tête recouverte de nattes tressées montées en spirale, avec un grand mouchoir. Il avait de larges pommettes proéminentes et des yeux allongés. Ses ongles très longs étaient vernis en noir. Il était très élégamment habillé.
« Monsieur Vavrille ! cria-t-il, s’il vous plaît ! S’il vous plaît ! »
Essoufflé, il finit par s’approcher.
« Voici ma carte. Je dois vous confier un secret. Je suis le futur roi Gigoul Ier du pays des pygmées Beuls. On fait tout pour obtenir notre indépendance et sans vous on va allait droit dans le mur. Le suicide. Vous êtes notre sauveur. Merci encore une fois. Voici ma carte si un jour vous voulez nous rentre visite. »
Robert prit la carte.
« Écoutez-moi, dit-il en lui serrant la main, même si la clause cachée 87 venait un jour à être supprimée, Votre Altesse écoutez-moi bien, ne signez jamais rien avec eux, sans me prévenir. Voici ma carte. »
Le futur roi Gigoul Ier prit la carte, le remercia et repartit fortement soulager.
Robert rentra dans la limousine.
Sur la banquette arrière l’attendait Sybille, une rayonnante blonde. Elle dévêtit ses belles jambes puis s’allongea sur le dos pour le recevoir dans ses bras. Il la rejoignit avec entrain. La limousine démarra.
« Monsieur désire ?»demanda le chauffeur.
« À la villa. »
« Laquelle ? »
« C’est à Sybille de choisir. C’est son anniversaire. »
Elle sauta de joie, l’enjamba et tout en l’embrassant lui enleva sa veste et déboutonna sa chemise.
« Celle sur la corniche en Bretagne »,dit-elle en prenant la main de Robert qu’elle guida entre ses cuisses, puis pour s’assurer de l’impact qu’elle avait sur lui, avec l’autre main elle approcha sa tête de la sienne et le regarda au fond des yeux.
« Mais avant j’aimerais, ce sera mon cadeau d’anniversaire, qu’on traverse encore une fois et toujours aussi amoureux que l’année dernière, cette merveilleuse forêt de rêve, comme tu avais pu t’en apercevoir. La forêt, cet empire de l’érotisme que j’aimerais approfondir en partant de la folie de notre première rencontre. »
Ils s’embrassèrent avec volupté.
« Adjugé, vendu !» répondit-il en mettant la musique à fond.
Elle posa sa main sur celle de Robert et commença doucement à le guider. Robert la laissait faire avec grand plaisir. Elle aimait bien se chauffer un long moment et il était l’infatigable connaisseur le plus averti, guettant sa réaction et ses désirs secrets au moindre détail.
« Je suis toute à toi, très chaude, lui dit-elle dans l’oreille. Faisons l’amour ici, dans la voiture en marche, comme dans les bons films. Oh, oui ! Chéri, c’est bien parti. Exactement, comme ça ! Humm. Je t’aime ! »