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« Est-ce que tu sais ce que c’est qu’un bracero ? » Indalecio naît dans une Espagne en proie à de profonds changements. Le choix de son prénom est la première étape d’un chemin qui lui fait traverser la république, la guerre civile et le franquisme, jusqu’au choix inexorable de l’exil, en France, et de l’oubli… Des années plus tard, par cette question, sa fille Clara interroge la mémoire, la sienne et celle de son père, pour enfin trouver sa place. Deux histoires qui ne forment qu’un tout.
À PROPOS DE L'AUTRICE
E. Tulip explore les genres littéraires afin d’exprimer ses questionnements sur un monde « instabilité ». Elle a publié en 2020 un recueil de nouvelles, "Les Chroniques de la Tour – AlieNation", dans lequel elle invitait à réfléchir sur l’homo connecticus. Pour son premier roman, "Braceros" elle éclaire non seulement son histoire familiale, mais aussi celle de milliers d’autres issus de l’immigration espagnole, tout en explorant les questions d’identité et de transmission.
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E. Tulip
Braceros
Roman
© Lys Bleu Éditions – E. Tulip
ISBN : 979-10-422-1968-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je vais te raconter en secret
Qui je suis, moi,
Comme ça, à voix haute
Tu me diras qui tu es,
Je veux savoir qui tu es1
Ils avaient pris la route en milieu de matinée, laissant derrière eux la Catalogne pour rejoindre l’Aragon. Ils avaient prévu de faire une halte pour la nuit à Ejea de los Caballeros. De là, ils rejoindraient Chustosalto. Clara avait décidé de ce périple sur les traces de ses origines peu de temps avant les vacances de la Toussaint. Elle avait subitement ressenti le besoin de se rendre dans le village où était né son père, de voir la maison sur laquelle était gravé dans la pierre, juste au-dessus de la porte d’entrée, GALLEGO. Elle avait vu une photo de cette façade il y a bien des années. Elle voulait aussi voir où ses grands-parents étaient enterrés, surtout cette grand-mère morte il y a si longtemps. Leurs tombes devaient se trouver à Chustosalto. Il était temps de faire ce pèlerinage, comme elle l’appelait. Cesar avait accepté le voyage et, après réflexion, avait proposé un détour par la Catalogne espagnole pour qu’il puisse, lui aussi, aller se recueillir sur la tombe de son père.
« On joue à un jeu ? » demanda Elena.
Clara s’inclina vers Cesar qui conduisait et lui dit en riant :
« Quelles vacances pour une petite de six ans ! T’imagines quand la maîtresse va lui demander ce qu’elle a fait de beau en Espagne ? La tournée des cimetières ! » Puis, se retournant vers sa fille. « Oui, le jeu des devinettes, tu commences. »
Ils jouèrent un bon moment, jusqu’à ce que Clara s’interrompe brusquement en voyant l’une des directions indiquées sur la route. « Cesar ! Regarde, ils indiquent San Mateo ! C’est là qu’on a passé nos vacances, deux années de suite. J’avais dans les six ans. On allait chez l’oncle Angel, les meilleures vacances de mon enfance !
— Tu veux qu’on y passe ?
— Oui… j’aimerais bien… en plus quand on y allait, je me souviens, il y avait toujours un moment où on passait au cimetière du village. Je m’amusais à compter l’âge des morts. Je serais curieuse de savoir aujourd’hui à qui on allait déposer des fleurs. Je ne pense pas que ce soient les grands-parents puisqu’ils étaient de Chustosalto… Enfin… maintenant que j’y pense… peut-être pas… j’en sais rien après tout », ajouta-t-elle, soudain songeuse. Son visage s’assombrit.
Cesar lui jeta un regard en coin, mais ne dit rien. Issu d’une famille sud-américaine où tout se savait ou finissait toujours par se savoir même quand on ne demandait rien, il était toujours surpris du peu d’informations dont Clara disposait sur sa famille, notamment sur son père et ses origines. Et il voyait bien que depuis la naissance de leur fille, ce sujet la travaillait de plus en plus, au point de la rendre malheureuse, parfois. Et elle n’avait personne pour répondre à ses questions, ses relations familiales, pour d’obscures raisons, étant quasiment inexistantes. Ce qu’il avait bien du mal à comprendre aussi.
« C’est dans quinze kilomètres, regarde », dit-elle en pointant du doigt une nouvelle indication.
« On va là où tu as passé des vacances quand tu étais petite Maman ? » demanda Elena qui voulait participer à la conversation.
« Oui chérie… ça a dû bien changer, j’espère que je vais reconnaître quelque chose, j’avais ton âge… à l’époque c’était un village, vraiment pas grand, il y avait de la terre battue, des champs de maïs… aujourd’hui il y a… attends je regarde sur internet… 3500 habitants… il y a des photos… oui c’est quand même bien construit aujourd’hui, ça a l’air tout bétonné !
— Et vous alliez chez un oncle c’est ça ? s’intéressa Cesar.
— Oui… enfin on l’appelait l’oncle Angel, mais je ne sais pas qui c’était au juste… je veux dire, à quelle branche des Gallego il appartenait exactement… Je n’ai jamais demandé, car on y est allés deux années de suite et après plus rien, on n’y est plus jamais retournés. Je ne sais pas pourquoi on a arrêté d’y aller… mais je me souviens que ça m’a vraiment rendue triste. La seule fois où j’ai de nouveau entendu parler de l’oncle Angel, c’est quand il est décédé, quelques années plus tard. Mon père a fait tout le trajet jusqu’en Espagne pour aller à son enterrement. Je l’aimais bien l’oncle Angel, il était gentil, il pleurait chaque fois qu’on partait. Je m’en rappelle bien, j’étais dans le coffre de la Ford Taurus break qu’on avait à l’époque, il suivait la voiture et nous faisait de grands signes. Ça me donnait aussi envie de pleurer… faut dire qu’il me fallait pas grand-chose à l’époque… C’est vrai que je n’ai jamais demandé par la suite qui il était par rapport à mon père… mais tu sais c’était comme ça chez nous, pas de questions.
— Et vous parliez en quelle langue quand vous y alliez ?
— En français. On ne parlait que français à la maison. Mon père ne parlait espagnol qu’avec sa sœur Emilia, et ses copains espagnols qu’il retrouvait au square. Ah, aussi quand il s’énervait, je n’ai jamais compris ce qu’il disait dans ces moments-là. Quand on venait ici, de mémoire, une partie de la famille parlait français parce qu’elle avait vécu en France. Après, avec les autres gamins du village, on se débrouillait.
— Et tu jouais à quoi Maman ?
— Il y avait une piscine découverte, on y allait tous les jours, sans les parents, c’était super. Et le soir, au même endroit, il y avait un cinéma en plein air. On y a vu La Folie des grandeurs avec Louis de Funès ! On traînait d’un coin à l’autre du village, dans les champs, chez les voisins, chez les uns, chez les autres… On était libres, je me souviens à peine de mes parents dans ces moments-là. Sûrement qu’ils étaient là et surveillaient quand même, mais je ne m’en souviens pas.
— Ton père devait être content d’être en Espagne, non ?
— Oui… je n’en sais trop rien, je suppose… j’étais trop petite, mais mon frère Florent dit qu’il était plus détendu, plus souriant, pendant ces vacances-là. Après, tu sais, c’était pas un bavard… il ne nous parlait pas, à part pour nous dire de nous taire… ou nous en coller une ! Ce qui est sûr, c’est qu’à San Mateo, on se sentait bien. En tout cas, moi, même si ce n’était pas vraiment conscient, j’avais l’impression de faire partie de quelque chose, d’être intégrée, en quelque sorte. J’étais bien, je crois. C’était pas comme à Chartres où on se mettait toujours un peu à l’écart de tout et de tout le monde, où on ne se mêlait jamais vraiment aux autres… Où que nous allions, mon père garait toujours la voiture à l’écart, quitte à marcher. Au supermarché par exemple, même s’il y avait de la place, tu pouvais être sûr qu’il se garait à l’autre bout du parking… Et puis mes parents étaient communistes, mais ils avaient fait huit gamins… alors dans une ville de cathos comme Chartres, on détonnait… j’étais une des rares, en dehors des enfants de musulmans, à ne pas faire le catéchisme en primaire. Les invitations aux anniversaires… on ne pouvait pas les accepter parce qu’après il fallait acheter un cadeau et bon, on n’avait pas d’argent… et puis fallait rendre la pareille et c’était difficile pour mes parents, je pense… c’était pas possible. Tant que ça restait dans la cité HLM où on vivait, ça passait encore… on était du même niveau social et il y avait des problèmes dans toutes les familles… mais au-delà… C’était toujours comme si on n’était jamais à notre place… Tu sais, je crois que mon père avait honte de son accent… même après toutes ces années. Du coup, des fois j’en avais honte aussi… de son accent… et pas que ça d’ailleurs… je n’en suis pas fière. »
Elle se tut, les larmes aux yeux. C’était sorti d’un coup. Cesar lui prit la main. Elle esquissa un pauvre sourire « Et moi aujourd’hui j’ai honte de mon accent français quand je parle espagnol, la bonne blague !
— Tu parles très bien espagnol, je suis sûr que ton père était fier que tu aies appris la langue et que tu sois partie vivre en Espagne quelques années.
— Je ne sais pas… il n’a jamais rien dit… on ne se parlait jamais… je suis partie en Espagne directement depuis l’Angleterre où j’avais passé quelques années… on ne se parlait pas. Et puis, il est mort peu de temps après mon arrivée à Barcelone.
— C’était un homme d’une autre époque, il ne pouvait pas exprimer ce qu’il ressentait. Il n’a pas eu l’air d’avoir une vie facile… »
Ils atteignirent bientôt le village. « Tu nous guides Clara ?
— On peut rejoindre le centre du village, voir si je reconnais quelque chose… sinon trouver le cimetière et la piscine municipale.
— Tu as encore de la famille ici ?
— Oui…
— On aurait pu les contacter.
— Je ne les connais pas… pour leur raconter quoi ?
— Ils seraient peut-être contents de rencontrer la petite dernière d’Indalecio Gallego, d’avoir des nouvelles de sa famille.
— Je ne suis même pas sûre qu’ils aient su quand il est décédé il y a quinze ans… Y a que la tante Emilia qui était présente… les autres frères et sœurs n’étaient déjà plus de ce monde, enfin je crois… je ne les ai jamais connus, seulement leurs prénoms, Leonides, Felix et Antonio.
— Mais vous voyiez qui ici à San Mateo ?
— Je te l’ai dit je n’en sais rien… en dehors de l’oncle Angel, je me rappelle de certains prénoms… Rosemarie, Lorenzo, Marisa, Miguel, Sandra… c’est tout. Et je n’ai jamais posé de questions. Bon, en attendant je ne reconnais rien ici… le béton a remplacé la terre battue… ça me désole… on va chercher le cimetière. »
Ils le trouvèrent assez facilement. C’était le jour des morts et il y avait quelques personnes, venues déposer des fleurs fraîches. On les regarda passer avec curiosité, ils n’étaient pas du coin. Ils échangèrent quelques salutations. « Le cimetière est comme dans mes souvenirs, avec ses columbariums. Je me souviens qu’il y avait aussi beaucoup de petites tombes… ça m’avait interpellée à l’époque, pour moi ce n’était pas normal… je me demandais toujours pourquoi ces enfants étaient morts… Allez, y’a plus qu’à chercher le nom Gallego, tu nous aides Elena ? » La petite se prêta volontiers à la « chasse aux Gallego » et se mit à parcourir les allées d’un pas rapide. Ils ne tardèrent pas à trouver. Sur l’une des cases de columbarium, encadrées de beaux lys blancs coupés, était inscrit « Genaro Gallego ».
« Alors c’est là qu’il est enterré le grand-père… c’était donc lui qu’on allait voir ! » s’exclama Clara, surprise.
« Et on continue à fleurir sa case… c’est sûr, les fleurs ont été déposées aujourd’hui. On a failli tomber sur de la famille », ajouta Cesar.
Clara réagit vivement. « Pourtant j’ai toujours entendu dire que c’était un enfoiré… il refusait de saluer mes frères et sœurs quand il les croisait dans la rue… tout ça parce que mon père s’était marié avec une Française ! » Elle regarda autour de la case. Il y avait d’autres Gallego « Angel, bien sûr… Leonides… elle, c’est la sœur de mon père… je ne l’ai pas connue… ma mère n’en parlait pas en bien, mais je ne sais pas… je n’ai jamais entendu mon père s’exprimer sur elle. Lorenzo… c’était le frère de mon grand-père, pareil je ne l’ai pas connu. Mais je ne vois pas… elle est où Juliana, ma grand-mère ?
— Il faut peut-être chercher au niveau des tombes… elle est morte longtemps avant lui de ce que tu m’as dit, je ne pense pas qu’il y ait eu incinération.
— Tu as raison, il faut chercher du côté des tombes. »
Et ils refirent le tour du cimetière. Une personne d’âge moyen les interpella en espagnol. « Vous cherchez quelque chose ? »
Clara répondit :
« Oui, on cherche la tombe de Juliana Tris Gallego.
— Ah oui… Gallego… pour moi il n’y a pas de Juliana ici. Il faudrait demander à Lorenzo, il doit savoir. Vous êtes de la famille ?
— Oui… de France. Mon père, Indalecio, était le dernier des enfants de Genaro et Juliana Gallego, de Chustosalto.
— Ah oui ? Allez demander à Lorenzo, vous le connaissez non ? Il est conseiller à la mairie.
— Oui… non… enfin ça fait longtemps que je ne suis pas venue. Merci. Bonne journée », répondit Clara en s’éloignant.
Cesar prit la main d’Elena et ils rejoignirent Clara. « Tu as fait ta Gallego… », plaisanta-t-il.
Elle haussa les épaules, le visage fermé. « Je n’avais pas envie de m’étaler… on a vu ce qu’il y avait à voir, on peut repartir. »
Cesar lui passa un bras autour des épaules dans un geste de réconfort. Il la connaissait suffisamment pour savoir que son côté abrupt cachait un profond désarroi. En repartant, ils passèrent devant la piscine découverte dont avait parlé Clara. Ils ne virent pas grand-chose, car elle était désormais entourée de hauts murs de béton. À partir de là, Clara s’enferma dans l’un de ses silences.
Ils rejoignirent Ejea de los Caballeros où ils passèrent la soirée et la nuit. Ils reprirent la route pour Chustosalto le lendemain en milieu de matinée. Il faisait gris et il n’y avait personne sur la route.
« J’ai lu sur internet qu’il n’y avait plus aucun habitant à Chustosalto, c’est devenu un village fantôme, quelle tristesse… Mais c’est un peu comme ça partout en Aragon », commenta Clara.
Après une trentaine de kilomètres, le village et son clocher apparurent en point de mire, en haut d’une petite colline. Les alentours étaient désertiques. Ils garèrent la voiture à l’entrée où se trouvaient les vestiges d’un parc pour enfant. Ils laissèrent Elena y jouer un moment avant de rejoindre la place du village. Un groupe de personnes, probablement une famille, se trouvaient là, en pleine discussion. Ils les saluèrent rapidement sans s’arrêter. Il n’y avait que peu de rues, aussi eurent-ils vite fait le tour du village. Quelques maisons étaient restaurées, signe qu’il devait encore y avoir un peu de vie, malgré tout, mais la plupart avaient été laissées à l’abandon. Ils refirent un tour, sans succès. Clara soupira :
« Je suis déçue… la façade Gallego a dû s’effondrer… en même temps, je ne sais même pas dans quelle rue elle se trouvait… Tant pis, on va rentrer. »
Ils recroisèrent sur la place le petit groupe de personnes.
« Vous cherchez quelque chose ? » leur demanda une femme en espagnol.
« Mon père, Indalecio Gallego, est né ici… le fils de Genaro et Juliana Gallego. Je cherche la maison, mais je ne la trouve pas.
— Gallego ! Oui, bien sûr ! La maison était dans la calle Mayor mais elle tombait en ruines… les murs sesont effondrés il y a quelques années déjà. Gallego… oui ! le grand-père les a bien connus. »
La femme se tourna vers un vieil homme appuyé sur une canne. Il devait être proche du centenaire.
« Grand-père, tu te rappelles des Gallego, Genaro et Juliana ? C’est la fille d’Indalecio, leur dernier. »
Le vieil homme s’anima, l’œil se fit vif. « Gallego ? Oui bien sûr, Genaro, et son frère Lorenzo, c’était de bons garçons… très gentils. »
Clara hésita, ce n’était décidément pas l’image qu’elle avait du grand-père. « Vous les avez connus ?
— Oui, des bons garçons, serviables… c’était des travailleurs, les temps n’étaient pas faciles…
— Et Juliana ?
— Oui, la femme de Genaro. Elle n’était pas du même village, elle venait de Gallocanto. »
Clara fut étonnée de la mémoire du grand-père et elle se fit l’amère réflexion que ce vieil homme en savait sûrement plus qu’elle sur ses grands-parents et son père. Son cœur s’accéléra légèrement et, prise d’une sorte d’espoir, elle s’enhardit à l’interroger. « Mais Genaro, il a abandonné sa famille au début de la guerre civile ?
— C’était une autre époque, avec ses difficultés… Le Genaro… il était pas bête… il avait appris à lire et il avait ses idées. Il faisait partie de la CNT, c’était un radical. Ses actions ont eu des conséquences… s’il était resté, il aurait fini dans un trou direct… oui l’époque était dure, on ne pouvait pas se permettre d’être sentimental… et Juliana, la pauvre, elle a payé pour ses actions à lui. Oui… et la guerre, et Franco… penses-tu, on ne pouvait même plus se fier à ses voisins ni à sa propre famille parfois ! Mais c’est le passé, une autre époque, il ne faut pas y penser. »
Clara se demanda furtivement de quel côté cet homme avait été à l’époque. Sous ses airs de vieillard aimable et inoffensif, avait-il fait partie des délateurs ? Avait-il appuyé sur la gâchette ? Elle se contenta de hocher de la tête.
« Ainsi vous êtes la fille d’Indalecio ?
— Oui, mon père est parti en France quand il avait 20 ans… il s’est marié avec une Française.
— Je me souviens du gamin, toujours derrière ses frères et sœurs, un peu à la traîne, pas un bavard ni un violent… »
La femme intervint. « Il y a des Gallego à San Mateo, vous le savez ?
— Oui… » répondit vaguement Clara. Elle avait une autre idée en tête :
« Et Juliana, elle est enterrée où ? Ici, à Chustosalto ?
— Je ne pense pas, le cimetière est tout petit et je n’ai pas mémoire d’avoir vu sa tombe. Grand-père, elle est enterrée ici Juliana Gallego ?
— Non… elle a quitté Chustosalto au début de la guerre et elle n’est jamais revenue… après ce qu’on lui a fait… battue, tondue et envoyée en prison… et Dieu seul sait ce qu’ils ont dû lui faire endurer d’autre là-bas ! J’étais là quand on l’a attrapée… Je m’en souviens encore, tout jeune, que j’étais. Les enfants Gallego se sont retrouvés tout seuls… c’était terrible… quelle époque ! Au moins elle a pas terminé dans un trou ! Y’avait leur voisine, Amaia, qui s’est occupée des enfants pendant qu’elle était en prison… C’était une gentille femme, Amaia… jamais mariée…
— Mais elle est partie où Juliana ? l’interrompit Clara.
— Elle avait peur après ce qu’ils lui avaient fait… entre le curé et la guardia… ils sont partis de l’autre côté de la ligne, côté républicain, là où les franquistes n’étaient pas encore arrivés… à Lorién, si ma mémoire ne me joue pas des tours.
— À Lorién ! » s’exclama Clara.
« Tu connais ? » demanda Cesar.
« Oui… j’y suis allée une fois, il y a un peu moins de 20 ans… La tante Emilia possédait une maison, enfin un ancien couvent dont une petite partie avait été restaurée. En effet, de ce que je sais, elle en avait hérité d’un cousin du côté de la grand-mère. Nous nous y étions retrouvés avec la tante, une cousine, mes parents et deux de mes sœurs. Le village est pittoresque. Mais, je ne savais pas… enfin mon père n’a rien dit à l’époque… ni la tante d’ailleurs… et je n’ai pas pensé à poser des questions ! »
La femme intervint de nouveau. « Vous savez, il y a pas mal de Gallego dans le coin, vous devriez aller les voir, ils en savent pas mal. »
Les pensées de Clara se bousculaient. Elle avait besoin de réfléchir. Le regard aimablement curieux que ces inconnus lui adressaient la mettait mal à l’aise, ils en savaient plus qu’elle sur sa famille ! Il lui fallait s’éloigner. « Merci pour toutes ces informations, c’est une chance de vous avoir rencontrés… C’est laquelle la calle Mayor ? »
La femme leur indiqua la direction du doigt, leur situant également la maison Gallego, et ils prirent congé. Ils s’arrêtèrent devant les trois murs restants de l’ancienne demeure familiale. Tout avait été envahi par les herbes. Il restait encore des morceaux d’étage et de toit. Clara prit quelques photos puis se tourna vers Cesar « Ça t’embête si on fait un détour par Lorién avant de rentrer en France ? »
Il lui sourit. « J’allais te le proposer, allez viens Elena, on continue la chasse aux Gallego ! »
Ils roulèrent quelques heures, entre les jeux avec Elena et les silences de Clara.
« Tu penses à quoi ? » lui demanda Cesar.
« À cette seule fois où je suis allée à Lorién… c’était quelques années seulement avant sa mort… quand j’y repense, je crois que je ne l’ai jamais vu aussi heureux. Il était dans son élément, ça se voyait. Il avait déjà de gros problèmes de santé, son diabète, son cœur qui lâchait, il en était déjà à deux AVC… il savait qu’il n’avait plus beaucoup d’années à vivre. Il serait bien resté, il l’a même dit, lui qui ne s’exprimait jamais. Il voulait mourir là-bas…
— Il aurait pu. Qu’est-ce qui l’en empêchait vu qu’il était à la retraite ?
— Ma mère ne voulait pas. Tu imagines ? Elle ne parlait pas un mot d’espagnol. Se retrouver seule dans un village, hors de France, loin de son HLM, de son quartier, de ses habitudes, de ses enfants même si elle en avait déjà renié la moitié… c’était impossible pour elle ! Et puis elle ne conduisait pas donc pour l’autonomie, ça aurait été compliqué. Cesar… Pourquoi je n’ai pas posé de questions ? »
La route était sinueuse et ils durent s’arrêter un instant, la petite ayant la nausée. Après avoir traversé une épaisse forêt, Lorién apparut enfin sur une haute colline, majestueux, encadré de ses immenses monolithes de pierre.
« Ouah, tu n’avais pas menti, c’est pittoresque ! » s’exclama Cesar.
Ils se garèrent en contrebas du village et remontèrent les petites rues escarpées. L’endroit devait comptait 150 âmes, mais il n’y avait personne dehors. Clara retrouva la maison de sa tante sans trop de difficultés. Elle était fermée. « Oui c’est là… la tante est décédée, je ne sais pas qui en a hérité, mais ça a dû rester dans la famille. »
Ils s’arrêtèrent dans l’unique bar du village pour se restaurer. Les quelques personnes âgées qui s’y trouvaient s’intéressèrent immédiatement à eux. « Emilia, oui, la Gallego… oui, elle avait hérité de la maison du vieux Balbino et venait souvent… Elle est morte y’a pas longtemps… on continue à voir des Gallego passer de temps en temps, ses enfants. Et vous, vous êtes qui ? De la famille ?
— La nièce d’Emilia, je suis la fille d’Indalecio, son frère.
— Indalecio… ça me dit quelque chose… faudrait demander au vieux Manolo, mais il est cloué au lit. Il a pas perdu la tête lui… Mais vous êtes française ?
— Oui… et Balbino, vous l’avez connu ?
— Oui bien sûr, un homme bon, il cherchait pas les histoires et toujours à arranger les choses. Mais jamais marié, il devait y’avoir quelque chose qui clochait… »
Clara et Cesar échangèrent un regard. « Et Juliana Tris Gallego, ça vous parle ?
— Non… faudrait Manolo…
— Mais si Carlito, toi c’est sûr tu la perds la tienne de tête ! Juliana Tris Gallego, on l’a pas connue, mais le vieux Balbino s’est fait enterrer à côté d’elle ! C’était sa cousine.
— Elle est donc enterrée ici ? Il est où le cimetière ?
— Plus bas, juste à la sortie du village. Ils sont enterrés vers le fond, à gauche. »
Clara, Cesar et Elena restèrent à discuter le temps de terminer leur repas puis rejoignirent le cimetière.
Les tombes étaient là, l’une à côté de l’autre, telles des jumelles, portant la même croix en fer forgé rouillée. Personne n’y était passé depuis un bout de temps.
« Regarde, elle est morte en 1948, c’était il y a si longtemps. » Clara ne sut retenir ses larmes. « Je sais c’est bête, je pleure alors que je ne l’ai pas connue, je ne sais rien d’elle, juste que ce n’était pas une tendre et qu’elle a dû survivre avec ses enfants lorsque Genaro a fui et les a abandonnés. Et je vois cette tombe, abandonnée, sans aucune fleur. Rien ! Et ce cousin Balbino, c’était qui ? Il l’a sûrement plus aimée que Genaro pour avoir demandé à être enterré à côté d’elle ! Et il a probablement considéré ses enfants comme les siens sinon je suppose que la tante n’aurait pas hérité de sa maison. Il est mort en 77, deux ans après Franco… la même année où mon père est retourné en Espagne pour la première fois. Pourquoi mon père n’en a-t-il jamais parlé ?
— Parce que c’était peut-être trop douloureux pour lui d’ouvrir la porte à ses souvenirs. C’était peut-être une question de survie pour lui. Ce qu’il s’était passé en Espagne devait y rester », répondit César, un peu ému.
Il ne pouvait s’empêcher de penser à sa propre histoire, lorsqu’avec sa famille, il avait dû quitter le Chili à l’âge de dix ans, quelques années après le coup d’État de Pinochet. Il n’aimait pas vraiment parler de sa vie avant leur départ, ni même de leur arrivée en France. Il y avait toujours cette douleur, empreinte de culpabilité, l’exil laissant toujours son empreinte. Il prit Clara dans ses bras.
« Pourquoi tu pleures Maman ? » demanda Elena en encerclant les jambes de sa mère de ses petits bras.
Clara se pencha vers sa fille et la serra contre elle. « Parce que je ne peux pas continuer comme ça, parce qu’il est temps que je raconte l’histoire de ton grand-père. » Elle inspira longuement. « Est-ce que tu sais ce que c’est qu’un bracero ? »
L’obscurité avait gagné le village. L’air était chargé d’électricité et le grondement du ciel, jusque-là intermittent et lointain, s’était soudainement rapproché, menaçant. L’orage n’allait pas tarder à s’abattre sur Chustosalto et tout le monde s’était empressé de rentrer. Il régnait dans le petit village aragonais un calme quasi religieux avant la tempête.
Soudain, brisant le silence tel un coup de tonnerre, l’écho des voix et des cris se mit à résonner crescendo d’une ruelle à l’autre, chevauchant les courants d’air, virevoltant, tourbillonnant pour se scinder dans toutes les directions, traversant les épais murs de pierres. Il s’insinuait dans les interstices des volets étroits et des lourdes portes en bois, s’invitant dans chaque foyer, semant ici et là les graines de la discorde. À moins de se boucher les oreilles, nul ne pouvait ignorer la dispute qui opposait Don Francisco, le curé de la paroisse, à Genaro Gallego. Et tout le monde était diablement curieux. Bien que leur animosité mutuelle ne fût un mystère pour personne, d’aucuns auraient voulu être une petite souris pour se faufiler chez les Gallego et assister à la scène. Allaient-ils en venir aux mains ?
Chez les Gallego, la tension frôlait dangereusement le point de rupture. Dans l’unique pièce du bas de la maison, les deux hommes s’invectivaient de chaque côté de l’étroite table en bois avec force gestes. Le paysan, comme beaucoup d’hommes de sa condition, présentait un physique mince et osseux. Il était d’un caractère nerveux. Ses traits émaciés figuraient une colère permanente et étaient marqués par les intempéries et les manques. Ses cheveux sombres étaient coupés à ras. Ses yeux noirs exprimaient bien ses changements d’humeur. Il dégageait ce charisme caractéristique des hommes de forte conviction. À l’opposé, l’homme d’Église dissimulait sa haute silhouette grassouillette sous l’habit, mais son visage joufflu portait les marques de la bonne chère en dépit des temps difficiles. Ses cheveux châtains, plaqués sur le côté, cachaient un début de calvitie. Ses yeux restaient froids et durs malgré le sempiternel sourire qu’arboraient ses lèvres. Juliana Gallego, redoutant les conséquences dominicales – les sermons pendant l’homélie, puis les regards et messes basses des villageois –, pire l’excommunication, passait d’un camp à l’autre, essayant vainement de les calmer. Leurs cris, en plus d’apporter la honte sur la maison, effrayaient la petite Emilia accrochée à ses jupes, et se mêlaient aux pleurs du bébé dans ses bras, objet de la dispute. Il régnait une cacophonie infernale. L’air était devenu irrespirable. Suffoquant, elle ouvrit la fenêtre. De toute façon, au point où ils en étaient, les voisins n’avaient probablement rien perdu des échanges. Elle s’agrippa un instant au rebord pour reprendre sa respiration. Un courant d’air froid souleva légèrement les boucles épaisses de ses longs cheveux noirs. Son corps portait encore les rondeurs de la maternité récente, lui donnant des allures de matrone. Mais son beau visage reflétait toujours l’éclat de la jeunesse, accentué par ce regard franc et décidé qui la caractérisait. Secouant la tête d’un air désolé, elle pria le ciel une nouvelle fois de lui venir en aide, puis se signa et embrassa la petite croix en bois attachée autour de son cou. Mais Dieu restait sourd et elle se résolut à fermer la fenêtre.
L’objet de la discorde n’était pas tant le dernier-né de la famille Gallego que son patronyme et celui qui l’avait choisi. Genaro, comme beaucoup d’hommes de sa génération, suivait les voies des réformes politiques qui agitaient le prolétariat de son époque. Il réfutait de plus en plus ouvertement la parole de l’Évangile et l’influence de l’Église. Cette dernière avait perdu à ses yeux toute la confiance qu’il pouvait encore lui accorder lorsqu’il était enfant. Certes il se souvenait toujours avec affection de Don Pedro, le précédent curé du village, adepte de ces Lumières qui remettaient en question la foi et la représentation même de Dieu, surnommé avec mépris le « francisé » par les señoritos. Ces idiots n’avaient rien compris, Don Pedro ne rejetait pas Dieu, bien au contraire, il considérait qu’il ne faisait qu’un avec la nature. C’était un tout. Ils se comprenaient bien tous les deux, lui, le paysan qui travaillait la terre et lui, le curé qui cultivait les esprits. Et avant tout, Don Pedro se préoccupait vraiment de ses paroissiens. Il distribuait du pain et de la soupe aux plus pauvres, se souciait du devenir de chacun. Malheureusement, c’était une époque révolue. L’Église s’était détournée du peuple, l’avait trahi, retournant sa veste pour favoriser les puissants et s’enrichir ! Pour Genaro, dorénavant, le destin des hommes était entre leurs propres mains. Et il entendait bien briser la tradition des prénoms choisis par le curé ! De son côté, en ces temps troublés, face à la montée des idées anarchistes dans les campagnes, Don Francisco se devait de renforcer son autorité et assurer son emprise paroissiale. Il n’était pas question pour lui de céder ses responsabilités et de se laisser dicter sa conduite par ces bouseux ignorants. Il avait décidé du prénom des quatre précédents, il en serait de même pour le cinquième.
Juliana s’approcha de son mari qui venait de se rasseoir et posa sa main sur son épaule dans un geste apaisant. Elle tenta de le ramener à la raison. « Mais enfin, arrête ! Indalecio, ça reste un joli prénom pour le petit ! »
Mais Genaro demeurait inflexible. « Ça m’est égal ! Ce n’est pas à lui de choisir le prénom de mon fils et encore moins de le baptiser sans mon accord pendant mon absence ! Et toi, ma propre femme, comment as-tu pu le laisser faire ? C’est mon enfant, pas le sien ! »
Il se dégagea brusquement et, en se levant, la bouscula. Entre Emilia toujours dans ses jambes et le bébé logé dans ses bras, Juliana se rattrapa comme elle put, heurtant lourdement le coin de la table. Elle laissa échapper un cri. Don Francisco se précipita vers elle et, protecteur, l’entraîna de son côté. « Regarde comme tu traites ta femme ! »
Genaro le fusilla du regard. « D’habitude ça ne vous préoccupe pas vraiment, tant que ça reste au confessionnal ! »
Ignorant l’attaque, le curé prit un ton conciliant. « Genaro, ta femme et toi faites partie de ma paroisse. C’était mon devoir et le vôtre aussi de consacrer cet enfant à Dieu. Pense à l’âme de ce pauvre innocent s’il lui arrivait malheur sans être baptisé !
— Mon père, gardez vos sermons pour la messe ! L’eau bénite n’empêche pas la faim de nous nouer les tripes chaque jour que Dieu fait ! Mais moi je sais que vous nous méprisez, nous autres braceros2, vous nous regardez trimer jour après jour du haut de votre clocher ! Et pour nous asservir encore plus, vous nous abreuvez jusqu’à plus soif de vos bondieuseries le dimanche ! Mais tout ça va changer et bientôt vous vous retrouverez tout seul dans votre église maudite avec tous les señoritos de malheur !
— Cela suffit, arrête de blasphémer Genaro ! Les folies anarchistes n’apporteront que le malheur sur ta famille ! En plus, tu mets en danger ton âme immortelle en suivant ces voies dictées par le diable !
— Ahahah, mon âme ? Mon âme est déjà tellement usée que je renoncerais bien à l’immortalité pour que notre vie, si courte soit-elle, soit juste un peu plus digne ! »
La voix de Genaro s’éteignit. Il se rassit, comme épuisé. Le curé, percevant un instant de faiblesse chez son adversaire, reprit d’une voix apaisante :
« Genaro, tu as une famille et tu es un brave homme, travailleur et honnête. Ne mets pas tout cela en danger. Ne risque pas la place de ta famille dans notre communauté pour des folies étrangères ! » Il continua. « Écoute donc un peu ta femme ! »
Genaro éclata d’un rire bref et se mit à fixer le vide. Juliana esquissa un pauvre sourire gêné et recula d’un pas. La pièce devint silencieuse. Don Francisco remit son manteau et commença à refermer lentement les boutons, un à un. Ce faisant, il conclut calmement :
« De toute façon, l’enfant a reçu les sacrements du baptême et cela ne peut être défait. Il se nomme Indalecio, c’est acté et enregistré. » Il attendit un instant puis replaça son chapeau sur sa tête et se dirigea vers la porte. La voix déterminée de Genaro retentit. « Mon fils s’appelle José et jamais il ne suivra vos bondieuseries. Il sera un homme du peuple, libre et affranchi de toutes superstitions. Allez au diable, mon père ! »
Don Francisco s’arrêta sur le pas de la porte, sa main blanchissant sur la poignée. D’un ton calme et autoritaire, il sentencia. « Genaro, tu n’es plus le bienvenu à l’église les dimanches, tu seras excommunié pour tes propos. » Il marqua un temps d’arrêt puis reprit d’un ton plus chaleureux à l’attention de Juliana. « Tu es toujours la bienvenue avec tes enfants et le petit Indalecio. Mais soyez certains qu’aucun José Gallego n’existe dans cette paroisse. »
Juliana hocha la tête et, baissant les yeux, s’écarta de nouveau d’un pas. Genaro répondit, glacial. « Et bien alors, José existera en dehors de cette paroisse. Et ne remettez plus jamais les pieds ici, vous n’êtes plus le bienvenu dans ma maison, Señor Ballarín. »
La messe était dite.
Le curé parti, Genaro alla donner un grand coup de pied dans la porte laissée ouverte. Il resta ainsi, silencieux, le dos tourné à sa femme. Le regard soudain féroce, Juliana s’adressa à son mari :
« Vois ce que tu nous as fait avec tes idées folles ! Ça ne te suffit pas d’aller perdre ton temps à toutes ces réunions et ces marches inutiles au lieu de chercher du travail, il faut en plus que tu jettes la honte sur nous ! Je te préviens Genaro Gallego, ton fils s’appelle Indalecio et il m’accompagnera avec les autres enfants à l’église ! Chaque dimanche que Dieu fait ! José n’existe que pour toi ici ! »
Le bébé recommença à pleurer, et Emilia, qui tentait de suivre les mouvements de sa mère, trébucha et se mit à crier. Genaro sentit la violence monter en lui. Sa femme ne comprenait décidément rien ! Il eut comme une envie de frapper. Il lui fallait rapidement prendre l’air. Il attrapa son manteau et sortit en claquant la porte. Juliana souffla légèrement. Qu’il aille se rafraîchir, ça serait mieux pour tout le monde !
Les trois aînés, Gallego, Leonides, Felix et Antonio, descendirent de leur tanière. Ils avaient suivi avec beaucoup d’inquiétude la dispute. Ils avaient aussi parié leurs maigres trésors, billes, ficelles, et autres figurines, sur le prénom final. Mais ni leur père ni le curé n’ayant cédé, chacun avait récupéré sa mise. Leonides prit le bébé des bras de sa mère et Felix attrapa la petite Emilia pour la faire sauter sur ses genoux. Antonio alla se poster près de l’âtre rougeoyant. Il eut un sourire narquois. « Alors, on doit l’appeler comment le nain ? Jolecio ? »
La gifle retentit sur sa joue sans que personne l’ait vue venir. Sa mère l’attrapa par l’oreille et, ignorant ses cris de douleur, le renvoya à l’étage sans ménagement. Le regard baissé, les autres observèrent un silence prudent. Dehors, l’orage avait finalement éclaté.