C’est arrivé devant chez moi - Geoffroy Huynen - E-Book

C’est arrivé devant chez moi E-Book

Geoffroy Huynen

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Beschreibung

Ludovic Pavard, employé administratif au SPF de Liège, vit dans l’ombre du meurtre de son père en 1994, plongé dans la dépression, entre alcool et médicaments. Solitaire, il erre sans but dans le quartier des Guillemins, incapable d’aimer, y compris lui-même, ne trouvant réconfort que lors de ses visites à sa grand-mère. À l’aube de ses quarante-cinq ans, sa vie prend un tournant inattendu grâce à une romance naissante avec Carine, sa collègue aux formes généreuses, et la rencontre salvatrice d’un ami, Marco Brago qui lui réserve une surprise pour son anniversaire, ou plus exactement, leurs anniversaires… Plongez dans un récit où chaque page dévoile l’intimité d’un homme brisé cherchant sa rédemption dans un monde qui ne pardonne rien.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Geoffroy Huynen signe chez Le Lys Bleu Éditions son deuxième roman après La Fièvre du dimanche soir, paru en 2023. Il y explore des thèmes puissants tels que la solitude, les addictions, la maladie, la dépression, la nostalgie de l’enfance et la quête de sa place dans la société. Il dépeint également Liège, sa ville natale, avec une affection mêlée de critique, fidèle à la tradition des habitants de la Cité ardente.

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Geoffroy Huynen

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est arrivé devant chez moi

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Geoffroy Huynen

ISBN : 979-10-422-4636-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mes parents, Annette et Georges et mon frère, Benjamin

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

Quand les feuilles sont mortes

 

 

 

Quand les feuilles sont mortes

Quand le vent du nord

Se lève et les emporte

Quand les gens soudain pressent le pas

Quand le ciel est si gris

Quand le ciel est si lourd

Que l’on se croit maudit

Quand la ville se cache sous le froid

Envie de chaleur

Envie de toi

Envie rien qu’une heure

Tu es pour moi

Un brasero qui brûle dans la nuit.

 

Comme un brasero, chanson de Pierre Rapsat

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Nous sommes le lundi 15 avril 2024. L’air est doux, malgré un léger vent du nord. La scène se déroule à Liège, rue Albert Mockel, à vingt heures précises. Dans cette rue à forte déclivité reliant la gare des Guillemins au quartier de Cointe, les maisons, pour la plupart mitoyennes, sont implantées d’un seul côté de la voirie, coté est. Sur le côté ouest, un parc arboré offrant un panorama dégagé sur la gare de style industriel moderne et son quartier en plein renouveau. À hauteur du numéro 47, un homme entre deux âges, au physique quelconque, est assis, torse nu, clope en bouche, sur un banc, dans le parc. Son œil gauche est tuméfié et sa pommette présente des rougeurs. Dans sa main droite, une bouteille de vin dont l’étiquette mentionne qu’il s’agit d’un Vacqueyras de 2019. L’homme crache sa cigarette, boit plusieurs lampées à même le goulot, puis rit nerveusement. Il est agité, probablement ivre. Ensuite, il fouille la poche de son jeans, en sort une poignée de cachets et les avale en buvant quelques gorgées de vin. Il se tient à présent debout sur le banc, perd l’équilibre, se redresse, titube, boit encore du vin, place la main droite sur son entrejambe, empoigne ses testicules au travers de son pantalon et se met à hurler : « Vous n’êtes qu’une bande d’enfoirés… hips… Z’en avez rien à foutre de ma gueule… burp… Putain, un court instant, ça allait mieux… hips… Ma vie n’aura été qu’une préparation de ma mort… L’heure est venue… hips… Papa, j’arrive… burp… Allez tous vous faire foutre ! »

Son débit de parole saccadé, ponctué d’onomatopées, vient confirmer son état d’ébriété. L’individu se rassied, tente d’allumer une cigarette, mais ne parvient pas à orienter la flamme du briquet dans la bonne direction. Alors, il se met à pleurer, la tête entre les mains. Visiblement à bout de nerfs, l’homme se fourre à nouveau plusieurs cachets en bouche puis termine cul-sec la bouteille de Vacqueyras. Il déglutit, se couche sur le banc, l’œil hagard et la figure convulsée, bafouille encore quelques mots inaudibles, un filet de bave au coin des lèvres, et perd connaissance.

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Un mois plus tôt

Ludovic Pavard, c’est comme ça que je m’appelle. Feu mon père, Lucien, insista pour perpétuer la tradition familiale voulant que le prénom des Pavard commence de la même façon : par « Lu », si bien que ma mère, Suzanne Bouleau, agréa. Lu et approuvé, si je puis dire.

J’habite avec ma mère. Non pas que je ne puisse envisager de vivre seul, quoique je ne sois pas certain de le désirer. C’est qu’elle ne s’est jamais remise du décès soudain de son mari, mon père, Lucien Pavard, en 1994. À la suite de cela, nous sommes revenus précipitamment en Belgique, tous les deux. J’avais alors quinze ans et je n’ai pas quitté la maison familiale depuis. Pour ne pas abandonner ma mère, à moins que ce ne soit l’inverse.

Nous vivons dans une maison bel étage semi-mitoyenne, en briques jaune sable avec des châssis blancs qui mériteraient d’être remplacés. Elle se situe au numéro 47 de la rue Albert Mockel, derrière la gare des Guillemins, à Liège. La rue porte le nom d’un poète et écrivain de la fin du XIXe, originaire d’Ougrée, pilier du mouvement symboliste dont j’affectionne l’œuvre.

Toi qui hantes mes nuits, spectre éternel du Temps,

Ombre énorme et sans voix, monstre aux molles vertèbres

Dont on épie en vain les pas dans les ténèbres,

Je te sais près de moi ; je tremble et je t’attends.

Ma mère occupe le rez-de-chaussée, aménagé pour la cause, moi le premier et le deuxième étage, de sorte que l’on ne se croise pour ainsi dire jamais, c’est mieux comme ça. Il faut dire qu’avec ses quatre-vingt-neuf kilos à déplacer, elle a du mal à monter les escaliers. Elle préfère s’avachir dans le canapé aux accoudoirs robustes afin de passer ses journées au rythme des programmes télé. Une ménagère de moins de quatre-vingts ans, si je puis dire. Plus vraiment ménagère, mais c’était pour utiliser l’expression.

9 heures : Télématin.

11 heures : Les feux de l’amour.

11 heures 50 : Les 12 coups de midi, précédemment elle regardait Tout le monde veut prendre sa place, mais depuis que c’est le gay excentrique qui présente, je préfère l’émission de Jean-Luc Reichman, c’est ce qu’elle m’a dit.

13 heures : JT de RTL-TVI.

14 heures : le téléfilm sur TF1.

16 heures 10 : Affaire conclue, elle présente bien Julia Vignali, mais que peut-elle trouver à ce pied noir mal rasé ?

17 heures 25 : Slam, il est télégénique le petit Cyril, tu penses qu’il est pédé comme celui qui remplace Nagui, si ça se trouve ils sont ensemble ? me demande-t-elle.

18 h 30 : Un si grand soleil. Ensuite, elle engloutit une cochonnerie à réchauffer au four à micro-ondes puis commence sa soirée par le JT de la RTBF, au cas où il se serait passé quelque chose d’important durant l’après-midi. Elle se couche vers 21 heures 15, une fois C’est à vous ou Touche pas à mon poste et l’un ou l’autre sachet de chips terminés, elle n’est pas très jolie Babeth, mais elle est amusante, elle, au moins, pas comme le Tunisien prétentieux.

Quant à moi, mon quotidien est banal et inintéressant, je trouve.

Je travaille du lundi au vendredi, comme la plupart de gens, j’en ai bien peur. Mon emploi, je le qualifierai de rébarbatif et ennuyeux.

Employé administratif au Service Public Fédéral (SPF), finances, département cadastre et enregistrement des douanes. C’est la dénomination exacte du poste que j’occupe.

J’effectue la saisie et l’encodage de données cadastrales dans des systèmes informatiques, je m’occupe du suivi des dossiers administratifs et financiers pour le volet douanes, en m’assurant que les documents sont complets, à jour et conformes aux procédures.

Le genre de boulot qu’une personne épanouie et équilibrée n’exercerait certainement pas. C’est mon avis. Je suis moi-même un homme rébarbatif et ennuyeux, mais je gagne 4 144 euros bruts par mois, je ne suis pas à plaindre, à ce niveau.

Quoi qu’il en soit, bon nombre de personnes font des burnout, moi c’est l’inverse, je fais un burn-in (expression que j’invente à l’instant), je traîne mon ennui professionnel dans une routine monotone et une sous-charge de travail, à tel point qu’il m’arrive de passer des journées entières sans aller au bureau sans que personne ne le remarque. Il faut croire que je passe relativement inaperçu. Au bout de trois jours, j’y retourne et mes collègues me saluent comme si de rien n’était, feignant d’être débordés, accaparés par l’encodage des dossiers en cours.

Je ne possède aucun talent particulier, je ne sais pas chanter ni jouer du moindre instrument de musique, je ne sais ni dessiner ni écrire autre chose que des mails, je n’ai plus pratiqué de sport depuis les cours de gymnastique imposés à l’école. Discipline dans laquelle je me distinguais par ma médiocrité.

Je n’ai pas d’amis et n’ai guère d’occupations folichonnes, vivant tel un anachorète revêche. Hormis le samedi, lorsque je rends visite à Mamyvette, ma grand-mère paternelle.

Le dimanche est quant à lui consacré à une promenade jusqu’au marché de la Batte. Ensuite, si la météo est clémente, je m’assieds en terrasse pour boire un verre et manger un bout, dans le cas contraire, je fais la même chose en intérieur. L’après-midi, je le passe à nettoyer, laver, repasser, ça me permet de me détendre quelque peu avant de reprendre le chemin du travail, le lendemain.

Ma garde-robe est composée de cinq chemises (une blanche, une grise, une noire, une bleu foncé et une bleu clair), quatre pull-overs (un col roulé, un col en v, un col ras de cou et un cardigan), trois paires de jeans (un bleu, un noir et un gris), sept caleçons et sept paires de chaussettes. De quoi tenir une semaine. Je possède également quelques habits pour l’été : T-shirts, polos, sweat-shirts et bermudas. Le strict minimum. C’est amplement suffisant.

Je n’ai jamais compris les gens qui entassent des vêtements à n’en plus finir sans jamais les porter puis, dans un soudain élan de générosité, vont les déposer dans une bulle de collecte.

Je n’aime pas particulièrement les week-ends et encore moins les vacances, toutefois c’est moins pire que la semaine. Je répète inlassablement le même schéma à longueur de temps, jour après jour, semaine après semaine, année après année.

Évidemment, je suis célibataire, non pas que j’aie quelque chose contre la compagnie féminine, à vrai dire, de cette compagnie, je ne connais que l’idée que je m’en fais. Je suis anormalement timide avec les femmes, si bien que je ne me suis jamais risqué à les aborder. Mon manque de confiance en moi s’accentue au fil du temps et je finirai mes jours puceau, je le crains.

Ma principale distraction consiste à me masturber. J’ai commencé à me branler assez tardivement, vers l’âge de seize ans en regardant ces femmes, jambes écartées, posant sur le papier glacé des revues érotiques de l’époque : Playboy, Newlook, Entrevue ou L’écho des savanes. Une fois que les pages collaient toutes entre elles, j’allais acheter d’autres magazines, pressé de découvrir les nouveaux clichés de tant d’objets de désir.

Je n’ai jamais cessé de m’adonner à cette activité, n’ayant pas de relations sexuelles, j’en ai augmenté la fréquence au fil des années, le support ayant évolué du papier vers l’écran de téléphone.

Ainsi, au réveil, je peux replonger dans mes souvenirs d’adolescent en tapant dans la barre de recherche : vintage porn classic, pour l’après-midi choisir d’extraire ma semence en contemplant une french amateur MILF natural tits et m’achever la nuit tombée devant un trio FFM anal creampie, bien entendu, dans ce cas, je suis resté dans le soft porn. Les possibilités et les combinaisons sont aussi permanentes qu’infinies grâce aux progrès technologiques.

Aujourd’hui, je suis devenu un sexolique solitaire. Je suis accroc à la masturbation. Néanmoins, j’ai acquis une certaine forme de sagesse ou de maturité, si bien que je parviens à me limiter à deux fois par jour en semaine et en général, trois fois le week-end. Si on prend en considération que la quantité de sperme éjaculée lors d’un rapport sexuel, fût-t-il manuel, est comprise entre trois et cinq millilitres, j’ai calculé que j’avais extrait environ soixante-cinq litres de liquide séminal de mes couilles depuis mes seize ans. Sans jamais en mettre une goutte dans un des trois orifices féminins prévu à cet effet. C’est en quelque sorte un record dont je peux me targuer.

On peut qualifier mes autres addictions de relativement conventionnelles, je pense : caféine, nicotine, codéine, mélatonine, venlafaxine, amphétamine et naturellement la bibine.

Pas tellement pour me saouler jusqu’à ne plus savoir ce que je fais, c’est d’ailleurs pour cette raison que je ne consomme pas de cocaïne, malgré mon attrait pour toutes les substances se terminant en -ine, je craindrais trop de perdre le contrôle et devenir scandaleux. Ce que j’apprécie par-dessus tout, c’est la douce ivresse, le sentiment que tout va s’arranger, arriver à lâcher prise, oublier mon quotidien soporifique. Oui, c’est pour cette raison que je ne bois généralement pas plus de deux litres de vin par jour.

Un jour, peut-être, aurais-je le bonheur de goûter à la cyprine de Carine, cependant je sais pertinemment que le taux de probabilité est proche du néant.

Tout cela me désole.

 

 

 

 

 

3

 

 

 

En ce jeudi matin, le ciel était clair et l’air doux. Comme à mon habitude, je me rendais au bureau à pied.

J’allumai une cigarette, je descendis la rue Albert Mockel jusqu’à la gare, j’arrivai devant cet étrange édifice futuriste me faisant penser à une gigantesque tortue de mer en acier blanc, recouverte de vitres colorées (certains pensent y reconnaître une vague ou une méduse, mais j’ai toujours pensé à une tortue prête à engloutir les passagers pressés d’arriver à quai). Une dame annonçait au micro que le train S41 à destination d’Aix-la-Chapelle via Angleur et Verviers arriverait dans trois minutes, voie 2, je plaignais tous ces gens tributaires des transports en commun tous les matins. Rapidement, je traversai l’endroit, grouillant d’une foule bigarrée, prenant garde de ne pas chuter sur le sol en granit noir rendu glissant par les équipes de nettoyage. Ensuite, je dévalai l’esplanade des Guillemins sans prendre la peine de répondre aux sollicitations habituelles ; Chef, t’as pas une clope pour moi, Sivouplé missieu, oune pièce c’est pour manger ci soir. Je continuai tout droit pendant moins de trois cents mètres, jusqu’à la rue de Fragnée pour arriver en huit minutes devant l’imposante tour des finances (je précise que mon trajet de retour prend un peu plus de temps, la rue Albert Mockel étant très pentue, je dois m’arrêter à mi-parcours afin de reprendre mon souffle). J’ai mis quelques mois à m’habituer à mon espace de travail actuel, vous pensez bien, un bâtiment futuriste ressemblant à l’hôtel Burj Al Arab de Dubaï (il est en forme de voile gonflée par le vent, tout le monde s’accorde sur ce point) en plein cœur de Liège. Je n’en voyais pas l’utilité, mais finalement il est plus agréable d’y passer ses journées que dans les anciens bureaux vétustes sentant le moisi et le formol de la rue Paradis. Mon service se situe au quatrième étage : CADASTRE ET DOUANES. Nous sommes une soixantaine de personnes à occuper le plateau qui est agencé comme un open-space moderne. Je déteste ces espaces ouverts dans lesquels les gens scrutent leurs collègues afin de voir s’ils bossent ou s’ils sont occupés à envoyer des SMS ou à consulter les réseaux sociaux. Il paraîtrait toutefois que cela améliore la productivité et que ça réduit l’absentéisme. C’est ce que les Américains ont dit, un jour. Il faut croire qu’ils ne sont jamais entrés au SPF finances. Heureusement, avec mes vingt-cinq années d’ancienneté, je bénéficie d’un bureau personnel, une pièce entièrement vitrée de douze mètres carrés, offrant une vue plaisante sur la Meuse et le parc de la Boverie. À côté de mon bureau, celui d’Etienne Durieux, spécialiste en archivage de documents douaniers importants. À l’opposé, en enfilade, se trouvent les bureaux de Carine Dauvan, secrétaire de direction et de Jean-Pierre Perrin (que certains surnomment JPP), notre chef de service.

Aujourd’hui, à seize heures, il y a un pot pour le départ à la retraite d’Etienne Durieux. J’ai de l’estime pour Étienne, il ne parle quasiment à personne et passe son temps les yeux rivés sur son ordinateur, à jouer en ligne à toutes sortes de jeux dont je n’avais nullement entendu parler (ce genre de choses ne m’intéresse pas beaucoup, voire pas du tout). Je le sais, car un jour, alors qu’il était malade, en recherche d’un dossier, j’ai dû utiliser son ordinateur. J’ai alors pu constater que son historique comprenait exclusivement des connexions à des jeux vidéo. Étrange passion pour un homme de plus de soixante ans, me suis-je dit. Attention, je ne remets pas en cause la qualité de son travail, pas du tout ! Je suis convaincu que, par moments, il archive des fichiers importants et probablement le fait-il mieux que quiconque.

J’en veux pour preuve que son travail est fort apprécié de Jean-Pierre, notre chef de service. Espérons que son remplaçant sera du même acabit.

Etienne est très laid. J’ai un physique ordinaire, plutôt dans la moyenne inférieure de la beauté, mais lui, c’est assez gênant. Vraiment, je ne parviens pas à le regarder en faisant abstraction de sa laideur. Il est fin et sec, ses cheveux teints en noir sont plaqués sur le côté à l’aide d’un gel leur donnant un aspect gras. À moins qu’ils ne le soient vraiment, c’est la question que je me pose. Il porte des lunettes dont les verres semblent n’avoir jamais été lavés, si bien qu’on n’aperçoit presque plus ses yeux rouges au travers (il est atteint d’albinisme oculaire), ce qui n’est finalement pas plus mal. Quant à sa peau, elle est si pâle que je me suis plusieurs fois demandé s’il ne souffrait pas d’une maladie cutanée sous-jacente.

Un jour, à la machine à café (depuis qu’ils ont changé de fournisseur de café soluble, il est devenu infect, je ne le dis pas pour me plaindre, c’est la stricte vérité), Étienne m’a accosté :

— Ludo, j’ai une question à te poser. On travaille ensemble depuis des années, plus de vingt ans, n’est-ce pas ? Alors, dis-moi, comment se fait-il qu’il arrive que tu ne sois pas au bureau pendant deux ou trois jours d’affilée ? Tu bosses parfois à Bruxelles ou en télétravail ?

MERDE ALORS ! Me voilà coincé, je me dis. Pour une fois qu’il m’adresse la parole, il tente de me piéger. Ce connard d’albinos m’a repéré, il veut me faire chanter et m’extorquer du pognon pour se tirer au soleil. Pourvu qu’il chope un cancer de la peau et qu’il crève tout seul avec mon fric.

Malgré mon embarras, j’ai mis ma timidité de côté, après tout, il s’agissait de ma survie financière.

— Écoute-moi bien Blanche-Neige, je sais que tu n’en touches pas une derrière ton ordi, tu es peut-être le roi des jeux en ligne, mais tu ne m’impressionnes pas. Si tu ouvres ta gueule, je te balance à JPP, pigé ? À deux semaines de la retraite, ça ferait mauvais genre, tu ne trouves pas ?

Je m’étonnai de tant d’audace de ma part. J’avais parlé d’un langage et avec un aplomb qui m’avaient moi-même déconcerté. Étienne parut se liquéfier et, instantanément, je m’en voulus. Le regarder était compliqué tant il était affreux, je tournai légèrement la tête afin de ne pas subir son visage de plein fouet. Il finit par répondre :

— Ce sera notre secret, comme deux vieux complices. Tu peux compter sur moi, Ludo.

C’est la dernière fois qu’on s’est adressé la parole.

De retour à mon bureau, j’avais reçu un mail interne de Carine stipulant que Jean-Pierre Perrin voulait me voir à quinze heures. J’étais stressé, jamais Jean-Pierre ne m’avait convoqué aussi brutalement. Avait-il découvert mes absences répétées ? C’était probablement la raison pour laquelle il voulait me voir. Je suis descendu fumer un demi-paquet de L&M puis me suis présenté au rendez-vous prenant soin de ne pas croiser le regard de Carine en passant devant elle, par peur de perdre ensuite mes moyens. Je me suis contenté d’un « Bonjour Carine », auquel elle a répondu : « Salut Ludo, tu restes pour le pot de départ d’Etienne ? Rentre, il t’attend ». Je n’ai pas répondu, m’engouffrant dans l’arène.

— Bonjour Jean-Pierre. Je ne vous dérange pas ? osai-je poliment.
— Voyez-vous qui est là ? Mon petit Pavard, asseyez-vous, je vous prie.

Je ne sais pas quel âge avait précisément mon chef de service, mais je dirais un peu plus de cinquante ans. Cheveux gris coupés court, barbe impeccablement taillée, il portait une chemise cintrée au col amidonné et un veston foncé. Un bel homme, coquet, qui vouvoyait tout le monde et nous appelait par nos noms de famille. Il avait par ailleurs un tic de langage qui consistait à commencer la majorité de ses interventions par la formulation Voyez-vous. Un catalogue publicitaire pour une marque de voiture était déposé sur son bureau.

Je m’assis, me préparant à l’exécution finale : un licenciement immédiat avec l’humiliation suprême de passer pour un imbécile aux yeux de Carine. Ce rat délétère d’Etienne m’avait balancé, j’en étais convaincu.

— Voyez-vous Pavard, je viens de faire l’acquisition d’une Volvo XC60 électrique. Livraison prévue demain matin ! C’est le futur, Pavard. Il ouvrit le catalogue et de poursuivre en lisant : Jusqu’à 580 kilomètres d’autonomie, temps de charge réduit, souplesse des roues arrière. La Volvo XC60 ne vous oblige pas à choisir entre puissance et conduite plus durable. Profitez d’une accélération en douceur sans émission de gaz d’échappement.

J’attendais, pétrifié, le moment fatidique où, après m’avoir nargué avec son charabia, il allait m’achever.

— Avez-vous une voiture Pavard ?
— Oui, une Ford Mondeo, mais je l’utilise très peu, à vrai dire…

Il me coupa.

— Voyez-vous Pavard, avec le départ à la retraite de Durieux, on perd un élément important dans l’équipe. Ce sera désormais vous l’homme fort du service cadastre et douanes, je vais vous confier une mission cruciale et confidentielle pour notre service. Le classement et l’enregistrement de données douanières top secrètes. Attention Pavard, si vous me donnez satisfaction, je parlerai de vous en haut lieu. Et qui sait, peut-être qu’un jour vous pourrez être assis à ma place et vous offrir le luxe d’un splendide SUV scandinave full options ! conclut-il en agitant le catalogue des deux mains.

Je regagnai mon poste de travail soulagé par cette entrevue. Bientôt, il était seize heures, j’allai fumer trois cigarettes d’affilée et rejoindre le groupe pour le pot de départ de mon cher complice, Étienne Durieux.

Une trentaine de personnes étaient présentes, je retrouvais certains visages familiers, mais la majorité m’était totalement étrangère, je me posais la question de savoir où étaient nos autres collègues, mais personne ne semblait s’en soucier. Il y avait des bouteilles de vin mousseux et des bières disposées sur une table, ainsi que des assiettes en carton remplies de chips au paprika et de cacahuètes trop salées dans lesquelles tout le monde plongeait ses mains remplies de résidus de pisse. Sur ce, notre chef de service prit la parole.

— Voyez-vous chers amis, nous sommes réunis aujourd’hui afin de rendre hommage à Durieux pour ses quarante-deux années passées au SPF finances. Tout ce temps consacré à aider notre pays, toute cette énergie au service de nos concitoyens. Bravo Durieux ! Nous vous souhaitons une joyeuse retraite amplement méritée. Dans un premier temps, les tâches qui incombaient à Durieux seront reprises par Pavard, le temps de former Duculot, qui, à terme, prendra sa succession en tant que spécialiste des archives douanières.

Applaudissements de la foule en délire, je dis ça de façon ironique, mais sans me moquer.

Carine avait organisé une cagnotte pour offrir un cadeau à Étienne. Un long jeune homme maigrelet dont j’ignorais l’existence lui apporta un petit paquet emballé dans une pochette argentée. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait de Jonas Duculot, le successeur d’Etienne et qu’il travaillait dans notre service depuis deux ans et demi.

Je fus surpris du choix du cadeau : une cravate à rayures, car je n’avais jamais vu Étienne en porter. Il nous a remerciés, puis il décapsula une bière qu’il but tout seul en regardant ladite cravate d’un air circonspect.

Carine m’a toujours excité. Elle portait une robe serrante qui moulait sa généreuse poitrine. Ses épais mollets découverts attisaient encore davantage mon désir, je m’imaginais aussitôt en train de lui pilonner le cul. Je pense que je suis amoureux d’elle, mais naturellement je n’ose lui en faire part. L’envie d’aller me masturber aux toilettes devint pressante, puis oppressante, mais je parvins à y résister en fixant le visage d’Etienne l’espace de deux secondes.

Cela étant, j’ai bu deux gobelets remplis de mousseux tiède et je suis parti sans dire au revoir à personne.

Je me suis rendu au Feng Ling, un restaurant chinois, à quelques encablures dans lequel j’ai mes habitudes.

L’avantage d’aller souper à 18 heures c’est qu’il y a toujours de la place et que le service est rapide. Je me suis attablé seul près de la fenêtre, de façon à être dans la partie de la salle incombant à la juvénile serveuse. Ses petits seins altiers tendus contre sa tenue traditionnelle en soie bleu nuit m’ouvraient l’appétit. J’ai consulté la carte, juste pour dire. Je commande chaque fois la même chose, une bouteille de Costières de Nîmes et le menu des gourmets. Salade variée au poulet, potage N° 3. Asperge et crabe (pour être totalement transparent, il m’est arrivé de commander le potage N° 4. Poivre oriental, mais il est trop piquant, je trouve), entrée N° 16. Hors d’ouvres variés, plat N° 42. Canard laqué de Pékin. Généralement, je remplace le dessert par une cruche de saké, ce qui n’a jamais posé de problème au patron, il faut le souligner.

Autant je ne sais pas cuisiner, autant me sustenter est un moment que j’affectionne, je mange presque exclusivement à l’extérieur, le quartier regorgeant de brasseries et de restaurants en tous genres.

Liège est devenue, au fil des années, un véritable dépotoir urbain dans lequel, aux citadins et aux familles, se mélangent les dealers, les putes, les toxicomanes et les clochards dans une sorte d’harmonie cosmopolite mal orchestrée. Toutefois, je dois admettre que, depuis l’inauguration de la nouvelle gare en 2009, le quartier des Guillemins prend, petit à petit, un nouvel essor, si bien qu’on ose à nouveau s’y promener le soir.

Ceci dit, je m’octroie une balade digestive, passant par un endroit ayant conservé son charme d’antan : la rue Varin et ses accueillantes demoiselles. La lueur des néons roses invite les passants à goûter aux plaisirs de la chair. Je marche de l’autre côté de la rue, bien trop réservé pour risquer de croiser le regard d’une courtisane. Certaines ont adopté la panoplie de l’érotisme vulgaire, string et soutien-gorge rouge criard, bottes en simili noir, d’autres arborent une tenue plus académique, porte-jarretelles, cuissardes, lingerie sobre.

J’allume une cigarette. Je m’arrête un instant, regarde une vitrine, la putain aux longs cheveux noirs se dandine lascivement, charmante et sexy dans son déshabillé en dentelles. Elle me fixe soudainement. Je bande. Il est temps de rentrer.

Une fois dans mon lit, je me soulage en imaginant Carine à quatre pattes, entièrement nue, enfonçant un plug dans l’anus de la pute aux longs cheveux noirs, j’éjacule rapidement, évacuant ma frustration latente.

Je me sens seul, je me sens mal, j’ai envie de vomir, je déglutis et me mets à pleurer.

Des pensées sombres envahissent mon cerveau embrumé. Je n’ai personne à qui me confier.

J’avale de la mélatonine et de la venlafaxine, le mélange somnifère-antidépresseur m’aide à trouver le sommeil.

Un sommeil si souvent synonyme de cauchemars dans lesquels j’entends l’enfant crier en courant vers mon père, dans lesquels je ressens la violence de la gifle de ma mère.

Je ne sais pas si j’ai envie de me réveiller.

 

 

 

 

 

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Avant le décès de mon père, mon enfance ressemblait à celle des autres garçons de mon âge. Nous habitions un modeste appartement situé dans le quartier des Vennes, rive droite comme on dit maintenant. Ma mère, Suzanne Bouleau, de son nom de jeune fille, était femme au foyer, il y avait encore, à l’époque, bon nombre de femmes au foyer. Mon père, Lucien Pavard, employé à la Banque Bruxelles-Lambert (BBL), travaillait à l’agence du boulevard d’Avroy, dans le centre-ville. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs du Collège Saint-Martin de Seraing, en 1968, mon père était alors en cinquième humanités, tandis que ma mère, qui venait tout juste d’avoir quatorze ans, découvrait sa nouvelle école. Elle débarquait de Charleroi d’où sa famille était originaire, son père s’était laissé séduire par une opportunité professionnelle : prendre la direction commerciale de l’usine John Cockerill à Flémalle.

Très vite, elle succomba au charme naturel de Lucien, si bien qu’ils se marièrent dès que mon père eut trouvé son premier emploi à la banque.

Je n’avais qu’un seul copain, prénommé François, ses cheveux étaient coiffés en brosse, il portait constamment un pull-over de couleur bordeaux en grosses mailles de tricot. Après les cours, nous achetions des friandises à l’épicerie, au coin de la rue. Mes préférées étaient les cuberdons à la framboise, quant à lui, il raffolait des bâtonnets à tremper dans un duo de poudre citrique, appelés double-dip. On s’est perdu de vue en 1994. Je ne me rappelle pas avoir eu d’autres camarades par la suite.