Catharsis 49 - Jocelyne Rivera - E-Book

Catharsis 49 E-Book

Jocelyne Rivera

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Beschreibung

En 2049, alors que le réchauffement climatique bouleverse le monde, une jeune femme quitte Toulouse pour une nouvelle vie en télétravail dans les Hautes-Pyrénées. Mais la tranquillité de son hameau est brisée par un décès suspect. Tandis que la gendarmerie y voit une mort naturelle, elle est persuadée qu’il s’agit d’un meurtre et décide de mener l’enquête. Son investigation la plonge dans une quête émotionnelle intense. Cet été marquera une catharsis où chaque personnage devra affronter ses traumatismes pour espérer les dépasser.

À PROPOS DE L'AUTRICE

De puissants souvenirs nourrissent désormais l’imaginaire de Jocelyne Rivera après une vie bien remplie. À l’heure où elle se pose et où son esprit se recentre sur l’écriture, elle vous propose un récit plein de sens et de questions sur l’avenir et le genre humain.

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Jocelyne Rivera

Catharsis 49

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jocelyne Rivera

ISBN : 979-10-422-3890-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

Racontages et racontements, Le Lys Bleu Éditions, 2024.

Le Hameau des Granges (1650 m)

Vers le lac bleuGrand

1976 mBarbat

par GR10(Brèche à 2 h de marche du refuge)

Col d’Ilhéou

2256 m

Lac Barbat

1973 m

Cabane

Guillermo

1900 m

Refuge Barbat

1856 m

Ruisseau Garenn Blanc

Mazet de Dani

Ancienne fermeDoc

Jardin

Les Chevalier

Piscine

Chambre d’hôte

Lionel et Béa

Adam et Vicky

Atelier Maison de LouisVers cabane

Terrasse Arrioussec

1398 m

forêt et lac

d’Estaing

1163 m

(du refuge au lac d’Estaing 4,5 km)

5 mai 2049

— Mais enfin, je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne veux pas venir avec moi.

— Ma chérie, je te l’ai dit mille fois, je ne quitterai pas ma maison parce que j’y tiens.

— Ce n’est qu’une maison, Mamie, on nous a prévenus à la télé, il peut y avoir des coupures importantes d’électricité, et dans ce cas plus de clim’, tu seras bien avancée.

— Cette maison est toute ma vie, je ne la quitterai pas, un point c’est tout.

— Je t’appellerai tous les soirs, je ne serai pas à plus de trois ou quatre heures de route s’il faut venir te chercher. Et à la montagne c’est aussi chez toi, je te le rappelle.

— C’est la maison d’un aïeul de mon mari, mais mon chez-moi il est ici. Tu devrais filer, tu dois avoir quitté la ville avant neuf heures, si tu ne veux pas te retrouver dans des embouteillages inextricables, surtout quand tu vas aller vers Blagnac. Et tu sais que les autorités t’obligeront à faire demi-tour dans ce cas.

— Je file Mamie, la voiture est chargée. J’étais juste venue tenter une dernière fois de te convaincre et te dire au revoir.

— Va ma petite fille, de rester enfermée ne me gênera pas, je suis en compagnie de tous mes chers souvenirs, je ne serai pas malheureuse et en revanche je serai heureuse de te savoir en sécurité et en bonne santé surtout.

Véronique part à regret, elle laisse son petit appartement de Toulouse pour toute la durée de l’été à venir, voire plus, le gouvernement a obligé toutes les entreprises à mettre en place le télétravail et même pour ceux qui recevaient de la clientèle de fonctionner en visio. Les entrepôts étaient prioritaires pour la livraison alimentaire, la plupart des magasins dits « normaux » avaient fermé les uns après les autres faute de personnel ou faute de fourniture. La décision avait été prise lorsque les Parisiens s’étaient retrouvés à plus de cinquante degrés à l’ombre. Tout le monde comprenait bien l’engrenage que constituait l’utilisation de la climatisation, mais depuis le traumatisme de 2003 on avait privilégié cette solution d’emplâtre sur une jambe de bois, ne faisant que reculer la problématique du réchauffement. Aujourd’hui, la preuve en était qu’il fallait subir l’exode des villes vers la campagne, ce qui était un retour à l’envoyeur, depuis deux cents ans environ qu’avait eu lieu l’exode rural pour se faire embaucher dans l’industrie, et surtout on quittait les plaines et le littoral surchauffés pour les espaces montagnards. Du moins quand on le pouvait…

À 8 heures du matin, il faisait déjà 28 degrés. Véronique se dirige vers un petit hameau à la limite de l’Espagne. Sa famille y a gardé un vieux mazet, qui ne fait pas plus de trente mètres carrés et qui servait autrefois de refuge au berger. Les moins nantis utilisaient des « bories » ou « capitelles », des abris arrondis en pierre avec juste une petite ouverture pour s’y glisser et s’abriter du vent et du froid.

Les chalets de bois n’étaient parus que bien plus tard. Le mazet n’avait pas de confort, il fallait faire ses besoins dans une cabane à toilette sèche assez loin de la maison, la nuit on utilisait encore des seaux comme un siècle auparavant. Le grand-père de Véronique avait installé un tout petit peu plus de confort en amenant l’eau du ruisseau à l’évier par un aqueduc fait maison, quand toute la famille avait décrété de venir camper l’été dans la fraîcheur de la montagne dès les années 2020. Pour une enfant de quatre ans, c’était Heidi dans les montagnes ! Et surtout une liberté incroyable. Le petit ruisseau Garenn blanc qui alimentait un abreuvoir avait séché depuis. Il fallait descendre au hameau un peu plus bas pour se fournir en eau, mais le débit était comptabilisé 5 litres d’eau potable par jour et par personne, et un bidon de 10 litres d’eau non potable pour la toilette, sinon il fallait crapahuter des heures à la recherche d’un filet d’eau coulant encore, malgré l’absence de neige l’hiver, car c’était sa fonte au printemps suivant qui l’alimentait. Plus aucun glacier n’avait subsisté dans la totalité des Pyrénées.

La panique, comme toujours chez l’être humain, prédominait sur la raison. Dire qu’en 1940, à peine cent ans s’étaient écoulés, les gens étaient partis majoritairement à pied sur les routes et non en voiture. Sur le périf, des gens faisaient du stop, ils ne se mettaient pourtant pas en danger, car il y avait belle lurette qu’on ne roulait plus à plus de trente à l’heure, des vélos allaient plus vite, mais ils allaient sûrement là où quelqu’un les attendait. Les autres, chargés de famille, ou de victuailles ou des deux, étaient entassés dans leur voiture. Il était interdit de rouler seul dans sa voiture, pour la ville et sa banlieue il était obligatoire de prendre les navettes électriques, aussi pour son itinéraire Véronique avait été contrainte de faire un détour pour satisfaire une jeune femme comme elle, qui se rendait chez des cousins à Aragnouet près de la frontière espagnole. Elles étaient convenues de s’arrêter à la station de ski de Saint Lary où l’on viendrait la chercher, certes il ne s’agissait que d’une cinquantaine de kilomètres, mais cela représentait une heure de route en plus. Mais comment faire autrement avec les injonctions du gouvernement ? Être photographié seul au volant pouvait coûter un mois de salaire. Véronique devrait donc contourner la montagne en redescendant depuis St Lary puis remonter le col d’Aspin et couper par Barèges – La Mongie, de là, redescendre quasiment jusqu’à Argelès-Gazost en dépassant la vallée de Cauterets pour prendre la vallée suivante parallèle, et enfin remonter vers l’Espagne jusqu’au lac d’Estaing. À partir de là commencerait la vraie grimpette, l’ultime, pour atteindre le joli plateau de granges rénovées avec leurs façades en corbeaux, son mazet étant situé le dernier au-dessus.

Une fois sorties de l’encombrement citadin, elles n’en respiraient pas mieux pour autant, car le soleil avait fait son chemin pendant ce temps. Pour économiser l’autonomie électrique de la voiture, Véronique ne mettait l’air conditionné qu’en cas de pic à plus de 40 degrés. C’est trempées de sueur qu’elles arrivèrent à la première destination : St Lary.

À cause des embouteillages il avait fallu la matinée entière, plus du double du temps habituel, et Véronique se doutait que la moitié du voyage restant serait sans doute assez longue. Le temps de recharger sa batterie à une borne de la station, heureusement ouverte alors que la station était fermée depuis bien longtemps, comme la plupart des stations des Pyrénées depuis qu’on ne pouvait plus skier. Le temps aussi de boire un verre d’eau, pas question de manger avec le risque de s’endormir au volant, à cause de la digestion cumulée avec la chaleur, et Véronique repartit seule, il n’était pas encore treize heures. Elle voulait à tout prix être arrivée pour 16 heures, afin d’avoir le temps de décharger tous ses cartons et de les ranger avant de s’installer pour la nuit. Il y aurait sûrement des toiles d’araignée à balayer, les seuls animaux ne souffrant pas de la chaleur. Pas sûr qu’elle réentende un jour le sifflement de la marmotte…

Malheureusement pour elle, de nombreuses déviations parsemèrent son itinéraire. Barèges avait encore connu des éboulements suite à un orage soudain et une coulée de boue. Finalement c’est vers cinq heures qu’elle vit enfin le lac d’Estaing qui enchantait sa jeunesse quand elle montait camper au pied du mazet que ses grands-parents investissaient pour deux mois d’estive. Le grand-père, cela se sentait chaque minute, était plus heureux là-haut qu’en ville, mais la vie en avait décidé autrement. La grand-mère aimait son confort, l’espace qu’elle trouvait dans sa pourtant petite maison à l’entrée de Toulouse sur la route de Carcassonne. Elle aimait faire ses courses dans les grands centres commerciaux et de temps à autre, elle s’offrait le luxe d’aller au Capitole y voir et écouter avec délice une opérette. Le grand-père ne l’accompagnait même pas.

— C’est vrai que c’est petit, se dit Véronique en jetant un coup d’œil autour d’elle, et plus on grandit, plus les espaces de notre enfance nous paraissent petits en réalité.

Dans un coin un lit en bois brut avec un matelas recouvert d’un plastique. Un buffet à l’opposé et une armoire-penderie, une table pour deux avec deux chaises, et un évier taillé dans la pierre juste sous la fenêtre, l’eau usée sortant directement derrière le mur. Cuisinière et chauffe-eau fonctionnaient au gaz, mais ce dernier était mort. La ligne électrique n’étant pas loin à vol d’oiseau, le père de Véronique avait décidé de raccorder le mazet au moment du confinement en 2020, sans cela elle n’aurait même pas pu envisager de télétravailler et de fuir la canicule urbaine.

Le temps du nettoyage et de la reconfection du lit, la nuit commençait à tomber, elle était toujours surprise de voir comme le soleil se couchait tôt en montagne. Son premier réflexe fut d’appeler sa grand-mère.

— Il va falloir que je vérifie la bouteille de gaz pour la cuisinière. J’ai monté assez d’eau pour deux jours, mais je ne vais pas pouvoir continuer à faire des aller-retour au village avec la voiture, il va falloir que je me renseigne à Estaing sur les possibilités de recharger.

— Demande aux voisins, tu les as vus ?

— Non j’ai filé directement jusqu’ici, j’avais perdu tellement de temps sur la route ! J’irai dire bonjour demain matin. Pas de souci aujourd’hui sur Toulouse ?

— Non, quelques manifestations dans le centre, les gens crient à l’injustice quant à l’usage de l’eau, il y a paraît-il, beaucoup d’actes de délation à la mairie.

— Ça t’étonne ? Moi pas ! Bon je suis exténuée, je vais me coucher comme les poules.

— Voilà une bonne idée, pourquoi tu ne prends pas une poule !

— Mamie, une poule, ça boit aussi, et tu sais bien qu’avec la chaleur elle ne pondra pas !

— C’est vrai, j’oublie parfois qu’on est en 2049 et je me crois trente ans en arrière !

— Crois-moi, j’aimerais aussi être trente ans en arrière, mais c’est comme ça. Bisous Mamie, à demain !

Grâce à l’air respirable dans la maison, en tout cas plus qu’en ville, avec ses murs épais et une seule ouverture, la nuit fut bonne. Le lendemain était un dimanche, elle ne s’assiérait devant l’ordinateur que le lundi.

La bouteille devant être changée, elle se contenta d’un jus de fruits. Il était six heures à peine et il lui coûtait déjà de descendre à pied les deux kilomètres de chemin en lacets jusqu’à la première maison du hameau, surtout en pensant à la remontée, en coupant le dénivelé était épuisant, mais c’était impensable de ne pas prévenir de son arrivée les quelques voisins isolés.

Le hameau n’était en fait qu’une ancienne ferme avec un bâtiment principal et ses bâtiments annexes, granges et étables, qui avaient été vendus au fur et à mesure de l’arrêt de l’activité agricole et pastorale. Ado, dans les années 2030, elle y avait connu les vaches de la mère Marie-Thérèse que tout le monde appelait bien sûr Maïté. Une fois veuve, elle avait vendu la ferme en fonction de ses besoins d’argent pour loger dans cette première petite maison à l’entrée du village en aval, qui avait servi à loger le seul ouvrier embauché lorsque les enfants étaient partis travailler en ville. Louis était le vacher attitré, il l’aidait aussi à la traite, Maïté s’occupait de faire le fromage. Véronique aimait traîner dans leurs pattes. C’était un peu sa deuxième grand-mère de vacances, bien que dix ans plus âgée que la sienne. Aujourd’hui, à 90 ans, elle refusait toujours de partir dans un logement pour vieux. Louis était mort peu après la vente de la ferme, ce qui avait peut-être accéléré sa maladie, mais lui avait évité d’être expulsé, Maïté s’en était occupé jusqu’au bout, puis avait pris sa place dans la maison. La solidarité montagnarde existait vingt ans en arrière, mais Véronique pensait qu’elle s’éteindrait définitivement le jour où Maïté disparaîtrait.

En toute logique elle voulait commencer sa visite par elle, déjà parce qu’elle se levait toujours à l’aurore, et parce qu’ensuite elle remonterait doucement le chemin en s’arrêtant au fur et à mesure qu’elle croiserait quelqu’un. Elle avait pris du papier et un stylo pour déposer un petit mot en cas d’absence. En suivant tranquillement la pente par la route carrossable, il fallait une petite demi-heure tout de même en marchant bien pour arriver à l’autre bout du hameau. Sur sa gauche, à environ cinq cents mètres, la ferme avait été divisée en deux logements mitoyens occupés l’un par un docteur à la retraite, l’autre par un couple de retraités très aisés, sur sa droite un bâtiment annexe avait été racheté par un couple de fonctionnaires, elle œuvrait comme assistante sociale sur le secteur et lui avait une place à la mairie d’Estaing. Bien plus bas, elle passa devant l’ancienne grange qui avait été retapée et transformée en habitation par un couple d’Anglais, Adam et Victoria, dite Vicky, Philips, à l’époque où la compagnie Ryanair assurait une rotation régulière avec Londres pour pas cher du tout, si on n’était pas exigeant. Les Anglais à l’affût d’un lieu ensoleillé et pas cher dans le Midi de la France avaient envahi la région depuis la Dordogne jusqu’aux Pyrénées. Cela s’était tari naturellement avec la position de la Grande-Bretagne au moment du Brexit. Comme de nombreux Anglais s’étaient mis à vendre leur résidence secondaire, les Philips, après des années de villégiature dans le secteur, en vrais amoureux du coin, avaient décidé de racheter la grange à un autre Anglais pour s’installer définitivement, mais cela leur avait pris vingt ans pour pouvoir quitter l’Angleterre ! Ils étaient deux artistes et surtout disposaient de moyens financiers pour tenir le coup les mois difficiles. Elle peignait et jouissait d’une petite côte, lui avait un groupe de musique et il ne rechignait pas à travailler comme maçon pour arrondir les fins de mois. Maïté avait livré à Véronique qu’étant à peu près du même âge, ils avaient fréquenté ses parents durant l’été, parfois Nicolas le père de Véronique donnait un coup de main à Adam, mais cela n’avait duré que trois étés à cause du drame, si bien qu’elle avait fait le tour des anecdotes possibles. Quant aux autres habitants, ils étaient venus s’installer récemment et n’avaient connu de sa famille qu’elle-même. En 15 ans, depuis la décision de Maïté de se retirer de l’élevage, la ferme avait été déjà revendue deux fois. À croire que les gens qui rêvaient de mise au vert désenchantaient rapidement. La mitoyenneté y était aussi pour beaucoup. Maïté bénissait tous les jours l’idée qu’elle avait eue d’investir la maison de l’ouvrier Louis. Cela lui avait permis un minimum de travaux de rafraîchissement, et de partager avec ses enfants l’argent. Maïté avait la main verte, sa façade faisait sa fierté, mais depuis quelques années elle ne pouvait plus assurer l’arrosage et c’était une peine aussi grande que si elle avait perdu ses enfants (disait-elle, mais disait-elle vrai ?), que de voir ses plantes péricliter les unes après les autres. Elle se privait parfois de boire pour alimenter ses derniers pots de fleurs encadrant son entrée. Elle disait à qui voulait l’entendre, en l’occurrence surtout au docteur qui lui rendait régulièrement visite, que lorsque ses derniers pots mouraient, elle partirait avec eux.

Ne l’apercevant pas dehors, Véronique toque à la porte.

— Maïté, tu es là ? C’est Véronique !

— Entre ma petite Véro ! Que je suis contente de te voir !

— Moi aussi Maïté ! Je suis venue te dire que tu vas me supporter un moment, je réinvestis le mazet de papy Dani pour quelques mois.

— C’est une excellente nouvelle pour moi ! Je suppose que c’est à cause des évènements, j’ai vu à la télé, tous ces gens qui ne sortent plus de chez eux, quelle époque, si j’avais su connaître ça un jour !

— Et toi, tu n’as pas trop chaud ? Tout est bien sec ici. Comment fais-tu ?

— L’assistante sociale me remonte des packs d’eau, elle est bien gentille, tu sais. Tout le monde m’incite à partir, mais il n’en est pas question, il faudrait qu’on me force !

— Tu es comme Mamie, elle te donne le bonjour, mais elle n’a pas voulu m’accompagner.

— Cela ne me surprend pas, elle n’a jamais trop aimé notre village, et puis comment auriez-vous fait ? C’est trop petit là-haut !

— Peut-être, mais au moins on peut encore sortir de chez soi avec quasiment dix degrés de moins qu’en bas dans la plaine.

— Ta grand-mère n’est pas une fille de la campagne que veux-tu ! Elle montait de l’ouvrage quand elle venait pour deux mois d’été, elle s’occupait comme elle pouvait, mais elle ne se régalait pas. Ton papy, lui, était toujours par monts et par vaux, pêchant la truite sauvage ou ramassant des myrtilles, il aurait fait un bon fermier. Je lui ai dit souvent ! Quel dommage qu’il nous ait quittés, comme mon mari, comme mon vieux Louis… et comme tes parents…

— Je me souviens peu d’eux, j’ai quelques flashs, et surtout ce que je me suis construit ensuite comme souvenirs grâce aux photos et grâce à mes grands-parents.

— C’était un jeune couple charmant, vraiment, ils bivouaquaient à côté du refuge Barbat au-dessus de chez toi.

— Je sais, papy m’a raconté, c’étaient un peu des squatters avant l’heure !

— Ils ne faisaient pas grand mal, il n’y avait pas de place au mazet et quand tu es née, ils ont commencé par camper, mais ils en ont vite eu marre et ils ne pouvaient pas occuper le refuge destiné aux randonneurs alors ils avaient investi le local d’un berger à 1900 m en allant vers le lac au pied du grand Barbat. Ah ça, on peut pas leur enlever qu’ils aimaient la montagne !

— C’est quand même elle qui les a tués et m’a laissée orpheline, alors que je n’avais pas huit ans.

— C’est vrai, mais dans notre temps, personne n’en voulait à un alpiniste de mourir en montagne, tout le monde était triste et catastrophé bien sûr, mais la montagne tout le monde sait que c’est une passion qui peut coûter très cher, tout alpiniste en connaît le prix, c’est pour cela qu’il n’y a aucune tête brûlée parmi eux, mais juste des malchanceux.

— Si on veut… Dis-moi, je change de sujet, mais tu n’aurais pas une bouteille de gaz en réserve ?

— Si, mais comment vas-tu faire ? Tu es venue à pied.

— Je descendrai d’un coup de voiture, c’est pour patienter jusqu’à demain, parce que manger froid passe encore, mais sans eau chaude, c’est pas terrible pour commencer !

— Tiens bois déjà un bon café en attendant.

— Merci, Maïté, je repasserai dans une heure, après j’ai peur qu’il ne commence à faire trop chaud.

— D’accord, mon petit. Je vais être ravie de t’avoir pas loin, tu n’auras qu’à descendre papoter le matin de bonne heure, tu sais que je ne dors presque pas la nuit.

— D’accord, mais il faut que je travaille aussi, on ne me fait pas cadeau de mon salaire ! J’ai un boss qui me met un peu la pression tout de même.

— Moi, en dehors de mes vaches, et de mon fromage, je n’y connais rien à tous ces métiers de la ville. Mes enfants et mes petits enfants ont bien essayé de m’expliquer, mais ça me passe au-dessus de la tête. Pour moi c’est comme des métiers fictifs, rien de concret, que du papier, des chiffres, mais tous ces gens ils ne trouvent plus de bons bouchers et de bons boulangers pour se nourrir.

— C’est vrai Maïté, mais il faut de tout pour faire un monde comme on dit. Il y a ceux qui produisent, et ceux qui vendent, et aussi ceux qui agissent sur la production et sur la vente. J’en fais partie même si je n’en suis pas fière. En tant que commerciale je participe aux tentatives d’influence et le pire, c’est que ça marche.

— Je ne porte pas de jugement ma petite, je vois juste où tout cela nous a menés. Le ruisseau n’est pas à sec parce que j’ai trop tiré d’eau, ou que mes vaches ont trop pété malgré ce qu’on en dit, j’écoute la télé tu sais je m’informe, les nuages on ne les voit plus, la neige ne tombe plus, tu veux bien me dire pourquoi ?

— Je suis désolée Maïté tout comme toi, qu’on en soit là, quand je suis née en 2016 le problème était déjà là.

— Et moi qui suis née en 1959, le problème n’y était pas encore !

— Exact, on subit toutes les deux, allez, il faut que je remonte. À tout à l’heure !

— À tout à l’heure ma belle pitchounette !

Véro remonte la pente en coupant les lacets, du pas du berger : son grand-père lui avait appris, petits pas réguliers, pour ne pas s’essouffler. Les Anglais ne sont manifestement pas encore levés, ça l’arrange, elle leur glisse un petit mot sous la porte. Ils vont sûrement montrer le bout de leur nez dans la journée. Les fonctionnaires visiblement se reposent du juste repos dominical. Tant mieux, se dit-elle. Le vieux docteur en revanche est dehors lorsqu’elle passe à proximité de son portail.

— Bonjour docteur ! Je suis de retour pour quelques mois à cause de la canicule, vous allez bien ?

— Oh, Véronique, ravi de te revoir, cela faisait bien longtemps…

— Avec le travail, je n’avais pas trop le temps, mais aujourd’hui on nous pousse à quitter la ville.

— Eh bien, tant mieux pour moi, un peu de jeunesse ici, ça ne fait pas de mal. Entre un moment, tu prendras un café !

— Merci, mais je viens d’en boire un déjà, je m’arrêterai tout à l’heure, car je dois repasser chez Maïté, j’aurais quelques questions d’ordre pratique à vous poser d’ailleurs. Vos chers voisins sont là ?

— Mes chers voisins comme tu dis, qui portent si bien cet adjectif, sont en train de se battre pour garder le droit de remplir leur piscine, cela occupe toutes leurs journées. Tant et si bien qu’ils me fatiguent vite, mais l’avantage c’est qu’ils sont souvent en bas au village. Quelle idée j’ai eu d’acheter une maison en mitoyenneté au moment de prendre ma retraite ! Tu es sûrement plus tranquille là-haut !

— On échange si vous voulez ? répond Véronique en riant. La maison n’était pas chère, rappelez-vous du bon côté de la chose. Elle est assez grande en plus.

— Tout à fait, mais à quoi ça me sert maintenant ?

— Eh bien si ma Mamie avait voulu vivre avec moi cet été, je vous aurais bien loué une chambre !

— Je ne sais pas si j’aurais accepté ! Je suis un vieux loup solitaire maintenant avec des manies de vieux garçon ! Mais j’aurais logé ta grand-mère ou toi au fait ? Pour toi j’aurais peut-être accepté !

— Ah Docteur, toujours aussi coquin, mais on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre…

— Et le sourire de la crémière, je sais, mais j’ai le tien, et ce sera l’évènement de ma journée venu couper ma routine !

— Alors, à tout à l’heure Docteur, dans une heure ou deux, j’ai quelques bricoles à faire et déjà pouvoir me laver.

— Écoute Véronique, pourquoi tu ne déjeunerais pas avec moi ?

— Pourquoi pas ? Il suffit de trouver le courage de ressortir aux heures chaudes !

— La maison est fraîche à l’intérieur, je ferme les volets dès 10 h.

— Dans ce cas, je viendrai plus tard et j’amènerai quelque chose…

Véronique remonte doucement jusqu’au mazet. Elle se dit qu’il ne faut pas qu’elle repousse le moment d’aller chercher la bouteille de gaz, sinon elle ne s’en sentira bientôt plus le courage. Elle se contente de se débarbouiller la figure pour se sentir bien d’attaque et se laver les dents. Elle file chez Maïté où elle ne s’éternise pas, d’ailleurs Maïté est au téléphone avec un de ses enfants.

— Je t’en ramène une pleine demain, je file, le docteur m’a invitée pour le déjeuner et je ne suis pas encore lavée !

Elle transpire d’abord à brancher sa bouteille. En ville elle n’a jamais eu à le faire. Heureusement son grand-père lui avait appris, et même à vérifier qu’il n’y avait pas de fuite. Elle met ensuite l’eau à chauffer. Elle cherche une grande bassine, une demi-heure plus tard, elle a pu se laver à l’ancienne, en mélangeant eau chaude et eau froide dans ce que les anciens appelaient un tub en zinc. Le grand-père s’en servait dehors pour baigner ses animaux domestiques qu’il ne confiait jamais à personne. Véronique se souvenait de son beau labrador toujours accompagné d’un basset. Le duo d’amis canins était aussi différent au niveau du physique que du comportement, mais l’un ne se promenait jamais sans l’autre. L’été représentait des vacances pour eux aussi. Maïté gueulait bien après Daniel, le papy de Véro, parce que ses chiens faisaient peur aux vaches et que son chien à elle, qui était une chienne, risquait bien un beau jour d’être engrossée par l’un ou l’autre, ce qui faisait beaucoup rire le papy en imaginant ce que cela pourrait bien donner !

Violette, la femme de Daniel, promettait qu’il irait se promener très loin des alpages de Maïté, mais qu’elle ne pouvait pas les attacher parce qu’ils hurlaient à la mort. Tous ces petits conflits se finissaient autour d’un verre au moment de la tombée du soir, Daniel et Maïté, dont l’écart d’âge n’était que de trois ans, avaient fréquenté la même école de village à classe unique, ils étaient frère et sœur de cœur.

Violette prétendait que les parents de Maïté auraient bien aimé la fiancer à Daniel, mais quand il l’avait rencontrée, elle, il avait eu un tel coup de foudre que deux ans plus tard naissait son père. Le prénom de mamie Violette mariait à la fois la mode en 1968, après les évènements du mois de mai, et la fleur symbole de Toulouse où elle était née. Daniel, lui, avait vécu toute son enfance à Estaing avant que le village ne perde de ses habitants et son père avait gardé le mazet et un peu de terrain de l’héritage d’un de ses ancêtres.

Véronique adorait se rendre chez Maïté pour écouter l’histoire de sa propre famille, elle était le seul rapporteur objectif de l’enfance de son papy, car elle soupçonnait sa grand-mère d’édulcorer ou au contraire d’exagérer certains épisodes de leur vie. C’est le père de Véronique, Nicolas, amoureux des montagnes, qui avait renoué avec ce village dès qu’il avait fini ses études. Était-ce pour contrarier sa mère ou par le plus grand des hasards qu’il avait eu aussi un coup de foudre dès sa première année de fac pour une étudiante de son âge ? Lorsque Violette lui disait qu’il était trop jeune pour se mettre avec quelqu’un, il lui répondait « et toi alors ? » argument implacable qui faisait sourire le papy. Lorsqu’ils avaient attendu Véronique, Violette s’était montrée encore très dubitative sur leur avenir, mais lorsqu’il avait fait état du choix du prénom, elle avait été complètement conquise. La passionnée d’opérettes avait retourné sa veste et décrété que cette petite était la promesse d’un bel avenir. C’était vrai pour la grand-mère qui était devenue du jour au lendemain une mère de substitution, surmontant ainsi le drame qui l’avait blessée dans sa chair. Elle bénissait tous les jours le fait que son fils lui ait laissé cette petite. Papy Daniel et mamie Violette ne voulurent plus monter en estive juste après le drame, mais un docteur trouvant la petite malingre et anémiée leur conseilla la vie en plein air au moins le temps des vacances, Véronique semblait atteinte d’allergie à la pollution. La mort dans l’âme, de peur de réveiller les souvenirs douloureux, ils s’étaient risqués à remonter au mazet. La fillette s’était tellement éclatée à courir partout qu’ils étaient restés toutes leurs vacances, au retour elle n’avait plus ni anémie ni allergie. Le traumatisme était dépassé pour les uns comme pour les autres et ils étaient remontés chaque année jusqu’à la maladie du grand-père.

Il s’était passé quelques années, durant lesquelles Véronique finissait ses études sans avoir l’opportunité d’y remonter, puis elle avait décidé de s’y rendre seule depuis 5 ans. Elle avait ainsi vécu l’arrivée du docteur en direct 4 étés en arrière et commencé à nouer une amitié avec les nouveaux habitants et renouer avec les anciens.

Véronique s’est changée. Elle a mis son chapeau de paille de style crinoline. Elle redescend chez le docteur. Elle a emporté une bonne bouteille et une boîte de confit de canard, un vrai produit de luxe, vu le peu d’élevages qui subsistent. Un des derniers fermiers du Gers, ami de son grand-père, lui en avait fait cadeau.

— Vous qui êtes un homme moderne, vous allez sans doute pouvoir me renseigner.

Véronique savait comment prendre le docteur qui jouait encore à l’homme jeune, sans jamais avoir outrepassé la relation amicale qu’il entretenait avec la jeune femme.

— Si je peux rendre service…

— Voilà, je vais retravailler dès demain grâce à mon téléphone 6G, j’espère qu’il n’y a pas de problème de réseau, sinon je serais obligée de repartir à Toulouse !

— Quelle horreur ! Bien sûr que ça va marcher. Pour internet, ils ont été très longs à couvrir tout le pays, mais enfin ça marche bien maintenant. Si tu as le moindre souci de connexion, viens chez moi, on verra ce que je peux faire.

— Merci, de toute façon ces jours-ci je n’aurai pas encore la connexion par satellite je risque d’avoir besoin de votre aide, autre demande encore : je voudrais savoir si c’est possible de se recharger quelque part, pas trop loin, je paierai bien entendu, je parle de la voiture. J’ai bien peur qu’il n’y ait aucune borne avant Gazost, et encore il paraît que certaines sont en panne. Il est essentiel pour moi de pouvoir redescendre en cas d’urgence. Honnêtement, je ne pense plus pouvoir rouler bien loin.

— Aucun problème Véronique, je suis à la retraite, mais le fait d’avoir été médecin sur le canton d’Estaing m’ouvre encore pas mal de portes. D’ailleurs tout le monde m’appelle encore Docteur dans tous les villages alentour.

— C’est vrai ça, même moi ! Pourtant un avocat à la retraite on ne l’appelle pas maître si ?

— C’est sans doute parce que c’était une vocation plutôt qu’un métier, enfin je crois… Un reste de respectabilité bourgeoise…

— Probablement, et puis Docteur familièrement ça donne Doc, et j’aime bien vous appeler comme ça !

— C’est le deuxième prénom que tu me donnes donc ?

— Oui, vu que le premier je ne m’en souviens jamais !

— Zadig.

— Ah oui, j’avais cru d’abord à une blague, en pensant uniquement à Voltaire !

— Il faut te rappeler, même si je n’en porte pas la morphologie réellement, que je suis d’origine arménienne par ma mère.

— C’est arménien Zadig ?

— Tout à fait.

— C’est drôle je croyais que vous vous appeliez Loïc ou quelque chose d’approchant…

— Mon deuxième prénom est Lorik, d’origine arménienne aussi, mais plus facile à porter, alors j’ai pris l’habitude de donner celui-là, en général, je me retrouve vite avec la confusion Lorik/Loïc, rien de surprenant.

— Eh bien, vous préférez le premier ou le second ?

— Au final, j’aime bien Doc ! Si j’avais dit à mes patients que ma mère était arménienne, je n’en suis pas tout à fait sûr, mais je pense que j’aurais perdu de la clientèle.

— C’est pas faux Doc. Et votre nom est on ne peut plus commun.

— C’est celui de mon père, là je n’ai rien choisi.

— J’ai encore une question Doc, qui s’adresse particulièrement au Docteur. Voilà, Mamie Violette que vous ne connaissez pas et qui m’a élevée comme sa fille ne veut pas me rejoindre, mais je sais qu’elle se met en danger en restant en ville. Tous les jours maintenant on annonce des coupures de courant, à cause des centrales nucléaires qui manquent d’eau de refroidissement et sont obligées de faire des relais de production en arrêtant des réacteurs à tour de rôle. Elle a une santé fragile à 81 ans, alors un argument de poids en tant que médecin, ce serait quoi ?

— Eh bien que l’hyperthermie est mortelle pour commencer.

— Ça, elle le sait, mais me dit qu’elle s’en fout de mourir. Mais moi j’ai encore besoin d’elle, elle est tout ce qui me reste de famille. Vous trouvez que c’est égoïste ?

— Égoïste je ne sais pas, mais c’est humain en tout cas. Le meilleur argument dans ce cas serait que tu prétextes avoir besoin d’elle, littéralement, que tu t’es fait mal ou que tu as besoin d’aide. Elle se fout de son sort et cela se comprend, mais elle ne se fout pas de toi.

— Oui, c’est certain, mais j’ai beau lui dire que ça me tracasse de la savoir seule chez elle à Toulouse, elle ne change pas d’avis.

— Attends un peu de lui manquer vraiment, et ne lui parle pas du souci moral qu’elle te cause, elle va ressentir encore plus qu’elle est un poids dans ta vie et que tu serais mieux sans elle. Il faut au contraire qu’elle se sente utile, indispensable. Quel est son point fort qui serait ton point faible par exemple ?

— Là, comme ça, je ne sais pas.

— Eh bien prends le temps d’y réfléchir, tu viens à peine d’arriver.

Le repas se termine en partageant les potins sur l’année écoulée. Le docteur a des anecdotes sur tout un tas de gens qu’il connaît, et sans jamais les nommer, il a toujours une histoire drôle sur eux.

— Et toi, tu ne vas pas t’ennuyer au milieu de tous ces vieux ?

— Je ne me suis jamais ennuyée ici, je dois tenir cela de mon grand-père.

— Au fait Véronique, puisque tu vas rester plusieurs mois a priori, tu ne veux toujours pas me tutoyer ?

— Je n’y arriverai pas, c’est une question de respect par rapport à votre âge sans doute.

— Et Maïté tu la tutoies bien ?

— Maïté c’est pas pareil, elle m’a toujours connue, elle est de ma famille de cœur.

— Oh oh, je vois.

— Oh Doc, je ne voulais pas vous vexer, vous êtes aussi depuis quatre ans dans ma famille de cœur, mais je sais pas comment dire, c’est pas pareil… oh je m’enfonce n’est-ce pas ?

— Ne t’inquiète pas Véronique, je te posais la question parce que le vouvoiement semble me vieillir aux yeux de la jeunesse que tu représentes, mais il y a des tutoiements qui peuvent être méprisants et des vouvoiements affectueux, je prends le tien pour faisant partie de ceux-là.

— C’est ça, c’est tout à fait ça. Merci Doc !

— Là c’était le Zadig philosophe et ami qui te parlait !

— Bon, pour mon souci d’informatique demain, je peux passer, vous serez là ?

— Où veux-tu que je sois ? Nous vivons reclus la plupart du temps, tu vois, les seuls à se lever aux aurores, et même avant, sont Maïté et moi. Et même si j’ai vingt ans de moins qu’elle, comme elle je me protège en restant au frais dans la maison. Que comptes-tu faire cet après-midi ?

— Oh, farfouiller un peu, continuer à nettoyer et ranger. J’ai pas mal de films sur mon disque dur externe et en fin de journée, j’appellerai Mamie. Voilà le programme.

— Bien, eh bien moi, après ce bon déjeuner je vais me faire ma sieste quotidienne, en priant que mes voisins ne reviennent pas trop tôt, ils sont assez bruyants en général.

— Désolée pour vous. À très bientôt Doc !

Ses intentions étaient sincères, mais la grimpée jusqu’au mazet sous un soleil ardent lui fait perdre toutes ses velléités de travail. Elle ferme le volet et quasiment dans le noir se met à regarder un film, moins d’une demi-heure plus tard elle s’est endormie. Au réveil, elle ne sait plus quel jour ni quelle heure il est.

— Si je commence comme ça, ça promet ! pense-t-elle en regardant l’heure.

Il n’est pas 16 heures. Je vais me faire un thé et le laisser refroidir, le tiède désaltère plus vite, paraît-il. Trop tôt encore pour ouvrir, on avoisine les 30 degrés. Je n’ai qu’à trier mes papiers et m’avancer pour mon boulot de demain.

Elle s’astreint pendant une heure à classer les appels prioritaires du lendemain matin, des commandes à renouveler pour sa société de surgelés. Un travail guère épanouissant, mais qui marche bien, étant donné le contexte de chaleur et le fait que les gens ne se rendent plus dans les supermarchés. Véronique considère qu’elle n’a pas à se plaindre, car bien d’autres ont perdu leur travail, et l’État ne sait plus comment faire face. Beaucoup de secteurs s’ils ne font pas faillite tournent au ralenti. Les retraités, qui se précipitaient sur le Portugal autrefois, émigrent plutôt vers le Royaume-Uni. L’État menace de supprimer leur droit à la retraite s’ils y résident plus de trois mois, ce qui a pour conséquence de favoriser le seul transport qui fonctionne encore bien, le train sous la Manche ! Il y a plus de 25 ans pourtant qu’ils avaient opté pour l’inverse envers les retraités maghrébins afin qu’ils retournent finir leur vie tranquillement dans leur famille. Mais on n’était plus à une contradiction près. Fukushima continuait à rejeter de l’eau chaude dans l’océan, la roue semblait s’être tellement emballée que Véronique se demandait bien ce qui pourrait la stopper. Certains optaient pour souhaiter une bonne guerre qui fasse disparaître la moitié de la population, mais pour l’instant les guerres dans le monde, notamment en Afrique, continuaient à augmenter l’effet de serre. La démographie ne descendait pas suffisamment pour baisser la pollution humaine. L’exode continuait.

— Mamie ? Tu m’entends bien ? Comment vas-tu ?

— Pareil qu’hier, ma chérie, tu t’es bien installée ?

— Oui, c’est parfait, j’ai déjà revu Maïté et le Doc, tu sais je t’en ai déjà parlé, il est venu se retirer dans la partie la plus petite de la ferme. Il n’est pas aussi ravi qu’à son arrivée depuis qu’il a de nouveaux voisins un peu pénibles d’après lui.

— Vivre à la montagne pour s’embêter avec un voisin, c’est bête non ?

— C’est ce que je lui ai dit, il prenait un risque calculé en achetant en mitoyenneté. Il est très agréable, très instruit, on peut parler de tout ensemble.

— Ça te change de Maïté alors !

— Avec Maïté on parle d’autres choses tout aussi intéressantes, et surtout du passé, de la jeunesse de papy Dani, des fleurs…

— Des fleurs ? Elle en a encore ? Elle qui était si fière de sa glycine, avec les interdictions d’arrosage et le manque de pluie, comment fait-elle ?

— C’est un vrai chameau, au sens propre, je ne la vois jamais boire ! Elle semble résignée à tout sauf à perdre ses dernières plantes. J’y passerai si possible tous les matins, je sens que cela lui fait plaisir.

— Je n’en doute pas ma chérie, tu vas être un réconfort pour toutes ces personnes âgées. La seule chose qui m’ennuie c’est que tu t’enlèves l’obligation que tu t’es imposée de passer tous les jours chez moi pour en créer une autre encore aussi lourde, heureusement que ce n’est que pour quelques mois !

— Je t’assure que cela ne me dérange pas du tout ! Et malgré ses 90 ans, tu devrais la voir, elle est encore très alerte ! À croire que l’air de la montagne conserve.

— Ça, on n’a jamais été amies intimes elle et moi, mais je ne peux pas lui enlever une qualité : sa vaillance. As-tu mieux dormi cette nuit ?

— Bien mieux Mamie, tu sais que le Doc ne m’a pas dit non si je voulais lui louer une chambre, tu peux toujours changer d’avis si tu sens que tu ne respires pas bien.

— Pour l’instant ça va, je suis les consignes du gouvernement, aux heures les plus chaudes la climatisation est à 29, je bois beaucoup et je m’asperge d’eau fraîche, au moins je ne suis pas rationnée.

— Bien, je t’appellerai après le boulot demain soir, bisous Mamie, bonne soirée.

Véronique s’ouvre une boîte de salsifis, d’ananas, et fait cuire des pâtes pour accompagner du surimi en salade. Tout est exorbitant avec la baisse de production et sans eau, pas la peine d’envisager un potager.

— À ce train-là il faut reconnaître que l’été va être long et pénible. Il va falloir que je me trouve des occupations pour lutter contre le trop grand isolement. À commencer par changer mes habitudes horaires. Faire une belle marche avant l’aurore et déjeuner au retour pour commencer, ça serait bien. Travailler en télétravail aux heures les plus chaudes et rendre visite aux voisins éventuellement, le soir uniquement, à défaut d’appeler les copains et copines.

L’habitude d’écouter la météo en guettant le moindre espoir de pluie ne la quitte plus depuis longtemps.

— Un beau petit orage en montagne, ça ferait un bien fou !

Mais les nuages passent trop haut pour s’accrocher aux sommets et refroidir un peu l’atmosphère. La bassine en zinc reste dehors en espérant récupérer un jour de quoi faire la lessive d’une culotte, du short et d’un tee-shirt.

— Mais ce n’est pas pour demain ! pense-t-elle après avoir rouvert le volet et scruté le ciel. Elle s’assoit par terre et écoute le silence. Autrefois elle entendait beaucoup de chants d’oiseaux. Elle pose la main sur le sol sec. — La terre est encore chaude !

Seul le petit matin, ce tout petit moment où le soleil perce, lui apportera une sensation de fraîcheur, juste une sensation assez éloignée de la réalité. Elle décide d’en profiter dès le lendemain et de se coucher très tôt. Ses soirées entre amis à Toulouse sont déjà loin après ces dernières vingt-quatre heures, mais bizarrement elles ne lui manquent pas tellement. Le contact est tellement facile à garder que l’éloignement n’est pas un problème, en contrepartie elle a tant de calme et bénéficie d’une fraîcheur toute relative qu’elle se sent privilégiée. Elle laisse sa porte grand ouverte et tente de rafraîchir le mazet en créant un courant d’air avec le fenestrou situé au-dessus de l’évier. Elle règle son alarme à 4 heures du matin, en se couchant dès la nuit, elle sera en forme. Elle vérifie que l’ordinateur ne capte pas la Wifi du voisin, à tout hasard. Mais, cela, elle s’en doutait, ils sont trop loin. Elle avait donc prévu de travailler le matin uniquement avec son iPhone. Elle ira ensuite chez le Doc pour utiliser son réseau. Elle a dans l’idée de travailler de chez lui deux ou trois fois dans la semaine pour faire remonter son travail, peut-être plus si besoin. Elle se demande comment compenser ce service… L’homme aime sa tranquillité, elle le sait, mais il est aussi heureux de la voir, ça elle le sent, il s’agit de trouver le juste équilibre, et comme il refusera probablement une aide financière, elle cherche ce qui pourrait lui faire plaisir, peut-être des bons livres, il faut qu’elle tâte le terrain délicatement. Il aime les arts en général, alors pourquoi pas une sculpture ou un beau tableau, il faudra qu’elle prenne le temps de le découvrir.

La nuit passe comme une lettre à la poste, comme on dit encore, enfin quand il y avait encore du courrier à poster. Véronique se réveille sans aucune difficulté, son corps est reposé comme jamais, rien à voir lorsqu’elle dort en ville. L’air conditionné lui donne tout le temps des maux de gorge, parfois elle le supprime et la transpiration la réveille au beau milieu de la nuit. Elle se régale à sentir la fraîcheur de l’air qui prend possession de la maison. Elle rassemble quelques affaires dans son petit sac à dos, prend un bâton, referme à contrecœur la maison, mais il lui faut penser au retour sous un début de chaleur qui lui ferait perdre tout le bénéfice de la nuit. Elle s’engage sur le chemin qui grimpe vers les sommets…

À la place des brouillards matinaux qui existaient dans son enfance, il subsiste une lumière grise rasante qui annonce le futur lever de soleil. Véronique fait attention où elle pose les pieds, se faire une entorse en soi n’est pas méchant, mais cruel si on doit redescendre un chemin sur plusieurs kilomètres. Son père lui avait fait le récit de ces alpinistes, qui même avec une jambe cassée, étaient revenus en rampant jusqu’à un refuge. On trouve dans son corps des ressources insoupçonnées lorsqu’il s’agit de survie, mais il ne fallait pas tenter le diable pour autant. Véronique avait embarqué dans son petit sac à dos deux litres d’eau, un œuf dur, des galettes suédoises et avait décidé de s’offrir un petit déjeuner en contemplant le lever du soleil sur la forêt depuis les hauteurs. C’était son petit rituel à chaque fois qu’elle revenait, une fois par an. Cette fois, elle pourrait le faire autant de fois que souhaité en changeant de point de vue jusqu’à obtenir un 360° en montant encore un peu plus haut. Près du col, à une heure de marche, se tenait le refuge Barbat, et en se dirigeant vers l’ancien lac la dernière cabane, refuge du vieux berger que tout le monde surnommait « rustico ».

Tout le monde disait cabane ou cabanon alors même que les murs étaient en pierre, mais la petitesse, le toit peu isolé donnaient cette appellation qu’on retrouvait même sur les cartes IGN tout autant que les vrais refuges. Papy Dani avait l’habitude de plaisanter à son sujet, en baptisant en espagnol son chemin de randonnée touristique : « le tour-rustico ». À l’époque où il avait quelques brebis et un patou peu amène pour les garder, ils faisaient peur tous les deux à bon nombre de touristes qui rebroussaient le chemin illico. Si l’un d’entre eux, plus courageux que les autres, s’aventurait à lui poser une question de loin, il ne répondait jamais en français. Maïté disait que ses grands-parents étaient des réfugiés espagnols antifranquistes venus s’installer en bas de la vallée et que son père naturalisé français était retourné en Espagne après son retour de la guerre d’Algérie. Lui était venu comme berger d’estive s’installer un jour sans crier gare, un an après la mort de ses parents à elle et il avait occupé naturellement la cabane vide mise à disposition. Les propriétaires des troupeaux l’avaient choisi pour son côté rustique justement, qui n’était guère exigeant en matière de confort.

Elle l’avait toujours connu vieux, ignorant exactement son âge et il ne s’était jamais lié à personne d’après elle. Elle se demandait même s’il avait des papiers français ou espagnols et s’il était à la sécu, jamais elle ne l’avait vu partir en ambulance ou avec les pompiers pour une blessure ou une maladie. Depuis la mort naturelle de son patou et l’arrêt de la garde de troupeaux, il était resté dans son cabanon légué par une bonne âme sans doute, à la fois reconnaissante et culpabilisée de l’exploitation qu’elle avait dû lui faire subir. Véronique supposait qu’il y avait des choses que Maïté ignorait et il était impossible de concevoir que ce vieil homme ne perçoive pas un minimum de pension vieillesse ou n’ait pas une relation avec un aidant, elle en toucherait deux mots à l’assistante sociale. À l’époque de son adolescence, il lui faisait peur, mais maintenant il l’intriguait. Ce n’était pas de la curiosité malsaine, mais l’envie d’en savoir plus sur ses voisins, comme pour le Docteur dont elle apprenait un pan de vie par hasard. Elle n’avait aucun souvenir du refuge étant en bas âge, et par la suite le « rustico » était devenu une légende, elle ne l’apercevait que de loin. Le seul qui aurait pu entrer en relation avec lui c’était son papy Dani, qui était toujours à cavaler quand il avait encore de bonnes jambes, mais il n’était pas un grand bavard. Aujourd’hui elle voyait les choses autrement et elle regrettait de ne pas s’être intéressée davantage aux gens de leur vivant. Papy Dani, né en 1963, avait seulement lâché, un jour de nostalgie sans doute, que ses parents s’étaient dépêché de le concevoir alors que son père rentrait juste de son service militaire obligatoire, où il s’était retrouvé embarqué sans jamais l’avoir voulu dans la guerre d’Algérie. Ce dernier ne s’était jamais confié sur ce qu’il avait vu, subi ou commis comme exaction. Il disait toujours que : « la guerre n’est jamais belle, quel que soit le côté d’où on se place. » Et Papy Dani avait fait sienne cette doctrine.

— Toutes ces personnes ont été jeunes un jour, tout comme moi, et je n’aimerais pas que ma vie devienne un trou noir, pour la plupart des gens qui m’entoureraient plus tard, pense-t-elle. La guerre d’Algérie a détruit bon nombre de jeunes gens psychologiquement, peut-être le père du Rustico fait-il partie de ceux-là. Et un père traumatisé, ça ne donne pas forcément un gamin bien dans sa peau.

Véronique continue à grimper suivant machinalement la sente étroite qui mène au refuge avant le col quand elle aperçoit une ombre grise qui s’en éloigne.

— Quand on parle du loup…

Le Rustico lui tourne le dos, il lui paraît plus courbé qu’avant, elle n’ose pas s’approcher plus, pensant qu’il est peut-être en train de se soulager après son réveil. Elle attend sans bouger qu’il continue sa marche et effectivement il s’éloigne vers le chemin du grand Barbat.

— Peut-être connaît-il plus de monde qu’on ne pense du côté espagnol. On a beau être sauvage, il y a des limites, pense Véronique en reprenant son chemin cette fois à l’opposé de « rustico », car elle n’est pas encore prête à affronter la bête.

Un quart d’heure plus tard, non loin du col, elle se choisit un rocher plat pour s’y asseoir et contempler le spectacle de la vie naissant avec le jour. Celle des insectes volants et rampants remplaçait petit à petit celle des mammifères et des oiseaux, la vie grouillait, mais beaucoup plus dans la terre que sur elle. Pour certains ce calme était mortel, pour d’autres, dont elle faisait partie, il était apaisant, remettant l’homme à sa juste place, qu’il n’aurait jamais dû quitter en se rendant le maître de l’environnement sans savoir qu’il ouvrait la boîte de Pandore… Et même si Véronique sentait que le monde mourait, elle se sentait privilégiée d’être là à le contempler.

— La planète survivra à l’homme et, qui sait, les mammifères ayant survécu reviendront sous une autre forme, tout comme le paresseux géant dans le passé, ils auront encore quelques beaux milliers d’années avant de voir le soleil les faire disparaître, se rassurait-elle. En attendant, j’ai le privilège de voir autre chose que mes quatre murs et la télé.

L’œuf englouti, un 1/2 litre d’eau absorbé, elle regarde l’heure sur son téléphone et décide qu’il est temps de redescendre. Avec un peu de marche soutenue, elle aura encore le temps de boire un café chez Maïté avant d’emprunter le chemin du mazet et reprendre son télétravail. Elle doit aussi téléphoner à son service, qui est le décideur de la prise de rendez-vous concernant sa connexion internet. Son installation électrique étant sommaire et faible, il prend en charge les travaux nécessaires, bien obligé par la nouvelle loi, elle ira chez Doc en attendant maintenant qu’elle sait avoir son accord.

Lorsqu’elle redescend, elle ne se doute absolument pas qu’une silhouette est en train de l’observer avec des jumelles.

— Maldita sea, ya empiezan las molestias ! murmure le vieil homme pour lui-même.

Il redoutait le jour où les ennuis reviendraient. Cette jeune femme qui envahit son domaine et rôde dans les parages ne lui dit rien de bon.

À un moment donné, Véronique tourne sa tête pour observer un vautour et lui offre ainsi son profil. Le vieil homme fait un bond en arrière comme si elle était tout près de lui. « Madre mia, Nina », ses jambes lui font faux bond, il lâche ses jumelles et s’effondre au sol. Quand il relève le regard vers le chemin, la jeune femme a disparu comme un mirage, la courbe du chemin ne lui permettra plus de l’observer, alors il rentre dans sa cabane et se met à pleurer…

Il n’est pas huit heures quand Véronique toque à la porte de Maïté :

— Hum… ça sent le bon café ou je me trompe ? dit-elle quand elle lui crie d’entrer.

Maïté lui demande de porter le plateau dehors et elles s’installent sous ce qui reste de l’ancienne pergola. Maïté a sorti quelques biscuits, sert un café à Véro et un chocolat pour elle. Véro se sent incroyablement bien auprès d’elle.

— Je suis allée jusqu’au col pratiquement, ce matin à l’aube.

— Ah, j’aimerais tant pouvoir encore le faire…

— Il faudra que tu me prêtes ta brouette alors, plaisante Véronique, en réalité elle est malheureuse pour elle, mais ne veut pas lui montrer de la pitié.

— Méchanta filha ! rit Maïté.

— Tu sais qui j’ai vu ? dit Véronique pour changer de sujet. – le père « rustico ».

— Ah tu l’as vu ? Moi cela fait des jours que je ne l’ai pas vu descendre le chemin pour se rendre au village.

— Mais dis-moi comment fait-il pour ses courses, quelqu’un les lui monte ?

— Je me suis toujours demandé de quoi il vivait, et seulement s’il parlait français ! Il ne prononce pas un mot quand il passe devant moi ou si peu, souvent il préfère couper, il marche encore d’un bon pas tu sais, il a un sac à dos vide à l’aller et plein au retour, mais je suppose qu’il se nourrit de peu, quant à l’eau avant il avait une source à côté du refuge, mais aujourd’hui ça m’étonnerait qu’elle coule encore !

— Mais enfin, personne ne s’en inquiète ? Même pas l’assistante sociale qui s’occupe bien de toi ? Un jour vous le trouverez mort depuis plusieurs jours et ce jour-là tout le monde culpabilisera.

— C’est peut-être ce qu’il souhaite tu ne crois pas ? Je l’ai toujours connu comme ça, tu le vois dans un EHPAD ? Autant l’achever tout de suite, moi c’est pareil !

— Mais toi tu as une vie sociale, des voisins à qui tu parles, des enfants et petits-enfants. Il n’a même plus son chien, il doit être devenu à moitié fou !

— Il l’a peut-être toujours été ! Au village on disait que son père était très intelligent, doué pour les études jusqu’à son enrôlement pour la guerre d’Algérie. J’ai entendu dire aussi que son grand-père sous Franco était un médecin républicain reconnu.

— Quelle drôle de trajectoire en trois générations…

— C’est souvent ça la conséquence de la guerre, des vies brisées, des destins amputés, des ambitions stoppées nettes… Je n’ai jamais connu de guerre, la famille de mon père n’avait pas échappé à l’exode en 39/45, mais mon grand-père âgé de plus de vingt ans était déjà chargé de famille nombreuse. Il n’avait pas fait partie des appelés. Nous les Français on a eu la chance de passer au travers de tout depuis une centaine d’années. Mais aujourd’hui quand je vois les franchissements des frontières par des milliers d’êtres humains, ça me fait peur. On voit tant de violence à la télé…

— Il faut éviter de trop regarder ça Maïté. Excuse-moi de te dire ça, mais tu n’as plus l’âge de t’engager ! On se l’est déjà dit hier, on subit et on résiste comme on peut. Parle-moi plutôt des petits de ta chatte, qu’est-ce qu’on va en faire ?

— Tu ne veux pas m’en prendre un ? Parce que tu penses bien que je ne vais pas les garder.

— Mais pourquoi tu ne l’as pas fait stériliser, je croyais que c’était obligatoire !

— Parce qu’elle ne m’appartient pas ! C’est moi qui lui appartiens ! Elle est toujours dehors, elle ne vient que lorsque cela lui chante. Et je ne peux pas la mettre dans un panier, hors de question de me faire griffer !

— Mais cette fois elle t’a fait un cadeau !

— À croire qu’elle sent que je ne peux plus lui courir après ! Si tu es plus capable que moi de l’attraper et de la mener chez le véto ne te gêne pas, je te donne carte blanche !

— Je vais voir ce que je peux faire, j’en parlerai au docteur, à plusieurs avec un filet on pourrait peut-être y arriver, elle ne doit pas quitter ses petits en ce moment…

— Mais tu ne lui fais pas de mal et tu ne la traumatises pas ! Viens voir comme ils sont mignons.

Véronique se pâme d’admiration devant les petites boules de poil. La chatte se laisse approcher, mais à moins de cinquante centimètres commence à feuler, seule la vieille dame peut encore la caresser, mais ne touche pas ses petits.

— Bon, ça va pas être simple, mais on va y réfléchir. Tu ne peux pas te laisser envahir. On pourrait lui prendre les petits et les mettre dans un panier, elle les suivra sans doute. Je vais en parler au véto par téléphone et je te tiens au courant. Bonne journée et merci pour le café !

Il est à peine 9 heures et demie quand elle joint son service. Elle aura accès à Internet dans moins d’une semaine. Elle passe sa matinée à joindre ses clients habituels et avant midi se rappelle de joindre le véto. Il lui conseille un comprimé à venir chercher pour sédater un peu la chatte et pouvoir descendre ensuite avec toute la tribu, ne reste plus qu’à trouver un bon carton ou une caisse qui ferme bien tout en laissant passer l’air. Sinon le véto veut bien lui prêter deux paniers, dans tous les cas il lui faut faire deux voyages et elle prévoit de demander au Doc de lui enseigner où recharger sa batterie en même temps. Un orage menace, et semble se rapprocher, mais il ne s’agit que d’un orage de chaleur, les éclairs apparaissent dans le silence… Petite, Véronique avait appris qu’il fallait compter les secondes entre le bruit du tonnerre et l’apparition de l’éclair pour situer sa distance. Mais là, plus aucun bruit de tonnerre, ce film muet n’en est que plus impressionnant.

— Voilà, je pense que tu seras bien pour travailler ici, dit le Doc en la faisant pénétrer dans une petite chambre. Elle a l’avantage d’être fraîche et loin de mon salon, je ne te dérangerai donc pas avec ma télé.

— Oh, c’est à moi de ne pas vous déranger, vous plaisantez, vous me dépannez drôlement pour toute la semaine. Tard après la fin d’après-midi je vais descendre au village, le véto a adapté ses horaires et ferme à 20 h 30. Vous voulez descendre avec moi ou que je vous remonte quelque chose ?

— Je vais y réfléchir, a priori je n’ai besoin de rien. Je te laisse travailler, moi je vais faire ma petite sieste, à tout à l’heure !

Véronique s’installe dans un coin où un guéridon fait office de bureau, si ce n’était l’obligation de garder les volets fermés elle aurait une vue magnifique sur la montagne. Elle soupire à cette idée puis se dit qu’elle sera moins distraite. La fin de sa journée arrive vite. Le Doc lui donne l’adresse d’un ami qui possède une borne chez lui et veut bien la dépanner contre argent sonnant. Il lui donne une liste de petites courses, dont il précise qu’il n’en a pas besoin dans l’immédiat, mais plutôt pour lui éviter de se faire livrer la semaine suivante. Elle remonte chez elle se laver avec les moyens du bord, elle sait que le Doc possède une salle d’eau normale, mais elle n’ose pas abuser. Il est en restriction comme tout le monde, le débit est jugulé, et en cas de dépassement annuel les taxes sont énormes. Lorsqu’elle redescend en voiture, la température est à peine au-dessous de 30, mais cela suffit à lui donner l’impression d’une certaine fraîcheur avec le courant d’air opéré, fenêtres ouvertes. Elle fait connaissance du véto. Il lui confie deux cages et une plaquette de comprimés (au cas où elle n’arrive pas à lui faire avaler un cachet du premier coup. Elle lui rapportera le reste. Il lui demande s’il faudra euthanasier les petits. Elle ne s’attendait pas à cette question et se rend compte qu’elle ne l’a pas posée elle-même à Maïté. Elle explique qu’elle n’est pas la propriétaire, mais qu’elle rend service à sa voisine, elle donnera sa réponse au retour. Un peu désemparée, elle remonte avec ses courses et celles du Doc. Elle s’arrête chez Maïté déposer les paniers, le médoc et la bouteille de gaz.

— S’il la stérilise de suite elle ne pourra pas nourrir ses petits de toute façon, conclut Maïté très terre à terre comme la bonne fermière qu’elle est. Elle ne confie pas que dans sa jeunesse on ne s’embarrassait pas avec des frais de vétérinaire, mais elle n’est pas une sanguinaire et l’âge venant elle n’a aucune envie de noyer ou asphyxier ces petits.