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Chaque récit de "Racontages et racontements" propose des moments intenses, souvent perçus grâce à certaines perspectives non humaines, offrant ainsi une vision unique de notre monde. Que ce soit une inondation, une fugue, une rencontre improbable ou un abandon, chaque événement captive le lecteur, tandis que le dénouement inattendu éveille de nouvelles émotions. Par ses histoires, l’auteure veut susciter une empathie profonde envers les différents personnages, laissant alors une marque indélébile dans l’esprit du lecteur.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Jocelyne Rivera, portée par sa carrière dans le monde du théâtre et par son zèle pour la création artistique, embrasse sa retraite en se consacrant à l’écriture. Son livre "Racontages et racontements" est le fruit de cette période de réflexion et d’inspiration, où ses souvenirs puissants s’aiguisent pour venir nourrir l’imaginaire.
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Jocelyne Rivera
Racontages et racontements
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Jocelyne Rivera
ISBN : 979-10-422-0808-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Si comme ceulx qui aiment fables, et se délectent en racontements et en narracions de choses inutiles.
Oresme, 13e siècle
Ainsi j’oscille entre le racontage et le racontement… Mon âge qui raconte et qui ment (un tout petit peu !) pour transformer une réalité par l’imaginaire, celui d’un monde vu dans la pensée d’un animal, ou d’un arbre, ou bien encore d’un être humain très éloigné de moi (et parfois heureusement). Autant de choses inutiles, mais si jouissives…
J’ai entendu Michel l’annoncer. « Va falloir le surveiller, ça monte ». Sur le moment je n’y ai pas prêté plus d’attention que d’habitude. Les propos de Michel, en général, ne m’intéressent guère. Comme on dit souvent « seuls les actes comptent », et avec Michel je suis toujours sur mes gardes : un mélange savamment dosé de méfiance et de confiance.
Lorsque j’ai commencé à comprendre le sens de ces propos, c’est quand la relation entre ceux-ci et mon champ visuel s’est faite. Cela m’a sauté aux yeux : ce qui montait depuis plusieurs heures c’était la Dordogne.
Au début je n’ai entendu qu’une sorte de clapotis. Il pleuvait déjà depuis un bon moment, mais je n’en avais cure. Je n’ai pas une passion immodérée pour le soleil du Midi. D’accord, cela entraîne une belle gadoue, et le risque de glisser est sérieux. Mais on ne vit pas en ville, voyez-vous, la boue fait partie d’un état naturel que beaucoup de citadins ne conçoivent même pas ! « Gadoue » n’est pas bien loin de signifier « Bouse », ce qui ne manque pas de faire appeler de façon définitive et péjorative les éleveurs, comme les agriculteurs de tout genre, des « bouzeux », quelle vanité ! Le goût pour le béton, afin d’éviter cette boue, mais aussi éviter tout travail de désherbage et d’entretien des rives d’écoulements d’eau, a les conséquences que l’on voit aujourd’hui : l’eau en abondance doit bien passer quelque part, alors elle déborde…
Michel, vers 11 heures, a écouté les nouvelles à la radio, peu rassurantes : « Si cela continue, a-t-il dit, on va se transformer en île, comme en hiver 1999 ». Moi, j’étais pas né. Le danger, Michel, il ne le ressent pas vraiment, l’eau par expérience redescend aussi vite qu’elle est montée. Il habite à l’étage. Les machines-outils sont par contre au rez-de-chaussée et valent une petite fortune, c’est pour ça qu’il s’inquiète surtout. Alors à midi, toute la famille s’est mis au boulot : il fallait fixer partout des batardeaux devant toutes les ouvertures. En les regardant faire, je me suis demandé l’origine du nom de ces planches. J’ai vaguement cherché dans ma petite tête, moi je les aurais appelées des « arrêteaux » par exemple ou des « stoppeaux », peu importe, on aurait compris tout de suite ! Bâtard, je sais qu’on disait ça pour les enfants illégitimes (aujourd’hui ce n’est plus qu’une insulte comme une autre), c’est aussi le nom du gros pain que fait Micheline, la femme de Michel, dans son four. Mais une vulgaire solive qui arrête l’eau, je vois pas le rapport ! Personne ne me l’a jamais expliqué, alors j’ai cherché d’autres rapports, comme l’association bas et tard : est-ce que ça pouvait être une planche mise en bas de la porte, mais trop tard pour arrêter l’inondation ? Dans ce cas, ça voulait dire qu’on avait déjà baissé les bras avant même de combattre ! Le batardeau arrivait trop tard ! Il valait mieux un « bas tôt eau » alors, mais bien sûr en ne prononçant pas le s, on va penser à un bateau, et un bateau, ça n’arrête pas l’eau, ça vit dessus ! J’ai tendance à m’embrouiller la tête tout seul, vous l’aurez remarqué, mais enfin avouez que la langue française a ses énigmes.
Revenant à mes moutons, je m’étonne simplement qu’un simple morceau de bois, encastré entre deux murs, suffise à protéger la grange. On m’a toujours appris que l’eau trouve toujours son chemin. Évidemment, si je fais confiance à Michel, je dois bien espérer qu’en bloquant toutes les issues, il doit y trouver une efficacité, moi je ne demande qu’à vérifier !
À 15 heures, ils avaient presque fini. Cette fois, je voyais briller, anormalement, le haut des piquets de vigne. La Dordogne avançait, irrémédiablement, et si la pluie ne cessait pas, on allait avoir droit à la baignade. Je ne ressentais aucune peur, un peu d’excitation à observer cette force tranquille. Je n’aurais sûrement pas ressenti la même chose devant un petit ruisseau devenu soudainement un torrent ravageur et criminel, d’où jailliraient de la boue des tas de morceaux de bois ou d’autres choses, tous plus dangereux les uns que les autres, et qui peuvent vous faire ébouler la moindre bicoque un peu fragile… Là je n’aurais pas donné cher de ma peau, un petit coup de lapin dans un embâcle et on finit noyé, même si dans le passé on avait pu être champion de natation ! Non, la Dordogne n’avait rien à voir avec cette folie meurtrière, elle montait depuis des heures, s’étendait, envahissait ses berges, puis les champs d’à côté, s’approchait des maisons, léchant leurs murs, mais en laissant au préalable le temps de mettre à l’abri les meubles sur des parpaings, et même dans le cas extrême où les meubles se retrouveraient à flotter, il n’y aurait pas de mort par surprise. Parfois un récalcitrant, malgré les conseils des pompiers, ne voudrait pas quitter sa maison, par crainte de vol…
Comme si être volé était pire que mourir ! Attachée à sa maison comme l’embryon au cordon ombilical, une personne âgée résistait aussi à la tentation de s’enfuir. Elle voulait désespérément sauver sa maison. Mais la maison avait vu défiler bien des générations et n’avait cure de la sauver, elle. Une fois noyée, l’eau repartie et le corps remis à la morgue, la maison passerait à quelqu’un d’autre sans aucun état d’âme. Mais allez expliquer que la maison n’a pas d’âme… l’homme est têtu, parfois hors du réel, et mourir dans sa maison peut lui sembler une pensée apaisante.
Moi, je n’avais pas envie de mourir, mais alors pas du tout ! Je réfléchissais déjà aux diverses éventualités de l’inondation, car maintenant elle était clairement inévitable. Michel avait décidé de ne plus mettre les pieds dehors, il se contentait d’ouvrir la fenêtre de temps en temps, et sa vue sur l’horizon, depuis l’étage, lui permettait de faire des pronostics : « Si ça se calme pas, cette nuit on aura les pieds dans l’eau ! »
« Seulement les pieds ? Aquo rai ! » répliquait Micheline en bonne Occitane moderne. Elle n’utilisait les expressions de sa langue maternelle que pour ce qui sortait de ses tripes sans réfléchir, aussi bien pour insulter que pour exulter, enfin tout ce qui remuait ses émotions de façon importante. Et là justement elle indiquait que cela n’avait pas d’importance si l’inondation se limitait aux pieds, mais l’occitan à lui seul prouvait qu’elle n’était pas si rassurée !
Michel et Micheline, ils s’étaient trouvés, ces deux-là. Je la fréquentais tout autant que lui, mais pratiquement jamais ensemble. Chacun avait son travail, complémentaire de l’autre, sans même qu’il fut besoin d’échanger plus de trois mots le matin au réveil. Nourriture et soin des animaux pour elle, travail dans les vignes pour lui. Au potager aussi chacun sa mission : il labourait, fumait, semait, elle au moment venu, récoltait et cuisinait.
Parfois on pouvait les avoir tous les deux dans le champ de vision, mais chacun à un bout de la vigne, elle sarmentait et lui passait derrière pour tailler. Pas de mots inutiles entre eux, et comme ils n’étaient pas du tout adeptes des commérages sur leur voisinage, ils vivaient le plus tranquillement possible.
Leur vie ne faisait pas de vague, tout comme la Dordogne, à laquelle ils étaient liés par sa proximité. Des inondations, eux tout comme leurs ancêtres, en avaient connu, tant et tant… Du temps des veillées, qui n’existent plus, il s’en racontait des exploits de sauvetage, des accidents comiques, parfois un drame, étaient-ils vrais, enjolivés, dramatisés, déformés ? Peu importait, ils animaient la soirée de cris, de rires, de vie.
La télé a stoppé les veillées entre voisins. Ce n’est plus lui qui vient aux nouvelles en cas de pépin, c’est le pompier ou le gendarme du coin, ou juste le téléphone ! Comme ce matin où Michel avait répondu aux conseils de la mairie : « on a l’habitude, on n’est pas cabourds ! » pas question d’abandonner les animaux, le bétail comme la basse-cour. Un groupe électrogène était prêt à fonctionner, il l’avait acheté depuis la catastrophe de 1999, où le réveillon s’était terminé à la bougie. Michel s’était organisé depuis. Le bétail avait été parqué sur un champ bien en hauteur, même si les routes étaient coupées, il pourrait s’y rendre en barque. L’eau n’avait jamais monté déraisonnablement depuis 99, la volaille se réfugiait naturellement en hauteur dans la grange, et les animaux domestiques étaient gardés au chaud avec eux dans l’appartement à l’étage. Michel n’avait aucune raison de paniquer ni de s’angoisser. Être de la campagne avait un avantage, les congélateurs étaient pleins, et le groupe électrogène les avait déjà sauvés plus d’une fois. La radio pouvait fonctionner sur piles. Quand ils entendaient l’annonce théâtrale du présentateur du journal de télé, montrant l’isolement de nombreuses fermes comme la leur, avec une certaine désolation dans la voix (mais une délectation dans le scoop), eux ils savouraient leur paix. Isolés de quoi, macarelle ? Plus d’internet, plus de télé, plus de facteur : isolés des mauvaises nouvelles, des factures !
Ils allaient en profiter pour se parler, et leurs corps encore bien vivants appréciaient cet isolement comme des vacances forcées, celles qu’ils ne prenaient jamais justement. La coupure de la routine ressemblait tout à coup à la fermeture exceptionnelle de l’école pour les enfants un jour de grosse neige ! Si cela durait bien sûr, on perdrait un peu d’argent, mais comme ils n’en gagnaient pas beaucoup, ils vivaient quasiment en autarcie, la perte serait minime. Pour les gens de la ville, c’était une autre histoire !
Leurs volets ne s’ouvraient plus ou ne se fermaient plus. Leur manger était froid, la plaque à induction manquait de jus, l’eau pouvait rogner les placoplâtres, la boue remonterait de partout et salirait tout, rendant leur logement pour lequel ils s’étaient saignés des années, tout à coup invendable. Quand les assurances accepteraient de les aider, ce qui n’était pas toujours le cas. Alors l’impatience du retour à la normale pouvait bien se transformer en colère, contre les assureurs, mais aussi les maires, contre la nature, contre Dieu pour certains, d’autres au contraire le mettant hors de cause, ils avaient cru leur bien intouchable, parfois avaient usé de persuasion pour un permis de construire un peu limite, et c’est ainsi que la maison de bord de mer qui faisait rêver avait perdu toute sa valeur en zone inondable !
La maison secondaire, en bord de rivière, accueillerait moins de locataires saisonniers. Et puis il y avait les usines, qui, proches de la rivière s’en servaient comme déversoir, là, les rôles étaient échangés, l’eau rentrait dans l’usine et se vengeait de toutes ses maltraitances. Oui c’était une catastrophe, même de courte durée, pour beaucoup de monde, mais pas pour Michel et Micheline ! Elle profiterait de la soirée pour détricoter un vieux pull, il ferait une belle flambée dans la cheminée, et ils se coucheraient sans doute tôt, et plus si affinité… On serait à temps de voir les dispositions à prendre le lendemain au réveil.
Effectivement le lendemain l’eau n’est plus qu’à quelques mètres, et elle ne doit pas être chaude ! Michel a bien tout barricadé, mais moi, j’ai remarqué une petite fente entre une roche et un bois, ce n’est pas à moi, de signaler le problème, d’ailleurs vous ai-je dit que je n’ai pas le pouvoir du langage… La nuit est bien tombée, tout prend d’autres proportions la nuit. L’eau transporte de drôles d’objets, jamais vus jusqu’à présent, du moins de ma pauvre petite vie. Est-ce que j’ai peur ? Pas vraiment, je me sens de plus en plus excité et curieux de découvrir la suite. Tous mes jours étaient identiques, soudain je sens qu’il va me falloir rester éveillé, ou ne dormir que d’un œil. La pression de l’eau est maintenant constante.
Je vois bien que la calade est un peu descellée, l’eau gicle par là à intervalle régulier, le rythme fait penser à la marée que je n’ai jamais connue. L’eau n’est pas jolie jolie, mais dans la nuit, même propre, elle aurait été noire !
Je me doute néanmoins qu’en plein jour elle sera de couleur marron, loin de la transparence de l’eau claire des tuyaux dont Micheline se sert pour remplir les abreuvoirs.
Tant que cela n’apporte pas de maladie, je m’en fiche. La seule question est de savoir combien de temps je vais rester au sec, et ce qu’il convient de faire si elle monte encore. Et puis cette pierre qui ne tient plus trop…
Il y a une chose que je ne peux définir parce que je ne la vois pas, et parce qu’elle est de l’autre côté du mur, qui tape maintenant régulièrement contre le bois. Rester attentif est ma seule démarche, que faire d’autre ?
Et voilà que la petite pierre a bougé, à peine quelques minutes et le sol est tout mouillé, c’était à parier ! Le soleil ne va pas tarder à se lever, il faut juste patienter ! Je ne doute pas un seul instant que Michel va se lever à l’aube, il saura quoi faire lui ! Il y a des bruits de toute part, inconnus pour la plupart, est-ce que le coq va chanter comme d’habitude ? Est-ce qu’un coq tient compte des intempéries ? Fait-il son travail bêtement, sans se demander si ses poules auront les pieds dans l’eau ? Si le soleil arrêtera la pluie ou non ? C’est bien la première fois que je me pose de telles questions ! Il est vrai que j’ai passé la nuit à m’en poser, sans aucune réponse d’ailleurs. Entre inquiétude, avec une envie normale de me réfugier dans un petit coin comme tout le monde, et curiosité pour cet inconnu, juste là à quelques centimètres… Je me doute que je vais découvrir avec le jour une sorte de mer, du moins ce dont je me fais l’idée, après avoir entendu Michel et Micheline la décrire en termes admiratifs. Cela m’ouvre des horizons incroyables, Michel ne me laissera peut-être pas en profiter, il préférera sans doute rapatrier tout le monde à l’étage… Dommage quelque part, le confort d’un appartement ne m’attire pas plus que ça, alors que les grands horizons, l’attrait de l’aventure…
Je n’ai rien fait pour provoquer les choses, la pierre a encore bougé et le bois a craqué sous les coups de bélier, en deux secondes tout a volé, je me suis retrouvé, sans trop savoir comment, dehors ! La lumière commence à poindre, les nuages semblent avoir fini de déverser leurs grosses larmes.
À l’étage, la lumière brille, Michel ne va pas tarder à ouvrir la fenêtre, à apercevoir les dégâts et à tenter d’y remédier. Il a bien dû entendre le bruit de l’eau s’engouffrant dans la grange, quoique… J’hésite énormément, la tentation est forte, trop forte, l’occasion ne se reproduira peut-être jamais plus…
C’est drôle comme de loin, plus rien ne ressemble à rien. La maison, qui était gigantesque pour moi, se fait petite, de plus en plus petite. Enfin j’aperçois Michel qui sort, il descend l’escalier extérieur, il a mis pour l’occasion des espèces de grosses bottes, des cuissardes, je crois, cela lui donne un aspect proche de la grenouille ! J’aimerais bien lui crier un « au revoir » ou un « merci pour tout », mais encore une fois je vous l’ai dit, je suis muet. Le courant m’entraîne, je ne lutte pas, au contraire, je l’accompagne, je ne sais pas jusqu’où, je me contente d’éviter les chocs possibles, rester zen en toute circonstance. Qui sait ? Je vais peut-être aller jusqu’à la mer !
Michel est inquiet, il cherche partout, il compte ses ouailles, il en manque.
Micheline ouvre la fenêtre et lui crie : « Ba pla (ça va) ? Des dégâts ? »
« Pas trop ! » répond Michel. On dirait qu’il y a eu de la castagne, tout est chamboulé, tu verrais, es quicom aquo ! (C’est quelque chose !) Elle referme la fenêtre. Elle attend un petit moment, mais, ne le voyant pas remonter, la rouvre et crie de nouveau : « De que fas ? (qu’est-ce que tu fais ?) »
« Je ramasse les poules pour les remonter, elles sont un peu affolées, mais vivantes, ce qui m’inquiète c’est Arthur, pas moyen de mettre la main dessus ! »
« Boudu ! T’as pas fini de le chercher dans toute cette eau » ; elle referme la fenêtre sans plus d’état d’âme. Elle se rappelle que pour une fois ils n’étaient pas d’accord, Michel et elle, quand ils avaient recueilli Arthur : « Je ne veux pas d’un canard muet, si un renard se pointe il ne pourra jamais nous avertir ! » mais Michel, têtu, avait gagné la partie en disant que la volaille faisait bien assez de bruit comme ça et que les canards de Barbarie étaient les meilleurs pour fournir de bons foies !
« Vira-revira (tourne que tu retournes), tu vas pas faire de foie gras cette année » et cela la fait rire.
L’inondation a fait des dégâts bien sûr cette fois encore, certains ont déploré des blessés, parfois du bétail perdu hélas, mais d’un canard muet voguant sur la Dordogne qui se retire vers la mer, et qui vient d’échapper aux festivités de Noël grâce à l’inondation, personne n’en a parlé !
Elle prit la cigarette qu’il lui tendit, malgré l’écriteau avec son pictogramme interdisant de fumer, il ouvrit la fenêtre et fit un signe de connivence avec le doigt, motus et bouche cousue. Cette bienveillance vis-à-vis de son addiction lui fit repenser à la fin de « Je ne suis pas coupable » d’Agatha Christie :
« La voix de Poirot se fit bienveillante :
Pourquoi n’acceptez-vous pas la réalité en face ? Elle aimait Roderick Welman, et alors ? Avec vous elle sera heureuse… »
— Vous voulez que je vous dise ? Tout a commencé à 16 ans, je dévorais tous les policiers d’Agatha et ces dernières lignes du roman, je les ai tournées tant de fois dans ma tête, elles m’ont pour ainsi dire posé une question existentielle : aimer ne correspondait pas forcément à être heureux, voire s’y opposait, et la réciproque était possible ! Comment croire cela quand on a 16 ans ? J’étais persuadée du contraire, sans amour, pas de bonheur… Enfin c’est un peu ce qu’on pense tous non ?
Il se contenta de hausser les épaules, sans avoir l’air de la contredire ni de l’approuver. Comme il restait muet, elle crut bon de reprendre dès le début :
— À partir de ces 16 ans, je me suis évertuée à trouver le prince charmant, celui qui prouverait à Agatha Christie qu’il ne fallait pas écrire n’importe quoi, même dans un roman policier. Mon premier Prince était beaucoup plus âgé, 20 ans quand on en a 16 c’est presque un vieux. Je buvais ses paroles, j’en étais dingue et il se montrait très patient pour un garçon qui se disait avoir beaucoup plus d’expérience de la vie que moi, ce qui n’était pas difficile à croire ! Mon amour redoublait avec le temps tandis que sa patience à lui diminuait et que vint le moment de se mettre au lit ensemble.
J’étais vierge bien sûr, je n’avais même jamais regardé un film porno, c’est vous dire ma naïveté devant le sexe dont je ne doutais pas qu’il ne soit pas la base de son attirance envers moi. Je ne voyais donc pas où pouvait se trouver le problème, simplement parce que je n’étais pas une experte en la matière, un peu « cul serré » quoi, vous voyez ? Je vous choque ?
Il fit non de la tête, le fil de la confidence était tenu, ne pas prononcer un mot et la laisser dérouler elle-même le fil lui semblait la meilleure méthode. Le fil pouvait casser sur un mot maladroit et alors, tout à recommencer. Heureusement pour lui, elle se fichait de sa réponse, le regard au-delà de la fumée de sa cigarette qui les séparait, mais derrière ce n’était pas lui qu’elle voyait c’étaient les hommes de sa vie.
— J’étais peut-être candide, mais j’étais femme, et les femmes reniflent, sentent avant qu’on ait besoin de le leur dire, ce qu’elles ont pressenti. Il me croyait tellement naïve qu’il ne prenait pas de précautions. Un jour j’ai fouillé son studio d’étudiant, ouvrant les tiroirs, cherchant un indice sans savoir lequel, et j’ai trouvé une lettre, elle m’a enlevé tout doute sur ma position de jeune fille dépucelée, mais déjà cocue ! C’est à ce moment que j’ai découvert le mot « souffrir », je lisais des policiers, mais je regardais des films romantiques, je suis devenue O’Hara, il devait faire un choix et je ne doutais pas que mis au pied du mur il fasse le choix de me garder « c’est elle ou moi », lui ai-je jeté à la figure avec la lettre en cadeau. Il m’a répondu, c’était elle ! Premier amour, premier, échec, première désillusion. Tout le monde compatit à ma tristesse, à commencer par ma mère, convaincue que ce n’était pas le bon, et que le prochain le serait. Avec le temps j’ai réussi à le croire. Le second Prince étant plus intellectuel, je me suis sentie rassurée. J’avais presque 20 ans et nous avons vite décidé d’habiter ensemble. Enfin, ce serait plus juste de dire que je me suis installée chez lui, et qu’il s’est contenté de ne pas dire non.
Comme je n’avais pas l’expérience du couple, hormis le modèle de mes parents, j’ai tenté de m’améliorer en cuisine, ménage… si je n’étais toujours pas une grande experte en sexe, il m’aimait, je crois, assez sincèrement, il m’appelait « sa princesse », c’est drôle non, pour une jeune femme qui s’efforce de ressembler à Cendrillon et non l’inverse ! Seulement je nous ai cru installés, j’ai commencé à râler pour un rien, une paire de chaussettes qui traîne, des poils dans le lavabo, la vaisselle pas rangée « comme il faudrait ». Je ne l’ai pas ménagé ! (elle se met à rire) vous trouvez pas ça drôle, faire le ménage, être en ménage, et ne pas ménager quelqu’un ? Il lui sourit sans exagérer le sourire, juste pour répondre encore à une connivence, l’obsession étant de ne pas la froisser. Ce monologue l’ennuyait, mais c’était un préliminaire obligatoire alors qu’il patientait.
— Tant et si bien qu’un jour, j’ai retrouvé mes affaires sur le palier. Je n’ai rien compris ! Je reproduisais ce que j’avais vu autour de moi. L’amour rimait partout avec scènes de ménage, chez mes parents, à la télé, dans les romans, on éclatait de rire dans les comédies romantiques basées sur les quiproquo, mensonges, etc, mais dans mon monde réel j’ai appris qu’on ne rit pas comme on rit devant un film ! J’ai souffert à nouveau comme une damnée. Mais cette fois je ne me suis pas dit : c’est pas le bon ! J’ai pensé « tu n’es pas la bonne ! » J’ai pris rendez-vous chez un psychologue. Je n’y suis pas allée souvent, mais elle m’a quand même aidée à regarder les autres autrement que comme des princes, puisque je venais de comprendre que je n’étais pas une princesse, malgré tout ce qu’on avait pu me raconter depuis que j’étais petite… À 23 ans, j’étais en manque, j’ai succombé au charme d’un original. Il se levait tout à coup au restaurant pour aller chercher un gros vase de fleurs posé sur le comptoir et le mettre devant moi sur notre table ! Il me faisait des tas de cadeaux à l’improviste, me laissait des petits mots cachés dans mes affaires (j’en ai trouvé encore après notre relation !) j’avais beau ne vouloir qu’une relation épisodique, il me séduisait de plus en plus. Je commençais à y croire de nouveau, et je savais déjà que j’allais craquer s’il me demandait de vivre avec lui. Et puis un soir qu’on était super bien, j’étais prête à lui dire que je l’aimais, je m’abandonnais enfin et décidais d’oublier mes échecs précédents, il décréta que nous devions vivre ainsi toujours – c’est-à-dire ? lui-je ai demandé – que des « lunes de miel », pas question de vivre ensemble, pas question d’aller l’un chez l’autre sans y avoir été invité, comme Dali avec Gaïa après qu’il lui a acheté son château à Pubol. Il a décidé de m’y emmener alors que nous étions en vacances dans le sud de la France. Cadaquès, Figueras, Pubol, il m’a fait découvrir tant de choses que j’ignorais. Je ne voyais pas pourquoi on se privait de se voir plus souvent. Je suis devenue jalouse, un peu d’abord, puis de plus en plus, alors que pourtant je n’avais trouvé aucune preuve de mensonge.
Il faisait souvent des intérims qui l’éloignaient de moi, je me demandais si c’était vrai… La parenthèse de nos « lunes de miel » se terminait parfois mal au moment de se dire adieu. J’avais la peur que ce ne soit la dernière fois et chaque séparation était une déchirure. Il me répondait qu’il tiendrait bon, qu’il n’avait rien promis, ce qui était vrai, et que je finissais par tout pourrir en le harcelant. Je n’en suis pas fière, mais j’ai tenté ce que beaucoup à mon époque ont tenté, on appelle ça, faire un enfant dans le dos. Quand je suis tombée enceinte, je savais déjà que c’était une grosse erreur. Il a été très clair : il ne voulait pas d’enfant, j’avortais ou il me quittait. J’ai avorté et il m’a quitté ! J’en ai conclu que l’amour était une chose inventée pour faire souffrir les femmes. Je ne connaissais pas d’homme vivant la même chose que moi, même si cela devait bien exister ! L’idée m’a effleurée de me tourner vers les femmes, mais juste à se tenir par la main, je me sentais comme une gamine de six ans avec sa meilleure amie, et aucun désir sexuel. Rien à espérer de ce côté-là… (elle resta songeuse tout en écrasant sa cigarette).
La solitude est devenue pesante, j’ai décidé autre chose, autant sortir avec des hommes qu’on n’aime pas. Ce n’était pas vraiment difficile d’en rencontrer en boîte de nuit : hommes mariés, hommes volages, hommes de passage. Je leur donnais l’impression qu’ils me séduisaient alors que c’était le contraire ! J’ai eu une période assez folle, il me fallait gérer mes rendez-vous sans commettre d’impair, chacun devait se croire seul élu ! (elle se met à rire et s’arrête brusquement.) Jusqu’au jour où, je me suis mise à pleurer, comme ça, en pleins ébats amoureux, un déluge de pleurs que je ne pouvais plus arrêter. Le compagnon de cette nuit-là s’est inquiété, mais comme je n’ai pas pu expliquer quoique ce soit, il s’est rhabillé doucement et s’est esquivé pensant sûrement être tombé sur une folle. En fait, je venais de comprendre que plus je faisais l’amour, plus j’étais en manque d’être aimée…
Il masque son impatience, mais sent monter en lui une certaine pitié. Elle s’est arrêtée de parler, la mine sombre. Il se demande si elle va s’arrêter là, juste au moment où cela commence à l’intéresser. Elle regarde la cigarette éteinte. Faut-il lui en proposer une autre ? Non elle est dans ses pensées, elle n’est plus avec lui. Il se dit qu’elle va reprendre son monologue et en terminer et elle relève la tête semblant réaliser sa présence :
— Je suis devenue une solitaire qui bosse dur, une bonne copine, même le désir d’être mère je l’ai repoussé le plus loin possible. Et au boulot j’ai rencontré Grégoire…
On n’est pas loin d’aborder le vrai sujet, mais ce Grégoire il s’en fout, il aimerait la brusquer un peu et lui dire de sauter les étapes, mais il a un pressentiment, alors il répète doucement :
— Grégoire ?
Elle sourit un peu :
— il vous ressemblait un peu, ni beau ni vilain…
J’ai vu tout de suite qu’il était très malheureux, dans ses yeux ça se lisait.
On a travaillé ensemble très dur, bien après la fermeture des bureaux, on continuait à éplucher nos dossiers. Un soir il s’est confié sur son divorce, la difficulté de voir régulièrement ses enfants, il était plus un papa en souffrance qu’un ex-mari éploré. Je l’ai introduit au maximum dans notre société, je me suis promis de réussir à lui faire quitter sa déprime. Un homme qui souffrait plus que moi ne pouvait pas me rendre malheureuse !
Je me suis démenée, si vous saviez, pour lui redonner goût à la vie, reprendre confiance en lui, je l’ai accouché. Tant et si bien, qu’au bout de quelques mois, il a retrouvé la joie de vivre et d’aimer… une autre que moi que je lui avais présentée, grosse erreur ! On ne peut pas être l’amante de quelqu’un et sa psy en même temps ! Un jour ou l’autre on vous en voudra de savoir ce qu’on vous a confié. Savez-vous que c’est courant ?
On passe du statut de « sauveur » à celui de « danger », on ne peut plus être partie prenante d’une vie quand on a été témoin de l’autre, c’est justement cette vie peu glorieuse que votre amour, qui a retrouvé sa confiance en l’avenir, veut oublier ! Entre-temps je suis tombée enceinte, deuxième avortement sans qu’il en sache quoique ce soit. Plus jamais revu ! À 30 ans, j’étais pire que les Catherinettes qu’on considérait comme vieilles filles à 26 ans. Plus personne n’entrait dans ma vie. Je n’étais pas une mal baisée, j’étais pas baisée du tout ! Mais tout le monde m’adorait, toujours prête à rendre service, à sortir, etc. Par contre je n’invitais pas chez moi. Mon cocon c’était sacré, home staging, bricolage, déco, j’y passais tout mon temps d’oisiveté et si par le plus grand des hasards quelqu’un passait me voir, je n’avais qu’une hâte, tout remettre comme c’était avant son passage. Un peu maniaque la fille quoi ! Mes journées étaient millimétrées, enfin à la minute près, sport après le boulot, est-ce que je vous ai parlé de mon boulot ? Ah, c’est vrai que vous le connaissez…
Il souffle, manquerait plus qu’elle fasse une digression… on touchait au but, il en était sûr. Elle s’était détendue, son visage était presque devenu serein.
— À ce stade, je ne souffrais plus, j’attendais patiemment d’être vieille. Je me cultivais comme jamais, trois sorties par semaine entre un concert, une expo, un cinéma ou une pièce de théâtre + le ménage et le boulot, pas le temps de s’ennuyer. J’avais classé la fréquentation d’un homme comme la prise d’une drogue. Je m’en étais sevrée avec un peu de ténacité et des addictions compensatrices comme la cigarette. Et comme ce n’est pas donné j’ai fréquenté les médiathèques et relu tous mes classiques. C’est beaucoup plus intéressant à lire une fois adulte vous savez ? Vous avez essayé ?
Il fait non de la tête, comme s’il s’excusait. Elle regarde la pièce, comme pour la première fois, découvrant la masse de dossiers :
— C’est vrai que vous ne devez pas avoir beaucoup de temps pour cette lecture-là.
Il rehausse les épaules comme s’il en était malheureux, toujours jouer la connivence…
— Phèdre, Antigone… Je leur ai trouvé un lien avec ma vie, et la vie moderne en général. Ado, on ne voit que les mots, leur forme, leur ancienneté, leur côté désuet. Je ne voyais pas les sentiments, ceux qui se heurtent, se croisent. Je ne voyais pas les choix qu’on croit faire de notre plein gré et qu’on regrette parfois, je ne voyais pas tous ces dilemmes douloureux… J’ai relu tout ce que je pouvais et un jour j’ai regardé de nouveau mon étagère de policiers, et il m’a sauté aux yeux « Je ne suis pas coupable » d’Agatha. Le titre a résonné tout de suite. J’ai sauté sur son épilogue, cette phrase qui m’avait tant irritée quand j’avais 16 ans. Je l’ai apprise par cœur : « Et alors ? Elle aimait R.W, avec vous elle sera heureuse. » J’ai tout compris. Cette femme m’a tout fait comprendre.
Elle qui vivait sa vie bourgeoise et tranquille et écrivait toutes ces aventures extraordinaires. Elle qui avait travaillé et était aussi une femme d’intérieur.
À travers Hercule Poirot elle s’est adressée à moi :
Ne cherche pas à aimer, cherche à être heureuse. Va vers ce qui te donnera du bonheur sans danger. Fuis la passion qui te poussera uniquement à vouloir verser de l’arsenic dans l’assiette de ta rivale.
N’aime pas le sexe pour t’étourdir, mais pour la tendresse de l’amour. Tu étais comme une femelle volatile qui se fait séduire par la plus belle parade parce qu’il sera promesse d’avenir pour ses petits. Tu n’as fait que te fuir…
Voyez-vous, je me suis sentie apaisée, il suffisait de voir les hommes qui ne sont pas dangereux, mais bien aussi, pas passionnés, mais en paix avec eux-mêmes. La partie n’était pas gagnée, car j’étais encore comme le héron de la fable : celui-là était vraiment trop laid, celui-là trop bavard, celui-là trop mystérieux pour être honnête. J’avais fait le choix de ne plus agresser un homme ni de l’aguicher. Et comme je m’étais réveillée un peu tard, l’oiseau se faisait de plus en plus rare. L’avantage que j’avais avec la quarantaine, c’est que mes amies divorçaient presque toutes ! J’aurais pu… mais je connaissais trop leur passé, leurs enfants et la moitié des vacances, très peu pour moi ! J’étais devenue très terre à terre. Et puis Fredo est arrivé…
Il frissonne, il fait un effort pour ne pas montrer qu’il tend l’oreille. Enfin, on y est arrivé, Fredo. Tout ça pour ça ! Encore quelques minutes de patience, il va enfin tout comprendre, enfin il l’espère après tout ce temps passé à écouter cette femme.
— Fredo, c’était le nouveau de la chorale, je ne sais pas si je vous ai parlé de cette activité, une parmi d’autres. Il m’a paru tout de suite gentil, sympathique et sensé, bien dans sa peau apparemment. Je me suis dit aussitôt : voilà un mari parfait ! Mais vous n’imaginez pas le nombre de femmes qui font une activité juste pour se trouver un compagnon. Au fait vous vivez seul ?
Il opine, espérant qu’elle ne dévie pas sur sa vie à lui, mais elle enchaîne :
— Je sais que vous n’avez pas beaucoup de loisirs avec votre travail, mais je vous assure que si vous vous inscrivez dans un club, quel qu’il soit, vous deviendrez vite la coqueluche de ces dames. Elles sont 4 fois plus nombreuses que les hommes, vous le saviez ?
Il fait non de la tête.
— Et c’est pire encore après 60 ans ! (elle rit et fixe encore sa cigarette éteinte.) Mais là c’est plus à cause des divorces, mais des veuvages, quoique j’ai entendu dire que les dames rattrapaient les hommes en perte d’espérance de vie. Je lis aussi beaucoup de revues scientifiques à la médiathèque.
Si près du but, elle ne va pas garder pour elle la fin de l’histoire tout de même ! Il s’ensuit un long silence. Il sort son paquet de cigarettes, elle fait non de la tête. Elle est calme. Au début elle tremblait en face de lui.
Elle soupire, prend une grande respiration, comme si le vrai monologue allait seulement commencer maintenant :
— La concurrence était donc rude, mais je ne me suis pas affolée. Regards complices échangés, qui peuvent passer pour de l’amitié naissante. Un verre tous ensemble après la répétition. Je restais très discrète sur mon passé amoureux, et les autres le sollicitaient ouvertement. J’étais un tantinet à distance, mais pas trop non plus. « Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis », je connaissais le dicton. Il marche très bien, mais faut savoir doser, ne pas exagérer. Un peu mystérieuse, mais pas froide, celle qui ne peut gagner qu’à être connue, mais qui gardera toujours un brin de jardin secret qui maintient le désir de séduire. Car l’homme a besoin de croire qu’il séduit. S’il s’était tourné vers une femme facile, je l’aurais rayé des cartes aussitôt, les hommes volages ne m’intéressaient plus. Juste laisser croire qu’on hésite à céder, qu’il aura ce que les autres n’ont pas réussi à avoir, pour flatter son petit ego. Il se vivra comme un héros lorsqu’il arrivera à ses fins. Enfin vous savez très bien que cela s’est bien passé pour moi puisque nous nous sommes mariés un an après. J’ai appliqué la théorie d’Agatha, il me rendait heureuse, même si je ne l’aimais pas.
L’avocat se penche vers elle, il sait qu’il touche au but :
— Entre ne pas aimer et tuer quelqu’un, il y a un abîme non ? Quelle est la logique entre les deux ?
— Voyez-vous maître (c’était la première fois qu’elle semblait le regarder pour ce qu’il était), notre vie était sereine, tout allait très bien, très très bien. J’arrivais à simuler sans problème, je l’aimais d’une tendresse profonde sachant que lui c’était du sûr, il ne me tromperait jamais. Il aurait pu le faire des milliers de fois, mais non. Un vrai mari parfait. C’est moi qui ne l’étais pas. Après mes avortements, je pouvais avoir des enfants, mais l’horloge biologique jouait contre moi. Et puis cela n’a plus été possible, vous comprenez ? Définitivement. J’ai repensé à cette phrase « il te rendra heureuse », mais moi, qu’est-ce que j’allais faire pour le rendre heureux ? Il m’aimait et il allait souffrir, et s’il souffrait j’allais culpabiliser. Fin de l’histoire sereine, on allait jeter tout notre bonheur aux oubliettes. Agatha Christie n’avait pas répondu à cette question, cet homme qui allait rendre heureuse une femme qui ne l’aimait pas, comment allait-elle réagir avec le temps ? La culpabilité de ne pas aimer autant qu’on le voudrait pourtant, qu’est-ce qu’elle en faisait ?
Moi j’ai trouvé la réponse. Oui, maître, je l’ai tué pour qu’il ne devienne jamais malheureux. Je l’ai d’abord endormi, il n’a absolument pas souffert, ça, je peux le jurer. Il n’y avait pas d’alternative, cela tombait sous le sens… (elle fait une pause, souriant sans doute à d’autres moments quand son couple était encore heureux) :
— Parce que sans ça, ce problème d’enfants, il ne méritait vraiment pas de mourir… (un long silence encore puis) : vous pensez que je suis folle ?
L’avocat soulève une énième fois ses épaules. Ce n’est plus une tactique, il ne joue plus, les aveux sont là, il n’en voulait pas plus. Il lui manquait le motif, tout le monde témoignant de l’attachement de ce couple l’un pour l’autre, leur fidélité connue, rien ne collait, il ne comprenait pas, et il tentait de mettre un mot sur son motif. Pouvait-il dire que c’était de la pure folie ? Tant d’autres avant elle ont sacrifié des gens aimés, juste pour ne pas faire face à l’inexorable cruauté de la réalité, comme dans l’affaire Roman… et peut-être tant d’autres qui eux n’ont jamais avoué ou que l’on recherche encore…
Je n’ai jamais demandé qu’on me qualifie par mes origines. J’en ai rien à faire, ni du chat de Cléopâtre ni de celui de Gelluck, du chat du Rabbin, bref du chat racé en général. Alors pourquoi, au lieu de me présenter par mon prénom, faut-il toujours que ma « maîtresse » (enfin celle qui se prend pour ma propriétaire, laissez-moi rire, de nous deux je pense que c’est bien moi la moins dépendante de l’autre) dise de moi « ma chatte persane ». Qu’est-ce qu’il en reste de mes ancêtres persans, franchement ?
Qu’elle parle de mes goûts, de mon caractère, mais pas de mes origines ! Il n’y a vraiment pas de quoi se vanter d’avoir des poils longs, qui me font paraître dix fois plus grosse que je ne le suis, et un nez raccourci qui me gratifie d’un ronflement dès que je dors, et je dors beaucoup !
Alors voilà qu’elle s’est mis en tête de chercher sur internet un mâle, enfin LE mâle qui me conviendrait pour une saillie future, comme si je n’étais pas capable de choisir moi-même. Bien évidemment j’ai eu le droit de voir une série de photos, plus ou moins réussies, de bellâtres dont je n’ai rien à faire, et puis on sait ce que donnent les mariages entre cousins. Je n’ai rien contre chacun d’eux en particulier, mais quand je compare (excusez-moi, mais je ne peux pas m’empêcher de faire la comparaison) avec mon voisin d’en face, il n’y a pas photo justement ! Svelte, avec des rayures élégantes, Pépito, c’est comme cela que j’entends qu’on le nomme, c’est la classe ! Tout en finesse et pas snob pour un sou.
Attention, ce n’est pas la première fois qu’elle me fait le coup de chercher un fiancé. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée coincée dans une pièce face à un chat gris, un matou assez macho, qui n’a pas fait dans la dentelle, j’ai dégusté et je ne l’ai jamais revu. Un peu plus tard, je n’ai même pas eu le temps de m’attacher qu’on m’enlevait mes bébés, hop, vendus au premier offrant. Même pas le tact de m’en laisser un pour me consoler et me sentir moins seule. J’aurais bien voulu l’y voir, elle, dont le discours s’opposait aux mères porteuses ! Je me suis bien promis qu’on ne m’y reprendrait plus ! Sous prétexte que je n’ai aucun effort à faire pour les courses et le confort, je devrais tout accepter ? Moi, vous me lâchez dans la nature, je suis sûre de mieux me débrouiller qu’elle ! Elle, sans électricité, sans son ascenseur, sans son micro-ondes, laissez-moi rire. Évidemment que je galèrerais un peu au début, mais question de survie je suis capable de réapprendre à chasser très vite, c’est quand même dans mon instinct. Et puis Pépito, je suis certaine qu’il est capable de m’apprendre. Il déambule un peu partout, il connaît la vie, lui.
Il faut que je vous parle du début de notre relation ! Il passait devant la fenêtre sans jamais se risquer à entrer quand elle était ouverte. Il pensait sans doute que j’allais défendre bec et ongle mon territoire. Pourtant je n’émettais aucun grognement de menace, je voulais lui signifier que je m’intéressais à lui, et jamais je n’ai fait le gros dos avec mes poils longs hérissés, de quoi j’aurais eu l’air ! Mais il passait et repassait sans me jeter un regard. J’ai bien compris qu’il faisait semblant de ne pas me voir.
Il n’était pas obligé de passer devant chez moi en plus ! On ne me la fait pas, je l’intéressais, c’était évident, et pour tout dire il ne me déplaisait pas. Tout cela pour dire qu’il n’est pas question de me laisser manipuler par qui que ce soit dorénavant. Je cherche tous les moyens d’éviter cette saillie programmée. J’ai bien pensé griffer l’écran plasma de son ordi et aussi de son smartphone pour les rendre inutilisables. Mais je la connais, elle va les remplacer illico. J’ai pensé à une grève de la faim, mais ma volonté a des limites. J’avoue que si l’on me tend une barquette de pâté au thon, au saumon ou à la sardine, je serai incapable de me retenir, que voulez-vous on a ses faiblesses, et moi c’est le poisson. C’est comme pour le gros matou gris, au début je ne voulais pas, j’ai résisté, mais mon corps n’a pas su dire non. J’ai pensé à fuguer. J’ai réfléchi à un bon plan : il me faut éviter d’être recherchée, pleurée, puis remplacée, ce n’est pas le but ! Je ne veux en aucun cas être à la rue ou envoyée à la SPA… Il faut une disparition temporaire. Réapparaître au bon moment, après mes chaleurs bien sûr, et juste au moment où l’inquiétude à son paroxysme engendrerait par nos retrouvailles un tel soulagement qu’elle ne penserait plus à ma progéniture. Pour ce faire, il faudrait non seulement calculer la durée de l’absence, mais pouvoir l’espionner, et donc ne pas me trouver trop loin.
Le problème c’est que le temps me manque, l’étau se resserre, je connais l’ultimatum imposé par mes phéromones, et elle aussi connaît mon calendrier biologique, je la vois écrire sur mon carnet de santé et calculer.
Je ne vois qu’une solution, mettre Pepito dans la confidence.
Le voilà qui passe, comme à l’accoutumée, poussera-t-il l’audace un peu plus loin ? Son petit nez noir (mon Dieu qu’il est mignon comparé au mien tout rose) renifle l’entrebâillement de la fenêtre. Il ne va pas plus loin, il jette un coup d’œil, il ne me voit pas, mais je suis sûre qu’il m’a flairée. Tout à coup nos regards se croisent et j’ose l’impensable, un petit miaulement de détresse, comme quand on appelle au secours en haut d’un arbre qu’on ne peut redescendre (mais pourquoi y est-on bêtement monté ?). Il recule, va-t-il s’enfuir ? Non il prend une distance, mais s’assoit. Il est là, à un mètre, il ne bouge plus comme si la rue d’en dessous attirait toute sa concentration. Mais je sais que c’est moi l’objet de celle-ci. Alors puisque l’appeler ne suffit pas, je prends un énorme risque : je m’avance jusqu’à la fenêtre, c’est maintenant ou jamais, je fais tout doucement pour ne pas l’effrayer, mais peut-être va-t-il confondre mon attitude avec celle d’un chat à l’affût. Je risque une patte sur le rebord, un frisson parcourt son échine, son oreille a à peine tourné vers moi, mais je sais qu’il est tendu, aux aguets, prêt à se battre, inquiet de la suite. Je tente alors une autre approche, un petit ronronnement amical, un petit pas de plus, mais je dois me bloquer aussitôt, car il s’est levé brusquement pour repartir. Mais il ne se met pas à courir, il feint de m’ignorer, prend une démarche chaloupant qui me fait presque chavirer d’émotion, et sans un mot il semble m’inviter à le suivre. Non pas il semble, c’est une invitation carrément, car il ralentit et vérifie d’un petit tour de tête que je suis toujours là dehors avec lui. J’ai encore la possibilité de rentrer, de me blottir sur mon coussin pour fuir tout danger.
Je fais celle qui se promène par hasard dans la même direction, et à bonne distance, on a sa fierté, je n’accélère pas pour le rattraper, mais je ne ralentis pas non plus pour ne pas le perdre. Il ralentit tellement sans toutefois faire celui qui m’attend que je ne vais pas tarder à me retrouver le nez à proximité de son postérieur, ce n’est pas très correct, avouons-le, ni très romantique, mais c’est la vie. Il le sait, il le sent, je suis maintenant toute proche de lui, il s’en joue, car il relève sa queue comme je le fais quand je veux que ma maîtresse me caresse. Sa queue fait un joli arrondi en point d’interrogation, un brin provocateur, mais non sans charme…