Celtitudes en Argoat - Jacques Minier - E-Book

Celtitudes en Argoat E-Book

Jacques Minier

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Beschreibung

Une jeune historienne menant des recherches sur l'histoire de l'Armorique disparait mystérieusement... Ceux qui la recherchent ne savent pas encore qu'ils sont aussi en danger !

Répondant à l'appel pressant d'un ami, Jonathan Fauvel se rend à Guingamp pour l'aider à retrouver sa sœur mystérieusement disparue. Astrid, la jeune femme, historienne de formation, menait des recherches approfondies sur l'histoire de l'Armorique, également suivies de près par une organisation occulte.

Astrid, la jeune femme, historienne de formation, menait des recherches approfondies sur l'histoire de l'Armorique, également suivies de près par une organisation occulte.
La capitaine de police Audrey Fauvel, jusque-là accaparée par une autre affaire, s'apprête à rejoindre son mari Jonathan quand il disparaît à son tour.

A-t-il dérangé les plans soigneusement élaborés de ceux qui veulent s'approprier les travaux d'Astrid ? A-t-il été attiré dans un piège ? Commence alors pour Audrey une période terriblement éprouvante où elle devra garder sous contrôle son angoisse pour Jo, afin de résoudre une énigme tortueuse, plongeant ses racines dans un lointain passé, face à des adeptes du secret, retors et dangereux.

Découvrez cette nouvelle enquête palpitante de la capitaine de police Audrey Tisserand !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Minier, Breton né à Saint-Brieuc en 1958, vit à Trégueux. Professeur des écoles retraité, il mêle sa passion pour les récits à suspense à son profond attachement à sa terre bretonne dans l'écriture de ses romans policiers. Dans ce quatrième volume, l'auteur emmène ses enquêteurs Jo et Audrey en Argoat, «le Pays des Bois», de Guingamp à Belle-Isle-en-Terre, à la découverte de ses forêts profondes exhalant leur parfum de mystères depuis l'aube des temps.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Samedi 20 avril 2019, 10 heures

En cette belle matinée de printemps, Jo roulait en direction de Guingamp. Il avait quitté Rennes une heure plus tôt et franchissait en ce moment les viaducs enjambant les vallées encaissées au-dessus de Saint-Brieuc. Il ralentit et porta son regard vers la droite. La vue qui s’offrait à lui était magnifique : le port du Légué, le bassin du Gouët avec ses bateaux amarrés le long des quais, et, au fond, la mer. Il eut une pensée fugitive pour le jeune Benjamin ; ce qui s’était passé ici deux ans plus tôt, l’enquête qu’il avait menée avec sa femme Audrey pour le sortir de sa situation désespérée, tout lui revenait en mémoire.

Mais aujourd’hui, Jo était seul. Audrey n’avait pas pu l’accompagner. Trop de boulot… Déjà, elle lui manquait. Nora, leur petite fille de deux ans, aussi. Un diffus sentiment de culpabilité se frayait un chemin en lui.

Il fut sur le point de renoncer. Il envisagea même de faire demi-tour.

Mais il avait promis. Il s’était engagé auprès de Thibaud, son ancien ami de fac de médecine. Thibaud, son “copiaule”, son vieux pote. Il ne pouvait quand même pas le laisser tomber…

Thibaud Lorader avait bifurqué vers des études de pharmacie après ses premières années en médecine. Il avait repris une officine à Guingamp après avoir obtenu son doctorat. Tous deux échangeaient quelques coups de téléphone de temps à autre, mais n’avaient pas de relations très suivies.

Mercredi soir dernier, un Thibaud alarmé avait appelé Jo pour lui demander son aide : sa sœur cadette Astrid avait disparu depuis une semaine. Elle s’était relevée très difficilement d’un état de profonde dépression, était parvenue à reprendre une vie à peu près normale et là, soudain, elle n’était plus là… Envolée. Après quelques recherches vaines, il avait prévenu la gendarmerie. Là, on lui avait fait comprendre à demi-mot que, compte tenu de son état de santé, elle avait peut-être mis fin à ses jours. Une enquête de pure forme avait été vaguement menée parmi ses relations, sans résultats, et on lui avait dit que le mieux c’était d’attendre, et d’espérer. Il n’en pouvait plus de toute cette incertitude et, ne sachant plus que faire, il avait pensé à Jo. Il savait que sa femme était policière, et qu’elle avait résolu plusieurs affaires avec son concours.

Jo avait rapporté sa conversation à Audrey. Elle lui avait répondu qu’elle comprenait le désir de son mari de venir en aide à son ami, mais qu’il était absolument impossible qu’elle prenne un congé, même si elle avait des jours à prendre au printemps. Elle était sur une nouvelle affaire qui promettait de ne pas être des plus simples. Le corps d’une femme, une jeune journaliste, avait été repêché dans la Vilaine, le long de l’avenue des Préales à Rennes. Jo avait écouté Audrey d’une oreille distraite lui décrire comment cette malheureuse avait été tuée à l’arme blanche, puis éventrée et éviscérée. Une horreur… Le meurtre avait été commis sur le chemin qui borde le fleuve ; le corps avait ensuite été jeté à l’eau.

Jo avait organisé son absence dans la précipitation, reportant certaines réunions ou rendez-vous, se faisant représenter par des personnes de toute confiance lorsqu’il était impossible de repousser la date.

Médecin généraliste de formation, il avait cédé l’an passé son cabinet de Saint-Malo à un confrère, le docteur Charrier, qui le suppléait en cas d’absence. Depuis qu’il avait repris les rênes du groupe industriel Celarbrobreizh, dont il avait hérité fortuitement, ses absences devenaient beaucoup trop fréquentes et ses remplacements de plus en plus difficiles à assurer. Aussi avait-il décidé d’arrêter son activité de généraliste pour pouvoir assumer pleinement la responsabilité de président de son groupe, une lourde charge, même si la gestion générale au quotidien incombait à son directeur exécutif et ami Jean Berthonnier. Jo dirigeait plus particulièrement la fondation de recherches en biogénétique qu’il avait créée au sein du groupe et dans laquelle il s’était fortement investi. Il était cependant très bien entouré et pouvait se reposer sur un personnel hautement qualifié et compétent. Le groupe pouvait donc tourner sans lui pendant quelques jours.

Ses pensées se fixèrent de nouveau sur ce qui l’attendait. Il soupira. Il n’était pas loin de penser comme les gendarmes guingampais : l’état profondément dépressif d’Astrid l’avait peut-être poussée à l’atroce décision de quitter ce monde. Si elle était passée à l’acte, son corps serait certainement retrouvé d’ici peu. En ce cas, la présence de Jo auprès de son ami serait un grand réconfort ; c’était surtout dans cette perspective qu’il y allait.

II

Samedi 20 avril 2019, 10 h 30

Guingamp. Il quitta la voie express et prit la direction de la ville. Il suivit les indications du GPS pour se rendre au domicile de Thibaud, au lotissement de la Ferme des Salles, au numéro 2 de l’impasse des Ormes. Il stoppa peu après devant une belle propriété bien entretenue, ceinte d’une haie de thuyas de deux mètres cinquante de haut. Un large portail brun en défendait l’accès. Jo appela Thibaud au téléphone pour signaler son arrivée. Le portail s’ouvrit aussitôt et Jo put avancer sur l’allée de bitume qui menait jusqu’au garage flanquant l’habitation sur son côté gauche. La vaste demeure au toit à quatre pans était édifiée sur deux niveaux. L’étage supérieur, de dimensions moindres, dominait harmonieusement le niveau inférieur, la toiture l’intégrant en lignes élégantes et équilibrées.

Jo descendit de voiture et gagna la terrasse dallée qui s’étendait devant la maison. La porte d’entrée s’ouvrit sur un homme de taille moyenne et d’aspect débonnaire, dû à sa silhouette ronde et à sa figure joviale. Il accueillit Jo avec une franche et solide poignée de main, détaillant son ami d’un regard appréciateur.

— Oh, Jo ! Je ne me souvenais plus que tu étais si grand ! T’as pas changé depuis la fac ! Comment tu fais ?

Jo ne pouvait pas exactement en dire autant à l’égard de son ami.

— Bah ! Un peu de sport régulièrement !

— J’en fais aussi, mais apparemment, ça marche mieux pour toi ! commenta Thibaud en tapotant sa bedaine déjà bien marquée.

Puis il ajouta plus gravement :

— Je te remercie beaucoup d’avoir pu te libérer pour venir à mon secours. Je suis mort d’inquiétude pour ma sœur. Bon, entrons. Karine, ma femme est au travail. Elle est directrice d’un grand magasin d’articles de sport et, aujourd’hui, c’est samedi, le jour où la fréquentation est la plus forte. De toute façon, elle est tout le temps à bosser. On parle d’avoir un enfant, mais je ne sais pas comment on trouvera le temps de l’élever !

Ils prirent place dans de larges fauteuils de cuir du confortable salon. Thibaud proposa un café que Jo accepta. Il s’affaira à la machine à expresso et revint avec deux tasses fumantes.

— Bon, je t’explique pour ma sœur. Elle a disparu du jour au lendemain, sans laisser de traces, et surtout, sans laisser aucun mot qui aurait pu expliquer un acte… désespéré. C’est pourquoi je ne crois pas du tout à l’hypothèse du suicide. Et puis, ça fait maintenant dix jours : si elle s’était suicidée, on aurait retrouvé le corps depuis.

C’était possible, comme le suicide l’était tout autant, pensa Jo, en gardant sa réflexion pour lui. On ne retrouve pas toujours rapidement le corps d’une personne qui opte pour la noyade par exemple.

— Quelles sont les autres hypothèses possibles ? demanda Jo.

— Elle a pu partir sur un coup de tête. Ma sœur a toujours été un peu fantasque.

— Est-ce qu’elle a pris un bagage avec des vêtements ? Un sac ou une valise ?

— Bah, non… Je ne crois pas.

— Comment le sais-tu ?

— Quoi ?

— Qu’elle n’a pas pris ses affaires, enfin ! insista Jo, s’agaçant des hésitations de son ami.

— Oh ! Oui, bien sûr… J’ai visité son appartement deux ou trois jours après sa disparition. Je ne pense pas qu’il manquait des vêtements et je crois me rappeler que son sac de voyage était toujours là.

— Tu as pu le visiter ? questionna Jo, un peu surpris.

— Bah, oui ! En fait, cet appart est à moi. Il est situé à l’étage au-dessus de ma pharmacie, au centre-ville. Il était libre et j’ai proposé à Astrid de l’occuper – gratuitement bien sûr – quand elle est sortie de l’établissement de soins où elle était traitée pour sa dépression. J’ai conservé un double des clés, avec son accord, pour pouvoir lui apporter les soins et la nourriture dont elle avait besoin.

— Les flics savent que tu y es allé ?

— Bah, non. Pourquoi ? J’aurais dû ?

— Disons que ça peut être difficile à justifier dans le cas d’une enquête policière, répondit Jo évasivement. Bon, laissons ça pour le moment ! Tu dis que rien n’a disparu dans ses affaires ?

— Je crois, mais je ne peux pas te l’affirmer. Je pense que son smartphone n’est plus là – elle devait l’avoir sur elle –, mais son ordi y est toujours.

— Son ordinateur ? Tu l’as consulté ?

— Non, je ne connais pas son mot de passe de toute façon.

— Tu pourras me faire visiter l’appartement cet après-midi ? demanda Jo.

— Oui, bien sûr. Mais je croyais que tu disais qu’il valait mieux éviter de faire ça.

— Tant pis ! De toute façon, tu y es déjà allé, alors ça ne change plus grand-chose !

Pendant l’excellent déjeuner qui suivit, confectionné par une employée de maison, la discussion continua sur la vie passée d’Astrid. Avec une émotion qu’il peinait à contenir, Thibaud brossa un portrait plutôt dramatique de sa cadette.

Elle avait dix ans de moins que lui qui en comptait quarante et un. Elle avait été une adorable petite fille, puis l’adolescente indisciplinée à la beauté sauvage s’était mue en une charmante jeune femme plus réfléchie.

Sur le plan des études, tout avait toujours été facile pour elle. Douée de capacités nettement au-dessus de la moyenne, elle avait curieusement opté pour des études littéraires après avoir obtenu un bac S avec mention Bien. Les équations manquaient de poésie, disait-elle. En fac de lettres, elle s’était découvert une passion pour l’histoire et, après l’obtention de sa licence, elle s’était orientée vers le professorat d’histoire-géographie, avait décroché le Capes, puis l’agrégation dans la foulée.

À la rentrée suivante, elle avait été nommée dans un lycée d’une banlieue difficile de la région parisienne. Le choc avait été terrible ; elle n’était absolument pas prête psychologiquement à faire face à une classe composée en majorité d’élèves en grande difficulté sociale et scolaire.

Dépression nerveuse sévère, congé de maladie, admission en clinique spécialisée, traitement de cheval à base d’antidépresseurs qui vous transforment en zombie, cures de sommeil, antidépresseurs encore et encore. Puis admission en centre de convalescence et de réadaptation pour un retour progressif à la normale.

Quelques semaines plus tard, on lui dit qu’elle était guérie : elle pouvait sortir. Mais, elle, elle ne voulait pas. Elle ne pouvait pas affronter le monde ; elle n’était pas prête. Elle avait peur.

Alors, elle n’était pas retournée dans l’appartement qu’elle louait à peu de distance de son bahut. Elle avait coupé toute relation avec son petit ami de l’époque. Elle était revenue en Bretagne chez leurs parents pour la fin de son congé, prolongé par les vacances d’été, le temps d’achever sa guérison. Mais il était évident qu’elle ne pouvait pas reprendre son poste dans cet état. Son allure de spectre, ses yeux fixes et éteints, son parler hésitant et décousu témoignaient d’un profond mal-être. Leurs parents se voilaient la face, disant que ça allait mieux, que reprendre le travail allait lui redonner du goût et de la confiance.

Thibaud avait parlé à sa sœur en tête à tête ; il lui avait demandé ce qu’elle voulait faire. Elle lui avait dit qu’elle ne pourrait jamais plus retourner dans un tel enfer. Elle avait démissionné, et résilié le bail de l’appartement. Leurs parents n’avaient pas du tout bien pris la chose ; ils se disputaient sans cesse avec elle. Thibaud, se rendant compte du fossé qui s’était creusé entre eux, lui avait alors proposé de venir s’installer dans son logement vacant. Elle avait accepté, mais avait rechuté. La solitude, l’incompréhension des parents y avaient contribué. Il l’avait assistée, soignée, surveillée ; petit à petit, elle avait repris le dessus.

Elle voulait se mettre à la recherche d’un emploi. Thibaud lui avait conseillé de ne pas se précipiter, mais plutôt de reprendre ses études, domaine où elle avait toujours excellé ; elle s’était inscrite dans un cursus accéléré pour devenir bibliothécaire, avait préparé et obtenu le diplôme. Les services de la mairie de Guingamp recherchaient pour la bibliothèque municipale une personne ayant un profil très spécialisé dans la gestion de l’outil informatique. Elle avait postulé, passé divers entretiens et subi différents tests qu’elle avait survolés brillamment. Elle avait obtenu le poste. Son nouveau travail était devenu sa passion, la seule qu’il lui connaissait avec la musique. Elle jouait du violon et avait été accueillie au sein d’une formation classique qui présentait des concerts dans toute la région.

III

Samedi 20 avril 2019, 15 heures

La pharmacie de Thibaud était située rue Saint-Yves. Ils franchirent une porte d’entrée sur la gauche de l’officine. Tout de suite sur la droite, une autre porte donnait sur la pharmacie. En face, un escalier permettait d’accéder à l’étage supérieur. Ils l’empruntèrent, atteignirent le palier du premier. Thibaud déverrouilla la porte et ils entrèrent dans l’appartement : une cuisine séparée du séjour par un bar, une chambre. Ils inspectèrent rapidement le contenu des meubles : secrétaire, étagères, armoire. Tout était en place. Rien n’indiquait un départ précipité. Pas de traces de lutte non plus… ce qui ne voulait rien dire, car un agresseur aurait très bien pu faire le ménage après.

Thibaud lui montra une photo qu’il avait dénichée au fond d’un tiroir.

— Tiens, regarde ! C’est Astrid, avec mes parents et moi.

La jeune femme mince et brune aux traits agréables arborait une expression de profonde tristesse, renforcée a contrario par une esquisse de sourire factice et un regard totalement vide. Les parents n’offraient pas un air beaucoup plus réjoui ; seul, Thibaud présentait un visage jovial. Jo lui rendit le cliché.

— C’est pas très gai sur cette photo, hein ? Astrid ressemble à une morte-vivante et mes parents font la gueule. Ça devait être peu après son retour. Elle avait déjà dû leur annoncer qu’elle allait arrêter l’enseignement. C’est Karine, ma femme, qui a pris la photo… Bon, continuons !

L’ordinateur portable d’Astrid se trouvait sur une petite table de travail dans un coin du séjour. Le bref examen des papiers de la jeune femme n’avait rien révélé de particulier ; en revanche, le PC, lui, pouvait avoir beaucoup à dire. Encore fallait-il accéder à son contenu ! Jo l’alluma.

— Je ne connais pas ses codes, dit Thibaud avec un haussement d’épaules. Je te l’ai dit.

Jo hocha la tête.

— Tu as cherché si elle avait pu les laisser quelque part dans l’appart ?

— Non. Tu crois qu’elle les a notés ?

— La plupart des gens les notent ; il y en a tellement. Tu ne fais pas ça, toi ?

— Si ! approuva Thibaud.

Ils se mirent à fureter, à la recherche d’un carnet, d’une fiche ou d’un post-it. Le secrétaire ne donna aucun résultat, pas plus que la bibliothèque. Thibaud montrait des signes de lassitude et d’impatience.

— Il faut que je descende à la pharmacie. J’ai des choses à étudier avec mes collaborateurs. Rejoins-moi quand tu en auras fini ici.

Jo acquiesça d’un hochement de tête. Il continua seul, conscient qu’il lui fallait un peu de chance. Il fouilla dans des dossiers de toutes sortes : documents bancaires, assurance maladie, factures… Il vida et retourna un à un les tiroirs du secrétaire. Rien ! Il écarta le meuble du mur contre lequel il était dressé. À ce moment, il entendit un léger bruit ; comme un glissement vers le parquet, un bruit de chute d’un objet mince et léger. Jo se mit à genoux, tâta le sol derrière le meuble et mit la main sur l’objet. C’était une épaisse feuille cartonnée qu’Astrid devait glisser entre le mur et le dos du secrétaire : la fiche était ainsi coincée à mi-hauteur, invisible mais aisément accessible. Jo y découvrit les notes inscrites : il s’agissait bien des codes et mots de passe pour son PC.

Content de sa trouvaille, Jo se rua sur l’appareil, entra le code d’accès à la session et commença à explorer le contenu. Il ouvrit la boîte mail. Vide ! Il n’y avait aucun message, tout avait été supprimé.

La surprise était de taille. Quelle déception ! Évidemment, Jo avait pensé que les derniers mails envoyés ou reçus par la jeune femme lui apporteraient des informations probantes sur ses derniers moments avant sa disparition. La question qui se posait, c’était de savoir si c’était Astrid elle-même qui avait vidé sa messagerie ou quelqu’un d’autre. Mais, même si c’était elle, cela signifiait qu’elle craignait que quelqu’un pût atteindre et lire son courrier. Jo ne pensait pas qu’une personne agissant ainsi préparât son suicide. Au contraire, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle fournît des explications par écrit.

Jo se livra ensuite à un survol rapide des dossiers d’Astrid. Situation personnelle : rien de spécial à première vue. Situation professionnelle : instructions administratives et législation, préparations de cours, archives, documents de recherche pédagogique. Là non plus, rien de particulier à apparaître. Recherches sur la protohistoire celtique : dossier vide. Tiens, bizarre ! Jo cliqua sur « Propriétés » : dernier accès et dernière modification le 9 avril 2019. Elle avait tout effacé le jour précédant la découverte de son absence par Thibaud. Jo accéda au cloud d’Astrid et put y trouver le dossier complet. Énorme pavé ! Il ouvrit quelques sous-dossiers traitant de ses divers travaux. Qu’est-ce que tout ça avait à voir avec sa disparition ? Il sortit une clé USB de sa poche et enregistra le dossier en entier. Il verrait bien par la suite si quelque chose parmi cette montagne de documents se révélerait d’une certaine importance pour son enquête. Il remit chaque chose à sa place, éteignit l’ordinateur et quitta l’appartement.

Il descendit au rez-de-chaussée et entra dans la pharmacie. Thibaud vint à lui aussitôt.

— Alors, tu as trouvé quelque chose ? questionna-t-il, dubitatif.

— Peut-être, pas sûr. J’ai trouvé ses codes, mais sa boîte mail a été vidée.

— Merde ! jura Thibaud, déçu.

— Pour le reste, il y a beaucoup de dossiers, très volumineux. Des recherches en histoire, ou sur la préhistoire, je crois. Je ne vois pas bien où ça peut nous mener.

— Écoute, on va aller parler de tout ça à la maison. J’ai fini ici.

IV

Samedi 20 avril 2019, 18 heures

De retour au domicile de Thibaud, les deux amis s’installèrent confortablement dans des fauteuils sur la terrasse orientée sud-ouest. Les rayons du soleil de cette fin d’après-midi répandaient encore une douce tiédeur. Les senteurs du printemps embaumaient l’air.

Thibaud leva son verre de bière à l’adresse de Jo.

— Santé, vieux ! En te souhaitant bonne chance pour retrouver Astrid !

— À la tienne ! Je l’espère, mais euh… je voulais te dire : ne t’emballe pas trop vite ! Ça fait quand même dix jours qu’elle a disparu. C’est beaucoup.

— Oui, je comprends… Mais j’ai de bonnes sensations, là ! Je ne sais pas pourquoi, mais je pense que tu vas la trouver. Tu as déjà mis la main sur ses fichus codes !

— Ouais, pour quel résultat ? Une boîte mail vide et des dossiers très pointus, dont je ne vois pas très bien le rapport qu’ils pourraient avoir avec sa disparition.

— On ne sait jamais ! Je ne t’ai pas encore tout raconté sur elle, sur ce qu’elle a fait depuis son retour à une vie, disons, à peu près normale.

— Je t’écoute. Plus j’en saurai sur elle, plus j’aurai de chances de comprendre pourquoi elle s’est enfuie ou bien si elle a été enlevée.

— Enlevée ? Tu crois ?

— C’est une possibilité, répondit Jo en haussant les épaules. Je pèse mes mots, mais je ne crois pas au suicide. Sa boîte mail a été vidée : soit c’est elle, soit c’est une autre personne, et dans ce dernier cas, certainement malintentionnée.

— Quelqu’un qui se serait introduit dans son appart ? Mais comment ?

— Si elle a été kidnappée, l’auteur a pris ses clés tout simplement, comme il a pu prendre et détruire son smartphone après avoir effacé ses mails. Bon, qu’est-ce que tu peux m’apprendre de plus sur Astrid ?

— Elle allait mieux depuis qu’elle allait à son travail à la bibliothèque. Elle reprenait pied dans la réalité, mais c’est un processus très lent. Elle ne fréquentait personne à part ses collègues, et encore elle ne les voyait qu’au boulot ! Ah si ! Il y avait un groupe de musiciens dans lequel elle jouait aussi !

— Il faudra que je questionne ces gens, nota Jo.

— Peut-être pour combler le vide de ses soirées, reprit Thibaud, elle s’est remise à faire de la recherche en histoire. Précisément, elle travaille dans le domaine de l’Armorique celtique, la période précédant la conquête romaine et la guerre entre Gaulois et Romains, donc les deuxième et premier siècles avant Jésus-Christ.

— Et ça nous mène où ? demanda Jo, qui s’impatientait.

— Attends ! J’y viens ! Astrid était complètement absorbée par ses recherches. À part son boulot et la musique, il n’y avait que ça qui comptait. J’ai essayé de lui parler ; elle m’a envoyé promener en me disant que je ne comprenais rien, que seuls les vrais héritiers des anciens Celtes avaient les réponses et qu’il était temps qu’on revienne aux valeurs fortes des anciennes traditions celtiques.

— D’accord. Tu veux me dire qu’Astrid était une grande militante de la culture bretonne. Beaucoup de gens font partie d’associations qui font revivre les traditions bretonnes par la langue, la musique, les danses, les costumes. Astrid avait rejoint l’une d’entre elles ?

— Je ne sais pas. Peut-être… Mais elle ne me l’a jamais dit en tout cas. Par contre, plus elle étudiait, plus ses propos devenaient excessifs et intolérants.

V

Été 56 avant J.-C., pays des Vénètes (Morbihan actuel)

Accoudé au bastingage, le jeune Brigovix ne se lassait pas de regarder tout autour de lui les fiers vaisseaux vénètes qui gagnaient le large après avoir quitté “la petite mer”. Portés par une bonne brise soufflant par le travers, ils cinglaient à la rencontre des navires romains en approche. Les bateaux ennemis avaient quitté l’estuaire du fleuve des Namnètes (la Loire actuelle) pour les attaquer par la mer. Les Vénètes en avaient été informés et avaient appareillé, prêts pour la bataille navale qui les attendait. Ils allaient bien les recevoir, ces Romains, pensait Brigovix. Ils verraient ce qu’il en coûte d’affronter la nation vénète ! Ils disposaient de la plus puissante flotte jamais vue sur l’océan des Vénètes : leurs navires dépassaient le nombre de vingt fois les doigts des deux mains !

Le soleil était maintenant à son zénith. Alors qu’ils doublaient la pointe est de la baie, les marins vénètes aperçurent au loin de nombreuses voiles. Les voilà ! se dit Brigovix.

La flotte romaine changea de cap ; elle obliqua sur tribord vers une anse de la côte. Les navires vénètes mirent le cap droit sur l’ennemi. Les deux flottes ennemies se rapprochaient ; encore quelques encablures et ce serait la jonction. Mais la brise se mit à mollir fortement, car les bateaux se trouvaient maintenant sous le vent de la pointe. Glissant sur leur erre, les hauts et lourds navires vénètes s’approchaient de l’ennemi, et les premiers de la flotte parvinrent à garder assez de vitesse pour éperonner de leurs puissants rostres quelques galères romaines qui coulèrent aussitôt. Les cris des soldats cuirassés et bardés de fer retentirent, avant de s’éteindre les uns après les autres lorsqu’ils se noyèrent.

Les Vénètes avaient clairement l’avantage. Brigovix exultait. Les vaisseaux romains étaient deux fois moins nombreux que les leurs et plusieurs de leurs bateaux étaient déjà au fond de l’eau.

Mais que se passait-il ? Leur navire n’avançait plus que très lentement ; une galère romaine s’approchait d’eux rapidement. Brigovix aperçut les rameurs arc-boutés sur leurs avirons, ahanant sous les coups de fouet. Des soldats ennemis tendaient au-dessus de l’eau de longues perches emmanchées de larges faux. La trirème romaine longea leur bord sans s’arrêter, les légionnaires embarqués agrippant fermement leurs étranges armes. « Des corbeaux ! hurla le capitaine vénète. Ils vont nous démâter ! »

Les lames tranchantes coupèrent net les haubans. Le mât émit d’horribles craquements et s’abattit brutalement. Les cordages rompus balayèrent furieusement le pont. L’un d’eux attrapa Brigovix au passage ; il fut projeté à l’eau sous la violence du choc. À bord, c’était la panique totale ; les hurlements des marins écrasés sous les espars couvraient les ordres du capitaine. Leur lourd navire à voiles ne pouvait plus du tout manœuvrer. La galère romaine effectua un rapide demi-tour et revint vers eux. Impuissants, les Vénètes ne purent éviter l’abordage : des grappins crochèrent dans leur bastingage, la trirème ennemie se colla contre leur haute coque. Aussitôt, les légionnaires se hissèrent à l’assaut du vaisseau désemparé. À peine eurent-ils pris pied sur le pont qu’ils se mirent à pourfendre à grands coups de leurs glaives des Vénètes totalement submergés.

Brigovix, qui avait fait surface à quelques coudées du navire, s’accrocha à un morceau d’espar qui flottait près de lui. Il se mit à suivre l’évolution du combat. Il comprit très vite que l’issue en serait fatale pour les siens. Il regarda ce qui se passait plus loin. De nombreux bateaux vénètes, pris à l’abordage à leur tour, étaient en tout aussi mauvaise posture. Les légionnaires romains, très bien entraînés et supérieurs en nombre, ne faisaient qu’une bouchée des équipages hétéroclites des Vénètes. Ils jetaient les corps par-dessus bord ; la mer rosissait du sang des Celtes.

Brigovix aperçut le grand vaisseau du chef de la flotte. Son père, Albiorix, aristocrate de haut rang, en assurait le commandement, en tant que membre très influent du sénat vénète. Le navire d’Albiorix était engagé. Il avait perdu un de ses deux mâts ; la voile du second était en lambeaux. Un fanion noir avait été envoyé dans ses haubans : le signal de retraite pour toute l’escadre. L’ordre était donné d’abandonner la bataille et de rentrer ! Du moins pour ceux qui n’avaient pas encore été abordés, et ils n’étaient guère nombreux. La défaite était totale ! Le vaisseau d’Albiorix brûlait maintenant. Brigovix comprit que son père n’avait pas pu échapper au massacre. Il pleura, puis leva les yeux au ciel et implora les dieux de lui ouvrir les portes du paradis.

Une brise un peu plus soutenue s’était levée. Un bateau vénète encore intact manœuvrait pour prendre le large. Brigovix se mit à faire de grands signes et à crier pour attirer l’attention des hommes à bord. L’embarcation bifurqua vers lui : ils l’avaient vu ! Un marin à l’arrière laissa filer un cordage à la mer. Brigovix comprit qu’il devrait s’en saisir au passage, car le bateau ne s’arrêterait pas. Il arrivait droit sur lui ; l’homme de barre infléchit légèrement la course du navire pour ne pas heurter le naufragé. Brigovix vit défiler la coque devant lui. Quand elle l’eut entièrement dépassé, il se propulsa vivement et saisit le filin qui traînait dans l’eau sur l’arrière. Il fut aussitôt halé à bord. Quand il prit pied sur le pont, il se retourna pour suivre les dernières péripéties de la bataille. De nombreux bateaux vénètes sombraient ou brûlaient. Certains étaient encore le théâtre de combats, dont l’issue n’offrait malheureusement aucun doute. Grâce au vent retrouvé, quelques navires rescapés réussirent à s’extirper du piège et la petite flottille défaite mit le cap vers le goulet d’entrée de la “petite mer”. Les Romains n’oseraient pas les suivre dans leur mer intérieure, traversée de violents courants et parsemée de récifs acérés.

Brigovix jeta un dernier coup d’œil en arrière. Effectivement, les navires romains ne les poursuivaient pas. Dans le soleil couchant, il vit que les feux d’alarme – des postes avancés sur les îlots voisins, puis de proche en proche, sur les pointes rocheuses – s’embrasaient l’un après l’autre pour porter l’annonce de la terrible défaite jusqu’à la grande cité des Vénètes. La funeste nouvelle serait connue bien avant leur retour.

VI

Lundi 22 avril 2019, midi

Jo se gara sur la place du Champ-au-Roy, devant la bibliothèque de Guingamp. Il avait passé une partie de la matinée dans les dossiers d’Astrid, sans y trouver matière à faire avancer son enquête. Pour le moment, c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin, sans savoir que c’est une aiguille qu’on veut trouver. Peu concentré, il avait aussi beaucoup rêvassé au déroulement du week-end.

Il avait fait la connaissance de Karine, la femme de Thibaud. À son retour chez elle, le samedi soir, elle avait prononcé mécaniquement quelques paroles de bienvenue à l’intention de Jo. Visiblement, elle avait l’esprit ailleurs, totalement accaparé par son commerce. Elle n’avait pris aucune part à la conversation des deux hommes qui portait sur Astrid et ses recherches, pour dériver ensuite sur leurs souvenirs communs d’étudiants. Elle les avait abandonnés rapidement à la fin du repas pour s’enfermer dans son bureau.

Le dimanche matin, Jo et Thibaud étaient allés faire un footing, qui s’était vite transformé en balade tranquille car Thibaud n’était pas vraiment dans le rythme. Audrey était arrivée vers midi avec Nora pour le déjeuner. Après avoir fait connaissance, ils engagèrent la conversation pendant l’apéritif sur son travail de policière ; elle s’en était tenue à des généralités et quelques anecdotes, en éludant les questions sur l’affaire en cours, pendant que Jo jouait avec Nora, tout heureux de retrouver sa petite fille.

Ayant fait honneur à un excellent déjeuner, Audrey et Jo étaient allés se promener à pied avec Nora dans sa poussette, après la sieste de la petite. Leurs hôtes ne les avaient pas accompagnés, peu habitués sans doute à des sorties de ce genre. Tout en cheminant, Jo avait mis sa femme au courant de tout ce qu’il avait appris sur Astrid. Elle convint que la boîte mail et le dossier de ses recherches vidés posaient question. En début de soirée, Audrey avait repris le chemin du retour. Jo s’était soudain senti seul ; il n’aimait pas séjourner loin de sa femme et de sa fille, et leur absence lui pesait déjà.

Pour chasser son blues, Jo se secoua en se disant : « Plus vite tu résoudras cette affaire, plus vite tu rentreras à la maison ! »

Il sortit de sa voiture, entra dans le bâtiment de la bibliothèque et se dirigea vers l’accueil. Deux femmes échangeaient des propos derrière le bureau. Elles se turent quand elles virent le grand et solide gaillard qui avançait vers elle.

— Bonjour, je suis Jonathan Fauvel, se présenta-t-il. J’ai appelé ce matin à propos d’Astrid Lorader. Je suis un ami de son frère.

— Oui, bonjour, répondit la plus âgée. C’est moi qui ai répondu à votre appel. Voici Laure Jaouen et moi je suis Cécile Garnier, la responsable. C’est l’heure de la coupure de midi, alors nous avons un peu de temps pour parler. Allons dans mon bureau. Nous y serons plus à l’aise.

Quand ils furent installés, Cécile Garnier reprit la parole :

— Monsieur Lorader, le frère d’Astrid, est venu ici la semaine dernière. Il était vraiment affolé de voir que les gendarmes n’avaient rien trouvé sur sa sœur. Il faisait pitié à voir. Nous ne demandons pas mieux que de l’aider. Pour ne rien vous cacher, je lui ai téléphoné à la suite de votre appel de ce matin : il m’a dit que vous étiez un ami, qu’il avait toute confiance en vous et que vous étiez loin d’être un débutant en tant qu’enquêteur. Nous allons donc répondre à vos questions.

— Je vous en remercie, dit-il en sortant son carnet. Quand avez-vous constaté l’absence d’Astrid ?

— C’était le jeudi matin 11 avril. Elle n’est pas venue au travail à partir de ce jour-là.

— Pendant les jours qui précédaient, est-ce que vous avez noté un changement dans son comportement ?

— Elle semblait plus agitée depuis quelque temps, répondit Laure Jaouen. Elle faisait des recherches sur les Celtes d’Armorique ; elle était passionnée et ça la mettait dans tous ses états.

— Comment des recherches en histoire peuvent-elles rendre quelqu’un nerveux à ce point ?

Les deux femmes haussèrent les épaules simultanément.

— Vous savez, reprit la plus jeune, elle était quand même très bizarre. Elle ne fréquentait personne ici. Elle ne venait jamais déjeuner avec nous au restaurant administratif ; elle préférait rester manger une salade ou un sandwich dans notre petite salle entre la machine à café et la photocopieuse. En fait, je crois qu’elle avait peur de tout depuis sa maladie ; ça eut l’air d’aller mieux pendant un temps, puis ça s’était de nouveau dégradé par la suite.

— Vous savez si elle participait à des activités organisées, dans des associations par exemple ? questionna Jo.

— Elle jouait du violon dans un ensemble musical classique, répondit Cécile Garnier. C’est un quatuor à cordes qui est apprécié et qui est assez demandé dans la région.

— En connaissez-vous ses membres ?

— Pas vraiment. Apparemment, elle était un peu plus proche de l’autre violoniste du quatuor, Laëtitia Bouet. Elle nous a un peu parlé d’elle. Madame Bouet donne des cours à l’école de musique. Elles avaient l’air d’assez bien s’entendre.

Jo nota le nom de la musicienne dans son carnet, ainsi que le numéro de l’école de musique. Comprenant que les deux femmes ne pourraient guère le renseigner davantage, il les remercia et prit congé.

Il était 13 heures passées. Il avait prévenu Thibaud qu’il ne fallait pas l’attendre pour le déjeuner. Il faisait beau. Il alla à pied acheter un sandwich à la boulangerie de la place du Centre. Puis il s’assit sur un banc public pour le déguster tranquillement.

Guingamp lui apparaissait comme une ville agréable. Le centre-ville avait été bien aménagé, mettant en valeur le patrimoine architectural. De belles maisons de pierre ceignaient une vaste grand-place où se dressait la superbe fontaine de la Plomée, un des symboles de la ville. Plusieurs demeures magnifiquement restaurées datant des XVIe et XVIIe siècles s’offraient fièrement à la vue du flâneur en visite. Le commerce y semblait dynamique et l’on avait envie de pousser la porte des nombreuses et alléchantes boutiques.

Son sandwich expédié, il appela l’école de musique. On lui dit que Laëtitia Bouet n’était pas encore arrivée, qu’elle donnait un cours à 14 h 30 et que, si c’était pour une inscription, il fallait la contacter sur son portable. Il nota le numéro qu’on lui dictait, remercia, puis raccrocha. Il appela aussitôt la violoniste. Coup de chance : elle décrocha, alors qu’il s’attendait à tomber sur son répondeur.

— Bonjour, madame Bouet. Je suis Jonathan Fauvel. J’appelle au sujet d’Astrid Lorader. J’ai absolument besoin de vous rencontrer pour vous parler.

— Euh… Vous êtes de la police ? questionna-t-elle, réticente.

— Non, je suis un ami de son frère. J’enquête pour son compte. J’aurai juste quelques questions à vous poser. Ce ne sera pas long.

— J’ai un cours à 14 h 30. On peut se retrouver devant le centre culturel à 14 h 15.

— Parfait, je vous y rejoins.

Jo retourna à pied vers la place du Champ-au-Roy.

Il se posta devant le centre culturel et attendit. Quelques minutes plus tard, une voiture vint se garer à proximité.

Une femme d’une quarantaine d’années en sortit, attrapa une serviette en cuir sur la banquette arrière et se dirigea vers l’entrée du bâtiment. Jo avança à sa rencontre.

— Bonjour, je suis Jonathan Fauvel. Je vous ai contactée un peu plus tôt.

— Bonjour, Laëtitia Bouet, se présenta la femme. Alors, que puis-je pour vous ? Car je ne connais pas Astrid si bien que ça, vous savez. Nous faisons de la musique ensemble, mais nous ne nous fréquentons pas en dehors de nos séances.

— Aviez-vous remarqué quelque chose de changé chez elle un peu avant qu’elle ne disparaisse ?

— Oui. Depuis quelque temps, elle était très tendue. Elle commettait des erreurs au violon qu’elle ne faisait pas auparavant. J’avais essayé de savoir ce qui la perturbait ainsi, mais elle a éludé en disant qu’elle avait de plus en plus de travail et que ça la stressait.

— Est-ce qu’un fait particulier la concernant vous revient ? Même quelque chose d’anodin, un détail qui vous aurait surpris.

— Je ne vois pas… non.

Il remercia la musicienne d’avoir pris le temps de répondre à ses questions. Elle rentra dans le bâtiment tandis que Jo revenait à sa voiture.

Elle ne lui avait pas été d’un grand secours ; elle confirmait simplement le surcroît de nervosité d’Astrid avant sa disparition.

***

Jo monta dans sa voiture et revint au domicile des Lorader. Thibaud lui avait confié une clé et le code de l’alarme pour qu’il puisse aller et venir à sa guise dans la journée. Il alla chercher son ordinateur portable dans la chambre d’amis et redescendit pour s’installer au soleil sur la terrasse. Il ouvrit son PC et se plongea dans les dossiers d’Astrid.

Il décida de laisser de côté dans un premier temps ce qu’il avait récupéré sur le cloud de la jeune femme, c’est-à-dire tout ce qui concernait ses recherches en histoire. Si l’énigme posée par sa disparition trouvait sa solution là-dedans, c’était mal parti ! Car pour trier de tels documents et savoir lesquels seraient susceptibles de receler des informations utiles à son enquête, il fallait un expert pour le guider. Et cet oiseau rare, il ne l’avait pas sous la main ! Il commença donc par consulter des documents qu’elle avait stockés sur le disque dur de son ordi. Il y avait beaucoup de photos, qu’il fit défiler. Astrid, souriante, se trouvait souvent sur de nombreuses vues avec un jeune homme brun bouclé au visage agréable. Jo se rappela que Thibaud avait évoqué un ancien compagnon d’Astrid pendant le dîner de samedi, un certain Stéphane. Ce devait être lui. Thibaud avait dit que c’était une histoire terminée depuis bien longtemps avec Stéphane, un garçon sympathique et prévenant. C’était sa sœur qui avait rompu ; elle avait toujours refusé de le revoir par la suite, si bien qu’il avait fini par laisser tomber.

Jo fouilla dans les poches de sa veste et finit par mettre la main sur un papier avec le numéro de téléphone de Stéphane que lui avait donné Thibaud. Il tapa les chiffres sur son portable.

Il tomba directement sur la messagerie, laissa un message à son correspondant, insistant sur l’urgence pour Astrid.

Un quart d’heure plus tard, Stéphane rappelait. Jo se présenta et expliqua la situation.

Un peu secoué sans doute, Stéphane laissa passer quelques secondes avant de dire :

— Je suis désolé d’apprendre pour Astrid. Elle ne va pas bien depuis longtemps. J’espère que vous allez la retrouver, mais je crains de ne pas être d’une grande aide. Je n’ai pas eu de contact avec elle depuis notre rupture malgré toutes mes tentatives pour renouer.

— Vous vous êtes connus en fac ?

— Oui, à Rennes. Elle faisait des études en histoire, moi j’étais en fac de sciences. On s’est rencontrés par hasard dans une soirée étudiante. Pendant les deux années suivantes, on a partagé un appart jusqu’à la fin de ses études de prof d’histoire-géographie. Puis elle a été nommée en région parisienne. Moi, je finissais mon cursus à Rennes. Elle s’est éloignée de moi peu à peu, et pas simplement à cause de la distance ; elle s’investissait à fond dans son métier…

— Ce qui a été principalement la cause de sa dépression.

— Oui. Elle se renfermait de plus en plus, elle rompait petit à petit tous liens avec son entourage. Je n’étais pas le seul ! L’unique chose qui comptait, c’était son travail. Mais il n’y avait pas que son métier… Il y avait ses recherches. Je crois que ça lui retournait la cervelle.

— Elle s’était déjà mise à ses recherches ? J’en ai entendu parler, mais je pensais que c’était après sa dépression.

— Peut-être que sa maladie avait causé une interruption, cela se comprend. Mais elle avait commencé bien avant. Je pense qu’elle échappait ainsi à une réalité écrasante. Avec peut-être en plus une dimension mystique…

— Mystique ? Comment ça ? Elle était croyante ?

— Non. Enfin, pas au sens classique du terme. Elle effectuait des recherches très poussées sur l’ancienne civilisation celte en Bretagne et je pense qu’elle subissait l’influence de ses anciens rites et coutumes dans toute leur dimension spirituelle.

— Je vois, souffla Jo.

Il n’était pas loin de penser qu’Astrid avait quand même l’esprit qui battait la campagne.

— Je crois qu’elle était restée en contact à cette époque avec son directeur d’études à la fac, le professeur Jean-Louis Barnic, docteur en histoire. Peut-être qu’il vous en apprendra davantage. Il a pris sa retraite depuis. Il est originaire de Guingamp ; cela contribuait à renforcer ses liens avec Astrid.

— Où pourrais-je le contacter ? questionna Jo.

— Il me semble qu’il est revenu vivre dans sa ville natale ; il y possède une maison.

— Bien. Voyez-vous autre chose que vous pourriez me dire ?

— Comme ça, non. Mais si quelque chose me revient, je vous rappellerai. J’espère de tout cœur que vous la retrouverez.

Jo relut les renseignements qu’il avait griffonnés dans son carnet. Il fallait essayer de joindre le professeur Barnic. Il fit une recherche dans l’annuaire téléphonique par Internet. Il trouva effectivement un Barnic Jean-Louis résidant à Guingamp. Il composa le numéro, mais tomba sur sa messagerie. Il laissa un message mentionnant la disparition inquiétante de son ancienne élève Astrid Lorader.

Une demi-heure plus tard, le professeur Barnic rappelait.

— Monsieur Fauvel ? Vous m’avez laissé un message alarmant concernant Astrid Lorader.

— Oui, Professeur. Astrid a disparu depuis une dizaine de jours et son frère se fait du mauvais sang pour elle. Il est mon ami et m’a demandé de la rechercher. Voilà pourquoi je sollicite votre aide.

— Et vous pensez que je puisse être d’une quelconque utilité dans vos investigations ?

— C’est fort possible. Je viens d’avoir son ancien petit ami au téléphone. Il m’a dit qu’elle avait entrepris des recherches poussées dans le domaine de l’Armorique celtique…

Le professeur Barnic coupa Jo avec agacement.

— Je sais quelles recherches elle menait ! À l’époque, elle m’avait contacté… Et pour tout dire, nous nous étions un peu disputés…

Jo pensa qu’il allait essuyer un refus.

— Mais je n’ai pas envie de parler de tout cela au téléphone, poursuivit le docteur Barnic. Vous savez, j’ai vraiment apprécié de suivre cette étudiante pendant ses études et je ferai mon possible pour vous aider. Pourrions-nous nous voir demain matin ?

— Ce sera un plaisir de vous rencontrer, répondit Jo.

— En ce cas, je vous attends chez moi à 10 heures demain, proposa le professeur avant de raccrocher.

Songeur, Jo se demanda si ces fameuses recherches en histoire étaient vraiment à l’origine de sa disparition. Ne faisait-il pas complètement fausse route ? Toutes les personnes qu’il avait interrogées avaient mentionné l’état de nervosité croissante d’Astrid. Mais cela n’était-il pas dû à une récidive de sa dépression ? C’était aussi un élément à prendre en compte.

La sonnerie de son smartphone le tira de sa réflexion. Il décrocha.

— C’est Laëtitia Bouet, la violoniste. Je viens de me rappeler une chose ; c’est peut-être sans importance, mais comme vous m’aviez demandé de vous contacter…

— Oui, vous avez bien fait !

— Alors, voilà ! Il y a quelques semaines, en fin d’après-midi, j’ai croisé Astrid qui sortait du salon de thé avec une personne que, je pense, elle ne connaissait pas, elle qui ne fréquente que peu de gens. C’est une femme assez jeune que je connais de vue et dont je sais qu’elle travaille à un poste de responsabilité à la sous-préfecture. Astrid a semblé être un peu gênée en me voyant ; elle m’a brièvement saluée et présenté son amie sans me dire son nom, juste son prénom : Solenn.

— C’est noté, dit Jo. Je vous remercie de votre appel.

Jo accéda par Internet à l’organigramme du personnel de la sous-préfecture et releva le nom de Solenn Gouasnou, directrice d’un service administratif. Il n’y avait qu’une seule Solenn ; ce devait donc être la personne qu’il recherchait. Il nota le numéro du service dont elle était responsable. Il faudrait l’interroger, sans se faire trop d’illusions toutefois sur l’intérêt qu’il pourrait en retirer pour son enquête.

VII

Été 56 avant J.-C., pays des Vénètes

Il faisait nuit depuis un moment quand les quelques navires rescapés s’amarrèrent enfin au port de la grande cité capitale. Dans la lumière des torches, une foule fantomatique et silencieuse les attendait sur le front de mer. Avertis par les feux d’alarme, tous étaient informés de la terrible tragédie qui s’était déroulée au large : leur puissante flotte anéantie, de nombreux combattants tués, leurs principaux chefs disparus.

Brigovix mit pied à terre, hébété, avec un goût de cendres dans la bouche. Il entendit un hurlement et vit sa mère Derceïa se précipiter vers lui. Elle le serra dans ses bras à l’étouffer.

La grande et noble femme sanglotait sans retenue. Elle balbutiait :

— Tu es vivant ! Les dieux soient loués ! Brigovix, tu es vivant ! Et ton père ? Où est-il ? Je n’ai pas vu son bateau.

— Son bateau a été détruit… Mère ! Tu dois être forte ! Il a succombé dans la bataille.

Derceïa eut le souffle coupé. Elle tomba à genoux, se griffant le visage, s’arrachant les cheveux à poignées. Brigovix la fit se relever, l’enserra dans ses bras pour l’empêcher de se mutiler davantage.

— Les feux d’alarme nous ont prévenus de la défaite depuis longtemps déjà… Tout ce temps à attendre en espérant vous revoir vivants tous les deux. Ton père est mort ; c’était un grand seigneur ! Nul doute qu’il est mort en brave et qu’il a gagné sa place auprès des dieux.

— Oui, Mère. Mais il sera temps de pleurer nos morts plus tard. Le temps presse ! Les Romains seront certainement à nos portes dans la journée de demain. Ils n’ont pas osé s’aventurer en bateau dans la “petite mer”, mais leur armée va sûrement avancer à marche forcée dès le point du jour.

— Il va falloir que les membres survivants du sénat se réunissent en urgence à l’aube pour décider de la suite : poursuivre le conflit sans plus d’espoir de victoire désormais ou bien se rendre en espérant la clémence de César.

— Pff ! César, faire preuve de clémence ? cracha Brigovix. Allons ! Les Vénètes ont soulevé les autres nations d’Armorique et formé la coalition contre les Romains. César voudra faire un exemple pour que les autres peuples armoricains renoncent à la guerre.

— Il faudra surtout bien négocier notre reddition. Les vieillards du sénat s’y emploieront, puisque les plus jeunes sont morts au combat… Et puis, cela laissera aux plus déterminés un peu de temps pour préparer notre exode.

— Notre exode, fuir ? Lâchement ?

— Non ! réagit vigoureusement Derceïa. Partir pour ne pas plier sous le joug de César ! Nous irons à travers l’Armorique jusqu’à un port de la mer de Bretagne, puis nous franchirons cette mer et nous nous installerons sur l’île de Bretagne. Nous faisons du commerce avec eux depuis toujours ; nous serons bien accueillis !

— Je comprends, Mère. Mais sans ressources, comment ferons-nous pour nous installer ?

— J’y ai déjà pourvu ! Ton ami Briavel est venu me trouver dès que les feux d’alarme ont annoncé la défaite. Nous avons parlé. Je lui ai fait part de cette idée d’exode. Il a trouvé l’idée intéressante. J’ai parlé avec lui de ce qu’il faudrait emporter : des vivres bien sûr, et aussi nos richesses. Il n’est pas question de les abandonner aux Romains !