Noir dessein à Rostrenen - Jacques Minier - E-Book

Noir dessein à Rostrenen E-Book

Jacques Minier

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Beschreibung

Mai 2021. Le groupe de PME Celarbrobreizh, dirigé par Jonathan Fauvel, est victime d’une intrusion hostile dans son réseau informatique interne. Alors que les spécialistes en sécurité numérique s’activent pour trouver la parade, le hacker parvient à s’approprier les connexions Internet personnelles de Jonathan.
Contre toute attente, le cyberpirate adresse à Jo un e-mail tout à fait insolite où il n’est pas question d’argent mais d’un étrange défi qui exige sa participation à un jeu de sa conception.
Malgré l’inquiétante menace sous-jacente, Jo n’a pas vraiment le choix et relève le gant. La résolution de l’énigme proposée va le mener au coeur du Kreiz Breizh, au pays de Rostrenen, jusqu’à une très macabre découverte.
Le jeu de mort est lancé ! La stratégie du tueur se dessine sur l’échiquier du mal, désignant Jonathan et Audrey Fauvel, cibles ultimes. Leur ennemi juré : un revenant, mort depuis longtemps.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jacques Minier, Breton né à Saint-Brieuc en 1958, vit à Trégueux, ville de l’agglomération briochine. Professeur des écoles, maintenant retraité, il situe ce premier roman dans la belle ville de Saint-Malo, évoquant aussi la Rance et la Côte d’Émeraude, des sites qu’il connaît bien pour y avoir beaucoup navigué à la voile.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

PROLOGUE

Vendredi 9 avril 2021, quelque part dans le Kreiz Breizh (Centre-Bretagne)

Du haut de la colline où il se trouvait, il balaya du regard le paysage alentour. Il était seul ; il pouvait se consacrer à la rude tâche qui l’attendait. Il dégagea le panneau circulaire donnant sur le puits, fit glisser le fardeau de son épaule au-dessus du trou béant, perçut le bruit sourd du corps heurtant le fond quatre mètres plus bas. Il descendit les barreaux métalliques fixés sur la paroi taillée dans le roc.

Ayant rejoint la forme inerte, il la saisit par le col de sa veste et la traîna derrière lui à l’intérieur d’un tunnel dans lequel il devait se plier en deux pour ne pas se cogner la tête. La galerie menait à un espace bien plus large et plus haut dont le mobilier était constitué d’un plateau de taille modeste posé sur tréteaux en guise de table, de deux chaises et d’un lit, en réalité une sorte de caisson bricolé avec des planches sur lequel était posé un matelas. Il dépassa la “chambre” pour s’engager dans un second tunnel. Il déboucha ensuite dans une deuxième “salle” de dimensions équivalentes à celles de la première. L’équipement y était très limité, mais n’aurait pas manqué de susciter inquiétude et questionnement chez un quelconque visiteur non averti. Un pan de la paroi était occupé par une large plaque de bois sur laquelle était accrochée toute une panoplie de boucher : divers couteaux, tranchoirs, scies dont les lames lui-saient d’un sinistre éclat. Une sorte d’établi à épais plateau de bois fixé sur de solides pieds de métal occupait le centre de la pièce. Une corde passée dans une poulie suspendue au plafond aurait fini de plonger le non-initié dans un profond malaise ; l’une des extrémités formait une boucle qui pouvait être resserrée au moyen d’un nœud coulant, l’autre reposait enroulée sur le sol.

Il enfila un tablier rouge sombre qu’il ceignit autour de sa taille, ôta les vêtements de sa victime, un homme dans la cinquantaine à la peau blanche et à la chair flasque. Posa une nouvelle fois ses doigts sur ses carotides pour s’assurer de sa mort, constata le fait en même temps que la température encore tiède du corps. Passa la boucle de la corde autour de ses chevilles, attrapa ensuite l’autre bout du filin et hissa le corps jusqu’à ce que les pieds atteignent la poulie. Tira d’au-dessous de l’établi une large bassine en plastique qu’il plaça sous la tête du cadavre. Alla choisir un petit couteau effilé et, en une série de gestes d’une précision chirurgicale, trancha les artères fémorales et brachiales, les carotides et fendit la paroi abdominale. Le flot des viscères se déversa dans la bassine ; le sang encore tiède ruissela par les plaies béantes. Puis il finit de couper tout ce qui reliait les entrailles à la cavité abdominale.

Il attendit tranquillement que le sang finisse de s’écouler. Il pensa à la première fois qu’il avait effectué cette tâche. Il s’en était fichu partout ! Il avait directement étendu le corps sur son “plateau technique”, comme il l’appelait, puis il avait commencé son boulot de débitage : un massacre ! rigola-t-il à cette évocation. Il pataugeait dans le sang, ça rendait le corps glissant ; un coup à se couper ! Les morceaux de barbaque péniblement découpés lui échappaient des mains lorsqu’ils voulaient les mettre dans une des caisses ; les jointures difficiles à trouver dans tout ce magma ne facilitaient pas le travail du tranchoir.

Là, c’était bon, le sang avait fini de s’écouler ; il pouvait maintenant débiter.

I

Mardi 4 mai 2021 ; Rennes, siège du groupe industriel Celarbrobreizh (dit Groupe C)

L’atmosphère de la salle du PC sécurité du groupe C semblait électrisée. La tension était à son comble entre Mickaël Gestin, responsable en chef de la sécurité du groupe, et une jeune femme nommée Tara Imbert, ingénieure informaticienne affectée à la gestion du réseau informatique du groupe C. Tara était employée chez New Tech Brittany Security (NTBS), une société spécialisée dans la protection des systèmes informatiques d’entreprises, prestataire du groupe C. Tara était désignée par NTBS pour traiter toutes les opérations de surveillance et de maintenance du réseau informatique du groupe C.

La jolie jeune femme s’empourprait. Elle secouait ses boucles blondes, un pli barrait son front sans que cela parvienne à durcir ses traits juvéniles. Mickaël n’était sans doute pas beaucoup plus âgé qu’elle, mais la dure réalité de ce poste auquel l’avait placé son patron et ami Jonathan Fauvel, actuel président du groupe C, l’avait déjà bien endurci et développé chez lui une forme de tranquille autorité. Il faut dire qu’en marge des affaires du groupe C, il en avait vu de toutes les couleurs avec Jonathan lorsqu’ils avaient été plongés bien malgré eux dans de sombres affaires.

— Arrêtez de me prendre de haut, Mickaël. Je sais de quoi je parle ! J’ai un diplôme d’ingénieur en technologies numériques. Je suis compétente !

— Mais je ne vous prends pas de haut, Tara. Excusez-moi si je vous en ai donné l’impression. Je dis simplement que ce virus dont vous me parlez ne doit pas être plus méchant que les autres. On reçoit ce genre de cyberattaques par dizaines chaque semaine et vous trouvez toujours la parade…

Elle le dévisagea d’un air exaspéré.

— Vous ne m’avez pas écoutée ! Ce logicielespion est différent. Habituellement, ils sont assez faciles à repérer et à neutraliser. Envoyés par des gugusses qui se prennent pour des hackers, mais qui n’arriveraient même pas à berner un papi de 70 ans qui se serait mis à l’informatique le mois précédent. Il y en a quand même qui sont forts, mais en surveillant certains points clés dans le réseau, on les contre sans trop de mal. Celui-là est du genre “caméléon” : il se cache dans le système en changeant de couleur et de forme.

— Il change de couleur et de forme ? répéta Mickaël. Que voulez-vous dire ?

— C’est une image, bien sûr. Mais lorsque j’ai repéré cet intrus, par pur hasard je dois dire, j’ai évidemment essayé de localiser son emplacement dans le réseau. Quand j’ai cru l’atteindre, pfft ! Il était parti.

— Parti ? Comment ça ?

— Souvent, ces logiciels malveillants se cachent parmi les fichiers système. Mon boulot, c’est de concevoir des programmes anti-spywares ou antimalwares hautement spécialisés, le but étant de traquer et d’éliminer les intrus ; mes programmes inspectent les fichiers, les analysent, détectent les logiciels malveillants et les suppriment. Ce logicielespion a l’incroyable capacité de se déplacer lui-même d’un dossier à un autre. Il semblerait qu’il puisse se copier, s’effacer de son dossier d’origine et s’installer lui-même dans un autre dossier. De plus, quand il n’est pas sollicité par son utilisateur, il est absolument indétectable. Celui qui a conçu ce programme certainement très complexe est un génie.

— Donc, on ne peut pas s’en débarrasser.

Tara ne répondit pas immédiatement, sans doute pour se donner le temps de réfléchir à ce qu’elle pouvait promettre. Elle posait un regard absent sur le visage avenant du jeune homme.

— Honnêtement, pour l’instant, je ne sais pas si je peux y arriver, avança-t-elle prudemment. Je ne veux pas faire une promesse que je ne suis pas certaine de pouvoir tenir. Tout ce que je peux dire, c’est que je vais travailler dur pour y parvenir. J’ai quand même quelques idées en tête.

— D’accord, je comprends votre prudence. Mais qu’est-ce que l’utilisateur de ce logiciel peut en faire ? Est-ce qu’il peut mettre notre réseau hors service ? Ou bien tenter de détourner des sommes d’argent importantes de nos comptes ? Ou encore s’emparer des derniers résultats de nos recherches en agrobiologie ? Parce que si c’est le cas, il va falloir prévenir la Police.

— Je comprends vos inquiétudes. Si cela peut vous rassurer, le hacker ne semble intéressé par rien de tout cela. Avec ce logiciel-espion, il se balade dans tout le réseau, mais n’entreprend rien d’autre pour l’instant.

— Pour l’instant ! réagit Mickaël. Il se promène parce qu’il prend des infos dans le système. Quand il aura trouvé ce qu’il cherche, il lancera ses attaques.

— Peut-être que oui. Ça nous laisse alors un peu de temps pour le trouver…

— Vous dites qu’il se déplace dans le réseau du groupe C ? Comment le savez-vous ? Vous le suivez ? Je ne comprends pas : vous savez où il se trouve alors ?

Tara fit la grimace.

— Ce n’est pas si simple. Je vais vous exposer brièvement ce qui se passe. Ce logiciel “caméléon” laisse tout de même une trace, une sorte de signature quasi-invisible, mais que j’ai malgré tout réussi à repérer grâce à un programme que j’ai mis au point.

Petite pause pour laisser le temps à son interlocuteur de réfléchir à sa dernière phrase : il n’y avait pas de mal à vanter un peu ses mérites. Elle sentit qu’elle avait mobilisé toute l’attention du jeune homme et reprit :

— Ce “caméléon” laisse une légère trace numérique en quittant son dossier “source” vers un nouveau dossier. Les opérations consistant à s’autocopier, auto-supprimer le fichier source, puis faire sortir le fichier copié vers un autre dossier entraînent une série de modifications presque indétectables sur le dossier source. C’est cette micro-activité que j’ai repérée.

— Oh ! Pas mal ! Vous êtes vraiment douée ! la complimenta Mickaël, sincèrement admiratif.

— Merci, mais ça n’avance pas à grand-chose pour l’instant. Je peux savoir où le Caméléon s’est trouvé à tel ou tel moment et reconstituer ses déplacements, mais je ne parviens pas à repérer sa nouvelle cachette, c’est-à-dire son nouveau dossier-hôte. C’est très frustrant, en fait !

— Peut-être qu’en étudiant son itinéraire, il serait possible d’anticiper sa destination suivante ? De l’attendre dans des dossiers d’arrivée possible où vous aurez introduit un de vos programmes anti-malwares.

Tara hocha la tête.

— J’ai aussi eu cette idée et lancé un programme d’analyse de ses déplacements dans le réseau. Mais il n’a aucune logique dans son itinéraire ; impossible de faire ressortir un schéma fiable de ses intentions. Je vais vous donner quelques exemples. Avant d’avoir cette discussion avec vous, j’ai regardé où se trouvait sa dernière position repérée : il était dans les fichiers du personnel du groupe C. Une heure avant, il était dans les dossiers de l’ordinateur portable de monsieur Fauvel. C’est impossible à suivre de manière cohérente…

— Il est allé dans l’ordinateur de Jo ? … de monsieur Fauvel, je veux dire.

— Il peut aller partout, affirma Tara. Tout ce qui a un lien avec le réseau informatique du groupe C. Votre téléphone par exemple, ou celui de monsieur Fauvel, si vous vous en servez pour entrer sur le système du groupe C.

— Bon sang ! Il contrôle tout alors ? murmura Mickaël, catastrophé.

— Non, loin de là ! tenta-t-elle de le rassurer. Il peut s’infiltrer partout, espionner, voler des informations, mais je ne pense pas qu’il puisse par exemple réaliser certaines opérations à la place de vos employés ou mettre en panne le système.

— Vous ne pensez pas qu’il puisse le faire, mais vous n’en êtes pas sûre ?

— Pour l’instant, je ne connais pas la nature de ce “caméléon”, mais je crois qu’il aurait déjà perturbé le système pour nous donner un avant-goût de ses possibilités, s’il avait été conçu pour ça. Le hacker veut surtout ne pas se faire remarquer ; il veut passer incognito et continuer à se promener dans vos dossiers.

— Donc c’est de l’espionnage industriel, conclut Mickaël. Il faudrait que vous me fassiez un point sur tous les dossiers qu’il a visités, pour que j’essaie de voir à quels domaines particuliers il s’intéresse.

— Très bien, alors j’y retourne.

La jeune femme se leva pour aller rejoindre son poste de travail dans un coin de la salle.

II

Mardi 4 mai 2021 ; Plévenon (Côtes d’Armor), Fondation BreizhBioGen

En début d’après-midi, Jonathan Fauvel reçut un coup de téléphone de Mickaël. Son chef de la sécurité l’appelait pour l’informer de la nouvelle peu réjouissante d’une intrusion sur le réseau informatique du groupe C. Mickaël lui rapporta le contenu de sa conversation avec Tara Imbert. Il lui signala notamment les mouvements du logiciel-espion dans le système.

— Voilà, dit Mickaël en guise de conclusion. Après notre réunion, Tara a fait un relevé des déplacements du Caméléon comme elle l’appelle, et elle m’a transmis ses résultats. Pour résumer, il bouge beaucoup d’un secteur du groupe C à un autre, apparemment sans logique, mais on constate qu’il y a des visites multiples dans certains dossiers qui ont l’air de l’intéresser beaucoup.

— Le secteur financier, je parie, hasarda Jo.

— Même pas, il y a fait une incursion, sans doute par curiosité ; c’est tout. Non, ce qu’il fréquente le plus, c’est la Fondation BreizhBioGen et tes dossiers personnels.

— Tu veux dire qu’il passe par les dossiers de la Fondation pour atteindre les miens ?

— C’est ça. Je pense que tu es sa cible prioritaire. D’une manière ou d’une autre, tous ces cheminements détournés dans le réseau informatique du groupe C finissent par converger vers toi. Il a sans doute déjà trouvé un moyen d’accéder à tes outils numériques personnels.

— Eh bien ! soupira Jo, soucieux. Si ce mystérieux Caméléon procède de cette façon, c’est qu’il doit avoir de mauvaises intentions à mon égard. Je peux m’attendre à quelques difficultés dans un avenir proche.

— Oui, méfie-toi de ton téléphone, ta messagerie qu’il a sans doute piratée. Peut-être que Tara Imbert, l’informaticienne de NTBS, trouvera rapidement le moyen de neutraliser ce fichu logiciel-espion. Elle est douée : sans elle, on n’aurait jamais repéré le Caméléon.

— Il faudra que je la voie. Je ne la connais pas. Elle est nouvelle ?

— Elle travaille avec nous depuis deux mois. Elle a remplacé l’ancien informaticien de NTBS qui travaillait chez nous auparavant et parti en région parisienne. En tout cas, on ne perd rien au change : elle est super-efficace !

— Et mignonne aussi, certainement. Quand tu t’enflammes comme ça, c’est qu’il n’y a pas que l’aspect professionnel en ligne de compte ! ajouta Jo, malicieusement.

— Elle est plutôt agréable à regarder, c’est vrai ! Mais je parlais uniquement de ses qualités professionnelles.

— Je n’en doute pas. En tout cas, j’espère que vous ferez du bon boulot tous les deux et que vous allez nous débarrasser de ce Caméléon.

Il raccrocha, pensif, et se frotta le visage. « Encore des soucis en perspective, se dit-il en frissonnant. J’ai comme un mauvais pressentiment. »

* * *

Pendant l’après-midi, Jo se consacra à diverses activités concernant la gestion de la fondation. Il eut plusieurs réunions avec les différents responsables de secteur pour examiner les objectifs de leurs travaux ainsi que les nouveaux budgets à allouer pour compléter leur financement. C’étaient parfois des discussions âpres, chacun essayant d’obtenir plus que le voisin.

Le groupe Celarbrobreizh était une mosaïque de PME dont Jo avait hérité à la mort de son frère. Au départ, il ne voulait pas de cet héritage provenant d’une famille inconnue de lui, menant des activités criminelles de surcroît. Mais il avait fini par accepter devant le risque d’effondrement du groupe C. Il avait dû stopper son activité de médecin généraliste pour se consacrer uniquement à la direction générale du groupe et en particulier à la gestion de la fondation BreizhBioGen qu’il avait créée. Cette dernière structure était le pôle de recherches du groupe, spécialisé principalement en agrobiologie, mais aussi doté d’un secteur dédié à la recherche en biologie médicale. Les récentes découvertes de la fondation dans le domaine de l’agrobiologie avaient permis aux entreprises du groupe, liées à l’agriculture, de réorienter leur production et leur commerce sur la base de concepts plus respectueux de l’environnement.

Il déléguait une part de plus en plus importante du management du groupe C à son ami Jean Berthonnier, directeur exécutif, et se consacrait plus particulièrement à la fondation BreizhBioGen, véritable poumon du groupe C. Les découvertes scientifiques de la fondation généraient des applications innovantes sur les produits proposés par les entreprises du groupe. Dans le domaine de la biologie médicale, les brevets obtenus par la fondation étaient vendus à prix d’or à des laboratoires pharmaceutiques pour l’élaboration et la commercialisation de nouveaux médicaments.

Alors qu’il regagnait son bureau, Jo entendit un tintement émis par son téléphone. Il s’assit dans son fauteuil tout en consultant son écran. Un mail était arrivé dans sa boîte personnelle, émanant d’un certain… Jonathan Fauvel à destination de lui-même. Réprimant un frisson d’appréhension, il l’ouvrit quand même. Le contenu du message était plutôt énigmatique, porteur d’une menace sous-jacente. Il était écrit : « Es-tu joueur ? Peu importe, tu n’as pas vraiment le choix. Je te donne rendez-vous. J’ai avancé mon pion en premier. À toi de jouer maintenant !

48125596

3235206 »

Ce mail provenait évidemment du hacker, ce Caméléon qui s’était introduit sur le réseau informatique du groupe C. Comme Mickaël l’avait supposé, il était remonté jusqu’au téléphone de Jo, avait piraté sa messagerie et utilisé son propre compte avec son adresse personnelle pour lui adresser ce message. Face à des hackers de cette force, fulmina Jo, on se sentait très vulnérable et démuni.

Pourtant, il s’exhorta au calme pour réfléchir à la nature de ce message. Son auteur l’invitait à un jeu ou plus exactement le poussait à relever le défi d’y participer – il disait : tu n’as pas vraiment le choix. Mais quel était ce jeu ? Il y avait une énigme à résoudre, certes, mais avec ces deux seules séries de chiffres. À quoi tout ça rimait-il ?

Rien ne l’obligeait à accepter. Il pouvait tout simplement ignorer le message, mais il sentait que le hacker ne le laisserait pas en paix. Il était évident que, s’il s’était donné tout ce mal pour l’atteindre, il continuerait à le harceler jusqu’à ce qu’il ait obtenu une réponse. Jo se sentait entraîné de force dans une direction qui pouvait se révéler être un piège : on voulait le contraindre à participer à un jeu sans qu’il n’ait connaissance d’aucune règle. Il se faisait l’effet d’être le gibier que le chasseur veut pousser dans la nasse. La sensation n’était guère agréable.

Il n’avait donc le choix qu’entre deux mauvaises options : refuser le “jeu” en ignorant le message avec peut-être des conséquences désastreuses, ou accepter le défi en aveugle, avec la sensation d’obéir à une volonté extérieure inamicale voire hostile.

Il décida de s’accorder le temps de la réflexion.

III

Mardi 4 mai 2021 ; Plévenon (Côtes d’Armor), Fondation BreizhBioGen

Depuis une bonne demi-heure, Jo essayait de se consacrer à la préparation d’un dossier de présentation d’une nouvelle molécule en vue de l’obtention d’un nouveau brevet. En vain. Les deux séries de chiffres de l’énigme lui revenaient sans cesse en tête, comme un tube seriné à longueur de journée d’été. Pour tenter d’y échapper, il appela Jean Berthonnier, directeur exécutif du groupe C pour l’informer de l’alerte sur le réseau informatique.

— Je suis au courant, Jo. Mickaël m’a fait un rapport sur ce Caméléon.

— Bien. J’espère qu’on va rapidement l’éliminer.

— Je l’espère aussi… Jo, il m’a dit que c’était vous qui étiez visé, en réalité.

— Probablement, oui, éluda Jo.

Il préféra garder pour lui la proposition de “jeu” du hacker.

— Mickaël m’a parlé de la jeune informaticienne de NTBS qui supervise notre réseau informatique, enchaîna Jean Berthonnier. Je ne doute pas un seul instant de ses capacités, mais elle manque peut-être un peu d’expérience et je me disais qu’elle était peut-être passée à côté de quelque chose.

Jo reconnaissait bien là tout le tact de son ami pour exprimer une opinion révélant un certain manque de confiance de sa part envers les jeunes. Il se rappelait la réticence de Jean lorsqu’il avait nommé Mickaël au poste de responsable de la sécurité du groupe C.

— Elle semble très pointue, dit Jo. Elle a réussi à repérer Caméléon, ce qui est apparemment une prouesse.

— Oui, c’est vrai, convint Jean. Mais j’ai quand même contacté un ami qui travaille dans une société de conception d’antivirus à Paris. Selon lui, ce Caméléon n’a pas pu arriver là récemment ; sinon il aurait été repéré à son entrée dans le système par tout l’arsenal de défense numérique de professionnel dont nous disposons.

— Pourtant ce Caméléon parvient à échapper à nos anti-spywares ; il est d’un genre spécial. Il aurait très bien pu échapper à nos alarmes système.

— C’est impossible d’après mon ami. Ce Caméléon a été implanté depuis longtemps, mais il n’a été activé que relativement récemment, ce qui a permis à mademoiselle Imbert de le repérer, ce que n’avait pas réussi à faire son prédécesseur chez NTBS.

— On sait depuis quand il a été activé ? demanda Jo.

— Depuis quatre mois, d’après le rapport de Mickaël qui reprend les relevés de mademoiselle Imbert.

— Depuis le début de l’année, donc.

Jo s’efforça de se rappeler si quelque événement particulier avait eu lieu à cette période-là. C’était la reprise après le deuxième confinement à la fin de l’automne, mais toujours avec des restrictions comme le couvre-feu ; mais rien de marquant sur les plans professionnels ou personnels ne lui revenait à l’esprit. Est-ce qu’il s’agissait d’un individu qui, à cause de la solitude ou par désœuvrement, avait décidé de réactiver son logiciel-espion et de lui lancer un défi personnel parce qu’il était le président du groupe C ?

— Jo ? Vous pensez à quelque chose ? questionna Jean, surpris du long silence de Jo.

— Hum… Non, j’essayais de me souvenir de ces moments, mais je ne vois rien de particulier… Vous disiez que ce Caméléon avait été introduit depuis longtemps. Est-ce possible de savoir depuis combien de temps ?

— Non, mais mon ami informaticien me laisse penser qu’il ne pourrait avoir été installé que par quelqu’un sur place. Je ne pense pas qu’il puisse s’agir de quelqu’un de nos équipes, que ce soit parmi nos agents de maintenance qui n’ont pas les compétences suffisamment nécessaires pour réaliser le programme d’un tel logiciel, ou parmi les ingénieurs NTBS qui ont précédé mademoiselle Imbert.

— Pourquoi pas le prédécesseur de Tara Imbert ? Il est parti juste après que le Caméléon ait été activé. C’est peut-être lui. Maintenant, de loin, il tire les ficelles, proposa Jo.

— Peut-être, à vérifier, admit Jean. Je vais voir cela avec Mickaël. Mais cet informaticien, un dénommé Paulin je crois, n’avait vraiment pas le comportement supposé d’un hacker. Donc, si ce n’est pas lui, il faudrait remonter à l’époque troublée de la gestion Kergoat.

Jean faisait allusion à l’ancien PDG du groupe C, Corentin Kergoat de Saint-Balanec, frère de Jo, condamné pour association de malfaiteurs, assassinats, chantage et autres crimes, qui avait fait de son groupe industriel un paravent pour cacher ses activités illégales.

— Alors là ! s’exclama Jo. Si ce hacker était un employé de cette période-là, il ne va pas être facile à retrouver !

— Il y a quand même les archives du personnel de l’époque. On peut peut-être y trouver quelques noms.

— Oui, vous avez raison. Euh, Jean ! J’aimerais que vous ne parliez pas à Tara Imbert de ce que votre ami informaticien vous a dit et prévenez Mickaël de faire de même. Elle a déjà bien assez à faire avec la traque de Caméléon, sans qu’on aille lui brouiller la vue avec un hacker surgi du passé.

— Tout à fait d’accord, Jo.

IV

Mardi 4 mai 2021 ; Rennes, domicile de Jonathan et Audrey Fauvel

Après le repas du soir, Audrey était montée mettre sa fille de quatre ans au lit. Jo finissait de ranger la cuisine, tout en repensant à ce mystérieux hacker et sa fichue énigme. Il n’avait pas parlé à sa femme du Caméléon, ni de son jeu. Elle avait pourtant remarqué que quelque chose n’allait pas devant l’air absent de son mari pendant tout le repas. Quand elle lui avait demandé s’il avait eu des ennuis, il avait éludé d’un geste vague en disant seulement qu’il y avait quelques problèmes informatiques au travail avec des hackers de plus en plus doués.

Audrey redescendit et lui signala que Nora l’attendait pour son histoire du soir. Il réagit avec un temps de retard et elle le suivit du regard, sourcils froncés, alors qu’il montait l’escalier. Il se dérida en entrant dans la chambre d’enfant : sous la couette, sa fille l’attendait, souriante, impatiente de se glisser dans l’intimité de ce moment unique avec son papa pour elle toute seule. Il choisit dans la petite bibliothèque une histoire de loup bien maladroit et s’installa au côté de Nora. Les yeux d’ambre que la fillette tenait de sa mère se posèrent sur la première illustration tandis que Jo commençait la lecture. Avec délice, elle suivit les premières péripéties du conte, toute frémissante aux passages inquiétants, toute réjouie à ceux plus heureux. Quelques pages plus loin, elle sombrait dans le sommeil, sourire aux lèvres, si jolie, si confiante, totalement inconsciente encore des dangers de la vie. Jo s’arracha à sa contemplation, lui déposa un léger bisou sur la joue, éteignit la lumière en laissant juste une veilleuse et quitta la chambre.

Il entra dans son bureau, installé à l’étage à côté de la chambre de Nora. De nouveau préoccupé par l’énigme du Caméléon, il s’assit pesamment à sa table de travail. Il ouvrit un bloc-notes, attrapa un crayon et se mit en devoir de réfléchir sérieusement à sa résolution. Il inscrivit les deux séries de chiffres qu’il avait mémorisées. Que pouvaient-elles bien signifier ? « 48125596 et 3235206 ».

Il pensa à un message codé utilisant des chiffres pour des lettres, mais ça ne menait à rien ; une suite numérique qui aurait pu déboucher sur un schéma général, mais ça ne fonctionnait pas non plus. Il reprit le détail de l’ensemble du mail ; son auteur écrivait : « Je te donne rendez-vous. » Y avait-il dans cette phrase anodine un indice caché ? Il écrivit sur sa feuille : « Rendez-vous ? » Est-ce que ce type lui en fixait un ? Est-ce qu’il voulait vraiment le rencontrer physiquement ? Jo en doutait fortement ; c’était certainement un rendez-vous virtuel pour s’affronter dans le cadre de son jeu. Mais, virtuellement ou réellement, lorsque deux personnes décidaient de se retrouver, elles se mettaient nécessairement d’accord sur deux aspects fondamentaux : où et quand ? Le lieu et l’heure.

Jo revint aux chiffres. Pouvaient-ils avoir un rapport avec le lieu et l’heure ? Il écarta la question de l’horaire en se disant que le hacker pourrait de toute façon suivre son activité sur son téléphone à n’importe quel moment dès qu’il se connecterait.

Le lieu alors ? Des chiffres pour un lieu… Des coordonnées ! Des coordonnées géographiques ! Jo vit défiler devant ses yeux des images de cartes marines, de positions sur ces cartes exprimées en degrés de latitude et de longitude. Le hacker savait certainement qu’il pratiquait la navigation à voile et qu’il finirait par comprendre à quoi correspondaient ces chiffres. La première série commençait par 48 pour 48 degrés de latitude Nord ; la deuxième débutait par 3 pour 3 degrés de longitude Ouest. Jo exultait, certain de son hypothèse : il avait vu des centaines de coordonnées commençant par ces nombres. Il écrivit fiévreusement les chiffres sous la forme adéquate : « 48°12’55,96 N » (soit 48 degrés 12 minutes 55.96 secondes de latitude Nord) et au-dessous « 3°23’52,06 W » (soit 3 degrés 23 minutes 52.06 secondes de longitude Ouest).

Il se tourna vers son ordinateur, lança son navigateur internet, accéda à Google Maps et entra les coordonnées. Quand la vue par satellite fut stabilisée, elle présentait une belle étendue d’eau, située au sud du petit village de Glomel, près de la ville de Rostrenen, dans le sud des Côtes d’Armor. Jo découvrit dans sa lecture que l’étang du Corong – c’était son nom – avait une longueur de plus de 2 kilomètres pour une superficie de 75 hectares, attirait de nombreux vacanciers à la belle saison pouvant s’adonner aux joies des sports nautiques ou encore faire de belles randonnées à pied ou à vélo tout autour. Un camping situé en bordure d’étang côté nord pouvait les accueillir.

« Très agréable tout ça ! se dit Jo. Mais je ne vais pas y aller pour faire du tourisme. »

Il revint à la carte : les coordonnées entrées par Jo situaient le lieu précis dans le bois de Kerrien, à proximité de l’étang. Il consulta le site Mappy pour s’informer de l’itinéraire. Le résultat s’afficha : il fallait compter environ 1 h 45.

Il se mit à réfléchir. Maintenant, il connaissait le lieu où le hacker voulait l’attirer. Pour quelle raison ? C’était un endroit isolé, dans un bois bordé d’un étang. Voulait-il l’attendre à cet endroit et lui réserver une mauvaise surprise ?

Un signal l’avertit de l’arrivée d’un mail dans sa boîte personnelle. Il y accéda pour constater que l’envoi émanait de… lui-même. Il grimaça en cliquant pour ouvrir le message provenant évidemment du Caméléon.

« Bien joué ! Tu as résolu l’énigme. Ça me plaît bien de jouer avec toi. Maintenant que tu as repéré le lieu sur la carte, tu te doutes bien que tu vas devoir y aller. Il y a un “truc” à découvrir qui te permettra de prendre connaissance de notre jeu et de ses règles. Prends quelques outils pour creuser, l’objet de ta recherche n’étant pas exposé à la vue des promeneurs ! Au fait, l’heure n’est pas encore venue de nous rencontrer : je n’ai pas donc pas l’intention de me rendre sur place. Tu y vas quand tu veux, de toute façon ! Une chose encore : on joue seuls, toi et moi, c’est tout. Personne ne va avec toi, donc. »

Il ne lui avait même pas demandé la réponse à l’énigme. Ce type suivait ses faits et gestes sur l’ordinateur grâce à son maudit logiciel-espion, comme s’il regardait en permanence par-dessus son épaule. Jo bouillait de colère impuissante. Son adversaire l’avait amené exactement là où il voulait : à accepter son défi. En réalité, jamais il ne s’était senti aussi vulnérable. Il éteignit son ordinateur et se mit à griffonner sur son bloc quelque sinistre dessin, pour l’aider à se concentrer sur sa réflexion. Tandis qu’un affreux homme en noir, vêtu d’une longue cape, portant chapeau et masque noir se matérialisait gauchement sous les traits de son crayon, il décida qu’il devait tenter de faire évoluer la situation le plus rapidement possible pour pouvoir s’approcher physiquement du hacker. Dans la langue des joueurs de poker, il devait suivre et miser pour voir. Il décida de se rendre dès le lendemain à Glomel.

V

Mercredi 5 mai 2021 ; Glomel, étang du Corong

Jo dépassa les maisons du hameau de Kerrien et se gara devant l’étang. Il était maintenant 7 heures et le jour commençait à poindre. Il bailla en regardant l’eau qui miroitait entre les arbustes devant lui. La nuit avait été courte et il en ressentait les effets ; il s’était levé à 5 heures pour être sur place en même temps que le jour naissant. Audrey s’était réveillée en l’entendant et lui avait demandé d’une voix ensommeillée pourquoi il était debout si tôt. « Une affaire importante à régler au boulot » avait-il éludé brièvement.

Il sortit de sa voiture, frissonna dans le petit matin frisquet avant de revêtir un sweater et une veste imperméable. Il enfila ses chaussures de randonnée et endossa son sac à dos. Il y avait mis un GPS spécial rando, des gants de jardinage, une petite griffe, un déplantoir, une scie à bois dans son étui et pelle américaine dont le manche dépassait par l’ouverture du haut. Il glissa son téléphone éteint dans une de ses poches, puis se dirigea vers l’étang. À cet endroit, une sorte de digue en empierrement séparait une anse du reste de l’étang. Jo emprunta la voie aménagée sur l’enrochement qui permettait de rejoindre le bois de Kerrien de l’autre côté. La traversée effectuée, un choix s’offrait à lui : suivre la voie forestière toute droite qui traversait tout le bois ou prendre le sentier de randonnée qui longeait la rive de l’étang. Il sortit le GPS de son sac à dos et l’activa, puis il s’engagea en face sur la voie forestière. Il marchait tout en surveillant l’écran de l’appareil. Il y avait entré le point indiqué par les coordonnées de l’énigme et l’avait sélectionné en tant que position à atteindre. Il suivit le chemin sur une soixantaine de mètres, jusqu’à ce que le cap donné par le GPS l’oblige à le quitter et à avancer sur sa droite entre les arbres. La distance affichée diminuait rapidement, puis l’appareil émit un signal lorsque Jo fut sur la position. Il y était !

Il regarda autour de lui. Personne dans les parages : il pouvait se mettre au travail. Il se délesta de sa veste et de son sac à dos, sortit ses outils, déplia la pelle américaine. Avant de donner le premier coup de pelle, il inspecta le sol. Le tapis de feuilles mortes ne paraissait pas avoir été remué récemment. Le hacker l’avait-il mené en bateau en l’envoyant creuser un trou à cet endroit ?

Jo se mit à l’ouvrage. La terre en surface était de l’humus meuble et léger, donc facile à pelleter. Jo trouva rapidement son rythme, dégageant une zone circulaire d’environ deux mètres de diamètre. Il pelletait à grands coups réguliers, ne s’interrompant qu’une seule fois pour ôter son sweater et deux fois pour ne pas attirer l’attention d’un groupe de randonneurs passant sur le sentier. Quand il eut dépassé les quatre-vingts centimètres de profondeur, il commença à se poser de sérieuses questions. Il continua néanmoins, ne voulant pas admettre qu’il avait fait tout ce travail pour rien.

Un peu plus tard, il se demanda s’il ne s’était pas trompé d’endroit. Il arrêta son effort pour vérifier sur son GPS les coordonnées de la position. Il n’y avait pas d’erreur et il se remit au travail, la sueur ruisselant sur son visage et imprégnant son T-shirt. Bientôt, il eut dépassé largement le mètre de profondeur ; sa raison lui dictait de stopper cette besogne absurde. Ce type s’était moqué de lui !

Énervé, il enfonça sèchement sa pelle, tout en pesant rageusement du pied sur le fer. Toc ! Le métal buta sur quelque chose de dur. Un caillou sans doute… Jo souleva sa pelletée pour la lancer sur la butte de terre qui s’élevait tout autour de la fosse, baissa la tête pour le coup de pelle suivant… mais stoppa son geste. Un os émergeait du fond, comme un doigt accusateur pointé vers lui. Il chancela sous le choc, eut un mouvement de recul et dut s’appuyer contre la paroi de la fosse pour se ressaisir. Il posa son outil, se pencha et saisit l’os par l’extrémité renflée de l’épiphyse visible et le dégagea de la terre. C’était un os long, d’une cinquantaine de centimètres, et pour le médecin de formation qu’était Jo, un fémur humain, à n’en pas douter…

Il attrapa sa griffe et se mit en devoir de gratter le fond de la fosse. Il trouva immédiatement un second os, une omoplate, puis un troisième, un crâne… Au bout d’un quart d’heure, il en avait dégagé une bonne vingtaine.

Le corps humain compte 206 os ; il décida de s’arrêter là. Il disposa les ossements au fond de la fosse, en sortit, attrapa son téléphone dans son sac et prit une photo vue du dessus. Il appela Audrey ; contre toute attente, elle décrocha aussitôt.

— Audrey, j’ai besoin de ton aide. J’ai découvert des ossements humains dans un bois à Glomel, près de Rostrenen.

— Jo ! Qu’est-ce que tu racontes ? s’exclama la policière, comme si elle doutait de la santé mentale de son mari.

— J’ai découvert ce qui reste d’un corps humain, Audrey ! Ça m’a fichu un choc quand je me suis rendu compte que c’étaient les os d’un homme.

— Mais comment t’es-tu retrouvé là-bas à déterrer de vieux os ? questionna Audrey, sidérée.

— Je ne savais pas ce que j’allais déterrer… Bon ! Le mieux, c’est que je t’explique toute l’affaire.

Jo expliqua l’intrusion du hacker dans sa messagerie personnelle, l’invitation à participer à son jeu, la résolution de l’énigme et sa propre décision de relever le gant.

— D’accord, fit Audrey, pensive. Je comprends que tu te sois laissé convaincre, mais ce que j’ai du mal à accepter, c’est que tu ne m’en aies pas parlé…

— Je t’ai parlé du hacker infiltré dans notre réseau !

— Jo ! Tu sais très bien ce que je veux dire ! Tu es là-bas, tout seul, dans un bois isolé, où ce type aurait aussi bien pu t’attendre pour te tuer ! D’ailleurs, peut-être qu’il est près de toi et s’apprête à te descendre.

— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? Mais ce mec voulait que je découvre ce cadavre. Ça fait partie de son jeu. Je ne risque rien. Il m’a dit que ce n’était pas encore l’heure de nous rencontrer. Il veut que le jeu se poursuive.

— Bon sang, Jo ! Tu crois tout ce qu’il te dit ? C’était dangereux d’y aller tout seul. J’aurais pu te protéger ; je fais quand même partie de la Police !

— Il a précisé dans son message que je devais agir seul. Comme il s’est invité dans mon téléphone, il est sans doute capable de suivre mes déplacements.

— Tu aurais pu le garder éteint, mais la question n’est pas là. Je pense qu’il a pris l’ascendant psychologique sur toi et qu’il t’amène à faire exactement ce qu’il veut. Alors, maintenant, tu vas m’écouter et faire ce que je te dis. Là, c’est la flic qui parle.

Sa voix s’était faite autoritaire, le ton glacial. « Audrey est furieuse, pensa Jo. Elle pense que je ne lui ai pas fait confiance et elle m’en veut. »

— Excuse-moi, Audrey. J’aurais dû t’en parler. Vas-y, je t’écoute.

— À partir de maintenant, la Police doit prendre le relais. Je vais signaler ta découverte à ma hiérarchie et je vais demander à être chargée de l’affaire. Il faudra peut-être que je force un peu les choses, vu que mon mari y est directement impliqué.

— Hé ! Je ne suis qu’un témoin ! se récria Jo.

— Tout tourne autour de ton groupe, et surtout autour de toi. Que tu le veuilles ou non, tu y es impliqué jusqu’au cou, trancha Audrey. Mais je me débrouillerai pour avoir l’affaire, une affaire qui est pour l’instant celle d’un cadavre enterré en cachette, sans qu’on puisse dire s’il a été victime d’un meurtre.

— Ben si ! affirma Jo. Il y a certainement eu meurtre : certains os que j’ai mis au jour ont été sciés ou sectionnés. Je ne suis pas médecin-légiste, mais je pense que le corps a été découpé et les morceaux enterrés ici très profondément. Ils ont sans doute été jetés directement dans la fosse, parce qu’ils n’ont pas été emballés dans du plastique, genre bâche, puisqu’il n’y en a pas la trace, ou alors, ils ont peut-être été mis dans une caisse en bois qui s’est décomposée depuis, comme la chair du cadavre.

— Je vois… Si tu peux m’envoyer une photo de ce que tu as déterré.

— C’est ce que je pensais faire. J’ai déjà pris la photo.

Il manipula son appareil pour envoyer le cliché par MMS. Quelques secondes plus tard, Audrey le rappela.

— OK, je l’ai vue. Tu as raison : on voit bien que certains os ont été tranchés net. On dirait du travail de boucher. Eh bien, il va falloir ouvrir une enquête probablement pour meurtre, au moins pour dissimulation de cadavre et atteinte à son intégrité.

— Tu n’es pas certaine qu’il s’agisse d’un meurtre ? s’étonna Jo.

— Non. Imagine que ce soit les os d’une personne âgée qui touche une confortable pension de retraite. Cette personne est morte de cause tout à fait naturelle, mais quelqu’un vivant à ses crochets sous son toit décide de ne pas déclarer sa mort, débite le corps et l’enterre au fond d’un bois, comme ça, il continue à percevoir la pension. Ça s’est déjà vu !

— OK, donc ce n’est peut-être pas un meurtre ?

— Il y a de fortes probabilités, mais il faut l’examen du médecin-légiste pour le savoir. Et il faut également des réponses à la question de savoir depuis combien de temps le corps se trouve là. Quand il n’y a plus que des ossements, ça peut dater d’il y a longtemps… Et puis : il y a la question…

— … de savoir quel est le lien avec le groupe C et moi, compléta Jo sombrement.

— Savoir est le maître-mot ! Bon, inutile de se creuser les méninges avec ça pour le moment. Les analyses des os nous apporteront nécessairement des réponses. Il faut savoir attendre, c’est tout… J’appelle la gendarmerie de Rostrenen pour les prévenir. Ils enverront du monde pour s’occuper de boucler et de sécuriser la zone. Quand ils seront sur place, tu pourras t’en aller.

— Il va falloir que je les attende ? râla Jo.

— Eh oui ! Il faut que tu les accueilles et que tu leur montres l’endroit de ta découverte. Bon, je te rappelle si j’ai besoin de toi. De toute façon, tu seras convoqué pour apporter ton témoignage.

Audrey raccrocha. Jo maugréait toujours, agacé de devoir poireauter sur place.

VI

Mercredi 5 mai 2021 ; Glomel, étang du Corong

Il était 14 heures lorsque la capitaine du SRPJ Audrey Fauvel et son adjoint le lieutenant Jean-Paul Boursot arrivèrent sur les lieux. Un ruban marqué « Gendarmerie – Zone interdite » délimitait le périmètre de la zone d’investigation. Un des gendarmes s’avança vers eux, sitôt qu’il eut remarqué les brassards « Police » qu’Audrey et Boursot avaient enfilés.

— Je suis Marc Triveau, le chef de la brigade de Rostrenen. Nous avons fait le nécessaire pour protéger les lieux. La brigade de recherche de la gendarmerie de Saint-Brieuc est déjà à l’ouvrage. Son responsable est là.

Un homme en tenue de protection blanche se retourna vers Audrey et Boursot : il était le chef des TIC – techniciens en identification criminelle de la brigade de recherche. Il vint vers eux.

— Capitaine Fauvel ! Comme on se retrouve ! dit-il sur un ton jovial, tout en abaissant son masque anti-covid.

Elle reconnut aussitôt le capitaine Danic. Ils avaient travaillé ensemble l’an passé sur l’affaire d’Erquy. Elle fit les présentations entre Boursot et le gendarme qui ne se connaissaient pas.

— Je suis contente de faire de nouveau équipe avec vous, Capitaine Danic. Le procureur a établi une co-saisine nous réunissant, votre groupe et le mien, sur cette enquête.

Elle ne dit pas qu’elle avait sérieusement bataillé pour obtenir l’enquête, à cause de l’implication de Jo dans l’affaire. Son commissaire, qui avait eu maintes fois l’occasion d’être le témoin privilégié de la redoutable efficacité du tandem Fauvel, avait plaidé sa cause auprès du procureur. Celui-ci avait fini par céder, le commissaire lui rappelant les affaires difficiles résolues grâce à l’action des deux époux, chacun dans son registre. « Voulez-vous me préciser quel est le registre du mari ? avait dit le procureur, pince-sans-rire. Celui qui commence là où finit celui de sa policière de femme ; celui de l’enquête dans l’illégalité et de la confrontation directe et parfois brutale, c’est ça ? » Le commissaire avait souri ; c’était gagné. « Bien, j’accepte qu’elle soit sur l’affaire, mais pas lui ! avait cependant exigé le procureur. Sa seule participation est et restera celle de témoin. Au moindre faux pas, je la vire de l’enquête ! »

— Je suis content aussi, répondit Danic. Et votre mari ? Si je comprends bien, il est déjà en plein dedans, lui.

— Lui est simplement un témoin, répliqua Audrey sèchement. Son rôle s’arrêtera là. Il n’est pas question qu’il intervienne d’une autre façon.

Le capitaine Danic comprit qu’il valait mieux changer de sujet. Il ne posa donc pas la question qui lui brûlait les lèvres : qu’est-ce qui avait amené son mari à venir creuser pile à cet endroit ?

— Eh bien, enchaîna le chef des TIC. Avec mes collègues, nous avons continué à dégager d’autres ossements que nous sommes en train de répertorier. Nous pouvons déjà dire qu’il n’y a pas qu’un seul corps ; nous avons trouvé deux crânes. Et peut-être y a-t-il encore d’autres corps en dessous ; nous n’avons pas fini de tout sortir, loin de là.

— Plusieurs corps ? Enterrés en même temps ? questionna Audrey.

— Il est trop tôt pour le dire. Le médecin-légiste va avoir du boulot pour reconstituer les squelettes. Nous, les TIC, on étiquette chaque os avec un numéro suivant l’ordre dans lequel il est déterré pour l’aider à s’y retrouver. On prélève des échantillons osseux pour envoyer à analyser au labo.

— Vous ne le faites pas pour chaque os ? questionna Boursot.

— Non, bien sûr ! répliqua le chef des TIC en riant. Sur les deux crânes, bien sûr ; sur quelques os longs aussi…

— Bien, dit Audrey. Il me faudra ces résultats d’analyses au plus vite, qu’on puisse comparer les ADN relevés avec ceux de nos bases de données. Si ceux qui sont enterrés là ont des antécédents judiciaires, on pourra rapidement les identifier.

— Faudra pas compter avant trois ou quatre jours…

— Il faudra dire au labo que ça urge vraiment et leur demander de traiter notre cas en priorité.