Erquy on the rocks - Jacques Minier - E-Book

Erquy on the rocks E-Book

Jacques Minier

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Beschreibung

Deux drames mortels ont lieu le même jour, au même endroit... Mais s'agit-il vraiment d'accidents ?

Dimanche 16 août. Lors d’un orage d’une extrême violence sur la baie de Saint-Brieuc, un homme se tue en chutant de la falaise du cap d’Erquy et un voilier fait naufrage sur un récif au large de ce même cap, entraînant la mort de ses deux occupants. Deux drames ; deux accidents malheureux ! Mais est-ce vraiment le cas ? Les marins à bord du bateau n’étaient pas des novices ; le skipper, Gwendal Souder, était un ancien coureur au large professionnel et sa fille, Maïwen, avait tout appris de lui. L’expérimenté Gwendal, grand ami de Jonathan Fauvel du temps de leur adolescence, n’a pu disparaître ainsi ! Alors que l’enquête officielle va conclure à un simple accident maritime, Jo décide contre vents et marées de mener ses propres investigations, malgré les nombreuses réticences autour de lui, y compris celles de sa femme Audrey.

Découvrez la cinquième enquête palpitante de la capitaine de police Audrey Tisserand !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Minier, Breton né à Saint-Brieuc en 1958, vit à Trégueux. Ancien professeur des écoles, il mêle dans ses romans sa passion pour les récits à suspense et son profond attachement à sa terre bretonne, si riche de contrastes. Dans ce cinquième volume, l’auteur envoie ses enquêteurs Jo et Audrey sur la lande du cap d’Erquy, sublime décor naturel d’un opéra tragique mettant en scène ses acteurs d’infortune.

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Couverture

Page de titre

REMERCIEMENTS

Une nouvelle fois, je souhaite remercier ici mes lecteurs, les fidèles de la première heure, qui suivent les aventures de Jo et Audrey depuis Traque mafieuse à Saint-Malo, comme ceux qui les ont rejoints par la suite et qui remontent la chronologie des volumes. J’espère que ce nouvel épisode ne les décevra pas.

Je veux exprimer aussi mes profonds remerciements à toute l’équipe des Éditions Alain Bargain pour sa confiance à mon égard et son travail.

Ma reconnaissance va également à ma femme Michèle pour ses relectures, ses corrections et ses conseils avisés, mais aussi pour sa patience à me supporter dans ma bulle hors du temps, durant cette longue période d’écriture.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

PROLOGUE

Dimanche 16 août 2020, vers 15 heures

Le voilier se mit à gîter plus fortement ; cette rafale soudaine était un avertissement. Au loin, un éclair zébra le ciel. L’orage était encore très éloigné mais serait sur eux bien plus tôt que le prévoyait la météo.

À bord de leur bon vieux Maïdal, Gwendal Souder et sa fille Maïwen avaient quitté le port de Saint-Malo le matin même pour une croisière de deux semaines le long des côtes bretonnes. Ils avaient doublé le Cap Fréhel et naviguaient vers l’ouest avec l’intention de rallier le port de Saint-Quay-Portrieux dans la baie de Saint-Brieuc. Pour l’heure, ils croisaient au large de la grande plage des Sables-d’Or-les-Pins en direction du Cap d’Erquy.

Une rafale encore plus marquée décida le skipper à anticiper la dégradation de la météo ; ils réduisirent la toile en prenant un ris dans la grand-voile et en enroulant le génois de quelques tours. De lourds nuages noirs venus des terres couraient maintenant vers eux ; les éclairs se succédaient à un rythme s’accélérant. Quelques grosses gouttes éparses s’écrasèrent sur le roof.

— On peut se préparer à du lourd d’ici peu ! commenta Gwendal, les yeux tournés vers le ciel de plus en plus menaçant. On va prendre par le chenal d’Erquy qui fait passer juste sous le cap, plutôt qu’aller plus au large pour contourner les hauts-fonds. Comme ça, on gardera l’abri de la falaise.

Sa fille opina de la tête. Elle ne s’inquiétait pas outre mesure du mauvais temps qui se préparait. Elle avait une totale confiance en son père, ancien coureur au large qui en avait vu bien d’autres.

Gwendal et Maïwen furent bientôt contraints de rabattre sur leur tête la capuche de leur combinaison cirée. La pluie redoublait d’intensité, crépitant à la surface de l’eau devenue grise. La visibilité s’était considérablement réduite ; on ne distinguait plus le Cap d’Erquy devant l’étrave, ce qui obligeait à suivre rigoureusement le cap au compas. Le vent de secteur sud soufflait de plus en plus fort, venant de trois-quarts face. Il fallut encore prendre un nouveau ris et quelques tours d’enrouleur pour soulager le bateau.

Un éclair vint illuminer la falaise et permit aux navigateurs de contrôler leur progression vers le chenal. Ils repérèrent la bouée marquant la limite de l’avancée des rochers à la pointe du cap. Ils étaient tout proches et allaient bientôt la dépasser. Gwendal corrigea légèrement sa direction pour s’écarter quelque peu.

Soudain, un nouvel éclair embrasa le ciel au-dessus de la falaise. Maïwen, qui finissait juste de régler le génois, tourna la tête vers la vive lueur. L’air hagard, elle cria en montrant la paroi.

— Papa, regarde !

Son père porta son regard dans la direction indiquée et, comme sa fille, fut frappé de stupeur. Il saisit les jumelles pendant à son cou et les braqua vers la falaise.

— Nom de D… C’est pas possible ! Vite, la radio !

*

Une heure plus tard

Le Maïdal peinait en raison du vent, mais à présent, ils finissaient de dépasser les récifs des Comtesses par le sud. Les deux marins avaient dû tirer un bord vers la côte pour s’écarter de ce plateau rocheux vers lequel le vent et la mer les faisaient dériver. Puis ils avaient de nouveau viré de bord pour piquer vers l’ouest en direction du port de Saint-Quay.

L’orage redoublait de violence. Les rafales étaient de plus en plus fortes. Soudain, le voilier se coucha très dangereusement sous un coup de boutoir inattendu. Les barres de flèches effleurèrent la surface de l’eau. Le cockpit était quasi-vertical, transformé en un véritable toboggan. La jeune fille glissa, tomba vers la voile, fut retenue par le filin de son harnais. Gwendal, cramponné à la barre, s’arc-bouta pour tenir assis sur son siège. Il jeta un coup d’œil inquiet vers les récifs des Comtesses qui n’étaient plus qu’à quelques encablures et laissa filer l’écoute de grand-voile pour tenter de soulager le bateau, puis se retourna pour faire face à l’extrême menace qui surgissait sur bâbord. Mais les contraintes sur le mât étaient bien trop fortes. Par-dessus le fracas de la tempête, un claquement suivi d’un sifflement se fit entendre : le hauban rompu balaya le pont, attrapa le skipper à hauteur de la gorge. Un flot de sang jaillit. Il tomba à son tour vers sa fille au fond du cockpit, alors que le mât basculait. Pleurant et hurlant son désespoir et sa rage impuissante, elle attrapa son père, l’attira contre elle, tenta de comprimer en vain la blessure, toute barbouillée du sang du mourant.

Elle releva la tête et cria de plus belle, épouvantée, lorsqu’elle entrevit en une infime fraction de seconde le danger mortel qui s’abattait sur elle.

Les récifs étaient maintenant tout proches. Déjà, les déferlantes drossaient le voilier sur les premiers écueils. Quelques secondes plus tard, la coque se déchirait sur les rocs acérés.

I

Lundi 17 août 2020, 6 h 45

Au domicile rennais des Fauvel, c’était le moment du petit déjeuner. Jo versait le café dans les tasses, tout en écoutant distraitement les nouvelles à la radio. Il était surtout question du coronavirus et de ses conséquences sur la population. Le médecin qu’il était, même s’il n’exerçait plus, savait que les gens se leurraient en pensant qu’ils allaient bientôt en finir avec ce satané virus. L’été, les vacances amenaient une agréable atmosphère de détente après les longues semaines de confinement du printemps. Mais Jo se doutait que l’automne verrait la pandémie reprendre de plus belle et espérait que des vaccins puissent rapidement être mis au point et administrés aux individus.

Ses pensées dérivèrent vers leur petite fille Nora, maintenant âgée de trois ans et demi, actuellement en vacances avec les parents d’Audrey. Ceux-ci avaient pris une location pour la deuxième quinzaine d’août à Damgan, sur la côte morbihannaise. Audrey et lui avaient emmené la petite seulement avant-hier chez ses grands-parents, mais elle lui manquait déjà cruellement. Il s’interrogeait sur l’avenir de son enfant, ainsi que de tous les autres, dans un monde où ce genre de pandémie risquait de se produire plus souvent…

Audrey apparut dans la cuisine, serrant la ceinture de son peignoir. Elle se dressa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur les lèvres de son mari.

— Rien de tel qu’une bonne douche pour se réveiller ! Avec cet orage la nuit dernière, j’ai vraiment mal dormi…

— Chut ! Écoute ! coupa soudain Jo, tendant l’oreille à un flash diffusé sur les ondes :

« — …les secours ont été déployés depuis hier au soir pour tenter de retrouver le navigateur Gwendal Souder et sa fille Maïwen disparus à bord de leur voilier. C’est à la suite de l’appel lancé par l’épouse du skipper que les recherches ont été lancées vers 21 h 30. Son mari devait la contacter à leur arrivée au port de Saint-Quay-Portrieux prévue vers 19 heures. Ne recevant pas l’appel attendu, elle a téléphoné à la capitainerie du port, où il lui a été répondu que son mari et sa fille ne s’étaient pas présentés. Elle a alors lancé l’alerte et le CROSS Corsen a déclenché les opérations de secours. D’importants moyens ont été mis en place pour quadriller la baie de Saint-Brieuc. Au petit jour, l’hélicoptère de la sécurité civile a repéré l’épave du bateau échouée sur les récifs des Comtesses, un plateau rocheux situé à l’ouest du Cap d’Erquy. Le mauvais temps s’étant calmé, des spécialistes du secours en mer ont pu être hélitreuillés sur le rocher, mais n’ont hélas pu que constater le décès des deux malheureux occupants du voilier. Une enquête a été ouverte par les autorités ; il semblerait toutefois que la cause de ce naufrage soit accidentelle vu les très difficiles conditions météorologiques d’hier après-midi sur la zone… »

La nouvelle avait frappé Jo de plein fouet ; son visage était décomposé, livide. Il éteignit la radio d’une main tremblante et se laissa tomber lourdement sur sa chaise.

— Gwendal ! Non ! Et Maïwen ! Morts, tous les deux… C’est pas possible…

Il enfouit son visage dans ses mains. Audrey posa la main sur l’épaule de son mari ; elle connaissait l’attachement des deux hommes l’un pour l’autre.

Jo frotta sa figure marquée par le chagrin, posa son menton sur ses doigts entrecroisés, méditant douloureusement la sombre nouvelle. Ses yeux se voilèrent, tandis que les souvenirs remontaient à la surface.

***

Le flot de leurs années d’adolescence le happa en une fulgurance d’écume et d’embruns, de fracas des vagues, de claquements des voiles et, dominant toute cette sarabande nautique, des éclats de rire, de voix et de joie de Gwendal. Leur amitié s’était forgée au contact des éléments, lorsqu’ils s’étaient rencontrés au centre nautique de Rothéneuf, près de Saint-Malo.

Au tout début, ce fut un peu comme la rencontre de l’eau et du feu : le calme et taciturne Jo face au bouillant et tonitruant Gwendal. Celui-ci avait fréquenté le centre de voile depuis ses huit ans, Jo n’y avait été inscrit par ses parents qu’à l’âge de quinze ans. Après des débuts sur un dériveur d’initiation collective avec un moniteur à bord où il avait acquis les premières bases, Jo avait pris place sur Newcat 16, un de ces petits catamarans rapides, en compagnie de Gwendal. C’était l’encadrement qui composait les équipages et ce n’était pas du tout du goût de Gwendal de se retrouver avec un équipier aussi novice. La première sortie ne s’était pas vraiment bien passée ! Dès le début de la séance, Gwendal s’était mis à houspiller Jo. Après un premier virement de bord catastrophique que Gwendal qui barrait, avait rattrapé de justesse en évitant in extremis le dessalage, le flot des injures et des remontrances ne se tarissait plus. Pour lui, Jo n’était qu’un « gros lourdingue plus lent qu’un escargot qui n’avait rien à faire sur un bateau. » Au bout d’un moment, Jo, lassé de ce déluge de railleries, avait volontairement fait chavirer le catamaran. Tous deux s’étaient retrouvés à l’eau. Jo avait pataugé jusqu’à Gwendal qui s’époumonait de plus belle, avait dit au braillard qu’il en avait marre de l’entendre, puis l’avait attrapé par la nuque, lui avait plongé et maintenu la tête dans l’eau pendant une vingtaine de secondes. L’autre s’était débattu comme un beau diable, mais s’était révélé bien incapable de se libérer de cette poigne de fer. Quand Jo avait relâché son étreinte et enfin permis à Gwendal de respirer, il avait dit simplement :

— Bon ! On le relève, ce bateau ? Et puis après, tu pourras peut-être commencer à m’apprendre au lieu de me gueuler dessus tout le temps !

Stupéfait, Gwendal avait lu dans le regard déterminé du grand gaillard que l’offre de paix était à saisir de suite et sans arrière-pensée. Il serra la main que lui tendait Jo.

— OK ! Ça marche ! Je vais t’apprendre ! Et… euh… excuse-moi pour t’avoir crié dessus… J’ai été vraiment con, je crois.

— Ouais, un peu. Bon… excuse-moi pour t’avoir fait boire la tasse.

Les explications techniques de Gwendal et la grande force physique de Jo avaient permis de remettre le bateau à l’endroit en un rien de temps. Les deux garçons avaient repris leur poste et, dès les bords suivants, avaient établi une réelle connivence, le novice suivant avec application les conseils avisés de l’expert.

Ils étaient devenus rapidement inséparables ; Jo était reconnaissant envers le spécialiste de lui faire découvrir son art, et Gwendal était fier de noter les progrès fulgurants de son élève. Ils avaient tant progressé ensemble, leur équipage était si bien rodé qu’ils remportaient dans leur catégorie toutes les régates locales auxquelles leur club les inscrivait.

Durant les trois étés suivants, ils s’étaient retrouvés au club pour naviguer. Toujours ensemble sur le même bateau. Puis Jo avait entrepris des études de médecine, Gwendal avait envoyé promener les études et tout le reste, et choisi de faire de la compétition à la voile : équipier sur le Tour de France à la voile, Mini Transat sur son 6,50, participation à la Solitaire du Figaro sur un bateau déjà ancien qu’il avait loué, épreuve sur laquelle il avait montré toutes ses capacités grâce à des options tactiques audacieuses, équipier sur un multicoque du trophée Jules Verne, puis sur tous supports chassant les records sur toutes les mers du globe. Il avait ensuite voulu avoir un Figaro bien à lui, avait conclu un contrat avec un sponsor qui l’avait lâché avant le départ de la course. Plus de sponsor, plus de participation… Et une montagne de dettes à régler. Pour les éponger, il avait dû vendre le Figaro, puis avait à nouveau embarqué comme équipier de luxe sur des bêtes de record. Il avait ensuite rencontré Maud, celle qui allait devenir sa compagne, et avait renoncé à courir les mers. Ils avaient ouvert un magasin de vêtements marins à Saint-Malo.

L’année suivante avait vu la naissance d’une petite fille, Maïwen. Le bébé ne savait pas encore marcher lorsqu’il avait embarqué pour la première fois sur le Maïdal, un voilier d’occasion qu’il avait acheté pour naviguer en famille dans le coin de Saint-Malo. Sa femme les avait accompagnés pendant les premières sorties, mais un mal de mer récurrent l’empêchait de goûter aux plaisirs nautiques et elle avait dû se résigner à rester sur la terre ferme. Au fil des années, la fillette, devenue adolescente, avait appris l’art de la navigation au côté de son père et bourlingué autour de la Bretagne, le long des côtes anglaises ou espagnoles.

*

Le père et la fille connaissaient parfaitement leur affaire, se complétaient merveilleusement bien… Comment avaient-ils pu se laisser surprendre ainsi au point de faire naufrage ? pensa Jo.

Après les premiers instants de vide incommensurable, il sentit monter en lui un sentiment de révolte et d’indignation. Comment croire à un accident ?

II

Lundi 17 août, 7 h 15

Assis à la table de l’espace cuisine, Jo ruminait de sombres pensées, imaginant toutes sortes de scénarios mettant en scène Gwendal et sa fille face aux éléments déchaînés. Mais décidément non : ça ne cadrait pas ! Il ne parvenait pas à admettre l’idée que l’orage seul en fût venu à bout. Il leva les yeux vers Audrey. Elle capta une lueur farouche dans son regard. Il se leva brusquement, la dominant de sa haute taille.

— Dans un naufrage ? Ça n’est pas possible ! Pas possible ! martela-t-il. Même dans du gros temps comme hier soir, ils auraient dû s’en sortir.

— Jo… Je sais que c’est difficile. Mais l’orage a été très violent dans les Côtes d’Armor. Ils ont pu avoir une grave avarie ; leur bateau était loin d’être neuf, dit doucement Audrey.

— Non ! Enfin, je veux dire qu’une avarie, une panne est toujours possible, bien sûr, mais Gwendal aurait toujours trouvé une solution pour s’en sortir. Il avait trop l’habitude des situations extrêmes.

Un pli soucieux barrait le front d’Audrey. Elle connaissait bien son mari : il n’aurait de cesse de trouver une autre explication. Elle se mordit les lèvres, cherchant ses mots, pour expliquer qu’elle ne pensait pas pouvoir le suivre sur ce terrain-là. Il la devança :

— Je sais ce que tu vas me dire ! Mais je le connais bien mieux que toi. Gwendal n’était pas seulement un très bon navigateur. Comment te dire ? Il faisait partie de l’élément marin ; il était parfaitement adapté. Il n’a pas pu se laisser surprendre !

Le téléphone sonna.

Audrey alla répondre. Jo, plongé dans ses pensées, l’entendit bredouiller quelques vagues mots de condoléances. Il comprit aussitôt qu’il s’agissait de Maud, la femme de Gwendal. Il saisit le combiné que lui tendait Audrey.

— Maud ! C’est terrible ! Je suis désolé ! balbutia-t-il, la gorge nouée.

À l’autre bout de la ligne, les pleurs redoublèrent. Durant de longues minutes, Jo tenta d’apporter un peu de réconfort à l’infortunée jeune femme. Dans ses propos déchirants et décousus, elle évoquait l’appel qu’elle avait reçu des autorités et qui faisait état d’un démâtage au cours duquel la chute des espars aurait provoqué la mort de Gwendal et Maïwen.

Quand elle se fut un peu apaisée, il lui proposa d’aller la voir chez elle. Toutefois, elle déclina l’offre.

— Jo… Merci de ton attention, mais ce n’est pas la peine ! Mes parents sont à la maison ; je suis bien entourée. Ne t’inquiète pas… En fait, je t’appelais parce que… voilà… Parce que je suis certaine que Gwendal et Maïwen n’ont pas pu mourir comme ça de leur seule faute. Il y a certainement eu une cause extérieure…

— À quoi penses-tu ? questionna Jo.

— Peut-être à une collision avec un autre bateau… quelque chose comme ça. Si c’est une collision, ça veut dire que ce bateau s’est enfui, sans porter assistance à…

Sa voix se perdit à nouveau dans les sanglots.

— S’il y a eu une collision, reprit Jo lorsqu’elle se fut reprise, il devrait y avoir des traces visibles sur la coque du Maïdal, comme de la peinture de l’autre bateau, par exemple.

— Oui, il devrait y en avoir, mais apparemment, il n’y en a pas… J’ai eu tout à l’heure au téléphone un responsable de la sécurité civile qui m’a dit que les gendarmes maritimes s’étaient déjà rendus auprès de l’épave. Ils ont fait un premier examen rapide de la coque, en vue de lancer des recherches d’un éventuel tiers. Il y a une éventration, des enfoncements et des éraflures, dus aux heurts de la coque sur les rochers, mais ils n’ont pas observé de marques de peinture ou autres traces laissées par un autre bateau.

— Je suppose qu’ils vont mener une inspection plus approfondie quand le Maïdal aura été ramené à terre.

— C’est ce qu’on m’a dit. Il doit être envoyé au port de Saint-Quay-Portrieux. Les opérations de récupération de l’épave doivent être déjà lancées… Mais on m’a laissé entendre qu’il ne fallait pas que je me mette en tête l’idée d’une collision ou quelque chose du genre.

La voix de Maud se brisa. Elle laissa passer la vague de chagrin qui la submergeait à nouveau, puis reprit :

— Jo, au cas où l’enquête serait conclue de cette façon, je voudrais te demander de la reprendre et d’essayer d’éclaircir ce qui a bien pu arriver. D’après ce que je sais, tu as déjà pris part à des affaires avec Audrey qui est policière. Peut-être qu’à vous deux, vous pourriez trouver des réponses.

Jo se donna un temps de réflexion avant de répondre. Sa propre conviction sur le naufrage rejoignait celle de Maud, mais il ne pouvait pas d’emblée impliquer Audrey là-dedans.

— Je suis de ton avis, approuva-t-il. Jamais Gwendal n’aurait pu se laisser surprendre et emporter comme ça ; il aurait su réagir et trouvé le moyen de s’en sortir.

— Oui, et Maïwen avait le même sens marin que son père. En supposant que l’un des deux a été blessé dans la chute du mât, l’autre aurait trouvé la ressource de réagir !

— Je le pense aussi. Et, promis : je chercherai à en apprendre davantage si l’enquête conclut à un accident maritime ne concernant que Gwendal et Maïwen. Mais attendons quand même les résultats des investigations. Quant à Audrey, je ne pense pas l’impliquer sans réelle certitude dans des recherches que sa hiérarchie pourrait ne pas apprécier.

— Je comprends. Merci pour ton soutien, Jo. Je te tiens au courant de la suite.

Jo raccrocha sur une dernière parole de réconfort.

Audrey attendait que Jo ait terminé sa conversation. Elle avait à peu près compris la teneur des propos échangés et s’inquiétait des suites que Jo ne manquerait pas de donner à cette discussion. Maud et lui s’étaient déjà convaincus l’un l’autre que ce drame tragique recelait un mystère.

Elle devait lui parler, trouver les mots simples et sensés qui l’amèneraient à observer les faits avec davantage d’objectivité.

La policière avait rencontré l’homme qui allait devenir son mari au cours d’une affaire hors du commun et avait affronté par la suite avec lui des situations extrêmement délicates voire périlleuses ; il avait vécu des moments de tensions extrêmes, auxquels il avait su résister envers et contre tout. Il y avait l’image que les gens en avaient : un roc que rien ne peut ébranler, au caractère discret et pondéré, doté d’une assurance tranquille et d’une détermination sans faille. Mais il y avait aussi l’autre aspect de sa personnalité, plus secret et tourmenté, qu’Audrey avait appris à connaître : le mensonge sur sa naissance, ses origines entourées de ténèbres, son adolescence solitaire. Quelques vagues camarades d’école certes, mais pas de véritables amis, jusqu’à sa rencontre avec Gwendal. Audrey savait que, pour Jo, la peine était incommensurable et que cela pourrait l’amener à une interprétation surréaliste et erronée des événements.

— J’ai entendu ce que tu disais, dit-elle doucement. C’est absolument atroce pour Maud d’avoir perdu ses deux êtres les plus chers et je compatis sincèrement à sa douleur. Mais peut-être que toute sa détresse la pousse à réagir en recherchant immédiatement une autre explication à ce drame. Je pense qu’il faut essayer de l’apaiser, plutôt que de l’accompagner dans la recherche d’un tiers responsable, et prendre le temps de la réflexion…

— J’ai dit à Maud qu’il fallait attendre les conclusions du rapport d’enquête, coupa Jo qui avait compris qu’Audrey essayait de l’alerter sur les dérives possibles de sa réflexion.

— Oui, j’ai entendu. Mais si ce rapport conclut à un naufrage purement accidentel, est-ce que tu accepteras cette décision ? Et tu comptes t’y prendre comment pour mener une enquête ?

— Écoute ! On n’en est pas là ! esquiva Jo.

— En tout cas, je te remercie de me laisser en dehors de vos plans, dit Audrey d’un air pincé.

— Mais il n’est pas question que je t’entraîne là-dedans !

— Eh bien, on verra… Bon, je file au boulot ! Tiens-moi quand même au courant de l’évolution des choses ! dit Audrey en déposant un rapide baiser sur les lèvres de Jo.

Après le départ d’Audrey, Jo s’abîma dans ses pensées. La mort de Gwendal et Maïwen l’affectait en profondeur ; il ressentait un immense chagrin, confronté déjà au vide de l’absence, mais aussi de la colère devant l’injustice du sort. La réticence d’Audrey le perturbait aussi. Elle était comme une autre partie de lui-même et il était bien contrarié de savoir qu’elle ne l’approuvait pas vraiment. Il expira longuement, se sentant triste et amer.

Tant pis, se dit-il, il fallait faire quelque chose. Il appela Jean Berthonnier, le directeur administratif de son groupe.

— Jo, dit Berthonnier, anticipant déjà ce que Jo pensait lui apprendre. J’ai appris la terrible nouvelle pour Gwendal Souder et sa fille. Je connaissais votre grande amitié, et leur disparition doit vous causer un grand choc. J’en suis très peiné pour vous.

— Merci pour votre sollicitude, Jean. Je dois reporter notre réunion habituelle de l’exécutif restreint prévue ce matin.

— Je m’y attendais. Il n’y a rien de très urgent à l’ordre du jour de toute manière. Avec la crise sanitaire et la période des vacances d’été, tout fonctionne au ralenti. Et je peux gérer l’ordinaire, vous savez, si vous avez besoin de temps pour vous occuper des affaires de Gwendal.

— Je vous remercie, Jean. Je vous rappelle plus tard pour préciser mes intentions.

Ce brave Jean ! pensa Jo. Il avait déjà envisagé que Jo puisse avoir la tête à autre chose qu’à la bonne marche de son groupe industriel et ce dernier savait qu’il pouvait entièrement se reposer sur son ami pour diriger les affaires.

Après avoir raccroché, Jo alluma son ordinateur portable et rechercha sur le web les infos sur le naufrage dans les matinales en ligne des journaux régionaux. Une manchette du quotidien Bretagne-Matin annonçait : « Deux drames de la mer dus à la fureur de l’orage ; naufrage en baie de Saint-Brieuc et chute mortelle au Cap d’Erquy. »

Deux drames ? se dit Jo, surpris. Totalement accaparé par la disparition de ses amis, il n’avait pas eu connaissance de la deuxième tragédie.

III

Lundi 17 août, 8 heures

Jo lut l’article intitulé : « Tragique naufrage en baie de Saint-Brieuc : mort d’un skipper malouin et de sa fille. » La première partie exposait les circonstances de l’accident : le lancement de l’alerte par Maud, suivie du détail des opérations de recherche et d’assistance. D’après le journaliste, les premières constatations effectuées par la gendarmerie maritime concluaient à un très brutal échouage sur des récifs, consécutif à un démâtage. Les observations du corps des victimes faisaient état de graves lésions apparentes, ayant certainement causé leur mort. Le skipper et sa fille auraient été grièvement blessés ou bien tués lors de la chute du gréement ou du violent choc de l’échouage. L’examen initial de l’épave ne montrait aucune trace d’une éventuelle collision.

La suite de l’article éveilla la curiosité de Jo. Le sémaphore de Saint-Cast avait reçu un appel radio provenant du Maïdal dimanche vers 16 heures. Malheureusement, le message avait été brusquement interrompu, certainement à cause d’une défaillance du matériel radio du bord. La géolocalisation effectuée par le sémaphore avait situé la position du voilier au moment de l’appel : il était dans le chenal juste devant la pointe du Cap d’Erquy. Les autorités maritimes précisaient qu’il ne s’agissait pas d’un « Mayday » ; le voilier n’était donc apparemment pas en difficulté, mais le skipper n’avait pas eu le temps d’exposer l’objet de son appel.

Bizarre, cet appel ! se dit Jo. Il aurait donné cher pour en connaître la raison ; ce n’était pas dans les habitudes de son ami de lancer des messages radio sans un motif important. Peut-être voulait-il signaler quelque chose qu’ils avaient vu, lui et sa fille ?

Son regard tomba sur le deuxième titre : « Le corps d’un homme retrouvé dans les rochers du Cap d’Erquy. » Jo parcourut rapidement l’article. On supposait que l’homme, dénommé Antoine Trobert, avait fait une chute accidentelle du haut de la falaise. Hier, dimanche après-midi, il participait à une course d’orientation sur le Cap d’Erquy. L’activité était organisée par le Centre Altaméga, une structure proposant aux entreprises des stages de remise en forme et de conditionnement pour leurs cadres. Une des balises était placée au bord de la falaise à l’aplomb de l’endroit où le corps avait été retrouvé. La victime avait probablement voulu atteindre la balise pour poinçonner sa feuille de route ; les très mauvaises conditions météo étaient sans doute à l’origine d’une perte d’équilibre qui avait précédé sa chute.

Jo se dit que les organisateurs devaient se sentir responsables d’avoir laissé se dérouler cette épreuve par un temps aussi épouvantable. Même s’il s’agissait d’une activité faisant partie d’un programme visant à endurcir le caractère des cadres d’entreprises et de les amener au “dépassement de soi”, ils devaient sérieusement regretter de ne pas l’avoir stoppée avant que l’accident fatal se produise.

L’article précisait cependant que le directeur du Centre Altaméga avait donné l’instruction de suspendre l’épreuve dès qu’il s’était aperçu que l’orage redoublait de violence. Les animateurs avaient arpenté le terrain pour prévenir les concurrents, mais la visibilité très réduite sous les fortes rafales et la pluie abondante avaient rendu la chose extrêmement difficile. Ils avaient finalement réussi à rassembler tous les stagiaires, sauf Antoine Trobert. Ils avaient poursuivi en vain les recherches pour tenter de le retrouver. Vers 19 h 30, le directeur du centre avait contacté la Gendarmerie pour signaler la disparition d’Antoine Trobert. Le corps avait été retrouvé vers 21 heures par les gendarmes envoyés sur le Cap d’Erquy. L’orage s’étant atténué, la visibilité en partie revenue dans le soir couchant leur avait permis d’apercevoir le corps de la victime sur les rochers en contrebas d’une des balises de la course d’orientation. Une enquête était en cours afin de préciser les causes ayant entraîné la chute de l’infortuné Antoine Trobert.

Sa lecture achevée, Jo plongea dans sa réflexion, tournant et retournant les circonstances des deux drames dans sa tête : proximité des deux lieux, même tranche horaire. Pour avoir navigué maintes fois dans les parages, Jo avait une bonne connaissance de cette zone maritime. Il se remémora la configuration des abords du Cap d’Erquy, prolongé d’un chapelet de plateaux rocheux s’orientant vers le centre de la baie. Il alla chercher une carte marine du secteur dans son bureau, l’étala sur la table du séjour.

D’après l’article de presse, le voilier de Gwendal s’était échoué sur les récifs des Comtesses, situés à un peu plus de trois milles (environ 6,5 km) dans l’ouest du Cap d’Erquy. Le corps d’Antoine Trobert avait été découvert dans les rochers du cap, à gauche de l’avancée rocheuse, face au chenal. Un navigateur empruntant cette passe balisée entre le cap et les hauts-fonds plus au large, se trouve vraiment proche de la falaise à ce moment-là. Et si ? Jo hésitait à franchir le pas vers lequel le guidaient ses pensées. Et pourtant : si le bateau de Gwendal et Maïwen progressait dans le chenal au moment de la chute d’Antoine Trobert, ses amis avaient peut-être vu le drame se dérouler. Mais cela faisait beaucoup de suppositions se dit-il ! À peine envisagée, cette hypothèse lui parut totalement fantaisiste, un pur produit de son imagination. Il commença à replier la carte, mais suspendit son geste.

L’appel radio… Gwendal avait lancé cet appel juste au moment du passage du Cap d’Erquy, appel brusquement interrompu, malheureusement. Peut-être était-ce la chute d’Antoine Trobert qu’il voulait signaler. Alerter pour qu’on porte secours au malheureux. Possible. Très possible…

D’accord, mais après : quel lien avec le naufrage ? Allez, autant poursuivre l’hypothèse jusqu’au bout, se convainquit Jo. Si la chute dans la falaise n’était pas un accident, mais un meurtre ? Ses amis devenaient alors des témoins gênants que le meurtrier devait éliminer. Possible en théorie ; réalisable, nettement moins… Comment penser qu’un tueur aurait pu les poursuivre et les harceler au point de les amener à se fracasser sur les rochers ? L’hypothèse était complètement folle, totalement absurde ! Jo s’en voulait presque d’avoir pu imaginer un tel scénario plus que rocambolesque.

Pourtant, cette idée qu’il tentait de repousser s’enkystait de plus en plus dans son esprit. Il retourna en maugréant à son ordi, lança une recherche sur le centre de remise en forme et de reconditionnement Altaméga. Sur l’écran défilèrent alors des images d’hommes ou de femmes en tenue sportive, pratiquant la voile, la natation, la plongée ou encore l’escalade, confrontés à des risques bien réels, parfois à la limite de la rupture physique ou mentale. Jo s’arrêta sur un visage de femme, à bord d’un kayak, visiblement épuisée, qui éclatait en sanglots. En arrière-plan sur la photo, on voyait un homme musclé dans un Zodiac gris qui paraissait l’encourager.

Jo cliqua sur l’onglet « Situation géographique ». Une carte du secteur d’Erquy s’afficha : le Centre Altaméga était implanté au nord de la ville, entre le lieu-dit Tu-ès-Roc et la plage du Portuais, sur une parcelle apparemment très boisée, ainsi que le montrait la vue satellite. Tout proche du Cap d’Erquy : moins de deux kilomètres entre le Centre Altaméga et le bout du cap. Et tout proche du port aussi : à peine un kilomètre. Un périmètre très restreint donc… Le Centre Altaméga possédait un Zodiac. Jo continuait d’extrapoler : le supposé meurtrier d’Antoine Trobert avait pu matériellement disposer d’un bateau pour se lancer à la poursuite du voilier de Gwendal et Maïwen. Idée folle mais que Jo était bien décidé à creuser !

Audrey n’allait pas être contente.

Il prit son téléphone.

IV

Lundi 17 août, 8 h 45

Jo appela Jean Berthonnier, lui fit part en deux mots du fruit de ses réflexions. Celui-ci n’émit aucun avis sur le bien-fondé des hypothèses de Jo et se borna simplement à lui demander ce qu’il attendait de lui.

— J’ai l’intention d’aller mener mon enquête dans ce centre, expliqua Jo. Si je suis dans le vrai, le meurtrier est certainement une des personnes présentes là-bas : un des cadres d’entreprises inscrits au stage ou un des membres de l’encadrement. Pour voir de quoi il retourne, il faudrait que je puisse y aller sous couverture en tant que stagiaire. Peut-être pour remplacer l’homme qui est mort. Je ne veux pas être cynique, mais il laisse une place vacante et ça peut être gênant pour l’encadrement pour organiser les activités.

— Euh… oui, répliqua Berthonnier d’une voix incertaine. Je crois comprendre ce que vous voulez faire, mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans, moi ?

— Vous contactez le Centre Altaméga en jouant votre propre rôle de directeur exécutif du groupe Celarbrobreizh. Vous proposez au directeur du centre la candidature d’un de vos nouveaux cadres pour remplacer le stagiaire décédé accidentellement. Je ne m’attends pas à ce qu’ils acceptent aussi facilement. Vous expliquez que votre cadre est un type imbuvable, grande gueule, qui fait tout mieux que les autres. À partir de la rentrée, ce type odieux doit piloter une équipe de cadres qu’il a déjà affolée lors des quelques jours de mise en route déjà effectués avec eux. Il a donc besoin d’un petit reconditionnement physique et mental qui lui fera le plus grand bien. Puis vous assénez au directeur l’argument-massue qui doit le convaincre : une grosse somme d’argent dépassant très largement le montant du séjour.

— Je vois ! De la corruption…

— Je n’aime pas le procédé, mais il faut que je puisse être accepté là-bas. Je n’ai pas le choix ! Et puis, le directeur peut affecter cet argent à la gestion de son centre, et pas l’accepter comme pot-devin !

— Hum ! Pourquoi pas, après tout ! répondit le vertueux Berthonnier d’un ton dubitatif.

— Je paierai la dépense moi-même sur mon compte personnel, bien entendu. Et vous avez carte blanche pour négocier le montant avec le directeur d’Altaméga. Peu importe ce que ça me coûtera, il faut que je sois accepté là-bas !

— Très bien, Jo. Si vous êtes accepté, vous vous présenterez sous votre vrai nom ?

— Non, bien sûr ! J’ai des faux papiers plus vrais que nature. J’ai conservé ceux que je m’étais procurés il y a quelques années lorsque j’avais été contraint de changer d’identité pour échapper aux malfrats qui me traquaient à Saint-Malo. Ces papiers sont au nom de Jordan Toutain. Il faudra que vous fassiez entrer ce nom dans nos fichiers des employés au cas où le directeur d’Altaméga vérifierait.

— Très bien. Je contacte Altaméga et je vous tiens au courant.

Jo raccrocha, pensa un instant appeler Audrey, mais finalement décida d’attendre de savoir s’il allait être inscrit au stage. En attendant, il s’occupa de rassembler l’équipement dont il aurait besoin.

***

Lundi 17 août, 9 heures

À l’hôtel de police de Rennes, le briefing pour la semaine à venir s’achevait. Le commissaire, qui dirigeait la séance, libéra ses équipes d’enquêteurs sur quelques paroles d’encouragement. Alors qu’Audrey s’apprêtait à quitter la salle, son chef la retint.

— Capitaine Fauvel, j’aurais à vous parler. Allons dans mon bureau, si vous le voulez bien.

Audrey suivit le commissaire dans les couloirs.

Elle était plutôt surprise par cette invitation impromptue : il n’y avait pas de grosse affaire à traiter justifiant une telle convocation et elle se demandait avec une certaine appréhension à quelle sauce elle allait être mangée. Il l’invita à s’asseoir, passa derrière son vaste bureau.

— Audrey, si je voulais vous voir en aparté, c’est parce que l’affaire dont je veux vous entretenir a un aspect particulier vous concernant indirectement.

Audrey souleva un sourcil interrogateur, attendant la suite.

— Il s’agit de la mort tragique de Gwendal Souder et de sa fille, qui étaient de vos amis, surtout de votre mari, je crois.

— Oui, Gwendal était un grand ami de jeunesse de Jo. Nous nous rencontrions à l’occasion autour d’un repas, par exemple ; Jo et lui évoquaient leurs souvenirs communs et j’avais sympathisé avec sa femme Maud.

La jeune policière s’interrogeait : une enquête criminelle avait-elle été ouverte sur le naufrage ?

— Voyez-vous, Audrey, nos hautes instances sont un peu ennuyées par cette tragique affaire. Sans préjuger du résultat des investigations en cours, les premières constatations laissent penser qu’il s’agit d’un malheureux accident maritime n’impliquant que vos amis. Les conditions météorologiques étaient dantesques et ils n’ont pas pu en réchapper.

« Donc pas d’enquête criminelle, se dit Audrey. Il est où, le problème ? »

— Gwendal Souder était quelqu’un de très connu dans le domaine de la voile professionnelle, reprit le commissaire. Sa femme n’a pas perdu de temps ; depuis très tôt ce matin, elle a fait jouer ses relations dans ce petit monde et aussi parmi les journalistes sportifs spécialisés dans la voile. Résultat : elle a beaucoup de gens derrière elle pour clamer que son mari et sa fille n’ont pas pu se laisser piéger par la tempête et exiger une enquête « en vue de rechercher d’autres acteurs du naufrage », c’est l’expression utilisée dans une sorte d’ultimatum adressé au procureur de la République.

« En effet, elle n’a pas perdu de temps ! se dit Audrey. Il vaut mieux que je le mette au courant du coup de fil à Jo. »

— Elle a même appelé mon mari, l’informa-t-elle.

— Je m’en doutais. Qu’en dit-il, lui ?

— Il est d’accord avec elle. Pour lui, Gwendal et sa fille auraient dû s’en sortir ; ils avaient de la ressource pour faire face.

Le commissaire hocha la tête lentement, l’air un peu contrarié. Il soupira.

— C’est bien ce que je craignais ! lâcha-t-il avec agacement. Qu’est-ce qu’il compte faire ?

— Eh bien… Il a dit à Maud qu’il l’aiderait si l’enquête concluait à un simple accident sans tiers.

— C’est pourtant ce qui va se passer. Le procureur risque d’aller dans ce sens… Écoutez, Audrey… La haute hiérarchie m’a fait passer le message par des canaux détournés qu’il fallait trouver un moyen de calmer le jeu. En gros, connaissant la grande amitié entre votre mari et Gwendal Souder, elle m’a “suggéré” de le contacter par votre intermédiaire pour qu’il tente de convaincre Maud Souder qu’elle fait fausse route en rameutant toutes ses relations.

— Je vois, répondit Audrey. En haut lieu, ils ne veulent pas de vagues médiatiques. Classique ! Mais Jo n’acceptera jamais de jouer les médiateurs, surtout avec la promesse qu’il a faite à Maud.

— Audrey… Je suis très ennuyé, dit le commissaire d’une voix lasse. On m’a laissé entendre qu’il y aurait des retombées négatives sur votre carrière si vous ne trouvez pas le moyen d’arrêter ce bazar.

Audrey eut un hoquet de surprise ; elle ne s’attendait vraiment pas à ce genre de coup bas !

— Alors là, chapeau ! répliqua-t-elle amèrement. Je n’en reviens pas ! Il me semble pourtant avoir résolu pas mal d’affaires délicates, dont certaines, grâce à Jo. Vous avez la mémoire courte dans les hautes sphères !

— Audrey… Vous savez que ce genre de pressions vient de plus haut que moi ! Il n’en demeure pas moins qu’il va falloir en tenir compte. J’ai un peu réfléchi à la situation et j’ai envisagé la possibilité d’obliger à faire une enquête plus approfondie.

— C’est-à-dire ? demanda Audrey, intriguée.

— Votre mari contacte Maud Souder et lui dit d’exiger de la Justice une autopsie. Vous savez que si l’enquête menée actuellement conclut à un simple accident de mer sans autre partie que les Souder, le parquet suivra et classera l’affaire.

Le téléphone sonna sur le bureau. Le commissaire décrocha, écouta son interlocuteur tout en notant quelques informations sur le bloc de papier posé devant lui.

Il prononça quelques mots de remerciement avant de raccrocher.

— C’était un ami en poste au parquet de Rennes qui m’appelait. C’est un de mes informateurs, sourit le commissaire. Il a pu avoir des précisions de l’enquête menée par la brigade de recherches de la gendarmerie de Saint-Brieuc sur le naufrage ; il a aussi eu des infos sur le rapport du légiste. Alors, voilà ce qu’il m’a dit. Un hauban s’est rompu entraînant le démâtage. Au passage, ce hauban a attrapé Gwendal Souder au niveau du cou et lui a sectionné la gorge ; il est mort exsangue. Tout le gréement du bateau est tombé. Maïwen Souder a reçu le mât ou la bôme sur la tête ; elle a eu le crâne fracassé sous le choc. Le légiste a confirmé tout ça dans son rapport et a conclu en disant que les blessures ou fractures relevées sur les victimes – car il y en a eu d’autres dues au crash sur les récifs – ne pouvaient être que d’origine accidentelle. L’examen de l’épave sera complété quand elle sera à Saint-Quay, ce qui ne saurait tarder, mais les premières observations de la coque, effectuées sur place sur le récif des Comtesses, ne montrent que des chocs et des déchirures dus à l’échouage sur les rochers. Il n’y a aucune trace laissée par un autre bateau, lors d’une éventuelle collision.

Alors que le commissaire s’était tu, Audrey médita un instant sur ce qu’elle venait d’apprendre. Jo était aveuglé par sa confiance en son ami, le croyait invulnérable, mais il fallait se rendre à l’évidence : c’était un terrible et funeste accident qui ne concernait que le seul Maïdal.

— Je vais expliquer tout ça à Jo : le rapport d’enquête et votre conseil de demande d’autopsie. Il contactera Maud pour lui demander de se faire plus discrète.

— Tenez-moi au courant, que je puisse apaiser la hiérarchie.

V

Lundi 17 août, 9 h 30

Audrey quitta le bureau du commissaire en proie à un sentiment d’exaspération. Entre son patron affirmant sa soumission à sa hiérarchie et son mari ayant fait une promesse insensée, elle avait de quoi se sentir énervée. Elle sortit du bâtiment pour passer un coup de téléphone à Jo.

— Tu tombes bien. J’allais justement t’appeler, répondit Jo.

— Je sors à l’instant du bureau de mon commissaire. Il y a du nouveau sur le naufrage de Gwendal et Maïwen.

Elle rapporta à Jo l’essentiel de son entrevue avec son supérieur hiérarchique, à savoir le point sur l’enquête de gendarmerie et la pression exercée par Maud et ses contacts sur le procureur.

— Et voilà ! s’écria Jo, irrité. La hiérarchie avec le trouillomètre à zéro, comme d’habitude. Alors, ils font comme toujours dans ces cas-là : ils retombent sur ceux qui sont sur le terrain, toi en l’occurrence, pour exercer leurs mesquines petites pressions et tenter d’enterrer l’affaire ! Toi, tu n’y es pour rien ; c’est Maud qu’ils veulent faire taire en se servant de toi et de moi.

— Jo… Étant donné la tournure des événements, ce serait bien que tu appelles Maud pour lui dire de calmer le jeu. Elle indispose les hautes autorités et à terme, ça ne peut que lui nuire. Au lieu de continuer comme ça, tu lui conseilles ce que suggère mon commissaire, qui est bien ennuyé, crois-moi. Tu lui dis d’exiger une autopsie des corps. Le procureur est à même de boucler une affaire conclue sur un verdict d’accident sans demander d’autopsie, notamment dans le but de ménager la famille. Mais la famille, elle, a tout à fait le droit d’en faire la demande si elle estime que ça peut être nécessaire à l’enquête. En tout cas, même si l’examen des corps n’apporte rien de plus, ça fera automatiquement reculer la clôture de l’affaire.

— Je vois ce que tu veux dire. OK, je vais expliquer tout ça à Maud et lui dire de calmer ses troupes… Et effectivement, tu as raison : ça nous donnera du temps pour agir.

— Nous ? Pour agir ?

— Oui, enfin : moi. J’ai fait une promesse à Maud et je dois la tenir.

— Mais enfin, Jo ! C’était un accident !

— Je ne crois pas, non ! Je pense plutôt à un meurtre. Plusieurs meurtres, en fait.

— Jo ! Qu’est-ce que tu es en train d’imaginer ? murmura Audrey, atterrée.

Jo lui expliqua sa théorie : le meurtre d’Antoine Trobert sur la falaise, événement ayant eu Gwendal et sa fille pour témoins, le massage radio lancé mais interrompu, le criminel lancé à leur poursuite à bord du Zodiac du Centre Altaméga, l’abordage et l’élimination des témoins.

Audrey, abasourdie, se demanda un instant s’il avait encore toute sa raison. Pour conclure son exposé, il lui fit part de sa décision de jouer les infiltrés au Centre Altaméga.

— Ouf, rien que ça ! commenta Audrey, comme assommée par le scénario décrit par son mari.

— Ça tient la route, non ?

— Qu’est-ce qui tient la route ? Ça déraille complètement, oui ! s’insurgea Audrey. Tu sais que d’habitude je respecte tes hypothèses. Tu as eu souvent de bonnes intuitions par le passé, mais basées sur des preuves ou des faits tangibles. Cette fois-ci, c’est de l’invention pure et simple ! Les enquêteurs parlent d’un simple accident et toi, tu parles de trois meurtres !