Roulette russe à Plouha - Jacques Minier - E-Book

Roulette russe à Plouha E-Book

Jacques Minier

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Beschreibung

Septembre 2021. Le corps d’une femme est retrouvé sur la plage du Palus à Plouha. La victime a été tuée d’une balle tirée en plein visage, la défigurant affreusement. La capitaine de police Audrey Fauvel-Tisserand, chargée de l’enquête, présente des signes de détresse. À la vue d’une tache caractéristique découverte sous la clavicule de la morte, Audrey accuse le coup et chancelle, à deux doigts de perdre connaissance. A-t-elle reconnu la morte ? Quelques jours plus tôt, son mari, Jonathan Fauvel, dirigeant de la fondation BreizhBioGen, a été reconduit à sa chambre d’hôtel en état d’ébriété avancé, à la suite d’un dîner clôturant une mystérieuse réunion. Le lendemain, Jo a reçu une série de photos très compromettantes, assortie d’impensables exigences. Le choc fut terrible pour lui qui n’a conservé aucun souvenir de ce que montrent ces clichés.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jacques Minier, né à Saint-Brieuc en 1958, vit à Trégueux. Ancien professeur des écoles, il mêle dans ses romans sa passion pour les récits à suspense à son profond attachement à sa terre bretonne, si riche en contrastes. Dans ce septième volume, le couple d’enquêteurs Jo et Audrey, en pleine crise conjugale, arrive en ordre dispersé à Plouha sur les lieux de l’enquête. L’affaire en cours va-t-elle les aider à se retrouver ou creuser leur différend encore davantage ?

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Couverture

Page de titre

REMERCIEMENTS

Merci aux lectrices et lecteurs qui ont suivi cette nouvelle enquête de nos héros ; j’espère que vous aurez apprécié ce septième roman.

Je veux remercier aussi toute l’équipe des Éditions Alain Bargain pour sa confiance et pour l’ensemble du travail accompli, tant à la réalisation qu’à la distribution de mes livres.

J’exprime également toute ma reconnaissance à ma femme Michèle pour ses relectures et ses conseils avisés.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Jeudi 2 septembre 2021, 9 h 30 ; plage du Palus à Plouha

En cette belle matinée ensoleillée, Isabelle Gentric, femme vigoureuse et alerte d’une soixantaine d’années, se promenait au bas de l’eau avec son chien, un labrador noir nommé Pacha. C’était bientôt l’heure de la marée basse, mais c’était la morte-eau et la mer ne se retirait pas très loin. Elle regarda sa montre : l’accès à la plage était autorisé pour les chiens jusqu’à 10 heures. Elle avait encore un peu de temps. À cette heure relativement matinale, il y avait peu de gens à fouler la vaste étendue de sable, d’autant qu’après la période de forte affluence estivale, la plupart des vacanciers avaient pris la route du retour. Débordant de vitalité, Pacha bondissait dans les vaguelettes, revenait vers elle dans une course frénétique, puis repartait à fond de train vers les flots. Elle-même goûtait fort le plaisir de sa liberté retrouvée, après ces deux mois d’été. Ses petits-enfants de sept et quatre ans dont elle avait la garde jusqu’à hier encore avaient repris ce matin le chemin de l’école à Saint-Brieuc où la famille résidait. C’était la rentrée des classes.

Isabelle eut une tendre pensée pour les deux bambins, leur offrant par-delà l’espace ses vœux silencieux de belle année scolaire. Elle eut une bouffée de nostalgie en se revoyant elle-même petite fille sur le chemin de l’école du village, toute à la joie de retrouver ses petites camarades. Comme la vie paraissait alors plus simple, plus radieuse ! Elle allait à pied à l’école située à plus d’un kilomètre ; maintenant les parents les y conduisaient en voiture. On voyait tellement de choses affreuses de nos jours…

Pacha galopait vers elle, quand il tomba brusquement en arrêt, le regard dirigé vers les rochers qui débordaient la falaise sur la gauche, en avant de l’étroite jetée édifiée sur la canalisation du ruisseau qui arrivait à cet endroit. Il prit le vent, museau en l’air, narines palpitantes. Puis il bondit en avant, reprenant sa course vers ce qui l’intriguait.

Isabelle le laissa faire, son esprit continuait à vaquer autour de son enfance insouciante. Rien à voir avec l’époque actuelle, se disait-elle. On n’entendait parler que de drames, de crimes, d’enfants enlevés, de gens qui se font tuer pour une broutille…

Le labrador aboyait, la queue basse. Un aboiement inhabituel, entrecoupé de gémissements. Il était dans les rochers au pied de la falaise. Alarmée par le comportement de son chien, elle se dépêcha de le rejoindre. Elle atteignit la zone rocheuse, y progressa avec prudence. Pacha n’était plus qu’à quelques mètres. Il gémissait sans discontinuer, le corps tremblant. Elle vit alors ce qu’avait découvert le chien…

Elle ne put retenir un cri : dans une large anfractuosité entre les roches gisait un corps. Le corps d’une femme à n’en pas douter. Portant ses deux mains tremblantes à son visage horrifié, elle s’approcha pour mieux voir, et eut un haut-le-cœur irrépressible. Face à sa découverte, elle ne put se retenir : elle vomit. Le visage était en bouillie… méconnaissable.

* * *

Deux heures plus tard, même endroit

La capitaine du SRPJ de Rennes Audrey Fauvel-Tisserand et son adjoint le lieutenant Jean-Paul Boursot descendirent rapidement l’étroite jetée. Audrey faillit s’étaler à cause du varech glissant, jura entre ses dents et se morigéna de son imprudence. Tandis qu’il aidait Audrey à descendre avec précaution du bord de la jetée sur les cailloux, Boursot jeta un regard en coin à sa supérieure et amie. Elle avait l’air hagarde et paraissait épuisée. Et cela durait depuis lundi dernier ; elle était arrivée au travail fatiguée et triste ce matin-là. Il s’en était inquiété auprès d’elle, mais elle avait éludé ses questions en évoquant des problèmes de sommeil.

Pendant le trajet jusqu’ici, alors qu’à nouveau il s’inquiétait de sa santé, elle lui avait expliqué brièvement qu’elle n’avait pas bien digéré « un truc » et qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

Tous deux se dirigèrent vers le groupe de personnes qui s’activaient autour de la victime. Certains étaient des gendarmes en tenue, de la brigade de Plouha, d’autres portaient des combinaisons de protection blanches. Ceux-là faisaient partie des TIC, les techniciens en identification criminelle de la brigade de recherche de la gendarmerie de Saint-Brieuc. Les deux policiers du SRPJ saluèrent les gendarmes à la cantonade. Un des hommes en blanc s’avança vers eux ; Audrey reconnut la silhouette massive du capitaine Danic, chef des TIC, avec lequel Boursot et elle avaient déjà travaillé.

— Bonjour à vous deux, dit Danic. Content de bosser avec vous une nouvelle fois.

— Plaisir partagé, si on peut dire ça vu les circonstances, répondit Audrey mécaniquement en serrant la large main du chef des TIC. Le proc’ a délivré, à vous et à nous, une co-saisine pour travailler ensemble à cette enquête. Alors qu’est-ce qu’on a ?

— Le légiste est là ; il vient d’arriver. On attend ses premières conclusions, mais on peut déjà dire sans trop s’avancer qu’elle s’est pris une balle en pleine tête et qu’elle n’a plus de visage. On n’a rien trouvé sur elle, ni téléphone ni papiers d’identité. Quand le docteur aura fini, mon équipe procédera aux tâches habituelles sur la victime : principalement, les relevés d’empreintes digitales et les prélèvements de tissus pour les analyses ADN.

— Pas de visage, pas de papiers… Autant dire qu’on n’a quasiment rien, maugréa Audrey. Il faudra fouiller la grève pour tenter de retrouver des indices matériels : elle avait peut-être un sac à main par exemple.

— Une partie de mon équipe s’y est mise, avec les gendarmes de Plouha.

Après avoir salué le chef Penhoat de la brigade de Plouha, Audrey se dirigea vers le médecin légiste, penché au-dessus du corps. Boursot allait lui emboîter le pas, mais Danic lui effleura le bras pour le retenir.

— Elle n’a pas l’air dans son assiette, souffla-t-il en désignant la policière du menton.

Boursot haussa les épaules.

— Non. Elle m’a dit qu’elle a fait une indigestion et qu’elle a passé une très mauvaise nuit.

Les regards des deux hommes se croisèrent, chacun cherchant à évaluer ce que l’autre en pensait réellement. Comme Boursot n’ajoutait rien, Danic hocha la tête et lâcha :

— OK, mais j’ai l’impression qu’il y a autre chose…

— Peut-être. Je la connais depuis longtemps. Il y a la fatigue, mais il y a aussi quelque chose de plus profond, comme de la tristesse. Je ne l’ai pas vue souvent dans cet état, mais à chaque fois, c’était du lourd, répondit Boursot sur un ton laissant filtrer son inquiétude.

Ils se tournèrent pour scruter Audrey qui, le visage fermé, écoutait les explications du légiste. Ils s’approchèrent pour suivre également ses propos. Le médecin était le docteur Stain qu’ils avaient déjà rencontré sur de précédentes affaires. Petit homme vif à lunettes rondes, au cheveu rare, à la barbiche soignée, il avait de faux airs du professeur Tournesol.

— Le corps est celui d’une femme d’une quarantaine d’années, blonde, grande, physiquement très affûtée, d’après sa musculature bien développée et la quasi-absence de tissus adipeux, exposa-t-il. Vu la température corporelle et le gonflement des tissus, la victime a séjourné dans l’eau une partie de la nuit et a été déposée là par la marée. Je pense que vous l’avez tous compris : la cause de la mort est une blessure par balle en pleine tête, détruisant chairs, os, matières cérébrales, et ressortie par l’arrière du crâne. Le visage, bien qu’il ait été lavé par l’eau de mer et donc nettoyé en partie du sang et des éclats de matières, n’est plus qu’une bouillie informe et est donc méconnaissable. Les os de son corps, particulièrement les os longs et la colonne vertébrale, présentent de multiples fractures, dues à une chute d’une grande hauteur.

— La victime a été tuée par balle d’abord, puis a été jetée du haut de la falaise, c’est bien ça ? questionna Audrey.

— Tout à fait, acquiesça le légiste. De cette façon, l’assassin voulait effacer les traces qu’il avait pu laisser sur le corps : son ADN et d’éventuelles empreintes. De ce côté-là, il ne faut rien attendre : rien ne résiste à l’action de l’eau de mer sur la peau.

— D’accord, fit Audrey, dépitée. Aucune trace à exploiter : il fallait s’en douter. Aucune identification possible du visage. Si ses empreintes digitales ou l’analyse de son ADN ne sont pas dans nos bases de données, on est mal…

— Oh ! J’allais oublier ! Il y a cette marque sous sa clavicule gauche. Une tache de naissance. Peut-être qu’elle vous permettra d’avancer, dit-il en écartant le tissu imbibé d’eau.

Sur la peau blafarde se détachait une marque plus sombre de la taille d’une pièce d’un euro. Son contour irrégulier évoquait la forme d’une tête de fauve, d’un ours peut-être, vue de profil, la gueule béante, les crocs acérés.

— Effectivement, cette tache d’une forme particulière devrait nous aider à identifier cette pauvre femme, dit Boursot au docteur Stain.

Il tourna son regard vers Audrey, quêtant son approbation. Le visage de la policière était livide, encore davantage que la malheureuse qui gisait à leurs pieds. Boursot crut qu’elle allait défaillir tant elle paraissait choquée.

— Audrey ? Qu’est-ce que tu as ? Tu es toute pâle ! Cette marque te fait penser à quelque chose ?

Elle fit visiblement un gros effort pour reprendre le contrôle d’elle-même. Elle fit non de la tête.

— Non, ça n’est pas ça ! répliqua-t-elle d’une voix qu’elle tentait d’affermir. J’ai eu un grand coup de fatigue tout d’un coup, une sorte d’étourdissement, c’est tout. J’ai été vraiment malade la nuit dernière et je n’ai rien pu avaler ce matin. Ça doit être un genre de crise d’hypoglycémie. Mais ça va mieux, là !

En réalité, au plus profond d’elle-même, son âme martyrisée hurlait de douleur : « Jo ! Cette marque ! C’est cette saleté de bonne femme ! Qu’as-tu fait ? Comment t’es-tu fourré là-dedans ? »

II

Jeudi 2 septembre 2021, 13 heures ; plage du Palus à Plouha

Alerté par la pâleur anormale de la policière, le docteur Stain se redressa et s’approcha d’elle, lui attrapa le poignet pour prendre son pouls. Il scrutait le cadran de sa montre pendant qu’il comptait mentalement les pulsations. Puis il lâcha le bras de la policière en disant :

— Pouls régulier, à 62 sur la minute. Je n’ai pas pris mon tensiomètre, dommage. Mais sur les morts, ça ne sert pas à grand-chose. Par contre sur vous, ça aurait pu être utile !

Audrey fit une grimace agacée.

— C’est bon, je vais mieux… S’il n’y a plus rien à faire ici, on va y aller.

— Oui, vous avez grand besoin de vous reposer. Le corps sera transporté à l’IML à Rennes dès que les TIC auront fini leurs prélèvements. Je vous tiens au courant pour l’autopsie.

Boursot était en train de converser avec les gendarmes locaux qui avaient effectué les premières constatations. Audrey les rejoignit. Boursot lui dit :

— J’ai eu le compte-rendu des gendarmes. Ils ont interrogé un témoin, la personne qui a découvert le corps : madame Gentric Isabelle, résidant au Palus à Plouha. Elle a n’a rien dit de spécial : elle se promenait sur la plage, son chien a été attiré par quelque chose, elle s’est approchée, elle a vu une forme étendue dans les rochers et elle a été épouvantée à la vue du visage mutilé de la victime. Elle a appelé la gendarmerie aussitôt.

Le chef de la brigade de Plouha s’adressa à Audrey :

— Actuellement, il n’y a pas de logement libre à la brigade que vous auriez pu occuper pendant la durée de l’enquête. Mais je pourrai vous trouver des chambres d’hôte sans problème, si ça vous convient.

Audrey le remercia.

— Oui, ce sera parfait, dit-elle. Mais pour l’instant, il faut qu’on attende d’avoir une identification de la victime ainsi que les résultats de l’autopsie pour savoir comment et vers où orienter nos recherches. La balle est ressortie de la tête de la victime. La priorité est donc de fouiller tout au long de la grève, au pied de la falaise, ce que font déjà vos hommes et les TIC, mais aussi sur la falaise, puisque le corps a été projeté de là-haut. C’est là que se trouve la scène de crime.

— Bien, Capitaine, répondit Penhoat. Je vais faire boucler et ratisser la zone littorale de la pointe de la plage du Palus à la pointe de Plouha. Je reprends contact avec vous dès que j’ai du nouveau.

Audrey et Boursot quittèrent les lieux et regagnèrent leur véhicule. Le lieutenant jetait des coups d’œil à la dérobée sur sa collègue qui remuait visiblement de sombres pensées.

Boursot était depuis longtemps capable de lire l’état d’esprit d’Audrey sur son visage. Ils avaient partagé tant d’enquêtes difficiles qu’il la connaissait par cœur : il savait interpréter la moindre de ses réactions. Et là, il savait qu’elle n’allait pas bien du tout.

Audrey lui savait gré de ne pas la presser de questions. Pour l’instant, elle ne pouvait parler à quiconque du cauchemar qu’elle vivait depuis quelques jours, lorsque Jo lui avait montré ces horribles photos. La vision de cette fille avec son mari lui hantait l’esprit : tous les deux dans une posture qui ne laissait aucun doute sur ce qui se passait entre eux. Jo avait voulu lui expliquer que ça n’était pas vrai, qu’il s’agissait d’une mise en scène, d’un piège qu’on lui avait tendu… Elle avait refusé d’en écouter davantage : les preuves de sa trahison étaient là sous ses yeux ! Elle l’avait repoussé avec rage, dans un violent accès de fureur outragée. Aveugle et sourde à toutes ses supplications, elle lui avait hurlé qu’il devait partir immédiatement, disparaître hors de sa vue, qu’il lui était devenu insupportable. Il n’avait plus rien dit et il était parti, renonçant à une ultime tentative pour lui parler…

Pour lui dire quoi ? Qu’est-ce qu’il y avait de plus à comprendre ? Toutes les justifications qu’il apporterait seraient d’un bien faible poids, comparées à l’insoutenable vision de ces images d’un réalisme cru. Non, aucune excuse n’était acceptable !

Et là, elle avait été tuée, assassinée d’un coup de pistolet, cette femme à la tache de naissance en forme de tête d’ours… Jo était impliqué, évidemment puisque c’était cette fille qui était avec lui sur ces maudites photos ! La tête d’ours était bien visible sur la peau blanche de son corps dénudé. Qu’est-ce qu’elle devait faire ?

Elle se sentait désespérée et terriblement seule. Abandonnée. Elle regarda la mer, la grève autour d’elle : brusquement, elle eut envie de s’étendre là et de se laisser mourir…

III

Samedi 28 août 2021, 13 h 15 ; cinq jours auparavant

Jo souleva son sac de voyage et se tourna vers Audrey et sa fille Nora pour leur dire au revoir. Il les embrassa tendrement avant de quitter la maison ; elles le suivirent sur le pas de la porte. En soupirant, il se retourna vers elles et leur dit avec regret :

— Devoir me priver de vous une bonne partie du week-end, ça me désole, vraiment !

— Tu dois répondre à cette invitation, répondit Audrey. Tu n’as pas le choix.

— Invitation ? Convocation, tu veux dire ! Par un bureau dépendant du ministère des Affaires étrangères : c’est une obligation de s’y rendre. Le pire, c’est que je ne sais pas exactement quel est l’objet de cette réunion.

— Oui, le moins que l’on puisse dire, c’est que le message est plutôt sibyllin.

Le contenu du message reçu était passablement hermétique : « Perspectives à envisager et conduites à tenir dans le cas d’exportation de produits ou fournitures pouvant être considérés comme utiles à tout renforcement militaire en armement ou en équipement. »

— Apparemment, ça devrait concerner uniquement des entreprises françaises qui exportent du matériel à usage militaire, ressassa Jo. Mais pourquoi notre fondation BreizhBioGen ? Nous ne fabriquons pas d’armes, ni de systèmes électroniques ayant une application militaire, ni quoi que ce soit ayant un rapport avec l’équipement d’une armée, que je sache !

La fondation BreizhBioGen (ou BBG en abrégé) était une des composantes du groupe Celarbrobreizh (groupe C). Le groupe C était une mosaïque de PME dont Jo avait hérité à la mort de son frère. Au départ, il ne voulait pas de cet héritage provenant d’une famille inconnue de lui, menant des activités criminelles de surcroît. Mais il avait fini par accepter devant le risque d’effondrement du groupe. Il avait dû stopper son activité de médecin généraliste pour se consacrer uniquement à la direction générale du groupe et en particulier à la gestion de la fondation BreizhBioGen qu’il avait créée. Cette dernière structure était le pôle de recherches du groupe, spécialisé principalement en agrobiologie, mais aussi doté d’un secteur dédié à la recherche en biologie médicale.

Il déléguait une part de plus en plus importante du management du groupe C à son ami Jean Berthonnier, son directeur exécutif, et se consacrait plus particulièrement à la fondation BreizhBioGen, véritable poumon du groupe C. Les découvertes scientifiques de la fondation généraient des applications innovantes sur les produits proposés par les entreprises du groupe. Dans le domaine de la biogénétique médicale, les brevets obtenus par la fondation récompensaient la réussite de la synthèse de nouvelles molécules ; ils étaient vendus très cher à des laboratoires pharmaceutiques assurant la production et la commercialisation de nouveaux médicaments.

Alors, quelles applications pouvait-on en espérer sur le plan militaire ? Jo était déconcerté ; ce n’était quand même pas sans raison qu’il était convié à cette réunion.

Jo fit un dernier signe à sa femme et sa fille et monta dans sa voiture.

* * *

Samedi 28 août 2021, 14 h 40 ; Plouha, hôtel “Domaine de Kerdonval”

Jo avait dépassé le centre-bourg de Plouha et il s’en remettait maintenant aux indications du GPS de sa voiture qui le guidaient vers l’hôtel. Il prit la direction du hameau de Trévros, bifurqua à droite à un carrefour où convergeaient plusieurs petites routes. Il parcourut quelques centaines de mètres et arriva à hauteur d’un grand panneau au bord de la route lui signalant qu’il était presque arrivé à destination : « Bienvenue au Domaine de Kerdonval. » Il tourna peu après dans le parking de la résidence hôtelière où étaient conviés les participants à la réunion.

Jo sortit de sa voiture, attrapa son sac dans le coffre, suivit l’allée dallée menant à la large esplanade située sur l’avant du bâtiment. Tandis qu’il la traversait, il admira le vaste parc magnifiquement entretenu, écrin de verdure aux massifs soigneusement taillés mettant en valeur l’imposant manoir du XVIIIe siècle. Il s’aperçut que plusieurs hommes en costume classique arpentaient les abords, attentifs à leur environnement immédiat. « Oh ! se dit Jo, les mesures de sécurité ont été mises en place. On ne plaisante pas avec ça, au ministère des Affaires étrangères ! »

Il se présenta à la réception où il déclina son identité. L’employée lui demanda une pièce d’identité et lui présenta un registre qu’il dut parapher. Derrière elle se tenait un homme en costume strict qui avait consulté son téléphone dès que Jo s’était fait connaître. Nul doute qu’il était affecté à la sécurité et qu’il vérifiait l’identité du nouvel arrivant. La réceptionniste lui signala qu’il lui avait été attribué la chambre 208. Elle ajouta qu’on l’avait priée de lui délivrer un message important : il était convié à la salle de réunion de l’hôtel à 16 heures précises. Puis elle l’invita à suivre un employé qui venait de surgir à côté de lui et qui empoigna aussitôt son sac.

Ayant pris possession de la chambre 208, Jo s’assit sur son lit et appela Audrey sur son téléphone en attendant l’heure de la réunion. Il lui expliqua l’obsession pour la sécurité qui semblait être de rigueur en ces lieux.

— Cette réunion m’a tout l’air d’être organisée au plus haut niveau de l’état. Visiblement, ils tiennent au secret entourant cette rencontre, mais ils prennent des précautions au cas où des fuites se seraient produites. Au vu des mesures prises, je me demande vraiment ce qui m’attend.

Audrey émit un petit rire teinté d’un soupçon d’ironie.

— Eh ! dit-elle. Parfois, c’est toi qui t’invites au beau milieu de situation insolite ou même dangereuse. Là, tu y es de plein droit, alors laisse-toi aller et profite du moment !

Ils continuèrent à papoter sur un ton plus léger, jusqu’à ce qu’il fût temps pour Jo de se rendre à la salle de réunion. En y entrant, il jeta un coup d’œil circulaire sur les personnes qui s’y trouvaient déjà. Des hommes en costume coûteux et quelques femmes – très peu nombreuses – en tailleur strict conversaient par petits groupes. Ces gens-là se connaissaient, du moins chacun d’entre eux avait déjà été en relation avec plusieurs autres invités. Jo, lui, ne connaissait personne, au premier abord. S’il s’était abonné à quelque revue du genre Who’s Who, il aurait sans doute pu identifier certains dirigeants d’entreprises de premier plan, mais il n’était pas vraiment intéressé par ce type d’informations. Il passa devant deux hommes qui posèrent un regard affligé sur ses vêtements d’un style élégant, mais décontracté – Jo ne portait pas de costume ! – et alla s’adosser contre un mur dans un angle de la salle en attendant que la séance fût ouverte. Une longue table prévue pour les conférenciers était installée sur une estrade, devant plusieurs rangées de chaises destinées à accueillir les participants à l’assemblée.

Quelques instants plus tard, trois personnalités représentant les instances supérieures de l’État – une femme et deux hommes – prirent place à la table. Le plus âgé des deux hommes se pencha vers le micro placé devant lui et convia les invités à s’asseoir face à eux. Quand le brouhaha se fut calmé, il reprit la parole. Il se présenta ainsi que les deux intervenants à ses côtés en tant que dirigeants d’un comité restreint nouvellement créé comprenant des membres du cabinet de l’Élysée, des ministères des Affaires étrangères, des Armées et de l’Intérieur.

— Cette structure, expliquait-il, a été mise sur pied en urgence depuis que des menaces d’opérations militaires de grande envergure émanant de la Russie contre l’Ukraine se sont révélées de plus en plus crédibles. Les services secrets français ont obtenu des informations sensibles de sources tout à fait fiables. Les instances dirigeantes russes se prépareraient à envahir l’Ukraine sans tenir compte des mises en garde répétées de la part des pays occidentaux, notamment ceux de l’UE.

L’orateur marqua une pause dans son discours, balaya gravement l’assemblée du regard, puis reprit :

— Cette présente réunion a été organisée dans la plus grande discrétion, à votre intention, vous, les dirigeants des principales entreprises françaises produisant des matériels ou des technologies ayant une application directe ou même indirecte dans le domaine militaire. Nous vous prévenons que des restrictions commerciales avec la Russie vont être mises en place. Nous sommes pleinement conscients des difficultés que cette décision va entraîner pour vous, mais nous n’avons pas d’autres choix. Les accords commerciaux et les marchés passés avec les Russes deviennent caducs ; les contrats doivent être suspendus, les livraisons stoppées. C’est une décision difficile, mais d’une nécessité absolue.

La stupeur s’abattit sur l’assemblée. Après un court moment de silence le temps de digérer la nouvelle, les exclamations et les protestations fusèrent à travers la salle. Il ne pouvait être question pour de hauts dirigeants d’entreprises d’accepter une telle décision sans avoir leur mot à dire. Quant à Jo, il se demandait vraiment ce qu’il faisait là. Bien qu’il fût désolé d’apprendre les intentions belliqueuses de la Russie, il ne se sentait pas concerné ; sa fondation BreizhBioGen ne concevait ni ne fabriquait rien qui entrât dans le cadre de ces restrictions.

Le doyen des représentants de l’État leva la main pour réclamer le silence. Après quelques derniers soubresauts d’indignation, le calme finit par revenir. Le haut fonctionnaire autorisa les interventions de la part de l’assistance, pourvu qu’elles fussent mesurées. Le premier à prendre la parole fut le président de la compagnie phare de l’aviation militaire. Ce puissant dirigeant industriel fit part de son profond mécontentement de ne pas avoir été consulté, pas plus que ses pairs, sur cette question. Une rumeur d’approbation s’éleva dans la salle. Il poursuivit en disant que des contrats de plusieurs dizaines, voire des centaines, de millions d’euros allaient être perdus alors que le gouvernement les avait autorisés et avait même été partie prenante dans les négociations commerciales. Leurs matériels et produits allaient leur rester sur les bras ; il faudrait leur trouver de nouveaux acquéreurs, ce qui était loin d’être évident dans un contexte de vente très limité, par la situation géopolitique et par les moyens financiers des éventuels clients. Nouvelle rumeur d’approbation.

Les représentants de l’État répondirent en assurant les dirigeants d’entreprises que le gouvernement se trouvait dans l’impossibilité d’agir autrement ; on ne pouvait en même temps envisager de soutenir massivement l’Ukraine et continuer à vendre des armes à la Russie qui s’en servirait contre les Ukrainiens en cas de guerre. Cela tombait sous le sens. Par ailleurs, ajouta-t-il, le gouvernement avait l’intention d’apporter son aide pour aider leurs entreprises à trouver de nouveaux marchés, d’autant que certains pays proches de la Russie pourraient se sentir brusquement très vulnérables. Chacune des sociétés ici représentées recevrait des propositions issues de la prospection de nouveaux clients ou, le cas échéant, du soutien financier de l’État.

Tout était dit, bien qu’il y eût d’autres interventions, dont les auteurs visaient surtout à s’assurer du réel intérêt de l’État pour leur propre entreprise. La séance fut bientôt levée. Une personne chargée de l’organisation du rassemblement leur signala que la soirée commencerait par un apéritif qui serait servi à 20 heures, suivi d’un dîner-spectacle. Tenue de soirée requise. Jo fit la grimace : il aurait juré que cette dernière information lui était personnellement destinée… Il remercia silencieusement Audrey d’avoir insisté pour qu’il mît un smoking dans son bagage.

*

Il remonta dans sa chambre, prit une douche rapide, se rasa, puis enfila son smoking et fixa son nœud papillon autour de son col. Il se regarda sans complaisance dans le miroir de la salle de bain : il se dit qu’il ressemblait à un pingouin et dut lutter contre son idée de l’ôter pour une tenue plus simple. Pourtant, sa silhouette athlétique avec son mètre quatre-vingt-treize, ses larges épaules et sa taille étroite, était mise en valeur par cet habit de soirée. Il soupira : la soirée allait être longue. Il ne connaissait personne et n’était pas dans son élément au milieu de cet aréopage d’influents personnages d’un domaine dont il se sentait totalement étranger.

IV

Samedi 28 août 2021, 20 heures ; Plouha, hôtel “Domaine de Kerdonval”

À l’heure dite, Jo quitta sa chambre et redescendit pour se diriger vers la salle de réception. À en juger par le nombre de personnes déjà présentes, il devait être parmi les derniers à s’y présenter. Il mit le cap vers le bar où il lui fut proposé une coupe de champagne rosé qu’il accepta volontiers. Il s’écarta avec sa coupe ; un serveur muni d’un plateau lui offrit un amuse-bouche finement préparé.

Il se posta dans un coin pour déguster, tout en observant les gens. Il repéra le haut fonctionnaire qui avait mené la réunion ; il était en pleine discussion avec un dirigeant d’une entreprise de fabrication d’armements qui avait déjà évoqué ses inquiétudes tout à l’heure. Jo attendit la fin de leur entretien pour approcher le haut fonctionnaire.

— Veuillez m’excuser, fit Jo. Je me permets de vous aborder, car j’ai besoin que quelqu’un puisse me fournir certaines explications sur ma présence en ces lieux. Je suis Jonathan Fauvel, dirigeant de la fondation BreizhBioGen ; nous sommes très éloignés du monde militaire et de ses besoins en armement et je puis vous assurer que nous n’avons passé aucun contrat avec les Russes.

Le représentant de l’État esquissa un léger sourire.

— Enchanté de vous connaître, monsieur Fauvel. Votre présence ici n’est nullement due à une erreur ou à un hasard malencontreux. Nous savons parfaitement que vous n’avez aucun contrat de ce genre avec les Russes. Mais nous avons la certitude qu’ils s’intéressent à votre fondation. C’est la raison de votre présence ici.

— Mais…

L’homme posa sa main sur l’avant-bras de Jo pour l’interrompre.

— Des réponses vont vous être données, mais pas par moi.

Il leva son verre comme pour trinquer, puis détourna son regard en direction d’un homme, posté à quelques mètres d’eux, qui attendait manifestement qu’on lui fît signe. Ayant reçu le feu vert, celui-ci cingla vers eux. Le haut fonctionnaire glissa à Jo :

— Mon rôle auprès de vous s’arrête maintenant. Je vous laisse en bonne compagnie.

Puis il s’éloigna en direction d’un autre groupe. Jo scruta son nouvel interlocuteur : la cinquantaine avancée, visage émacié, crâne rasé, regard d’un bleu glacial, gestes un peu brusques. Il tendit une main ferme à Jo qui la lui serra.

— Monsieur Fauvel, je suis le colonel Philippe d’Orgeville. Je dirige un groupe spécialisé appartenant aux services de renseignement de notre pays. Vous vous posez légitimement des questions sur votre présence ici. Je vais vous le dire. Il s’agit de votre fondation BreizhBioGen, et de vos recherches en biogénétique humaine qui intéressent les Russes. Particulièrement le SVR, leurs services de renseignement.

— Nos recherches ? Mais lesquelles ? Et pour quoi faire ? s’étonna Jo, surpris.

— Nous ne savons rien de très précis pour le moment. Nos services ont seulement relevé une activité anormale des espions russes au sujet de votre fondation.

— Comment ça ?

— Des informations de diverses sources où le nom de BreizhBioGen apparaît régulièrement. Elles ont été captées ici et là par nos informateurs sur le sol russe ou travaillant avec des Russes. Nous pensons que ces derniers vont entrer en relation avec vous très prochainement. Contactez-nous dès qu’ils le feront.

Il sortit de la poche de sa veste un papier plié en quatre et le tendit à Jo.

— Voici un numéro pour nous contacter. Dès qu’ils vous approcheront, faites-le ! À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

Le colonel d’Orgeville s’éloigna en zigzaguant entre les groupes. Jo s’abîma dans ses pensées. Ainsi, ce qui intéressait les Russes à BBG c’était leurs travaux en biogénétique humaine. Mais dans quel secteur de recherches ? se demanda-t-il. Elles devaient obligatoirement aboutir à une application dans le domaine militaire.

Un homme d’une quarantaine d’années, aux manières très affectées, apparut soudain devant lui.

— Vous semblez bien soucieux. Je vous assure que la vie est bien plus réjouissante si nous ne nous laissons pas envahir par les tracas. Carpe diem, mon ami ! C’est la meilleure façon de voir les choses, croyez-moi ! conseilla le gandin sur le ton de l’ironie désabusée.

Quelque peu irrité par cette intrusion dans son espace personnel, Jo fixa froidement l’importun :

— Les ennuis ont une sérieuse tendance à vous rattraper et à vous atteindre plus durement si vous ne vous en préoccupez pas. En ce qui vous concerne, je n’ai pas encore décidé dans quelle catégorie d’ennuis je devais vous ranger.

Le type sursauta, piqué au vif, et fit une drôle de grimace. Jo se dit qu’il allait passer son chemin après cette rebuffade, mais non, il dut décider d’avaler la couleuvre, car il leva les mains en signe d’apaisement.

— Oh ! Je vous prie de m’excuser de vous avoir abordé de cette manière. J’ai été fort maladroit. Mon intention n’était pas de vous heurter, mais, vous voyant seul et pensif, j’ai pensé que ma compagnie pouvait vous agréer. Je me présente : Paul-Antoine Foulon. Mon père est Charles-André Foulon, PDG de l’entreprise de confection d’équipements militaires “Foulon Industrie”. Il m’a expédié ici pour le représenter. Je suis chargé des relations publiques dans la boîte. Pour tout vous dire, je m’ennuie ferme depuis que j’ai mis les pieds dans cet hôtel.

« Un fils de bonne famille, se dit Jo, amusé, un dilettante auquel aucune responsabilité réelle n’est confiée. Papa Foulon n’a pas dû juger cette réunion digne d’un grand intérêt, pour ne pas s’être déplacé lui-même. Son rejeton ne connaît sans doute pas plus de personnes ici que moi, ou alors elles font tout pour l’ignorer. Finalement, ce pauvre garçon essaie simplement de trouver quelqu’un avec qui discuter. »

— D’accord, fit-il en lui tendant la main. Je n’ai pas été très sympa avec vous non plus ! Je suis Jonathan Fauvel. On m’appelle Jo.

— Enchanté, Jo ! répliqua Foulon junior, soulagé. Mes amis m’appellent Paul. Il faut que l’on trinque à notre rencontre. Je vais aller nous chercher une coupe de champagne. Ne bougez pas surtout !

Jo suivit du regard Paul-Antoine qui louvoyait vers le bar entre les groupes. « Bah ! pensa-t-il. Autant essayer de passer cette soirée en compagnie, plutôt que de rester tout seul dans son coin. »

Paul-Antoine revint rapidement, une coupe dans chaque main. Il en tendit une à Jo. Ils trinquèrent.

— À la bonne nôtre ! souhaita Paul. Au fait, quelle est ton entreprise ?

Il était passé directement au tutoiement, ce qui ne choqua pas Jo outre mesure. Celui-ci lui expliqua.

— Une fondation œuvrant dans la recherche en biogénétique ? s’étonna Paul-Antoine. C’est vraiment pointu… Mais quel est le rapport avec les contrats d’armement ?

Jo haussa les épaules. Il n’allait pas évoquer devant un inconnu l’intérêt des services secrets russes pour certaines recherches de BreizhBioGen.

— Le gouvernement français veut éviter que quelques-uns des résultats de nos travaux puissent aller aux Russes.

— Ah… Mais quel genre de travaux ?

Jo haussa de nouveau les épaules.

— Je n’en sais rien. Je ne sais pas quel domaine pourrait les intéresser sur le plan militaire.

— Allez ! Assez parlé de ces Russes et des rumeurs de guerre ! C’est d’un tel ennui ! Par contre, la soirée promet d’être divertissante.

Jo réprima un rire qu’il était sur le point de laisser éclater. Ce type était vraiment une caricature de l’héritier jouisseur qui n’avait que les plaisirs en tête.

— Divertissante ? Nous allons certainement bien manger, sans doute, mais…

— Tu n’es pas un habitué de ce genre de soirée, n’est-ce pas ? Sur le carton joint, tu n’as pas vu…

Il s’interrompit le temps de stopper un serveur qui circulait entre les groupes. Il prit le verre de Jo, et échangea leurs deux coupes vides contre deux pleines. Jo voulut protester, mais Paul-Antoine lui fourra d’autorité le verre dans la main.

« Tant pis, se dit Jo qui ne buvait que très peu, même s’il appréciait un bon vin à l’occasion. De toute façon, on reste sur place ce soir, alors autant en profiter un peu. »

— Je disais donc, reprit Paul-Antoine, qu’il y avait, sur le carton joint à notre invitation à cette réunion, un descriptif de la soirée-spectacle qui nous attend. Y figurent le menu et les numéros prévus entre les plats.

— Je n’ai pas prêté attention à ce carton. J’étais trop mécontent d’être convié à cette réunion.

— Donc tu n’as pas non plus souscrit à… certaines prestations.

— Euh… non. De quelles prestations parles-tu ?

Paul lui adressa un coup d’œil amusé.

— Autant que je t’explique tout ! Au bas du carton, il y a une ligne en petits caractères indiquant : « Prestations particulières facturées : s’adresser à ce numéro pour réserver », suivie d’un numéro de téléphone.

— Je vois : un contact pour un réseau de call-girls. Eh ben !

— Allons ! Ne sois pas trop moraliste ! Ce genre de services a toujours existé. Et puis, ce n’est pas l’État qui paie pour ça. Ce carton émane d’ailleurs de la direction de cette résidence hôtelière ; la responsabilité de l’État ne saurait être engagée, même s’il réglera la note pour la soirée-spectacle et l’hébergement.

— Avec l’argent du contribuable ! s’exclama Jo.

— Il ne peut en être autrement. L’État doit tenir son rang. Le protocole impose d’offrir ce genre de dîner aux puissants dirigeants d’entreprises comptant parmi les fleurons de l’industrie française et d’envergure internationale.

Jo n’ajouta rien. Après tout, ce dîner atténuerait peut-être la déception de ces hauts dirigeants de devoir s’asseoir sur de juteux contrats.

*

Peu après, ils passèrent à table. Paul-Antoine et Jo s’installèrent à l’extrémité d’une rangée vers le fond de la salle. Même de cet endroit, ils avaient une vue dégagée sur la scène surélevée. Derrière l’aire d’évolution, un large écran projetait des images détaillées des artistes en action. Alors que les serveurs s’affairaient au service de l’entrée, un numéro de prestidigitation leur fut présenté. Malgré la dextérité de l’illusionniste, les convives applaudirent sans grand enthousiasme, sans doute encore sous le coup de la contrariété, avant de s’attaquer au homard à l’armoricaine accompagné d’un délicieux pouilly-fuissé.

La dégustation de ce mets savoureux fut rythmée par le bavardage quasi ininterrompu de Paul-Antoine qui avait entrepris de présenter à Jo les plus illustres parmi les personnalités attablées.

— Là, tu vois celui-là au bout de la deuxième rangée de tables ? Le gros dégarni avec un gros nez, c’est Aristide de Montclair, le PDG de “MC Entreprises”, qui fabrique des systèmes de navigation embarqués. Tu peux être certain que ce vieux libertin a souscrit pour une agréable compagnie cette nuit, ricanait-il en resservant du vin.

Jo nota que Paul veillait à ce que les verres fussent toujours pleins. Il se dit qu’il lui fallait freiner sa consommation, car le homard donnait soif, et il avait quand même déjà bu pas mal. Il alterna avec son verre d’eau, ce que l’œil averti de Paul capta aussitôt.

— Allez, Jo ! Ce n’est pas une soirée à boire de l’eau ! Profite ! Détends-toi !

Jo fit un signe pour lui faire comprendre qu’il devait lever le pied. Paul prit un air navré et déclara sur le ton de la pitié :

— Tu ne sais pas t’amuser, toi, on dirait ! Tiens, voilà le numéro suivant qui se prépare. C’est de la danse moderne, je crois.

Alors que les premières notes de musique descendaient d’on ne savait où, ils se laissèrent entraîner dans un merveilleux tourbillon de grâce et de légèreté. Le ballet prit fin sous des applaudissements plus soutenus. Puis, ils dégustèrent un excellent turbot de ligne cuisiné au mousseron des prés, garni de pommes de terre sautées, arrosé d’un chardonnay grand cru de haute tenue. Jo avait tout juste terminé son assiette que son téléphone vibrait dans sa poche. Il le consulta discrètement : c’était Audrey.

V

Samedi 28 août 2021, 22 heures ; Plouha, hôtel Domaine de Kerdonval

Il prononça quelques mots d’excuse à l’attention de Paul et de ses autres voisins de table, puis se leva et gagna le hall de l’hôtel. Il se laissa choir dans un fauteuil et rappela Audrey.

— Bonsoir, mon amour, dit Audrey aussitôt. Ça se passe bien ?

Jo lui expliqua en quelques mots l’évolution de la soirée.

— Eh bien ! Tu n’as pas l’air de t’ennuyer ! constata Audrey avec un petit rire teinté d’ironie. À ton élocution, je devine que tu as un peu forcé sur le vin !

— Juste un peu ! minimisa Jo. C’est mon nouveau copain Paul-Antoine qui n’arrête pas de remplir les verres.

— Tu peux boire de l’eau, hein… Et la réunion, qu’est-ce qui en est ressorti ?

— A priori, rien de très précis en ce qui concerne BBG. Les Russes s’intéresseraient à certaines de nos recherches et donc, s’ils cherchent à entrer en contact avec nous, il faut les éconduire. Je n’en sais pas plus.

— OK, je vais te laisser y retourner. Amuse-toi bien !

— Merci, mais je me serais bien passé de ce dîner-spectacle, tu sais…

Ils raccrochèrent après quelques dernières tendres paroles. Jo revint en salle, se glissa jusqu’à sa table.

— Alors, ton épouse s’inquiète pour toi ? le railla Paul-Antoine.

Jo sourit.

— Oui, c’était elle, admit Jo. Elle ne s’inquiète pas, mais elle aime bien prendre de mes nouvelles quand je suis loin d’elle. Nous sommes très proches l’un de l’autre, tout le temps.

Paul afficha une moue ironique, ce qui agaça Jo.

— Tu as quelqu’un qui partage ta vie ?

— Non, je préfère varier les plaisirs. La vie est trop courte pour ne pas…

— … en profiter, compléta Jo, sèchement. Tu l’as déjà dit. À chacun sa philosophie. Je ne juge pas la tienne, mais en ce qui me concerne, je n’autorise personne à tourner en dérision le profond attachement que j’ai pour ma femme. Ça peut paraître démodé et même un peu niais aux yeux de certains, mais moi, j’y crois.

— Oh, d’accord ! Excuse-moi ! Je ne voulais pas te froisser. Tu as raison : à chacun sa façon de vivre. Pourtant, dans les yeux de Paul-Antoine, se reflétait une lueur étrange, que Jo interprétera – en y repensant bien plus tard – comme celle de la malveillance.

Paul reporta son regard vers la scène où un homme se présentait au micro. Il s’agissait d’un numéro d’humoriste. Le comique avait du talent et les spectateurs, plus détendus après un bon repas copieusement arrosé, étaient enclins à rire à chacun de ses bons mots. Alors que la salle s’esclaffait bruyamment, Jo sentait ses paupières s’appesantir de plus en plus lourdement. Décidément, se dit-il, je ne tiens pas du tout l’alcool.

La tête lui tournait maintenant. Son cerveau lui semblait être dans du coton. Il dut s’accrocher à la table pour ne pas tomber de sa chaise. Un brusque haut-le-cœur attira l’attention de Paul-Antoine.

— Jo ! Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne vas pas être malade, tout de même !

— Je… je suis pas bien, balbutia Jo, nauséeux et tanguant sur sa chaise.

— Il n’y a pas idée de tant boire quand on n’a pas l’habitude, s’apitoya Paul. Tu es blanc comme un linge.

— Je vais retourner… à ma ch… chambre tout… tout de s… suite ! décréta Jo en essayant de se lever, mais il manqua s’affaler sur son voisin de gauche, un certain Hubert. Il dut se rasseoir avec son assistance.

Les convives les plus proches le regardaient d’un air scandalisé.

Paul-Antoine, s’apercevant de l’émoi grandissant suscité par l’état de Jo, proposa à celui qui le soutenait :

— Si vous le voulez bien, nous allons le reconduire à sa chambre.

L’autre acquiesça aussitôt. Les deux hommes l’aidèrent à se lever et ils traversèrent la salle en le soutenant, lui entre eux deux, se laissant littéralement porter.

— Bon sang, qu’il est lourd ! s’exclama Hubert. Il pèse un âne mort !

Ils passèrent devant la réception : l’employé les regarda d’un air effaré.

— Nous le ramenons à sa chambre, expliqua Paul.

— Est-ce qu’il a son passe sur lui ? demanda l’employé.

Paul réitéra la question à Jo.

— Jo ? Réponds ! Ma parole… Il dort !

Il fouilla ses poches et trouva dans l’une d’elles la carte magnétique.

— C’est bon ! Chambre 208. Continuons !

Ils parvinrent enfin à l’ascenseur. Ils l’adossèrent à la paroi du fond, tandis qu’ils le maintenaient debout. L’engin s’arrêta au deuxième étage et ils en sortirent en reprenant leur marche chaotique vers la chambre de Jo.

Paul ouvrit et ils traînèrent Jo jusqu’à son lit sur lequel ils le laissèrent choir avec soulagement. Paul lui enleva ses chaussures et ils l’aidèrent à s’étendre sur le dos.

— Ouf ! s’exclama Hubert. Il n’y a plus qu’à le laisser dormir maintenant. Je redescends. Le dessert doit nous attendre.

— Je vais rester quelques minutes pour lui tenir compagnie, dit Paul. Je veux voir s’il ne risque pas d’être malade.

Hubert sortit de la chambre. Paul-Antoine considéra Jo d’un œil scrutateur. Celui-ci paraissait profondément endormi.

Il se pencha au-dessus de Jo, lui donna une gifle modérément appuyée sur chaque joue. Pas de réaction. Il souleva une des paupières du dormeur : l’œil était vitreux, bien incapable de distinguer quoi que ce fût. Satisfait, Paul-Antoine tapota amicalement la joue de Jo.

— Allez, c’est bien ! Au boulot, maintenant !

Il sortit son téléphone de sa poche et tapa un bref message : « Chambre 208. Vous pouvez venir : sujet HS. » Il l’envoya aussitôt. Quelques secondes plus tard, l’appareil émit un signal. En réponse à son SMS, le texto reçu disait laconiquement : « OK. Nous arrivons. »

Il rempocha son téléphone, revint vers Jo et se mit en devoir de le déshabiller entièrement, ce qui ne fut pas si aisé. L’homme était lourd et manipuler un corps inerte pour lui ôter ses vêtements s’avérait plus compliqué qu’il ne l’avait pensé. Il était en nage après tous ces efforts, et, quand enfin ce fut fait, il tira le drap sur le corps, puis se laissa tomber sur une chaise pour récupérer.

Quelques minutes plus tard, quelques coups discrets se faisaient entendre à la porte. Paul-Antoine alla ouvrir. Une femme d’une grande beauté s’engouffra dans la chambre, répandant une suave odeur d’un coûteux parfum. Elle était flanquée d’un homme jeune et athlétique, au visage taillé à la serpe, tenant à la main une sacoche. Elle jeta un coup d’œil en direction du dormeur, s’en approcha, vérifia elle aussi son état pupillaire, le pinça fortement au bras. Il n’y eut aucune réaction. Ses lèvres pleines s’étirèrent en un léger sourire qui illumina magnifiquement son harmonieux visage.

— Bon travail, Paul ! Le sujet est prêt ; c’est parfait.

Elle parlait d’une profonde voix de gorge, roulant les « r » : un accent slave qui ajoutait encore à son charme.

— Ce fut un plaisir, Madame. Le produit que vous m’avez procuré et que j’ai versé dans son verre a eu l’effet escompté.

— Rohypnol ! Bien plus puissant que le GHB, la drogue des violeurs. Juste quelques gouttes suffisent.

Elle fit un signe à son acolyte. L’homme sortit de la poche de sa veste une enveloppe de papier kraft d’une épaisseur respectable.

— Voilà pour vous ! Comptez, je vous prie, dit la femme.

— Il n’en est pas question. Je vous fais entière confiance, Madame !

— Alors, nous ne vous retenons pas plus longtemps, le congédia-t-elle d’un battement de cils.

Paul-Antoine saisit délicatement la main qu’elle lui tendait et y déposa un baiser dans toutes les règles de l’art. L’altière dame le gratifia d’un sourire éblouissant et ajouta :

— Ah, ces Français ! Quelle élégance !

Le gandin sorti, elle se tourna vers son comparse et gloussa en russe :

— Dourak ! Quel imbécile ! En voilà un qui croit encore à la séduction française du French lover !

Elle s’approcha de l’homme endormi et reprit :

— Allez, au travail ! Sors ta caméra de ta sacoche, pendant que je me prépare.