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"Chroniques sénégalaises – Tome I" est le condensé d’une décennie d’observations, de contacts et de lectures au Sénégal. Cinq thèmes majeurs sont ici abordés : les violences faites aux femmes, les talibés, le naufrage du Joola, la presse et les inondations. Ce travail de recherche croise plusieurs disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, le journalisme et la libre pensée, en se basant sur des constatations directes, des études sociétales, des analyses de médias écrits et des références documentaires.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Mignot, attiré par la découverte et la compréhension des divers peuples du monde, a décidé de poser ses valises au Sénégal. À travers son œuvre, il vous invite à plonger au cœur de cette société hétéroclite, offrant ainsi un regard profondément immersif sur ce pays fascinant.
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Michel Mignot
Chroniques sénégalaises
Tome I
Essai
© Lys Bleu Éditions – Michel Mignot
ISBN : 979-10-422-3526-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Les réfugiés du Cambodge, du Laos, du Vietnam en France : un centre d’hébergement, une commune, une région. L’accueil, l’insertion, Universitäts Verlagsbuchhandlung, GmbH A 1092, Wien, 1984 ;
Rapport sur les réfugiés du Vietnam, in Les réfugiés originaires de l’Asie du Sud-Est, La Documentation française, collection des rapports officiels, mai 1984 ;
Kampuchean, Laotian and Vietnamese refugees, in Australia/New Zealand, Canada, The United States, France and the United Kingdom. Bibliography, CNRS, Oxford University, March 1988 ;
Wededetepa, Un village indigème du Cerrado (Brésil), Paris, Ed. L’harmattan, 2023.
Quelques dix années de vécus, d’observations, de notes, de contacts, de lectures m’ont incité à prendre la plume pour évoquer diverses situations au Sénégal, que j’appellerais « chroniques sénégalaises ». Elles peuvent être si nombreuses, mais ce volume n’en abordera que cinq : les violences faites aux femmes, les talibés, le naufrage du Joola, la presse et les inondations. D’autres devraient suivre pour évoquer des services comme l’éducation, la santé, la justice, la distribution de l’eau, de l’électricité, etc., pour parler d’anthropologie humaine, d’économie. La femme sénégalaise, par exemple, devrait faire l’objet de plusieurs autres évoquant sa place dans la famille et au travail.
Ce travail relève de plusieurs domaines : l’anthropologie, la sociologie, le journalisme, la documentation et la libre pensée. Anthropologie, par une observation directe de situations ou d’évènements particuliers, Sociologie, à travers l’étude d’une société, Journalisme, par une collecte journalière d’articles de la presse sénégalaise ou étrangère relatifs aux sujets envisagés, Documentation, en référence aux multiples rapports sénégalais ou internationaux relatifs à ces mêmes sujets. Libre pensée enfin, en mettant en images des situations prises sur le vif, sous forme de petits textes inédits.
Le Sénégal est très divers de par la composition de sa population, un peu plus de 18 millions au dernier recensement (2023). Les ethnies et les langues sont nombreuses, donc les cultures aussi. Toute approche devrait être ethnique avant de s’intéresser à la société dans son ensemble. Des études locales nous donnent quelques informations qui peuvent nous permettre de noter certaines spécificités. Il convient de se référer au volume de Makhtar Diouf : Les Ethnies et la Nation de 1985 qui cite un certain nombre de travaux (des monographies) relatifs aux principaux groupes ethniques. Mais la plupart des rapports sont nationaux, la presse aussi. Ce volume proposé, basé sur cet ensemble d’informations constitue, à mon sens, une sorte d’état des lieux.
Les thèmes choisis pour ce premier volume se sont imposés d’eux-mêmes du fait de leur densité. Les situations de la femme et des talibés font l’objet d’attentions quasi journalières dans la presse et les médias. Les talibés, un problème très sensible au Sénégal. Le naufrage du Joola illustre le fonctionnement de la société, au plus haut niveau de l’État. La Presse, pour une liberté d’expression souvent remise en cause. Les inondations, les conditions de vie de la population en période d’hivernage (saison des pluies) et les réponses des autorités.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, une petite promenade à travers Dakar nous mettra dans l’ambiance. Allons-y, ma petite reine. Juste avant, jetons un petit coup d’œil sur le Sénégal « in Paris » vu de Dakar.
Coucher de soleil sur un quartier populaire (2016)
Rendez-vous quartier Maison Rouge,
Paris, 18e.
Faufilons-nous dans les rues
« Aux joies éruptives »
Où les « aliments » « made in Sénégal »
Sont foisons.
Le smartphone n’est pas cher.
Le sac Prada, contrefait, pour rien
Le paquet de Malboro à 5 €.
« On dit souvent de Château Rouge qu’il est un “millefeuille mafieux” ».
C’est un haut lieu de revente
De marchandises de contrebande.
« Nous n’avons d’autres choix
Que de recourir au marché noir pour survivre… »
Rue Poulet, on célèbre la tresse africaine
« Dans tous ses états ».
Château rouge, dernier ghetto
De Paris intra-Muros,
Zone de « délinquance, de prostitution,
De trafic de drogue
Et de vente de médicaments falsifiés ».
Les réseaux sont très structurés.
Leurs chefs vivent en France.
Le client ne voit que les petits couteaux.
(Inspiré de Dakaractu, 3 juillet 2022)
De Paris à Dakar, même schéma ?
L’île de Gorée, prospère grâce au commerce de l’arachide, mais sous le coup d’une démographie galopante, demande la création d’une ville nouvelle en janvier 1846 et 1848 pour les besoins de sa population. Le capitaine Protet, sous le Second Empire, s’empare de la côte en 1857. Le pavillon français est hissé sur un petit fort nouvellement construit. Un premier plan cadastral date de juin 1858. Le Phare des Mamelles, de 1859 et les travaux du port, de 1860. L’administration coloniale se réserve la zone dite « le Plateau » en refoulant les autochtones Lebous par une série de « lois et règlements relatifs à la propriété foncière ». Elle se distingue par des constructions en dur et des avenues spacieuses. Tandis que les Lebous logent à la périphérie dans des « chaumières clôturées de palissades de tiges de mil », regroupées en quartiers que l’administration appelle « quartiers indigènes » ou « villages indigènes » pour Africains, Syriens ou modestes Européens. Le plateau devant être une « zone d’habitation des Européens et assimilés, les dépressions marécageuses bordières, un écran protecteur avec le rideau d’arbres qui y est prévu, et la plaine comprise entre la voie ferrée et la route des Mamelles (actuelles avenues Blaise-Diagne et Cheikh-Anta-Diop), le site des déguerpis des quartiers populeux ». Une autre source situe la naissance de Dakar en 1840 de « l’exode de commerçants goréens venus y établir des dépôts » (Gallais, 1954). Le nom de Dakar apparaît pour la première fois en 1750 sur une carte de Michel Adanson, naturaliste français du XVIIIe siècle qui a vécu au Sénégal de 1749 à 1754.
La Medina, quartier africain par excellence, conçu en 1904, ne devient une réalité qu’en 1914, à la suite d’une épidémie de peste. « Lieu de ségrégation. » Le marginal, « un élément irrespectueux des règles d’hygiène, attaché par atavisme au mode de vie ancestral, potentiellement porteur de projets de troubles de l’ordre public parce qu’il considère comme pernicieuses et vexatoires les mesures de salubrité les plus indispensables édictées pour tout Africain voulant rester à Dakar » reçoit l’ordre d’y habiter. Avant la Seconde Guerre mondiale, les migrants affluent à Colobane, Fass, Daaruxaan, Kipkoko, Waxinaan, Gazelle, etc. « Le paysage de ces nouveaux lieux de pauvreté donne à voir un habitat précaire en carton et en planche et une densité de ruelles sinueuses. Certains habitants de cette nébuleuse de bidonvilles sont touchés dès 1952 par une mesure de déguerpissement et de relogement à Pikine. D’autres, en revanche, font l’objet d’un encerclement avec la construction des logements de la Société immobilière du Cap-Vert (S.I.C.A.P.) et les lotissements de Fann, du Point E, des Zones A et B, de Bop, de Wagou Niayes, etc., conçus pour les citadins des classes moyennes ou supérieures ». Les marginaux, surveillés, « déguerpis » par le pouvoir colonial, restent une préoccupation majeure après l’indépendance en 1960 : « Ces figures de la marginalité urbaine, au cœur des préoccupations productivistes et constructivistes des premières années d’indépendance, ont continué de hanter les nuits des dignitaires "socialistes" » (Faye, 2003).
Voilà, brièvement, quelle fut l’évolution de Dakar à ses débuts. Comment la découvre-t-on aujourd’hui d’un point de vue plus visuel qu’historique ?
Dakar, une fourmilière géante, grouillante, piégée dans une toile d’araignée. Le Désordre, la poussière, le bruit, les détritus jouent ensemble avec la complicité des gens, inconscients peut-être, ou habitués au point de ne plus y faire attention. Le Sénégal n’en aurait pas l’exclusivité. Une Nigérienne élargit ce point de vue à l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Oh ! Des initiatives sont prises. Une loi interdit l’usage de sacs plastiques. Dans les marchés, ils ont toujours cours. Le gobelet de café Touba tombera encore longtemps, après usage, sur le bitume, comme le petit sac plastique de 400 ml d’eau fraîche que les Sénégalaises vendent aux passants, automobilistes, employés des transports, marchands de fruits et légumes, etc., en période de chaleur (hivernage), c’est tellement dans les mœurs !
Dakar, ville aux constructions disparates où la richesse ignore la pauvreté. Les beaux quartiers sont peu, les pauvres, beaucoup. Ici, une cité bourgeoise, nouvellement construite, villas et immeubles, aux rues asphaltées, où les 4x4 rayonnent, mais sans que le promoteur y mette un arbre. De l’autre côté de l’avenue, le quartier populaire, aux ruelles ensablées, boueuses en période pluvieuse, et la marche à pied. L’habitat, souvent une cour entourée de chambres ouvertes sur elle où logent une ou plusieurs familles avec un espace cuisine et des toilettes communes. En cas d’immeubles, les familles se retrouvent sur les paliers pour la cuisine, la lessive, la toilette. D’arbres, nenni. Il y aurait à Dakar 0,004 % d’arbres au m2.
Des tentatives d’amélioration ont cours. Par exemple, le long de la corniche, mille et un palmiers ont été plantés en 2023 avec au pied des massifs. Des ronds-points ont été aménagés, des avenues aussi. On y a mis des arbustes (troènes, lauriers, fusains, fusains panachés), des plantes grasses. Beaucoup ont perdu déjà de leur lustre, faute de soins. À la fin de la décennie précédente, le Rond-point de Cambérène s’est vu flanqué longtemps d’une grande et longue palissade qui cachait aux passants son aménagement paysager. L’espace était important. Cela a pris de longs mois. La mairie (ou la commune) a dépensé beaucoup d’argent – terrassements, plantations, main-d’œuvre – La palissade enlevée, on ne put que saluer l’initiative. Mais un an après, il a commencé à être visité par les moutons et chèvres. Des marchands s’y sont installés au fur et à mesure de la mort des plants. Deux ans passés, les beaux massifs ont disparu. En 2023, il est l’objet d’un aménagement routier. Ce n’est pas le seul cas. La presse en a fait l’écho, la population a alerté les autorités. Les espaces verts près de l’université Cheikh Anta Diop survivent, ceux de l’allée Cheikh Sidaly Aïdara expirent. Route du Front de terre, des employés arrosent.
Un vent nouveau a soufflé sur Dakar au cours de la première décennie de ce siècle. Le Président Wade souhaitait ouvrir l’Afrique à la modernité et a dessiné un monument dont le symbole serait « la dignité du continent africain » invité à sortir de « l’obscurantisme » pour « aller vers la lumière ». C’est le monument de la Renaissance africaine dont les travaux ont commencé en 2002, élevé sur l’une des Mamelles. Ousmane Sow se retirera du projet, en désaccord avec le président. La sculpture est finalement confiée à Virgil Magherusan, d’origine roumaine, l’architecture, à Pierre Goudiaby Atepa et la construction, en 2009, à l’entreprise nord-coréenne, l’atelier Mansudae, pour un coût évalué entre 9 et 15 milliards de FCFA, payés en nature (de 30 à 40 ha), à qui ? On ne sait. Il est inauguré le 4 avril 2010, jour de fête nationale, et 50e anniversaire de l’indépendance des anciennes colonies françaises. « Il représente un homme aux muscles saillants jaillissant du cratère d’une des Mamelles, torse nu, portant sur son bras gauche un enfant, tout en enveloppant de l’autre une femme ». Wade déclame : « L’homme, la femme et leur enfant feront face au soleil, symbolisant l’ouverture du continent au reste du monde. C’est une force de propulsion et d’attraction dans la grandeur, la stabilité et la pérennité de l’Afrique » (Kaay Xool), côté face. Côté pile, il annonce vouloir se réserver pour lui-même et ses héritiers des « royalties », 35 % des droits d’auteurs sur les recettes de son exploitation. Son vœu déclenche un tel tollé qu’il finira par y renoncer. Des manifestants demandent sa démission. D’autres sujets font polémiques : le coût, et la position en retrait de la femme. Officiellement, le style est dit « réalisme socialiste », stalinien dirions-nous ! Une illustration de la hiérarchie familiale au Sénégal : l’homme, puissant et maître, comme guide de famille. Les femmes protestent.
Dakar, la culturelle, a des ambitions et veut prendre place dans le concert des nations, histoire de prestige ! À cette fin, ont été édifiés successivement : Le Grand Théâtre, inauguré le 15 avril 2011 par le président Wade, financé principalement par la Chine, à hauteur de 14 milliards de FCFA sur 16,4. La voirie, l’électricité, les clôtures, les espaces verts restant à la charge du Sénégal. Puis le Musée des Civilisations Noires inauguré le 6 décembre 2018, par Macky Sall et le ministre chinois de la Culture, Luo Shugang, financé également par la Chine à hauteur de 20 milliards de FCFA et construit par l’entreprise chinoise : Shanghai Construction Group. Influence Tienanmen, dirais-je d’un point de vue architectural. Les bâtiments sont massifs même si le musée est sensé de s’inspirer de la case à impluvium casamançaise.
Tous les deux ans, le ministère de la Culture organise la biennale des arts, dite Dak’Art, qui a connu des existences variables entre 1970 et 90. Sous Abdou Diouf, elle prend son essor et se focalise sur l’art contemporain d’artistes africains et de la diaspora africaine. En 2022, 59 artistes ont présenté leurs œuvres. Un marché de l’art s’est tenu avec les professionnels sur le site du monument de la Renaissance africaine du 22 au 25 mai 2022. Les expositions ont lieu dans une multitude de lieux comme l’ancien palais de justice, le Musée Théodore Monod, d’Art africain, le Musée des Civilisations Noires, etc., le ministère de la Culture aurait dans ses archives le projet des six autres « merveilles de Dakar » en plus de celle du Musée des Civilisations Noires, déjà construit : la Bibliothèque Nationale, le Musée d’Art contemporain, le Palais de la Musique, les Archives nationales, les écoles des Beaux-Arts et d’Architecture. Aucune confirmation de la part de la direction des monuments publics au Palais présidentiel, resté muet.
Pour l’instant, nous sommes restés dans la ville européenne de Dakar, hérité de la colonisation, une zone verte, entre le cap Manuel et le port, une zone des affaires désertée le week-end, des institutions – le Palais présidentiel, le Sénat, l’Assemblée nationale, le Palais de Justice, des ministères – qui se nourrit au marché Kermel et s’outille, se vêt, s’équipe dans le quartier populeux de Petersen et ses environs, entre le Marché Sandaga et l’avenue Faidherbe, devenue très récemment l’avenue Macky Sall. Pour la cérémonie, tente présidentielle, défilé, invités au garde-à-vous, femmes pimpantes, badauds conquis, discours laudatifs au susnommé et batterie de tambours. Les prix, souvent, doublent ou triplent si vous n’êtes pas un natif ou simplement parce que le prix moyen du m2 est le plus cher du Sénégal : un million et demi deFCFA (numbeo). Des commerçants ont dû se résoudre à déménager dans des quartiers excentrés ou en proche banlieue, leur loyer étant devenu prohibitif au fil des années. Place aux riches.
Ma petite reine a envie de bouger. Elle ne s’est pas arrêtée devant le monument de la Renaissance africaine qu’elle n’aime pas. Elle n’est pas folle non plus du Grand Théâtre, ni du Musée des Civilisations Noires. De construction récente les zones ombragées sont rares. Dans le quartier, mérite un petit détour, la gare, restaurée à l’occasion de la mise en route du train express régionale (TER) – Dakar-Diamniado – bâtiment colonial, elle s’est refait le portrait et a repris des couleurs. On peut s’y restaurer. La première fut édifiée en 1885, reconstruite en 1913-1914, close en 2009 lors de la fermeture de la ligne Dakar-Niger, et enfin remise en service en décembre en 2021. Elle a un petit côté provincial, provençal. Autre chose, la structure de la halle du marché Kermel de style mauresque, de 1860, reconstruite à l’identique de 1995 à 1997 après un incendie survenu en 1994, ronde, qui abrite les commerces en cercles concentriques. Les poissonniers, près du centre. Ils ont besoin d’eau, puis les bouchers, et enfin les primeurs et épiciers, aux prix « toubab ». À l’extérieur, des femmes servent des déjeuners sur une longue rangée de tables. Des boutiques de souvenirs pour les touristes exposent statuettes, masques, colliers et bracelets, faits en banlieue, à Guédiawaye, par exemple. Enfin des fleuristes. Le marché Kermel est le seul à vendre des fleurs coupées. D’autres bâtiments coloniaux reprennent aussi des couleurs : la mairie de Dakar et le ministère des Affaires étrangères sur la place de l’Indépendance.
Changeons de braquet, sortons du plateau, en direction de la Médina. Entre le stade Iba Mar Diop et le marché Tilène, une foule de cordonniers, de mille ateliers, découpent semelles et lanières, parfois incrustées de brillants, dans du cuir ou caoutchouc pour en faire des nu-pieds, depuis les tongs simples aux plus sophistiqués, vendus partout en ville et dans le pays. « C’est ainsi qu’ils réalisent de très jolis articles fièrement exposés avec une excellente finition (…) Le prix des chaussures varie d’un cordonnier à un autre et selon le type de chaussures. En général, il y en existe pour toutes les bourses. De 800 FCFA à 25 000 FCFA. Du Sénégalais moyen à la haute personnalité politique. Certains cordonniers travaillent sur commande ». Le mètre de cuir importé d’Italie coûte 15 000 f. «Il est difficile de réussir dans ce métier (…), mais avec ce travail, les gains importants sont conjoncturels, pendant les périodes de fêtes ; la plupart du temps on se contente de ce qu’on gagne ». Il faut de cinq à sept ans pour devenir un bon cordonnier. Depuis l’an 2000, ils ont été confrontés à la concurrence chinoise qui a attiré la clientèle avec des articles « à petits prix », mais de moins bonnes qualités. Clientèle qui est revenue vers les cordonniers sénégalais : « leurs chaussures sont de véritables œuvres d’art (…) Elles sont résistantes, belles et de bonne qualité. Elles ne font pas transpirer les pieds, comme les chaussures chinoises… ces chaussures sont vraiment orthopédiques »(Senenews, 10 décembre 2017).
Proches, des marabouts vendent des produits de sorcellerie « pattes de crocodiles, de singes, queues de serpents, etc. » (Le Petit Futé, 2023). À deux pas, des vendeurs de tout acabit vendent de tout, tout autour du marché Tylène, considéré comme « un marché indigène » à l’époque coloniale, l’un des plus anciens de Dakar, « fréquenté par les femmes des quartiers environnants ». « Des Sénégalaises vendeuses de poissons aux fruitiers guinéens en passant par les coiffeurs nigériens, c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui est présente (…) Dire que Tilène est le marché de l’intégration n’est pas exagéré. De nombreux exemples l’illustrent. » (Sud Quotidien, 18 juillet 2001). Tilène, marché « authentique (…) le lieu idéal pour découvrir des saveurs (…) des produits naturels tels que le bissap, le bouye ou les produits pharmaceutiques traditionnels », un marché « aux effluves appétissants des thiouraye et encens, des produits épicés où les yeux et narines peuvent déguster » (Leuk Sénégal, 13 janvier 2021). Un marché qui a pris son essor dans les années 1980 marquées par un fort exode rural. Au milieu d’innombrables cantines et boutiques, il y a cette immense halle, de 115 m de long, rectangulaire, plutôt en mauvais état aujourd’hui. De la structure, la poussière en a fait son domaine, mais « un marché typiquement africain, haut en couleur, dégageant mille et une senteurs, offrant des produits frais, des épices, des produits de beauté, ustensiles de cuisine, vêtements » (Le Petit futé, 2023). « C’est le même constat, des étals à perte de vue. Des murs très entachés et souillés, souvent gagnés par la vétusté, des toiles d’araignée flottant de part et d’autre surplombant les aliments (…) Des flaques d’eau puantes venant de la fonte des blocs de glace utilisés par les poissonniers (…) J’avoue que le marché ne respecte pas toutes les normes d’hygiène requises, mais il y a une nette amélioration parce que la municipalité déploie des moyens pour le nettoyer » (Le Soleil, 3 janvier 2023). Les bijoutiers vendent à une extrémité. La halle, populaire, résonne en permanence des transactions. « Ces marchés sont le reflet de la négociation permanente de la ville avec son identité et son évolution » (UNESCO, 2020).
Que ne découvre-t-on à Dakar, dans une avenue très fréquentée de Grand Dakar : deux tisserands installés sur le trottoir avec leur métier à tisser portable, exécutant des challes ou des enveloppes de coussins. Ils pourraient appartenir, selon Raymond Mendy, professeur d’histoire et de géographie à Ziguinchor, au peuple Manjaku qui aurait émigré au temps du néolithique vers la vallée du Nil, puis celles du fleuve Sénégal, du Niger et du lac Tchad, comme d’autres ethnies sénégalaises, pour fuir le dessèchement du Sahara et trouver des points d’eau, des terres fertiles. Enfin, rejetant l’Islam au 10e siècle, il s’installe dans les régions Nord-Ouest de la Guinée-Bissau, le long de la côte atlantique et le long du Rio Cachéu, un des principaux fleuves Bissau-guinéen qui coule parallèlement du fleuve Casamance au Sénégal. Le tissage est une très ancienne tradition. Deux femmes, originaires d’Algérie, Nawal Merabet et Houria Sammari, ont ouvert une boutique à Ouakam en février 2018, exposant les tissages de Maliens, Camerounais, Burkinabés, Zimbabwéens, des artisans triés sur le volet et le pagne tissé : « un tissu traditionnel des tribus Manjaks du sud du Sénégal et de la Guinée septentrionale. Il est généralement utilisé pour les évènements importants (mariages, baptêmes, cérémonies d’initiation ou de funérailles (…) Le pagne tissé manjak est un tissu traditionnel d’Afrique de l’Ouest, réputé pour sa qualité et sa beauté » (Picut, 14 janvier 2019 et 31 mai 2023).
Dans un domaine cousin, la tapisserie, il y a la Manufacture des Arts décoratifs de Thiès, créée en 1966, sous la présidence de Léopold Sedar Senghor, utilisant des techniques issues des Manufactures Royales de Gobelins de Paris et d’Aubusson et dont des œuvres ornent palais, institutions internationales, etc. Les petites bourses peuvent s’offrir un tapis de prière au prix de 500 000 à un million de FCFA le m2. Selon la bonne formule servie par la presse sénégalaise pour vous inviter à suivre le prochain numéro : « Nous y reviendons. »
Roulons un peu maintenant, si vous le voulez bien, vers Dakar, la religieuse, la musulmane, qui s’est prise d’une nouvelle ferveur islamique depuis Abdou Diouf. Une ère d’édification de grandes mosquées qui dure encore. Tient désormais compagnie à la Grande Mosquée de Dakar, construite sous l’ère coloniale, la Mosquée de la Divinité, à l’initiative de Mouhamed Seyni Gueye « sur recommandation de Dieu » (Enquête+, 23 juillet 2016), inaugurée le 1er octobre 1997 à Ouakam – début des travaux : mai 1992. S’y ajoute, la Mosquée Massalikul Jinaan – les chemins du paradis – à Grand Dakar, d’une capacité de 10 000 personnes, entourée d’une enceinte capable d’en accueillir 20 000 autres, construite par l’architecte Maïssa Diodo TOURE pour 22 milliards de FCFA sur un terrain de 5,8 ha que Wade a donné aux Mourides, auxquels il est très lié. Abdoulaye WADE a posé la première pierre en 2009. C’est l’une des plus grandes mosquées d’Afrique de l’Ouest et des plus riches, avec cinq minarets dont le plus haut culmine à 78 m. Son dôme est couvert de feuilles d’or. Des artisans marocains ont prêté leur concours pour la décoration intérieure, fastueuse. Son financement vient : « des fidèles, de grandes fortunes sénégalaises, de chefs religieux, des personnalités politiques et de grandes entreprises. Le gouvernement a quant à lui débloqué sept milliards de FCFA (10,5 millions d’euros) pour la voirie, l’assainissement et l’éclairage des alentours » (VOA, 25 septembre 2019). Macky Sall y aurait contribué à hauteur d’un milliard de FCFA à titre privé. Information délivrée par Les Échos de la bouche du porte-parole de la communauté mouride, Serigne Bass Abdou Khadre (Seneweb blog, 8 janvier 2024) « C’est une étape de plus dans l’esprit de conquête et de construction de cette confrérie. (…) Le fait qu’elle se trouve à Dakar, capitale de l’empire colonial, imprime sa marque au centre du pouvoir politique. » (Le Monde, 27 septembre 2019). On imagine ce que les habitants du quartier populaire – Les Parcelles Assainies – l’un des plus pauvres de Dakar, auraient pu concevoir pour améliorer leurs conditions de vie : voiries, habitats, accès à l’eau, etc., avec de tels moyens ! Elle est inaugurée le 27 septembre 2019, en grande pompe, par le Khalife général des Mourides et le Président de la République.
À Guédiawaye, non loin de la préfecture, il y avait une petite mosquée, vieille, toute vieille jusqu’en 2003. Elle a été rasée pour une nouvelle, modeste, qui jouxte maintenant la grande mosquée Souleymane Baal, dite la « mosquée des musulmans de Guédiawaye » à dominance tidiane, dont la première pierre a été posée par le président de la République le 22 juillet 2016. Le président affiche très souvent son appartenance religieuse en portant le qomis, robe longue que portent les musulmans à la mosquée, lors de ses déplacements nationaux et internationaux, témoin cette photo (il y en a beaucoup d’autres) des chefs d’État de la CEDEAO, réunis suite au coup d’État au Niger du 26 juillet 2023 (Dakaractu, 30 juillet 2023), sans compter ses multiples visites aux chefs religieux à l’occasion de fêtes ou pour des motifs politiques, surtout depuis mars 2021, début des manifestations sanglantes et destructrices, renouvelées début juin 2023, consécutives à la hausse des tensions entre le pouvoir et l’opposition en vue de l’élection présidentielle de février 2024. D’un coût supérieur à un milliard de FCFA, programmé dans le cadre du programme de modernisation des cités religieuses de l’État, initié en 2017, son dôme culmine à 21 m avec un diamètre de 10. Ses deux minarets pointent à 39 m. D’une superficie de 2635 m2, elle peut accueillir 2300 personnes, dont 210 femmes. Le jour de l’inauguration, le 18 janvier 2019, si la cérémonie, à l’intérieur s’est déroulée normalement (lecture du Coran, sermon et prières), l’association islamique, pure et dure, Jamra, dénonce la « paganisation » de la cérémonie, car, hors de son enceinte, des « batteurs de tam-tam et de célèbres thuriféraires experts en « taakhouraan ! » [Art oratoire pratiqué jadis dans les villages du Cayor et du Baol] se sont produits dans une sorte « de concert de “sabars” [mot wolof qui désigne un évènement festif organisé par les femmes, un ensemble de tambours qui sert à l’animer et une danse sensuelle], ponctué de hurlements hystériques, dignes du folklore des cérémonies initiatiques des animistes de jadis ! » (Ndar Info, 20 janvier 2019). Selon elle, la mosquée a été profanée. Des travaux sont encore en cours autour de la mosquée : toilettes et jardins. Les prières s’y déroulent normalement.
Dans le quartier Bopp, la Grande mosquée Thierno El Hadji Mouhamadou Saïdou Ba. « Un impressionnant bâtiment, une œuvre d’art architecturale qui porte le nom du fondateur du Daaka de Madina Gounass et qui s’étend sur une superficie de 6 462 m2 » (Thiey Dakar, 1er février 2023). Sa rénovation commence en 2020 avec l’aide de l’État. Elle est inaugurée le 3 février 2023. D’une capacité d’accueil de 8 000 personnes, elle remplace après moult péripéties celle qui fut érigée en 1974, d’une surface de 30 m2, appelée « Baraque ». Coût des travaux, un peu plus d’un milliard de FCFA.
À la Patte d’Oie, Serigne Modou Bousso Dieng a financé la mosquée dont la construction a commencé en 2011. Située dans un quartier très populaire, entourée d’un hôpital et d’un marché journalier très fréquenté, elle couvre une surface de 1200 m2 et peut recevoir environ 1000 fidèles. Les mosaïques de l’intérieur ont été réalisées par des artisans marocains. L’inauguration n’a pas encore eu lieu fin 2023, il reste à aménager le pourtour extérieur qui doit être dallé. On attend du marabout le financement des travaux. La mosquée n’est donc pas encore ouverte aux fidèles. Comme à Guédiawaye, on parle officiellement d’une mosquée « pour tous les musulmans », même si certains la qualifient de « mouride ».
Dans la plupart des cas, un peu d’ombre y est rare. Sans doute, faut-il faire de la place pour les croyants. Par exemple les gérants de la Grande Mosquée Layène de Cambérène dressent pour eux des tentes, à l’infini, tout autour du bâtiment à l’occasion de la célébration de la 143e édition, – les 21 et 22 février 2023 – de l’appel de Seydina Limamou Lahi, Lébou, pêcheur et agriculteur qui se déclare le 24 mai 1883, à quarante ans, l’envoyé de Dieu… et dont la communauté représente environ 6 % de la population sénégalaise (Wikipédia).
Les religieux ne semblent pas avoir le culte de la nature, pourtant une création de Dieu, selon eux. Dans le quartier de Cambérène, on compte 19mosquées sur 3 km2, des petites et des grandes dont celle de la confrérie Layène en bord de mer. La plupart des petites mosquées de quartier seraient d’influence tidiane, la confrérie la plus importante du Sénégal. Dans l’enceinte de l’une d’elles, des dizaines d’enfants, garçons et filles, chacun de leur côté, apprennent le Coran avec des maîtres coraniques – trois pour les garçons, un pour les filles –. Les plus assidus se pressent près du maître, quelques-uns récitent des sourates. D’autres s’en éloignent, distraits, ils jouent entre eux sans que les maîtres s’en formalisent. Ils sont là pendant plusieurs heures. Le site VYMaps avance le chiffre de 766 mosquées à Dakar et sa banlieue (2023). « C’est beaucoup trop », avoue un religieux. Le maire de Dakar – Barthelemy Dias – vient voir le 19 octobre 2023 l’état des travaux de la nouvelle grande mosquée de Santhiaba à Hann Bel-Air pour laquelle la mairie a débloqué, pour l’instant, 100 millions de FCFA (coût total prévu : 250 millions). Il déclare à cette occasion : « l’humain ne peut être humain que s’il a la foi en bandoulière. Un individu sans foi, c’est ce qu’on appelle un mécréant et nous sommes un peuple de croyants. » (Dakar Matin, 22 octobre 2023).
Les autres confessions n’ont pas pignon sur rue, très inférieures en nombre (5 %). Hormis la cathédrale, située non loin du palais présidentiel, les clochers ou croix ne peuvent rivaliser avec les minarets, plus hauts les uns que les autres, des mosquées précitées. Ils sont assimilables à ceux des mosquées de seconde zone ou de quartier, telle cette église attenante à une petite mosquée de Guédiawaye, une banlieue dakaroise, un symbole de l’Islam à la sénégalaise, réputé tolérant. Une église toute simple comme sa voisine.
Quittons les mosquées,tout en prudence. Ma petite reine s’est fait renverser cinq fois déjà par des taxis, des jakartamen, des voitures privées et Ndiaga Ndiaye, des petits bus Mercedes, du nom de leur créateur fait Chevalier de l’Ordre du Lion par Abou Diouf en 1984, que la rumeur publique désigne sous le nom de « bus de la mort ». Les causes, vitesses excessives, non-respect des priorités, conduite les yeux dans le portable, la loi du plus fort et j’en passe. Les violences routières, une chronique que nous aborderons plus tard.
Rendons-nous à Soumbedioune pour les couleurs et les odeurs. Il est temps. La plage des pêcheurs va bientôt plier bagage pour commencer une nouvelle vie de l’autre côté de la baie. D’ici peut-être les élections de février 2024 si comme cela est annoncé. Un projet de deux millions d’euros financé par le roi du Maroc, lancé en 2015. « Ça permet d’avoir des outils de travail, comme des unités de glace pour avoir une certaine qualité sanitaire pour les produits de la mer » (Aziz Akhannouch, ministre marocain de l’Agriculture et des Pêches, RFI, 26 mai 2015).
À la suite d’une épidémie de la maladie du sommeil en Afrique de l’Ouest au 16e siècle et à cause de différents, la population lébou s’est divisée en trois groupes qui ont créé les villages de Yoff, Ouakam et Ngor, pour le premier, celui de Bègne dans la baie de Hann Bell-Air pour le second, qui a disparu aujourd’hui, et Soumbedioune pour le troisième. Plus tard, la réconciliation des deuxième et troisième groupes a donné naissance à douze pencs (places publiques) où la communauté devise de ses affaires. Six se trouvent au plateau : Mbot, Gouye, Salaan, Thieudème, Yakk Dieuf, Hock qui est devenu Fann Hock, et Kaay Findew, et six à la Médina : Mbakeuneu, premier penc à s’être installé à la Médina en 1914, Santhiaba, né de mariages endogames, Thieurigne, Diécko, Ngaraf et Kaay Ousmane Diène. (Abdou Khadre Gaye).
Les premiers pêcheurs, une quinzaine environ, s’y disputent les poissons sur cinq pirogues à partir de 1954. La pêche est bonne. Parties le matin de bonne heure, elles rentrent au port, pleines vers 14 h.
2013, elles se chiffrent par dizaines. Les choses ont bien changé. Un ancien raconte qu’il appareille vers 6 h du matin et ne rentre que le soir à 17 h pour un gain très variable : 15 à. 20 000 f si la journée est fructueuse, parfois 1 000 FCFA. Souvent, il ne reste pas grand-chose pour la famille après les dépenses d’entretien du bateau et de son moteur, sans compter le coût en carburant. Il a quelquefois pensé à changer de métier, mais tout ce qu’il a, dit-il, vient de la mer. La mer, c’est sa vie. La mise à l’eau et le hallage de la pirogue sur le sable sont des attractions en soi. Tous les équipages disponibles s’unissent, arcboutés pour faire rouler l’engin sur de gros pains de bois en poussant des cris pour rythmer le mouvement. Et une et deux. On s’y reprend plusieurs fois. De jeunes garçons aussi y mettent la main par, jeu, mimétisme ou pour apprendre le métier. L’opération est une fête. Les pêcheurs font ce que faisaient leurs pères, grands-pères, arrière-grands-pères et arrière-arrière-grands-pères. « Ça remonte très loin ». Une fois hélée, la vente commence. Les poissonnières sont à l’œuvre, négocient les prix dans un tumulte joyeux et attendent le client, la plupart des locaux. « Ça marche un peu, dit l’une d’elle. Des fois on est d’accord, des fois non ! » Les nettoyeuses écaillent, lavent de 17 à 23 h pour un coût variant entre 200 et 1000 f selon la taille du poisson. Sur le marché, crevettes, huîtres, homards font saliver. Des poissons, il y en a mille : les poissons crapaud, sabre ou lune, les raies-papillons, pastenague, guitare. Parmi les polynemidae, le capitaine, le capitaine plexiglas, le capitaine moustache. Le Barracuda, bien sûr, exquis, qui peut mesurer deux mètres de long et peser 90 kg. Citons encore le Bar moucheté et la Carpe noire. Voilà pour quelques-uns aux noms évocateurs.
2019, la raréfaction du poisson se fait de plus en plus sentir : le thon, les sardinelles, le diay ou diaragn sont épars dans les filets. La température de l’eau semble avoir augmenté. La solidarité joue : « Nous sommes une grande famille dans le bonheur ou le malheur. »
Après s’être gavé d’images instantanées, le remue-ménage est dans la place, une petite pause s’impose. Il y a des bancs. Reprendre son souffle, glisser du regard d’une pirogue à une poissonnière, s’y arrêter. Elle peut vous repérer et sourire. Les femmes succèdent aux hommes à l’œuvre. Regardez les enfants qui jouent sur le sable, les motifs peints sur les coques. Écouter les bruits, les cris, les rires, les apostrophes de tout un chacun. Enfin, respirer, s’imprégner d’une activité chaleureuse, humaine, entière. Au bout du compte, acheter.
Un petit tour vers d’autres plages, un autre goût de la nature, la puissance de l’océan contre la médiocrité du paysage urbain. Le vent, l’horizon, l’immensité, de quoi oublier un peu le désordre local, respirer un air sain. En 2019, l’OMS déclare Dakar la « deuxième ville la plus polluée » du monde (National Geographic, 7 janvier 2019). Sur un an, la pollution y est jugée actuellement dangereuse 146 jours et faible, 33 jours (Plumelabs, 16 août 2023).« À la plage, on est à la page », une jeune demoiselle savoure une glace, d’autres, des grillades de poissons frais. Un Orchestre met l’ambiance. C’est samedi soir, en nocturne. Une fille de Thiaroye dit avoir fait un détour à « Cassation » – la plage proche de la Cour de cassation – pour se « soulager ». Les problèmes : « les toilettes et l’insalubrité » (Seneweb, 15 août 2023). Les plages de Dakar sont très fréquentées surtout en fin de journée et le week-end. Entre Grand Yoff et Guédiawaye, elles sont noires de monde : des familles, beaucoup de jeunes qui jouent au foot, font de la musculation, des pompes, qui y ont élu domicile pour une nuit en y dressant une bâche pour les fauchés ou une tente pour les plus riches. Joggeurs, joggeuses, de temps en temps, plutôt de nuit, on entend le son du Djembé. Les plages sont dangereuses, les noyades, récurrentes, chaque année pendant les vacances d’été. On voit les gens se baigner par grappes. Peu savent nager. Où que vous alliez, elles sont jonchées de débris et ordures : plastiques, papiers, peaux de bananes, bouteilles, vieux pneus, etc., l’insalubrité de nouveau, accentuée par la construction de dizaines de bouches d’égout en 2021-22 par AGEROUTE et la société chinoise : Chinese Road and Bridge Corporation (CRBC) sensée servir à évacuer les eaux pluviales, un réseau normalement indépendant de celui des eaux usées géré par l’ONAS (Office National d’Assainissement). Or il se trouve que des particuliers se connectent sur ce réseau des eaux pluviales pour y déverser leurs eaux usées. Au même moment, s’ouvre à Dakar, le 15 septembre 2022, la 18e session de la Conférence ministérielle africaine sur l’environnement (CMAE) « sur le thème : assurer le bien-être des populations et garantir un environnement durable en Afrique ». Le Sénégal reçoit quarante ministres africains, en présence de John Kerry, envoyé spécial du président américain. Des protestations sont vaines : l’ONAS, le ministère de l’Environnement, La Croix Rouge, silence radio ! La CRBC traite de « malade, vas te faire soigner » et menace de poursuite celui qui élève la voix. À l’été 2022, les rejets d’eaux usées dans le réseau pluvial se chiffrent par centaines de m3/jour. Un défenseur de l’environnement parle de faire une vidéo, d’alerter Greenpeace, mais n’en fait rien. France 24 diffuse le 11 janvier 2023 une vidéo du jeune sénégalais, Baye Wane. Une sorte d’état des lieux. Encore silence radio. Les enfants continuent à se baigner dans les égouts. Les gens du quartier ne sont pas au courant ou « ça ne leur pose pas de problème ». Certains jettent directement leurs ordures dans la mer faute « d’assainissement », disent-ils comme dans la baie de Hann. En novembre 2023, à la fin de l’hivernage, les rejets sont minimes. Y a-t-il eu prise de conscience ? L’ONAS affirme que ces bouches d’égout doivent ne rien rejeter en saison sèche. Si rejets, il y a, ils sont dus à de mauvais comportements de la population. Comportements passibles d’amendes ou de prison.
Alors, où aller ? Aux Almadies ? Des plages privées ? À l’île de Gorée, chantée par Marie Estelle (2019) ?
Les couleurs y crient leur chaleur
Terres orange côtoient murs roses
Dans une île où la vie est prose
Où seule l’histoire est froideur.
Ou celle de Ngor ? Dite « l’île de la dignité » qui abrite le Penc 1.9, un repaire d’artistes dans « une maison [qui] se cache, telle une fille ingénue, derrière les imposants dattiers de sa façade » (Mamadou Oumar Kamara, 2021). Un jour, sur une plage excentrée, un bateau est venu gratter sa coque au milieu des baigneurs. À l’indignation, le navigateur a fait sonner haut et fort le mot de Cambronne. Un monsieur sur la plage : « où voulez-vous qu’il aille ? » Mais il y a la guinguette agréable « Chez Seck » dont leroutard vante en 2002 les langoustes et les crevettes bon marché !
Dakar vaut beaucoup plus par son peuple que par ses monuments. Il lui donne vie surtout dans les quartiers populaires. Les nantis, eux, se cachent derrière des murs.
Cambérène est un carré de moins de trois km2, limité par quatre rues et avenues asphaltées propres à la circulation. Toutes les voies intérieures sont sablonneuses, on s’y enfonce pendant la saison sèche comme sur les plages. Des ruelles sont inondées lors de l’hivernage. En y déambulant, les images sont multiples. Pauvreté et richesse, villas coquettes ou inachevées, ruelles très étroites, commerçantes, des petites places ombragées, terrain de sports, décharges, activités artisanales et les mosquées, bien sûr, grandes ou modestes, riches ou pauvres. Un marabout, le khalife général des Layènes selon un Sénégalais, défit le voisinage dans un immeuble, riche, de quatre étages, où il loge des ou ses familles qui font sécher leur linge en terrasse, la façade totalement carrelée, deux petits minarets sur le toit. Tout autour, un terrain vague, le boutiquier, le charretier qui passe, une ruelle ordinaire, rien qui laisse présager l’opulence du maître des lieux. Un peu plus loin, on entrevoit à travers une porte ouverte, une cour grise, des plats sur le sol, du linge qui sèche, une misère cachée aux yeux du monde et répétée ici ou là. Toujours selon notre informateur, ce marabout vivrait entre autres sur le dos de pauvres qui prélèveraient quelques sous sur le peu qu’ils ont pour les lui donner par dévotion. « Allez à Touba [chef-lieu des Mourides], vous verrez aussi de somptueuses demeures de religieux », poursuit-il.
On est dimanche après-midi. La rue vibre. Les gens sont dehors. Les jeunes palabrent à l’ombre, les hommes font la sieste, préparent le thé ou font sauter sur leurs genoux un bambin. Les femmes sont à la couture ou à la lessive. Les enfants jouent. Peu de déplacement comme en semaine. On respire un peu. Les artisans ont fermé leur atelier, mais les boutiquiers attendent le client. C’est jour de fête pour des familles qui célèbrent un mariage ou un baptême. Des tentes ont été dressées. Les femmes, au centre du jeu, ont sorti pour l’occasion leur plus beau boubou, et la coiffure assortie. Elles rivalisent de beauté, de fraîcheur, de rayonnement, parfois avec un maquillage un peu appuyé. Pour l’heure, sagement assises, elles attendent les musiciens pour se lancer dans leurs danses coutumières. On hume parfois le savoureux parfum du thiouraye « clef pour l’ouverture de la chance grâce à ses pouvoirs mystiques » (khadidiatou Gueye Fall). Danses auxquelles les hommes ne participent guère. Ils font tapisserie. Ils sont entre eux un peu plus loin. S’en dégage souvent une impression d’ennui. Les heures passent, certains ne décollent pas de leur portable ou s’endorment. Côté costume, ils font pâle figure devant leurs consœurs. Les fêtes n’empiètent pas les unes sur les autres. Il y en avait quatre aujourd’hui.
Les écoles sont beaucoup moins nombreuses que les mosquées ; en fer à cheval autour d’une cour, d’un seul niveau, souvent en mauvais état. France 24 diffusait le 20 juin 2022 un reportage sur Mamadou Diakhate, un enseignant qui avec une équipe de bénévoles – la Team Niintche (homme) – avait déjà remis en état des salles de classe dans vingt-trois établissements depuis deux ans, avec l’aide de particuliers et d’entreprises comme UCG (ramassage des ordures) et Auchan (supermarchés) ; « Je fais ma part pour le pays ». Il ajoute qu’il faudrait parfois « tout reconstruire » (France 24, 2022). Au milieu d’une décharge, des Maliens font sécher des dizaines et des dizaines de tissus batik (tioupe) à même le sol ou en étendages. Le déploiement de couleurs est impressionnant. Le style « tissu africain » est de mise, mais le lieu est repoussant. Ils seront ensuite exposés dans les marchés ou quelque part ici ou là dans les rues, voire à être exportés.
En soirée, quand le soleil décline, les plages proches se noircissent de monde. Les familles, les copines s’y rendent pour s’aérer, se relaxer, avoir du bon temps. L’air de la mer fait du bien. Les adolescents s’y précipitent pour le foot, sur le sable chaud. Les athlètes font du jogging pour le souffle et l’endurance. Les solitaires célèbrent le culte du corps, gymnastique, haltères, flexions des jambes, des bras. Certains, moins ambitieux, font des pompes à genoux. Quand le soleil a tiré sa révérence, c’est un long défilé dans les avenues, de retour vers leurs chez-soi.
Entre deux boutiquiers et une boulangerie, quatre Sénégalaises posent régulièrement leur établi instable. Les rues sablonneuses font office de village. Le temps a fait son œuvre. L’une, âgée, vend des œufs et du sel. La seconde, des légumes. Elle s’est approvisionnée au marché. Des femmes du quartier s’y ravitaillent pour les repas quotidiens. Elle est parfois accompagnée par une vendeuse de poissons. Les moins chers, pleins d’arrêttes, valent 200 FCFA la pièce. Elles disparaissent à la mi-journée. La troisième est présente en permanence. Proche de la boulangerie, elle garnit de viande, sauce aux oignons, légumes et ketchup les petits pains que les jeunes, les solitaires, les paresseux de la cuisine viennent d’acheter. 10 h du matin est une heure de haute fréquentation de jeunes filles. Des écoles voisines sont en pause. Elle a devant elle plusieurs gamelles rutilantes, pleines, prêtes à produire des sandwichs savoureux. Tout ça, juste devant chez elle. Une quatrième, présente épisodiquement, vend des citrons. Toutes tentent d’améliorer le quotidien comme elles peuvent. Femmes rieuses, laborieuses, courageuses ! L’atmosphère est plutôt harmonieuse dans cette économie informelle. On peut y ajouter, la vendeuse de fruits, bananes, mangues, maïs, arachides, selon les saisons, la vendeuse de jus. Un homme, le seul, pend des chemises à un volet, des chaussures lavées et relavées pour les petites bourses, rien à voir avec le marché de la rue du Front de Terre où elles s’étalent à l’infini, le samedi et d’autres jours et dans beaucoup d’autres lieux citadins. La mère qui porte son enfant dans le dos et ses provisions sur la tête est de retour, image éternelle de l’Afrique douce. Les femmes la peaufinent vêtues de leurs boubous colorés, bariolés, sérés, volants. Les toutes petites filles habillées comme des princesses sur le chemin de la maternelle, un mini sac dans le dos, les yeux ronds, qui vous tendent parfois la main, illuminent la journée.
Les boutiques de toute sorte, quincaillerie, orfèvrerie, tissus, marchands de fruits, primeurs, pharmacies, grossistes, agences monétaires, garages, agences numériques, boutiques de cosmétiques, en nombre – les Sénégalaises sont très soucieuses de leur apparence – exposent leur devanture sur le pourtour du quartier aux axes de plus dense circulation. Une circulation débridée. Des voitures en panne au milieu de la chaussée, des carcasses sur les côtés. Des pneus crevés. Scooters et jakartas [petites motos] en cours de gymkhana. Le stationnement sur le trottoir, les piétons sur la chaussée. Au bout du compte, de fréquents accrochages. Les laveurs de voitures occupent le terrain. Les menuisiers, forgerons, tailleurs, les coiffeurs pour hommes préfèrent son calme intérieur. Le loyer y est aussi moins cher. En période de chaleur, passe souvent dans les ruelles, le vendeur de glaces qui pousse sa petite glacière à deux roues et signale sa présence avec une poire qu’il presse, à tout va, pour attirer les enfants. Le vendeur d’articles de ménage, balais, balayettes, brosses, serpillières, seaux pousse sa voix pour se manifester tandis que le couturier ambulant, qui porte sa machine à coudre sur l’épaule, fait cliqueter ses ciseaux. On en voit qui œuvre à même la rue ou en étage, comme le rémouleur en train de meuler. Autre petit métier, celui de l’éboueurqui a sa propre clientèle dont il vient chercher les ordures à domicile. La charrette pleine, il conduit son cheval vers des bennes à ordures, des bennes qui sillonnent journellement les voies carrossables et se posent dans des lieux fixes à grands coups de klaxon. Ménagères et ménagères, rarement des hommes, y affluent. Autre méthode, des particuliers, contractants, déposent leurs ordures devant chez eux, dans des sacs noirs clos, qu’un pick-upramasse régulièrement. Les inciviques ne se gênent pas pour les abandonner dans la rue pour le plaisir des chiens, chats, chèvres et moutons qui les crèvent et dispersent un peu partout.
Des rues parfois très, très sonores, surtout à l’occasion de récitatifs de sourates par des groupes religieux qui poussent la sono à fond. « On a l’habitude », disent les gens, qui ne s’inquiètent pas d’éventuelles baisses d’audition des jeunes enfants qui tournent autour des baffes. Les rituels peuvent durer plusieurs heures. À la Medina, une famille, logée près d’une mosquée, a fini par déménager. Le chef de famille, employé, n’en supportait plus les haut-parleurs hurlants qui les diffusaient de temps en temps de 22 h à 4 h du matin. Ce soir, un religieux entame des chants de 22 h à minuit « toute sono dehors ». Dans un livre d’Histoire d’une classe primaire est écrit que chacun est libre de pratiquer sa religion « à condition de ne pas gêner son voisin » A la question de savoir pourquoi la société ignore ce qu’on enseigne aux enfants, un directeur d’école répond : « votre question est importune » ! Les hommes oisifs découpent des cartons en petits morceaux pour les donner en pâture aux chèvres, évoquent l’actualité du jour ou les problèmes locaux, assis sur des petits bancs devant leur porte. Le soir, les employés rentrent. Les hommes âgés se rendent à la mosquée. « Les hommes ne font rien à la maison, ni ménage ni cuisine, au Sénégal », dit une mère de famille de quatre enfants après sa journée de labeur. « Nous, on travaille le jour et à la descente, on travaille encore ». Dans les villages, les hommes disent que les femmes sont fatiguées, mais, pour rien au monde, ils ne les aident dans des tâches qui ne sont pas censées les concerner. Tel ce chef de village qui demande de l’aide parce que les potagers sont un peu en jachère. Les femmes n’y sont pas assez nombreuses. « Mettez-vous au travail, lui a-t-on dit, aidez-les ! » Des femmes sortent de chez elles pour vendre fruits, maïs grillé, arachides. Quelquefois c’est un enfant, plutôt une fille, qui tient l’établi et hèle sa mère à l’approche du client. Des rues où s’installe le matin, une mendicité féminine porteuse de bébés, ou accompagnée d’enfants en bas âge. Là sur un trottoir, une jeune femme est venue régulièrement pendant des mois avec deux jeunes enfants à qui elle donnait le sein. Elle s’asseyait sur un ancien pot de peinture et attendait la générosité populaire : du lait caillé, des petits gâteaux, de temps en temps une pièce. Midi sonné, elle disparaissait. Certaines préfèrent la proximité d’une boulangerie. Ailleurs, tous les matins, sauf le dimanche, une femme seule en chaise roulante était amenée à un angle de rue, quelquefois avec un parapluie pour se protéger du soleil, et attendait quelques dons jusqu’en fin de matinée. Rien à voir avec la mendicité « corporative » comme elle existe au Plateau. Des handicapés, en chaise roulante, groupés, sollicitent ensemble la générosité publique, près de la poste centrale ou du supermarché Auchan ou encore à certains carrefours.
Les marchands ambulants qui se rassemblent sous les ponts autoroutiers donnent un autre ton à Dakar, comme à Keur Massar, en banlieue. « C’est l’anarchie ». Le préfet a pris un arrêté pour interdire « toute occupation illégale ». Les marchands, eux, ne voient pas les choses de la même façon : « Je suis extrêmement content de sa construction, car il nous facilite beaucoup notre travail. Il nous permet de nous abriter quand il y a le soleil, et même quand il pleut, c’est ici qu’on trouve refuge (…) L’autopont nous est vraiment utile, car on peut se reposer ici quand on est fatigués, et même pour la vente, nous ne sommes pas obligés d’être dans des boutiques. Nous avons la possibilité d’écouler nos marchandises tranquillement (…) Bienvenu à l’autopont de Keur Massar. » Vendeurs de bananes, de beignets, de café Touba, de téléphones, etc., se partagent l’endroit avec les gens qui attendent le bus. Certains dorment sur place. « C’est mon coin, déclare Djiby, vendeur de produits électroniques, à 8 h, je suis là et je ne quitte que vers 20 h », « C’est un endroit bien situé, fréquenté, et il y a souvent des embouteillages aux alentours. Tout le monde en profite », ajoute un autre. Toute possibilité de détente, comme c’était conçu à l’origine, s’est envolée. La mairie a bien essayé de les déloger, mais sans succès. Des gens se plaignent : « Si je dois être bousculé par des vendeurs, je préfère rester chez moi. » Le pont autoroutier a coûté 10 milliards de FCFA, « On ne peut pas dépenser autant d’argent et laisser des personnes détruire ce bien ». « On dirait que cette anarchie arrange tout le monde. On a laissé faire », dit une dame. À Pikine, même situation au pont autoroutier de Lobatt Fall : À l’ombre, les marchands vendent des cure-dents, produits d’alimentation, du matériel automobile, gadgets électroniques, etc (Le Quotidien, 21 octobre 2023).
Leur expulsion donne lieu parfois à des affrontements avec des agents municipaux venus les déloger comme au marché de Rufisque qui ont compté neuf blessés dans leur rang et ont dû faire appel au Groupement Mobile d’Intervention pour disperser tout le monde à coups de grenades lacrymogènes. Sept marchands ont été arrêtés (Senenews, 23 octobre 2023).
Ce tableau se démultiplie dans tous les quartiers populaires, avec des variantes, bien sûr. C’est là qu’est la vraie vie de Dakar. Le Plateau, à l’européenne, et le quartier des Almadies offrent une image internationale trompeuse : grands hôtels, restaurants, banques, ministères, palais, musées, ambassades, organisations internationales, etc. Le quartier Petersen, proche, donne, lui, un aperçu du Sénégal réel. Une société grouillante, bruyante et pour une grande partie en état de survie. Pour se plonger dans ce Sénégal profond, Pikine, Keur Massar ou Rufisque, des banlieues, vous y invitent. Le Sénégal moderne émerge à Diamniadio, à une trentaine de kilomètres.
Dakar ne serait pas Dakar, et le Sénégal, pas le Sénégal s’il n’y avait pas ces charrettes à cheval, ou à âne en milieu rural, dont la disparition serait programmée fin 2023, mais qui, comme toujours, ont encore de beaux jours devant elles, pour le transport de literies, mobiliers, sacs de ciment, parpaings, ordures ou sacs de riz. Elles ont bien servi lors des pillages de supermarchés, lors des manifestations de mars 2021 et juin 2023, où à l’occasion elles ont transporté des caisses de vins. D’ordinaire, elles sont plutôt chargées de jus de fruits. S’il n’y avait pas ces hommes plus noirs que des charbonniers guidant leur diable avec de la ferraille ou de vieux moteurs ; s’il n’y avait pas ces scootéristes qui en poussent d’autres en panne avec le pied, ces voitures aussi en panne au milieu de la chaussée, ces couples d’hommes qui vantent leurs tissus à travers les ruelles en les faisant ondoyer sous le vent ; s’il n’y avait pas ces enfants qui se carapatent à toute allure dans les cités à l’apparition du Kankourang. Cela fait de jolismouvements de foule dans les quartiers. S’il n’y avait pas ces femmes bambaras tournant deux fois autour d’un poteau quinze jours après la naissance de leur bébé pour en éloigner les mauvais esprits, « n’importe quel poteau fait l’affaire », ont-elles dit ; s’il n’y avait pas ces femmes qui vendent à petits prix des fruits un peu trop mûrs, des hommes et des femmes qui payent pour vous un ticket de bus, du pain ou des fruits parce que vous n’avez pas de monnaie et le receveur ou la vendeuse non plus ; s’il n’y avait pas ces résidents peu respectueux qui laissent passer les fils de leur parabole devant les fenêtres des autres sans que personne proteste. Il y a tant de fils qui leur coupent la vue. Un bourgeois est allé installer son antenne sur un immeuble voisin de l’autre côté de la rue parce qu’il était mécontent de la qualité des images, sa villa ne dépassant pas un étage « je fais ce que je veux ».
Le Sénégal ne serait pas le Sénégal s’il n’y avait pléthore de fêtes des communautés comme celle dite « Humeubeul », en diola : « la fête de la joie, du bonheur et de la tolérance » fête célébrée à la fin des récoltes, quinze jours de rituel et trois jours de festivités, en Casamance dans la région d’Oussouye. Fête ancienne, qui remonterait au 15e siècle, de rassemblement, de renforcement des liens et de pardon (Dakar Matin, 5 octobre 2023). Comme aussi, toujours du côté d’Oussouye, dans l’aire culturelle Ajamaat, la cérémonie du « Karakhaye »pendant laquelledes femmes des villages de Youtou et Effock et d’autres du nord de la Guinée-Bissau, mariées et qui ont procréé apprennent dans le bois sacré (lekarakhayakou) à « garder un secret et à entretenir leur foyer ».