Dernières vacances d’Afrique - Alexis Nicaise Lepengué - E-Book

Dernières vacances d’Afrique E-Book

Alexis Nicaise Lepengué

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Beschreibung

Récemment lauréat d’une bourse pour Marseille, Ndomba retourne à Diénga, son village natal, pour ses dernières vacances. C’est alors qu’il y rencontre Carla, une jeune femme séduisante, et se retrouve plongé dans une aventure captivante. Entre activités champêtres, bals animés et moments de détente, ses vacances se transforment rapidement en un tourbillon d’émotions et de découvertes inattendues.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur titulaire de biochimie et physiologie à l’Université des Sciences et Techniques de Masuku au Gabon, Alexis Nicaise Lepengué est aussi Expert Chevalier de l’Ordre International des Palmes Académiques. Après le succès de Le voyage de Tonda, publié en 2023 aux éditions L’Harmattan, il se lance dans une nouvelle aventure littéraire avec ce deuxième roman.

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Alexis Nicaise Lepengué

Dernières vacances d’Afrique

Les turpitudes de l’acrobate de Diénga

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alexis Nicaise Lepengué

ISBN : 979-10-422-4244-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Exercices corrigés de physiologie végétale : nutrition

Éditions Universitaires Européennes ; 2021

ISBN – 13 : 978-620-3-42794-3

Catégorie : Agriculture, Horticulture, Sylviculture, Pêche, Nutrition

Le voyage de Tonda : perplexités d’un itinéraire mouvementé

Éditions de L’Harmattan ; Écrire l’Afrique, 2023.

ISBN : 978-2-14-029691-8

EAN : 9782140296918

5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique-75005 Paris

À Marthe Sengué,

l’étoile filante disparue dans la Voie lactée…

Préface

Prenez un nom ou créez-en un, à la façon d’un législateur platonicien. Il faudra « copier » la façon dont la langue elle-même en use. Habillez-le de mots courants, de sorte qu’il se meuve, agisse et parle comme… un être humain. Peu importe s’il ne correspond à aucun de déjà connu dans la réalité, ou s’il se trouve déjà dans l’usage commun. Il peut tout à la fois être l’un et l’autre. C’est toute la singularité de l’inventivité romanesque. Tenez Ndomba, par exemple…

Prenez plusieurs autres noms ou créez-en autant, il se trouve que vous donnez vie à toute une société. On imagine assez bien qu’alors émergent une place et des lieux, des races, des clans, des familles. Les uns interagiront avec les autres, selon des rapports bien spécifiques, entre amitié, filiation, ruse, domination et soumission. Ceci n’est bien que la vie, avec ses valeurs et ses éclats, ses beautés et ses vices, ses splendeurs et ses ambiguïtés, ses laideurs et ses misères. Tenez cette fois Bakoumba, Koula Moutou, Franceville, Libreville, maman Matxalla, Missa, Carla, Nyamas…

Prenez une famille, par exemple, ce qu’il y a de plus courant, de celles qui témoignent un profond amour, se querellent dans la foulée et se réconcilient, de celles qui vont au culte, se soutiennent et ne se perdent jamais de vue pour se retrouver les grandes vacances, en grande saison sèche, en dépit des vicissitudes de la vie. Il va de soi que les hommes sont faits pour vivre ensemble, sans même que la question ne se pose.

À présent, vous avez un homme, avec tout ce qui le rend homme, c’est-à-dire ses vêtements, ses chaussures, éventuellement une montre, une voiture et – bien évidemment – la parole. Vous l’avez par ailleurs affublé d’une identité sociale. Vous avez vos héros, avec tout le caractère qu’il vous plaît qu’ils adoptent : grinçants, hargneux voire sociables, doux ou encore niais, grossiers et brutaux. Ce faisant, que leur reste-t-il pour qu’ils ne soient confondus à des personnes réelles ? Évidemment rien.

Imaginez maintenant que parmi vos héros, il est un jeune homme, dont ni l’éducation sociale ni l’éducation sentimentale ne sont achevées – mais l’avenir lui appartient. On imagine une fois encore assez aisément la suite : il fait des rencontres déterminantes et des rencontres qui le sont peu, en apprend et se forme au gré des erreurs qu’il commet. Thèmes de la vieillesse, de la solitude, de l’amour, de l’argent, de l’individu, de la jeunesse, des passions, et bien encore affluent dans un seul roman.

Ce sera une intrigue fragmentée, avec plusieurs personnages. Chacun, mû par une logique et des intérêts jaillira de chaque recoin du texte et croisera l’autre, à son tour doué de son caractère et de son ambition propres. Il peut s’agir d’un personnage qui vient d’obtenir son diplôme. Il peut être un vieil ami mythomane pour qui définitivement ne compte que sa seule personne. Une nouvelle amie aguicheuse, qui n’en a peut-être pas lucidité, égérie des rêveries et désirs de votre héros. Il pourrait, enfin, s’agir de parents illettrés qui, tout de même conscients de leur défaut, auront tout misé sur leurs quatre enfants.

N’imaginez donc plus… LEPENGUE Alexis Nicaise l’a fait avant nous. Il a pour ainsi dire écrit Dernières vacances d’Afrique : les turpitudes de l’acrobate de Diénga. Tout y est ou presque, dans cette « composition » romanesque où le drôle se mêle bien aisément au ton fort didactique du narrateur.

Le récit définit explicitement le profil du lecteur auquel il entend s’adresser et sa compétence. Il se situe géographiquement « au district de Diénga, aussi appelé Lewa-Passo » (p. 3), ou « entre Moanda et Diénga » (idem). Le lecteur de Dernières vacances d’Afrique est un lecteur provincial. Il doit posséder quelques connaissances de l’Afrique profonde, un certain savoir des confins du Gabon où se déroule l’action, théâtre de « scènes hilares de blagues fréquentes et admises » (p. 246). N’empêche, s’il ne l’est, le roman est avant tout une invitation à la découverte. Le lecteur est convié à une agréable incursion au sein du « pays Nzébi » (p. 20), où il passera de l’impertinence des uns à la lucidité tranchante des autres.

Par ailleurs, la plupart de ces noms, qu’ils existent comme Libreville, Bakoumba, Franceville, Koula Moutou ou qu’ils paraissent moins vraisemblables, comme Ndomba, maman Matxalla, Nyamas, présente une certaine « plausibilité gabonaise ». Leur véritable signifié est le Gabon ou mieux encore la « gabonité », en tant que leur phonétisme et leur graphisme sont élaborés en conformité avec des sons et des groupes de lettres attachés spécifiquement à la toponymie et à l’anthroponymie relatives à ce pays. Il va sans dire qu’il y a une propédeutique des noms, dans leur propension à conduire qui s’y intéresse, « par des chemins souvent longs, variés, détournés, à l’essence des choses1 ».

Amateurs de cultures, des mœurs inconnues et surtout de lecture trouveront assurément leur compte dans ce roman. Évidemment, c’est une fiction. Et le terme est bien désigné ; en tant que ce qui la détermine, c’est avant tout la propension à l’universalité de son discours. Invraisemblable, certes, mais il est moins sûr qu’en chacun de nous, lecteurs, on ne retrouve un Ndomba ou qu’on ne se retrouve dans la société décrite.

Professeur Charles Edgar Mombo,

Spécialiste de sociologie littéraire-Réception,

Université Omar Bongo, Libreville

Chapitre I

Le véhicule s’arrêta dans un crissement de freins nerveux et tous les passagers crièrent fort. Leurs têtes basculèrent de l’avant vers l’arrière, et manquèrent de heurter les rigides arceaux métalliques de l’automobile. La voiture oscilla plusieurs fois et faillit se renverser, sous la forte propulsion de l’énergie cinétique libérée. De nombreux passagers continuaient à tambouriner l’automobile en tapotant sur les flancs, les côtés, l’intérieur et la toiture du véhicule. Les stridents sifflements redoublèrent d’intensité, alors que les voyageurs continuaient à chanter à perdre haleine, comme si de rien n’était. L’automobile s’immobilisa définitivement et plusieurs passagers descendirent, en sautant directement des arceaux, sans passer par la rampe de descente prévue normalement pour cet usage. Tous les voyageurs avaient les habits tachés et souillés de poussières rougeâtres. La majorité des visages étaient méconnaissables, tant ils semblaient drôlement maquillés de kaolin rouge.

Plusieurs personnes accoururent vers la voiture, car les chants d’allégresse, cris de joie et sifflements aigus avaient attisé la curiosité de nombreux villageois. Comme au début de chaque congé, cette atmosphère survoltée indiquait l’arrivée de nouveaux vacanciers au district de Diénga, aussi appelé Lewa-Passo. Ndomba descendit d’un bond athlétique en dandinant, et épousseta ses pantalons bouffants maculés de poussière ocreuse. Lui aussi avait voyagé dangereusement en position oblique, penché sur les arceaux métalliques de la voiture. L’homme sentit brusquement un violent mal d’articulation le tenailler aux pieds. Ses membres inférieurs paraissaient lourds et tétanisés par leur inconfortable position repliée, durant le long voyage. En effet, tous les véhicules qui partaient de Moanda pour Diénga étaient démesurément surchargés, aussi bien dans la petite cabine du conducteur que, derrière, dans la benne creuse surmontée de plusieurs arceaux métalliques. Faute de bus, en raison de l’état dégradé de la route, c’est uniquement dans ce type de véhicule que s’organisait le transport de masse entre Moanda et Diénga.

Dans la cabine, le conducteur éprouvait parfois beaucoup de difficultés à manœuvrer l’engin, tant la promiscuité des passagers entravait le changement des vitesses. Fréquemment, les voyageurs étaient accompagnés de plusieurs enfants, aussi bien pleurnichards que turbulents et agités. D’ailleurs, maintes fois, de graves accidents avaient failli se produire quand, brusquement, certains petits enfants surexcités et enragés actionnaient le frein à main, alors que le véhicule amorçait dangereusement une vertigineuse descente escarpée. Heureusement que tous les conducteurs de ce tronçon avaient, semble-t-il, plusieurs pouvoirs mystiques qui les protégeaient des accidents, et les rendaient résolument infaillibles. Tous les habitants de Diénga Lewa-Passo soutenaient cette théorie avec des certitudes et opiniâtretés dogmatiques. Sans tous ces pouvoirs prétendument fulgurants, il y a longtemps que de centaines de voitures se seraient déjà renversées et écrasées dans les multiples et vertigineux ravins du tronçon. De tels accidents auraient assurément tué plusieurs passagers et endeuillé des milliers de familles gabonaises.

Ndomba s’étira de tout son long, bâilla exagérément et soupira. Le chauffeur était déjà descendu et vérifiait quelques indices de fuite d’huile, ou de carburant, sous le véhicule en stationnement. Le boy-chauffeur, après avoir placé une cale de bois taillé, remonta acrobatiquement dans le véhicule et chercha à sortir les sacs de Ndomba. Cette opération s’avéra laborieuse, car tous les bagages étaient solidement entassés et attachés par plusieurs cordes élastiques, épaisses et tendues. L’homme se contorsionna, manqua de dégringoler, s’accrocha de justesse au dernier arceau et s’étala horizontalement pour retirer le premier sac du voyageur. Il connaissait par cœur le nombre et le type de bagages de chaque passager, de même que le prix du billet à payer. L’homme avait tous ces détails de mémoire, sans les avoir auparavant notés sur un quelconque carnet de bord.

Les chants des passagers avaient cessé, et la voiture se trouvait désormais entourée par plusieurs curieux villageois, venus vérifier si le client débarqué n’était pas des leurs. Plusieurs personnes saluèrent Ndomba et d’autres l’embrassèrent fougueusement, malgré l’inconfort de la poussière salissante. Le jeune homme, à la silhouette svelte et athlétique, le cheveu sévèrement tondu, était enfin arrivé à Diénga, sa destination définitive. Le voyage entre Libreville et Diénga lui avait finalement pris une semaine. Après une première étape en chemin de fer jusqu’à Moanda, et une escale de quelques jours dans ladite localité, il avait ensuite emprunté le véhicule pick-up de monsieur Rodgers pour rallier le village. Ce jour, vendredi 11 juillet, l’homme avait enfin atteint Diénga Lewa-Passo, son village natal ! Un jeune garçon d’une dizaine d’années explosa de joie, depuis une véranda, courut et vint furieusement s’agripper au visiteur.

Il devait faire midi, et quelques femmes revenaient déjà des champs, les silhouettes courbées sous le poids de leurs lourds et volumineux paniers. Un peu plus loin, quelques hommes, portant de longs bois de chauffe sur les épaules, et des machettes en main, marchaient en discutant. Toutes ces personnes s’arrêtaient au niveau de la voiture, et saluaient gaiement les passagers éparpillés autour de l’automobile.

Cette étape n’était pas qu’un simple arrêt pour débarquer le voyageur parvenu à destination. Elle était aussi, et surtout, un moment de pause, de détente et de réjouissances collectives. Une fois le véhicule arrêté, l’endroit se transformait rapidement en bar dancing, buvette ou restaurant. Plusieurs voyageurs profitaient de l’occasion, pour manger ou s’abreuver, goulûment au clairon, d’eau fraîche ou de vin local de cannes à sucre fermenté, le Musungu.

Le boy-chauffeur retrouva enfin le second sac de Ndomba et le fit descendre, après avoir sauté acrobatiquement du haut des arceaux. Il montra les deux bagages au voyageur et les déposa au pied du jeune homme. Ndomba fouilla la poche gauche de ses pantalons bouffants, quelque peu déchirés, mais vite rapiécés et visiblement réservés aux voyages, sortit deux billets froissés d’argent et les tendit au boy-chauffeur.

Le conducteur était toujours allongé sous la voiture et tentait visiblement de replacer un écrou desserré. Il n’avait pas pris la peine d’étaler un pagne, ou une natte, en dessous pour se protéger et éviter de se salir. Cette attitude paraissait normale pour tout le monde, car la tenue de l’homme semblait adaptée tant au voyage qu’à ce genre d’opérations mécaniques. Le temps était bon, et légèrement ensoleillé, comme la plupart des journées de saisons sèches à Diénga Lewa-Passo. Il y a pratiquement un mois qu’une seule goutte de pluie n’était pas tombée dans cette agglomération. Du point de vue agricole, c’était la période exacte de débroussaillage et abattage des champs ; activités exclusivement réservées à la gent masculine.

Le chauffeur sortit finalement du dessous de l’engin, épousseta ses pantalons souillés, et ouvrit le capot du véhicule. Le mécanisme permettant de soutenir le clapet paraissait défaillant, et le conducteur tint lui-même la fermeture métallique d’une main gauche ferme, avant d’y placer une fine tige de bois taillé. L’homme prit une bouteille d’eau, et transvasa le contenu dans le réservoir visiblement chauffant. Le radiateur avala toute l’eau de la bouteille et le chauffeur rajouta une seconde unité. Le départ semblait proche, car les deux énormes femmes suffoquant d’embonpoint, et occupant la majeure partie de la cabine, étaient déjà remontées avec leurs deux pleurnichards et turbulents enfants. Quelques hommes avaient également repris place dans la benne de l’engin.

Le chauffeur referma le capot par un lâché sec, et effraya quelques curieux enfants qui entouraient distraitement la voiture. Ces jeunes gens se dispersèrent car, par ce geste, le pilote annonçait le démarrage imminent de sa machine. Le conducteur ouvrit vigoureusement la portière et la referma, aussitôt, avec la même énergie. Toutes les vitres des portières étaient grossièrement ouvertes, malgré la poussière suffocante de la route. Pour dire vrai, le mécanisme d’action était défectueux, et ces vitres ne se relevaient jamais. C’était seulement le soir, à l’aide d’une pince métallique désuète, que le boy-chauffeur les remontait après avoir démembré une bonne partie de la portière. Ces ouvertures étaient donc grandement ouvertes depuis l’entame du voyage à Moanda. Personne ne portait, non plus, de ceinture de sécurité ; pas même le chauffeur ! L’absence de ces mesures élémentaires de sûreté ne semblait pas du tout préoccuper les passagers et personne ne s’en plaignait.

Le conducteur s’arcbouta sur son volant, entaillé par endroits, chauffa le moteur et tenta de démarrer. Mais la mécanique se grippa ! Le moteur esquissa quelques soupçons de tours et s’arrêta net. L’homme effectua une seconde tentative, mais en vain. Quelques passagers descendirent, et commencèrent à pousser le véhicule, sans que personne le leur commandât. Ils furent aidés par quelques passants qui n’avaient pas, non plus, été sollicités. À Diénga, la société était naturellement organisée, et la solidarité s’exerçait au moindre prétexte. Les pas des pousseurs se firent rythmés, et la voiture avança plus rapidement. Au bout d’une cinquantaine de mètres, les pousseurs couraient déjà, et le véhicule tenta un second démarrage. Mais une nouvelle fois, la manœuvre avorta, sous les cris de désolation et de déception des passagers désabusés.

Les vaillants hommes continuèrent à pousser le véhicule plus fortement et, après plusieurs à-coups répétitifs, l’automobile redémarra en fin de compte. Tout le monde poussa des cris de joie et applaudit, comme si l’équipe locale venait de marquer le but victorieux, à la dernière minute d’un match de football, contre le village voisin. Le véhicule ne daigna point s’arrêter, mais ralentit légèrement en klaxonnant et émettant beaucoup de fumées polluantes. Les passagers, descendus pour propulser le véhicule, rattrapèrent l’engin aux pas de course, en cascadant acrobatiquement, comme des voltigeurs de foire.

Tous les voyageurs reprirent à chanter, et le véhicule dévala la petite pente du village entre plusieurs vrombissements rythmés. Les roues nerveuses de l’engin soulevèrent une tornade de poussière, et l’automobile disparut derrière le premier virage du quartier. Les chants des voyageurs se firent progressivement lointains et disparurent des oreilles de Ndomba.

Diénga était un long village, ou plus exactement un énorme district d’une dizaine de milliers d’âmes. C’était une forte agglomération construite dans un écosystème savanicole, bordé de forêts denses, à la frontière orientale de la république voisine du Moyen-Congo. Plusieurs petits villages s’étaient regroupés pour créer cette localité étirée sur quatre ou cinq kilomètres de longueur. Le village était construit tant longitudinalement que perpendiculairement à l’axe principal. Quelques bifurcations latérales prolongeaient la cité sur un ou deux kilomètres, de part et d’autre de la route. Le site avait été initialement bâti par une société forestière, et comprenait deux zones distinctes. En plus du village traditionnel des manœuvres, construit le long de la route, il y avait, en parallèle, une petite cité des cadres, située à deux kilomètres environ, sur la droite de l’agglomération en revenant de Bakoumba. Les deux zones étaient reliées par une route latérale, qui esquivait de justesse la base d’un petit aéroport asphalté.

Depuis le départ des forestiers et l’érection de cette bourgade en district, ces belles habitations avaient été attribuées aux cadres administratifs affectés à Diénga. Le paysage de savane herbeuse constituant la majeure partie de cette zone donnait au site de Diénga un irrésistible attrait touristique. Les lisières de rupture entre la savane et la forêt étaient visibles, au loin, à trois ou quatre kilomètres de la route. Le climat était également doux et caractéristique des températures pondérées des zones savanicoles incluses des massifs du Châillu. Le village comprenait une dizaine de bifurcations latérales étendant la cité aussi bien à gauche qu’à droite de la voie principale. La disparition des chants de voyageurs indiquait que le véhicule s’était arrêté pour débarquer un autre passager, ou évanoui dans l’une des nombreuses allées transversales du village.

Ndomba souleva ses deux sacs, regarda de part et d’autre de la route, traversa le petit caniveau, et se dirigea vers une grande maison hermétiquement fermée. Cette résidence, faite de belles planches rabotées de bois divers laqués et montés sur une dalle en briques de ciment, était située à une cinquantaine de mètres de la route. C’était, du côté gauche, la troisième maison du quartier Lébomo, aussi appelé Kangatéma, en revenant de Bakoumba. Cette habitation comprenait deux portes isoplanes situées sur les deux faces principales opposées du bâtiment. Derrière cette résidence, il y avait, à une dizaine de mètres, une autre maison, plus petite, et qui faisait office de cuisine. C’était le lieu de stockage de toutes sortes des denrées de récolte, d’ustensiles variés, d’objets hétéroclites ou de matériel de chasse et de pêche. L’unique porte de cette petite maison faisait face à l’entrée arrière de la bâtisse principale, de sorte que l’on y accédât directement en sortant de cette dernière. Le quartier était plus calme qu’à l’ordinaire ou, du moins, plus silencieux que tout à l’heure.

Après le départ du véhicule, le secteur était redevenu taiseux, et indiquait surtout que les habitants n’étaient pas encore majoritairement sortis de la brousse. Ndomba fit le tour de la maison et se dirigea instinctivement vers la porte arrière. Un distrait, mais fougueux cabri, lancé à vive allure et poursuivi par un chien galeux, déboucha de l’autre côté de la maison. La folle bête manqua son virage, percuta de plein fouet le jeune vacancier et le renversa dangereusement. L’homme s’écroula lourdement et insulta, entre deux cris d’exaspération, la méchante bête cornue. Après plusieurs furieux gestes d’imprécations et de malédictions, il se releva péniblement et chercha, en vain, un hypothétique bâton pour châtier l’étourdi et impétueux animal.

Ndomba avança malgré lui vers l’entrée, s’arrêta devant la porte, s’étendit, suréleva ses talons et se déploya sur la pointe des pieds. L’homme se détendit de tout son long, et palpa la surface d’un chevron situé à droite de la porte. Il donna un petit coup sec et une clef solitaire, accrochée à une corde nattée, tomba abruptement. C’était la clef d’accès à la grande maison. Sans avoir été orienté, Ndomba maîtrisait toutes les cachettes de ses deux géniteurs. Il connaissait, d’instinct, tous les repaires dans lesquels les parents cachaient les clefs d’accès à la maison. Même s’il y a un an que le jeune homme n’était pas revenu au village, sa mémoire restait vive et son instinct alerte ; du moins pour l’instant, car rien ne dit qu’il s’en souviendra encore, après plusieurs années passées en France.

En effet, Ndomba venait de décrocher brillamment son baccalauréat avec mention, et avait obtenu une bourse d’état pour poursuivre ses études d’électronique à Marseille, en France. Il revenait donc passer ses dernières vacances à Diénga pour remercier ses parents, et leur dire au revoir ; contrairement aux années passées où, préoccupé par la préparation de l’examen, l’homme n’était pas revenu au village pendant tous les congés intermédiaires de Pâques et de Noël. Il était inscrit en classe de terminale scientifique au Lycée National Léon M’ba de Libreville, et vivait à l’internat, comme tous les élèves des classes d’examen de cet établissement.

Ndomba ouvrit facilement la porte arrière et accéda à l’intérieur de la maison. Il fit entrer ses bagages, traversa le salon et ouvrit la porte centrale. La maison était toute calme, taiseuse et transpirait la nostalgie. Les images de son dernier départ, l’année écoulée, lui inondèrent brusquement l’esprit. Il revit sa mère apprêtant un lourd sac chargé de vivres alors que son père, assis dans son fauteuil moelleux, continuait à lui donner les ultimes conseils de sensibilisation. L’intérieur de la maison était divisé en feuilles de contreplaqués enduits et embellis de divers photos et posters, tant de joueurs de football ou de basketball, que des célébrités de la mode et du cinéma. Quelques jeunes filles et garçons y avaient également mentionné à la craie ou au marqueur indélébile, leurs pseudonymes et adresses ainsi que l’année de la signature, pour se faire identifier.

Ndomba ouvrit la porte de sa chambre, juste fermée par une cale métallique, et y accéda. La pièce était sombre et sentait le renfermé. Le jeune homme suffoqua et ouvrit précipitamment la fenêtre. Contrairement au salon, sa chambre était restée intacte, comme si personne n’y était entré depuis l’année dernière. Ses vieilles chaussures de souliers étaient toujours rangées sous le lit, et les vieux habits encore accrochés aux clous rouillés du mur. La chaise et la tablette n’avaient pas, non plus, bougé. Seul le matelas semblait avoir été utilisé, car sa duveteuse housse de revêtement était déchirée par endroits ; à moins que ça ne fût l’œuvre des rats et souris qui écumaient ostentatoirement les parages. Quelques vastes posters tapissés aux murs paraissaient avoir vieilli également. Ndomba s’assit sur les rebords du lit et fixa l’énorme photographie placée en face de lui. L’image souriait et avait l’air de se réjouir de l’improbable retour et des succès scolaires de son complice acolyte.

Ndomba sortit de la chambre, et chercha un balai pour nettoyer la pièce. Ses bagages étaient toujours au salon. L’homme portait encore le survêtement accoutré depuis Moanda, pour se protéger de la poussière du voyage. Il regarda derrière l’armoire, de l’autre côté du salon après la table, mais ne trouva malheureusement aucun balai. Le visiteur ausculta tous les coins et recoins, mais en vain. Il réfléchit un instant, puis se dirigea vers la sortie arrière de la maison.

Ndomba avait à peine franchi le seuil de la porte, qu’une violente force féminine le projeta fougueusement, et le renversa. L’énigmatique et mystérieuse forme se précipita dans la maison, et alla s’enfermer à double tour dans la chambre du jeune homme. Le télescopage avait été si violent que le bachelier tomba à la renverse, sur sa gauche, en heurtant les rebords anguleux de la porte. L’homme se releva péniblement et ne comprit pas, sur le champ, ce qui lui arrivait. Il eut comme des hallucinations et fut subitement saisi de vertiges étourdissants. Il devait faire quatorze heures, en temps local, et le vent soufflait par vagues. Sa montre s’était détachée et avait été projetée dans le large couloir qui séparait les deux habitations.

Au moment où Ndomba voulut se relever, une seconde force, cette fois masculine, le heurta vigoureusement et l’homme se retrouva à nouveau au sol. L’assaillant passa en coup de vent, et disparut derrière la petite maison. Ndomba se releva, et saisit un bâton de fortune posé à côté de la fenêtre. Cette fois-ci, il ne se laissera pas conter ! À la prochaine attaque, il ripostera violemment avec son bâton raide et épineux. À peine s’était-il redressé, qu’un homme arborant des habits clairement raccommodés, le visage ensanglanté et tenant une hache acérée, fit irruption et se pointa nerveusement devant lui. Ndomba eut la plus grande peur de sa vie, et recula instinctivement. Heureusement, le fougueux énergumène déchaîné passa, en coup de vent, sans se préoccuper du jeune vacancier ! L’assaillant accéléra le pas, courut et disparut derrière l’autre angle de la maison. Il fit deux fois le tour du grand bâtiment, et trois fois celui de la cuisine, toujours en posture nerveuse et en courant muettement.

Ndomba commença à comprendre la scène. Cet homme recherchait apparemment la dame mystérieuse qui l’avait heurté premièrement, avant de se réfugier, clandestinement, dans sa chambre. L’homme réapparut de nouveau à l’autre bout de la maison et s’avança vers le jeune bachelier. Ses habits étaient presque totalement maculés de sang. Quand Ndomba voulut ouvrir la bouche, l’assaillant menaça et souleva brusquement sa hache affûtée. Le jeune vacancier recula précipitamment, et se réfugia dans la maison.

L’hystérique énergumène traversa la cour et se dirigea vers la résidence suivante, située à une cinquantaine de mètres, en allant vers le sud du village. Il fit à nouveau le tour de la maison et menaça : « Aujourd’hui, je vais également te blesser ! Tu vas sortir de ta cachette, tôt ou tard. Je ne suis pas pressé ! »

Cet homme semblait très irrité et découperait violemment, en mille morceaux lilliputiens, toute personne qui tenterait de s’y interposer. Ndomba ne comprenait rien des motifs de toute cette burlesque scène. Le visage de ce paranoïaque ne lui disait rien, non plus. Il connaissait pourtant presque tous les habitants du village. D’où pouvaient surgir ces deux énergumènes aux techniques de confrontation archaïques et moyenâgeuses ? Ndomba prit brutalement conscience de la dangerosité de la situation, et stressa violemment. Visiblement, c’était un couple plongé dans une rocambolesque et hystérique scène de ménage ! Involontairement, le jeune voyageur venait de sauver la femme d’une mort certaine, en acceptant tacitement de la cacher dans sa chambre. Il était, malgré lui, maintenant au cœur d’une invraisemblable et répréhensible absurdité. Devait-il continuer à cacher cette femme, ou dévoiler la vérité à l’homme, pour se débarrasser de ce tourmentant sentiment de culpabilité qui commençait à le tourmenter ? En effet, son attitude mutique pourrait lui coûter cher, si jamais l’homme découvrait la vérité ! Ndomba entra dans la maison, ferma la porte arrière et soupira. Il tira la chaise, et alla s’asseoir devant l’autre porte, du côté de la cour. Il ôta son survêtement poussiéreux de voyage, et le déposa sur les bagages, toujours entreposés au salon, à côté de la porte de sa chambre.

Le nerveux forcené, au visage ensanglanté, avait traversé la route et se tenait désormais debout, adossé à la porte centrale du corps de garde. Il tenait toujours nerveusement sa hache aiguisée et avait ajouté, à son extrême dangerosité, un impressionnant fouet épineux de liane sauvage. Son visage ne ruisselait plus, et l’homme avait même retiré son habit maculé de sang. Il était dorénavant torse nu, la mine patibulaire, et les bras croisés en épidermique, posture d’assaut. L’enragé continuait à transpirer, et regardait vigilamment, les yeux figés, du côté de la maison de Ndomba. Il était comme convaincu que son épouse s’y cachait. L’agressif homme avait clairement choisi cet angle de vue, pour mieux surveiller tous les gestes et mouvements suspects possibles, de l’autre côté de la route.

Ndomba frissonna et repartit, inquiet, dans la maison. C’est en essayant d’ouvrir la chambre qu’il réalisa que la porte était toujours solidement condamnée. L’homme tourna oisivement dans le salon, sans aucune esquisse de solution. Toutes les ingénieuses réflexions semblaient avoir totalement disparu de son imagination pourtant, à l’accoutumée, fertile. Tous les habitants connaissant cet individu, et capables de le ramener à la raison, étaient apparemment aux champs, donc absents du village. Ndomba n’oserait pas témérairement tenter une improbable réconciliation entre les deux imprévisibles époux. Peut-être que la femme s’était-elle aussi réfugiée dans la chambre avec sa hache acérée ! Au cas où la situation dégénérerait, il n’y aurait pas, clairement, assez de bras valides pour séparer une primitive et féodale bagarre de cette envergure.

En passant à côté de la table, l’air déboussolé, Ndomba découvrit un petit livre, à la couverture gondolée, et le regarda distraitement. Il le prit, repartit s’asseoir à l’entrée de la porte, et commença à le feuilleter rêveusement. C’était un petit manuel aux feuilles froissées et tachetées de quelques salissures visibles d’huile de cuisine. Après avoir parcouru quelques pages, il le trouva intéressant et rigola. Le jeune homme continua la lecture, et tomba sur une histoire amusante qui lui fit se tordre, à nouveau, de rire. Son cœur trouva un peu de répit dans cette atmosphère mouvementée trouble et morose. C’était le récit d’un chef d’hôtel qui refusait d’héberger un client :

— Monsieur, nous sommes au regret de vous informer que, dorénavant, vous n’êtes plus le bienvenu dans notre hôtel !

— Pourquoi ? Je suis pourtant l’un de vos plus fidèles clients. Je devrais, bien au contraire, bénéficier même des réductions et des traitements de faveur, vu ma régularité exemplaire !

— Oui, sans doute, mais les autres clients se plaignent de votre comportement !

— Ah bon ? Que me reprochent-ils ?

— Mais vous devez le savoir, puisque vous le faites régulièrement, disent-ils.

— Je ne saisis pas, pouvez-vous être plus explicite ?

— OK ! Tout le monde, y compris les passants, se plaint de ce que vous urinez souvent, dans la piscine de l’hôtel !

— Ah bon ! Pour si peu ? Ils doivent tous être malades vos clients…

— Non, pas vraiment, puisque même les femmes de ménage se plaignent.

— Soit ! Mais je ne suis pas le seul à uriner dans la piscine, voyons !

— Oh que si !!! Du haut du plongeoir à flux tendu, en extension, en hurlant furieusement… Dans cette posture grossièrement tapageuse, et dans une extase hystérique et survoltée, vous êtes absolument le seul !

Ndomba se tordit de rire, et relit une nouvelle fois la même histoire. Alors qu’il avait la tête courbée et le visage plongé dans le passionnant livre, de furtifs pas lents et cadencés se firent entendre dehors, de l’autre côté du mur. Ils s’avancèrent plus lentement, du côté gauche de la porte, et se firent bientôt imposants. Ndomba continuait à poursuivre sa lecture, sans faire attention à la future irruption de l’intrigant visiteur. Quand il réalisa la scène, trop tard ! Une mystérieuse et envahissante ombre surgit et obscurcit le faisceau lumineux de la porte centrale. Ndomba paniqua, en pensant à l’homme à la hache, et regretta de n’avoir pas tout de suite fait attention à ces enjambées suspectes qui approchaient latéralement le long du mur. Il maintint le visage baissé, et se garda de tout mouvement brusque et suspect. Un moindre geste douteux pourrait lui coûter la vie ! Visiblement, l’homme à la hache avait perdu patience, et décidé de passer à l’attaque. Fatalement ! C’est sûr qu’il avait acquis la ferme conviction que le visiteur cachait sa femme, et décidé de régler expéditivement ses comptes au petit imprudent et téméraire de bachelier.

Ndomba regretta amèrement ses attitudes irréfléchies et démesurément naïves. L’homme pourrait le blesser gravement avec sa hache aiguisée, à défaut de lui trancher la tête et le découper en mille morceaux épars. À Diénga, la vie d’un homme ne tient vraiment pas à grand-chose ! L’existence du jeune imprudent pourrait être abrégée par erreur ! Alors qu’il venait de recevoir une bourse pour poursuivre ses études supérieures d’électronique en France, à Marseille, un simple malentendu au village allait vraisemblablement faire basculer sa vie dans les macabres profondeurs de l’abîme. Il n’avait même pas eu le temps de laisser un moindre petit enfant avant de mourir si précipitamment ! Sa mère le lui reprochait d’ailleurs, à répétition, depuis l’année dernière. Il fit plusieurs prières sournoises de repentance, implora la miséricorde divine, et soupira clandestinement.

La mystérieuse ombre apparut finalement à la porte et entra dans la maison, à pas lents et cadencés. Elle salua poliment le jeune homme, et se dirigea du côté de la porte arrière. Elle y déposa un seau rempli de linge mouillé, essoré et plié en vrilles. Quand Ndomba leva les yeux, il tomba nez à nez avec une belle fille grande et sensuelle. La demoiselle était vêtue d’une étoffe de pagne trempé et négligemment noué autour de la taille. Elle avait déjà déposé le seau de linge, et rebroussait son chemin, pour ressortir par la porte centrale. La jeune fille était finement bâtie, élancée, séduisante, avec de provocantes formes voluptueuses et rebondies. Elle avait des traits de visage attirants et comme dessinés au crayon à papier. Elle portait quelques soupçons de boucles perdues dans le creux de ses fines oreilles. Cela faisait longtemps que Ndomba n’avait pas rencontré une beauté aussi pure, sauvage et naturelle. La demoiselle ne portait aucune parure extérieure, mais étalait un charme terriblement piégeux. Contrairement aux filles de la ville, elle n’avait ni perruque, ni rouge à lèvres, ni fonds de teint, ni aucun autre soupçon d’ornement. Mais l’inconnue était drôlement gracieuse et captivante. Elle portait quelques sandales étoilées, et avait tout le corps mouillé et ruisselant tant d’eau que de beauté envoûtante. La belle demoiselle portait aussi, sur la tête, une bassine de couleur verte, contenant du linge également lavé et essoré. Entre la tête et la bassine, la charmante paysanne avait intercalé un pagne plié en cerceau, pour mieux contrebalancer les vacillations de la cuvette. L’ustensile était si bien équilibré, que la jeune fille n’eut jamais besoin de le soutenir par une moindre main.

Ndomba répondit distraitement aux salutations de la fille, et la dévisagea avec concupiscence et perplexité. La demoiselle repassa devant le jeune homme, avec sa démarche exquise, lente, chaloupée et involontairement licencieuse. Arrivée au niveau de la sortie, elle s’abaissa légèrement, pour éviter que la bassine, portée à l’équilibre sur la tête, ne heurtât horizontalement les linteaux de la porte centrale. En s’accroupissant, le pagne de la jeune femme se releva légèrement et laissa dévoiler, pudiquement, le haut de ses belles cuisses glabres. Elles étaient brunes, gracieuses et fermes. Ndomba découvrit également les formes voluptueuses de son fessier que la légère étoffe de pagne détrempé moulait avec sensualité. Un éphémère parfum de femme pubescente envahit étourdiment les narines du jeune homme à la masculinité embrasée. Ndomba bondit soudain de sa chaise, jeta le livre, plaqua la jeune demoiselle contre la porte, et l’embrassa fougueusement… En pensées !

La jeune dame sortit, traversa élégamment la cour et se dirigea vers la route. Elle portait toujours sa bassine de linge, à l’équilibre sur la tête, sans jamais la soutenir par l’une de ses deux mains, pourtant libres. Vue de dos, elle ressemblait à une danseuse de casino, avec des formes étranglées par la taille, des hanches en saillie, et des pieds légèrement arqués. Arrivée au niveau du caniveau, la jeune dame s’arrêta, comme pour laisser passer un hypothétique véhicule. Elle regarda de part et d’autre, traversa le petit canal et reprit son chemin. La brave demoiselle allongea la route et se dirigea vers le nord du village. Ndomba n’avait toujours pas retrouvé ses esprits, et semblait assommé par les coups de boutoir et agressives avalanches de cette incroyable beauté.

Il ne se rappela pas avoir, auparavant, vu cette énigmatique inconnue de fille dans le village. Pourtant, il y avait grandi et passé pratiquement toutes ses vacances. Depuis que l’agglomération a été érigée en district, de nouveaux fonctionnaires avaient certes rempli la localité, mais Ndomba admit que, cette année spécifiquement, la population avait doublé ou triplé à Diénga. Cette charmante inconnue devait clairement faire partie de ces nouveaux allochtones. Mais pourquoi était-elle venue laisser le seau d’habits à la maison ? Visiblement, ce linge devait être mis à la corde pour être séché ! Pourquoi ne l’avait-elle pas directement installé au séchoir ? Qui était-elle d’ailleurs ? La jeune fille disparut du champ visuel du bachelier et allongea la voie, en continuant à marcher du côté gauche de la route.

Ndomba se leva et suivit clandestinement l’itinéraire de la jeune demoiselle. Elle poursuivait nonchalamment sa marche sur le côté gauche de la route. La fille était déjà loin, et devait être à un demi-kilomètre, au moins, de la maison de Ndomba. Quand le jeune vacancier tourna le regard en face, de l’autre côté de la chaussée, il aperçut l’homme à la hache, toujours adossé au mur du corps de garde, avec les bras nerveusement croisés à hauteur de la poitrine. Ndomba frissonna et revint brutalement à la réalité. Il se rappela subitement avoir caché une dame dans sa chambre. Même si le jeune homme ne l’avait pas fait à dessein, il était au moins complice, sinon receleur, donc coupable. Une idée inquiétante lui traversa aussitôt l’esprit : et si le mari reprochait à sa femme une certaine légèreté sexuelle, et la soupçonnait d’infidélité ? Et si l’homme cherchait l’indélicat coupable ? Ndomba pourrait être accusé d’adultère et de détournement de femme mariée !!! Mon Dieu, mais dans quel pétrin s’était-il mis ? se demanda le jeune vacancier, alarmé et stressé. Son cœur tambourina d’angoisses et de palpitations rythmées. Il alla frapper à la porte de la chambre, mais la jeune dame ne répondit point. Il insista, mais l’énigmatique et clandestine inconnue n’en fit même pas cas. Les bagages du jeune vacancier étaient toujours déposés au salon, à droite de la porte de sa chambre condamnée. Il revint à la porte centrale et aperçut l’agressif homme à la hache, toujours en position d’attaque, de l’autre côté de la route. Plus loin, Ndomba vit la jeune demoiselle finalement traverser la route, et se diriger vers une très belle maison bleue, récemment construite en briques de ciment. Elle contourna la bâtisse, et disparut du champ visuel du jeune homme appâté et subjugué.

Ndomba continuait à admirer la nouvelle maison quand quelqu’un frappa à la porte de derrière. Il répondit, et se leva pour y aller ouvrir. Il n’avait rien à craindre. Cela ne pouvait pas être l’homme à la hache, puisque celui-ci était imperturbablement en faction de l’autre côté de la route. Quand Ndomba entrebâilla la porte, il découvrit sa tante Cheyi, tenant une grosse marmite chaude et fumante. Elle avait appris, par quelques neveux, l’arrivée du bachelier et était venue lui apporter la purée de banane préparée à la hâte. C’était presque une habitude à chaque apparition du jeune garçon ! Quand ce n’était pas la douce Cheyi, les tantes Mipaka, Komba, Yombo, ou Mungomo s’en chargeaient, et accablaient le jeune homme de divers repas et présents onéreux. Parfois, toutes ces femmes apportaient plusieurs plats succulents, au même moment ; au point que l’homme, embarrassé, avait grand mal à les consommer seul.

Tante Cheyi déposa la marmite brûlante sur une petite étoffe pliée à côté de la table, et sourit. Ndomba la regarda avec tendresse, et la serra fortement dans ses bras. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était visiblement revenue des champs. La brave femme ne s’était pas encore changée, et ses habits sentaient encore diverses senteurs sauvages de forêt.

— Papa, l’école se passe-t-elle bien ?

— Oui, Tante !

— Ah félicitations ! C’est très bien ça !

— Oui, j’ai aussi réussi à mon examen. Mais l’année prochaine, j’apprendrai en France ! Je ne serai plus à Libreville.

— Ah bon ?

— Oui, Tante !

— Mais avec qui iras-tu là-bas ?

— Seul !

— Comment seul ? Qui s’occupera de toi, et qui préparera à manger pour toi, là-bas ?

— Il y a un service pour cela, Tante !

— OK ! Mais quand reviendras-tu ?

— Je ne sais pas encore ; peut-être dans deux ans, ou plus tard !

— Oh, mais c’est trop loin… Sûrement que tu ne me trouveras plus !

— Pourquoi, ma tante ?

— Je ne suis plus très jeune, et Dieu pourrait me rappeler entre-temps !

Ndomba se sentit, soudain, mal à l’aise, à l’idée que sa tendre tante disparût en son absence. Tous les habitants de Diénga avaient, d’une manière ou d’une autre, investi pour ses études et son éducation. Son souhait était que toutes ces personnes demeurassent en vie jusqu’à ce qu’il travaillât. Il pourrait ainsi leur rendre convenablement l’ascenseur !

— Papa, il faut boire la purée déjà, comme elle est encore chaude !

— Oui, Tante !

— Je vais retourner me laver et changer de tenue, car je reviens juste de la forêt. Tu sais, ton piège de l’année dernière à côté du champ, vers la rivière… Te rappelles-tu ? Il avait fini par attraper un gros animal !

— Waouh !!! Mais quelle bête était-ce ?

— Personne ne le sait, comme on ne l’avait découvert que tardivement. L’animal avait déjà pourri. Mais l’envergure de son squelette indiquait que c’était une grosse bête !

— Ah, OK ! J’en ferai d’autres, cette année aussi !

Tante Cheyi ressortit discrètement par la porte arrière, comme elle y était entrée. En général, les femmes revenant des champs allaient directement à la cuisine. Pour accéder à la maison centrale, elles empruntaient souvent la porte arrière, comme pour se montrer indignes de se présenter à la grande maison, dans cette tenue de brousse. Tante Cheyi sortit donc, se dirigea à gauche et retourna chez elle. Son domicile était situé à quelques centaines de mètres de la maison de son frère Djeudge, le père de Ndomba ; mais de l’autre côté de la route, en allant vers l’entrée sud du village. Son domicile était presque en face de celui de papa Tsocko.

Ndomba prit la marmite de purée et alla la déposer du côté de la porte centrale. Cette posture lui permettait de regarder tous les passants dehors, et de surveiller, en même temps, les mouvements de l’imprévisible homme à la hache. Il ouvrit la marmite et constata qu’elle chauffait encore fortement. La purée de banane était assaisonnée de graines fraîches d’arachides croustillantes et aromatisées par divers parfums de tisanes locales de Lippia multiflora. Ndomba exulta de joie, car cela faisait un an qu’il n’avait pas consommé un moindre soupçon de purée. Il prit une première cuillerée et l’avala aussitôt. Le jeune homme déposa tout de suite l’ustensile et sursauta de douleur. La bouillie était drôlement chaude, et lui avait brûlé la gorge. Il toussota fermement et deux larmes d’affliction surgirent instantanément de ses yeux globuleux.

L’homme se moucha et se rassit entre deux quintes improvisées de toux sèche. Il puisa une seconde cuillerée, souffla puissamment sur le contenu et l’avala d’un seul trait. Cette fois-ci, il ne suffoqua point et prit une troisième gorgée de suite.

Ndomba n’était qu’au début de son repas quand deux inconnus apparurent, et frappèrent à la porte centrale. Le vacancier leva les yeux et reconnut immédiatement Nyamas. C’était l’un de ses plus anciens et turbulents amis de jeunesse. Le jeune homme était accompagné d’une charmante fille, portant un polo bleu sur lequel était mentionné en lettres capitales : J’aime DiéngaLewa-Passo. Ndomba se leva avec un large sourire, et embrassa vigoureusement son ami. Il lui serra ensuite la main dans un sec éclat de rire et d’allégresse. Leur étreinte dura quelque temps avant que les deux camarades ne se relâchassent. Visiblement, les deux hommes étaient restés liés, malgré la durée d’une longue année de séparation. Ndomba relâcha la main de son ami et salua la jeune fille qui, étonnée, les regardait interrogativement. L’homme ne connaissait pas la demoiselle, malgré ses répétitives et persistantes tentatives de réminiscence. Il se rassit, et invita les deux inconnus à partager sa succulente et chaude bouillie de bananes. La jeune fille déclina poliment l’invitation, et alla s’asseoir à côté de la table au centre du salon. Nyamas ne se fit pas prier, tira une chaise de la table, et alla précipitamment retrouver son ami vers la porte centrale. Ndomba se leva, ouvrit une armoire, retira une grosse cuillère métallique et la remit à Nyamas.

Les deux amis burent la purée bruyamment, entre plusieurs éclats de rire, tout en continuant à se donner diverses nouvelles. Nyamas était particulièrement doué en consommation de nourritures chaudes et brûlantes. Il était surtout reconnu comme l’homme qui tombait extraordinairement à pic. Le garçon faisait toujours irruption dans les maisons dont les occupants s’apprêtaient à passer à table. Il avait un sens géographique d’orientation développé, lui permettant de dénicher, miraculeusement, un repas prêt dans n’importe quelle maison du village ; même sous la pluie ! En plus de cette improbable faculté, Nyamas avait comme des refroidisseurs de chaleur cachés dans les joues. Il pouvait manger convenablement, sans se brûler, une nourriture fumante et chauffée à plusieurs degrés Celsius.

Alors que Ndomba avalait sa troisième cuillerée de purée, Nyamas était certainement déjà à sa quinzième unité mathématique. La jeune fille s’était levée et lisait quelques écrits de posters collés aux murs. De temps en temps, elle esquissait de subtils sourires, ou riait brusquement aux éclats. Elle était fine, belle et portait un pantalon moulant, avec des chaussures à talons. Vu ses gestes soignés et capricieux, ses fins doigts tendus et écartés, la belle demoiselle devrait visiblement revenir d’une grande ville. En effet, en cette période de juin, plusieurs vacanciers avaient commencé à déferler à Diénga. Ce flux devrait aller en s’accélérant jusqu’au seize août, juste avant la fête d’indépendance. Les vacanciers revenaient de toutes les régions du Gabon, mais aussi du Congo voisin situé à deux ou trois kilomètres, de l’autre côté de la Louétsi. À Diénga, s’il n’y avait pas eu d’administration, personne ne saurait si le village se situait vraiment au Gabon. Les familles de toute cette zone s’étendaient jusqu’au Congo ; si bien qu’un Congolais n’avait jamais conscience d’être dans un autre pays, et vice-versa. Dans l’inconscient général, tout le monde était sur le même territoire : le pays Nzébi du génie et savant Professeur Lissouba.

Quand la jeune fille fut proche de la porte, elle reconnut deux inconnues dehors, de passage en route. Elle les héla et sortit précipitamment. Ces dernières s’arrêtèrent, et la camarade de Nyamas traversa la cour. Elle alla les retrouver sur la chaussée. Ndomba arrêta de boire la purée, leva la tête et poursuivit la conversation :

— Tu n’étais pas loin, on dirait !

— Non, j’étais chez Sympo, « Le Cépé-roulé », quand la nouvelle m’est parvenue.

— Ah d’accord. Je viens juste d’arriver, moi aussi. Mais je n’ai trouvé personne ici. On dirait que Monsieur et madame Djeudge sont allés très loin en forêt.

— Ah, tu sais, c’est la période de travaux champêtres. Généralement, tous les villageois ne rentrent que tard le soir.

— Mais tu ne m’as pas présenté ta jolie camarade ! Le village a vraiment changé. Il y a trop de personnes que je ne reconnais plus !

— Oui ! Depuis qu’il a été érigé en district, le village s’est métamorphosé et beaucoup de choses ont changé. Il y a désormais de l’électricité et de l’eau potable en permanence, partout. Il y a également de nombreuses personnes étrangères qui y viennent travailler. La fille s’appelle Noëlla ; et c’est ma toute dernière conquête amoureuse ! Elle revient de Port-Gentil pour passer les vacances chez sa tante, à l’autre bout du village, au quartier Mitungu.

— Ah d’accord. Je me doutais bien ! J’étais certain de ne pas la connaître, effectivement. Mais qui sont les deux autres jolies filles qui discutent avec elle à la route ?

— Ce sont aussi de nouvelles vacancières. Elles sont arrivées la semaine dernière. Mais attention ; ce sont toutes mes amantes aussi ! Mais je t’interdis de le leur révéler, quelles que soient les raisons, car elles l’ignorent mutuellement. C’est moi-même qui gère tous ces dossiers. Celle de gauche, c’est Bernicia ! Elle est en classe de troisième, et revient de Bakoumba. À droite, c’est Mélinda. Elle est de KoulaMoutou, et passe en classe de seconde. Voilà !

— Waouh, tu es vraiment un homme puissant ! Maîtriser trois belles filles dans le village, sans qu’elles ne s’en aperçoivent mutuellement ! Absolument, tu es très fort !

— Oui ; encore qu’elles ne sont pas qu’au nombre de trois ! Je te présenterai aux nombreuses autres prochainement. Je t’annonce aussi que demain, le village joue un match de football contre l’équipe de Bakoumba, ici, à seize heures. Tu pourras intégrer l’équipe, car nous avons besoin de renfort. Tu seras forcément le bienvenu ! Tu peux même commencer les entraînements cet après-midi avec nous.

Ndomba voulut un moment accepter l’alléchante proposition, mais se rappela que sa tenue de sport était toujours embrigadée dans la chambre occupée par la mystérieuse fugitive. Il déclina finalement l’invitation, comme la proposition de Nyamas manquait aussi d’à-propos et de consistance. Diénga était, en effet, un district sportif et envahi de plusieurs centaines de talents de jeunes footballeurs. Le village n’avait pas besoin d’intégrer dans ses effectifs un joueur nouvellement arrivé, et sans aucune condition physique. Les deux véritables objectifs de Nyamas se situaient clairement ailleurs. Il cherchait à manger et surtout, astucieusement, interdire Ndomba de s’intéresser aux trois jeunes filles, debout à la route. En effet, Nyamas avait cette vilaine et fâcheuse habitude de s’attribuer toutes les jolies vacancières du village ; quitte à propager de subtils mensonges sur les pauvres demoiselles. En général, il le faisait pour dissuader les adversaires, écarter la concurrence, et demeurer éternellement seul sur la longue liste des courtisans. Malheureusement, malgré tous ces subterfuges savamment orchestrés, ses obsolètes techniques de séduction ne réussissaient jamais ; même à l’usure, après plusieurs mois de harcèlement intempestif. C’était souvent, tardivement, à la fin des vacances, que la vérité éclatait au grand jour. Tous les hommes restaient abasourdis, quand certaines filles révélaient n’avoir jamais été courtisées par un moindre garçon du village.

Toutes ces révélations sidéraient et désespéraient tous les prétendants prématurément refroidis et découragés par les mensonges de Nyamas. Une autre de ses stratégies consistait à accompagner quotidiennement et abusivement les jolies filles partout, être à leurs petits soins, et paraître intéressant. Cette technique empêchait les autres garçons d’approcher les jeunes demoiselles. En général, les filles appréciaient ce type de compagnie qui leur garantissait une certaine sécurité, et permettait d’échapper aux harcèlements intempestifs des courtisans têtus et endurants. L’attitude de Nyamas énervait, en revanche, tous les autres garçons outrés et excédés par les comportements indignes de leur camarade.

Le cas de Nyamas n’était malheureusement pas isolé dans cette stratégie de compétition déloyale. Malah, un autre jeune garçon, au visage sans âge, et au regard alerte et soudain, avait l’habitude également de dénigrer toutes les jolies vacancières du village. Quand un garçon s’intéressait à l’une d’elles, Malah trouvait toujours, fatalement, de graves et scandaleux défauts à la pauvre fille. Il connaissait toujours la vie privée de chaque vacancière, même s’il ne l’avait jamais vue auparavant. En général, il racontait que la fille avait une sexualité dépravée, et était déjà sortie avec quatre ou cinq vilains garçons, en l’espace d’une petite semaine de présence à Diénga. Ces informations décourageaient instantanément tous les prétendants, même les plus téméraires. Mais personne ne se risquait de recouper l’information, en allant demander la confirmation à la demoiselle, par peur de représailles. Les filles sont souvent imprévisibles ! Elles gifleraient tout de suite, à coup sûr et violemment, le malheureux rapporteur, et l’accuseraient de vouloir détruire leur image, en colportant des mensonges éculés. Les garçons se retiraient donc clandestinement de ces jolies filles, sans avoir même tenté une moindre demi-action.

Ndomba se rappela que l’année surpassée, une fille avait sérieusement malmené et savonné Nyamas au bal dansant de fin d’année. Elle s’appelait Esther et avait découvert, à sa grande surprise, être la copine attitrée de Nyamas, alors qu’elle était, visiblement, amoureuse d’un autre garçon. Ce dernier, découragé par Nyamas, s’était écarté à contrecœur, et avait arrêté de courtiser la jeune demoiselle. Ce soir, pendant que tous les garçons étaient réunis en cercle à l’entrée de la salle, Esther fit irruption, salua toute la foule et s’arrêta nerveusement au milieu du cercle. Les bras aux hanches, le visage grave et le ton agressif, elle pointa sans ménagement Nyamas, et l’apostropha violemment :

— Nyamas, peux-tu répéter publiquement ce que tu racontes à tout le monde, dans ce village ?

— Quoi ? Qu’ai-je dit encore ?

— Que tu coucherais avec moi… Que je serais ta copine ; moi Esther !!!

— Qui a osé te dire de telles balourdises ? Mon Dieu ! Dieu d’Abraham, de Jacob et de Moïse, trois fois saint, viens au secours de ton pauvre fils persécuté ! Il y a beaucoup de personnes qui aiment colporter des mensonges, et parler des choses qui ne les concernent pas !

— Là n’est pas le problème ! Réponds par oui ou non devant tout le monde réuni ici ! Je réitère clairement ma question : couches-tu avec moi, oui ou non ? C’est tout ! C’est une question fermée, à la Léon Mebiame, c’est-à-dire claire, nette et précise. Réponds-moi juste par oui ou non !

— Vraiment, j’ai la malchance ! Vous voyez les choses des Gabonais ! Oh Jésus Christ de Nazareth, mort crucifié sur la croix du calvaire à Golgotha, pour les opprimés, viens urgemment à mon secours ! Les jaloux et sorciers m’en veulent, sans raison, dans ce village ! Je ne comprends pas pourquoi les gens aiment s’intéresser à la vie des autres… Non, je dois quitter le Gabon et aller même déjà m’installer et vivre aux États-Unis, à New York ou à Las Vegas, parmi les casinos, car je n’en peux plus ! Là-bas, peut-être, j’aurai la paix du cœur !!!

— Écoute Nyamas, ne divague pas ! C’est absolument la dernière fois que j’entende de telles bêtises sur ma personne ! Quand tu me regardes, crois-tu sincèrement qu’une belle fille comme moi peut sortir avec un laid garçon comme toi, même en songe ou en pensée ? Visiblement, tu as fait un rêve dans un autre rêve ! Réveille-toi, et reviens à la réalité ! Retiens que l’on te laisse fréquenter la maison juste parce que tu es très gentil et sympathique ! Rien de plus ! Que ça soit la dernière fois que j’écoute de telles inepties sur moi ! D’ailleurs, c’est fini ; je t’interdis de venir chez moi dorénavant, quel que soit le motif ou le prétexte.

Un véhicule roulant à vive allure, avec des klaxons assourdissants, fit irruption chez Tsocko à l’entrée du village, les phares allumés. Les passagers chantaient à perdre haleine, accrochés aux raides arceaux de l’engin, et vacillant dangereusement dans tous les sens. L’automobile soulevait une forte quantité de poussière, comme si ce fut la première tornade annonçant la fin de la saison sèche. Les trois filles, jadis debout à la route, quittèrent précipitamment la chaussée, et se mirent de l’autre côté de la voie, dans la cour de Papa Lukomb. L’automobile passa fougueusement sans s’arrêter et disparut dans un déluge de poussières suffocantes.

Ce spectacle était quotidien au début de chaque vacance à Diénga. Après plusieurs mois de précarité en ville, avec de conditions de vie épouvantables, tous les jeunes élèves ressortissants du village y revenaient, pour se ressourcer, et aider les parents à réaliser leurs travaux champêtres. Toutes les voitures qui arrivaient à Diénga étaient donc toujours saturées de jeunes vacanciers, heureux de retrouver leurs amis restés au village, ou arrivés plus tôt.

Les trois filles explosèrent de joie, au passage du véhicule, gesticulèrent et exultèrent bruyamment. Elles venaient d’apercevoir, de justesse dans l’automobile, quelques connaissances visiblement attendues depuis un moment. Elles traversèrent aussitôt la route, et vinrent rapidement dire au revoir à Nyamas. La poussière n’était pas encore retombée, et toute la cour semblait couverte d’un voile coloré en rouge ocre. Ndomba salua les trois filles, et se réjouit en son intérieur. En effet, leur départ devrait lui permettre de poser de plus amples questions à Nyamas, tant sur l’énergumène à la hache qu’au sujet de la fille précédemment venue déposer le seau d’habits. Mais l’homme qui tombait miraculeusement à pic ne lui accorda pas de temps pour poser une moindre question. Dès que les filles arrivèrent à la route, Nyamas sortit précipitamment, courut et alla retrouver les trois jouvencelles. Il s’intercala fièrement au milieu d’elles, mit ses mains en poche et marcha, l’épaule carrée. Ndomba se rappela avoir oublié, un instant, la véritable nature de l’homme et ses quotidiennes fourberies. Apparemment, Nyamas affichait ce comportement partout ; même dans son établissement pédagogique, au Lycée Technique de Moanda. Plusieurs personnes le témoignaient !

Les quatre jeunes vacanciers, après avoir marché trois cents mètres environ, bifurquèrent à gauche et prirent l’allée qui conduisait au quartier Mukuagna. Ils suivaient visiblement l’itinéraire du véhicule, à la lettre, comme pour le rattraper.

Quand Ndomba regarda en face, de l’autre côté de la route, l’homme à la hache était déjà assis sur un fût vide et renversé. Il tenait toujours fermement ses armes blanches, parlait seul, avec plusieurs gestes agressifs, et semblait toujours prêt à en découdre avec le premier venu. Ndomba tressaillit à nouveau d’inquiétudes et disparut précipitamment dans la maison. Il frappa clandestinement à la chambre, mais le nouveau propriétaire des lieux ne broncha point. L’homme tenta une seconde fois, hélas, toujours en vain. La bonne dame ne daigna même pas soupirer. Une idée macabre traversa furtivement l’esprit de Ndomba : et si la fugitive avait fait un brusque arrêt cardiaque, et était décédée à l’intérieur de la chambre ? Le jeune vacancier protesta de la tête, paniqua et tambourina une nouvelle fois la porte de la chambre. Mais comme il le redoutait, personne ne répondit.

Alors que Ndomba avait le dos tourné, une jolie fille entra par la porte arrière, en tenant un seau à la main et une cuvette métallique, chargée d’assiettes propres, sur la tête. Elle portait un pagne bleu mouillé qui drapait son corps svelte et filiforme. Ndomba fut surpris de reconnaître sa cousine Missa. Il ne savait pas que la jeune fille l’avait précédé au village. Elle le lui avait pourtant dit l’année passée, mais du bout des lèvres, en tergiversant, entre deux fous rires. Missa était élève à Franceville, et hésitait entre plusieurs destinations de vacances, pour l’année suivante. Visiblement, elle avait fini par choisir Diénga. Ce qui était tout à fait étonnant et plutôt rare, car la plupart des élèves de l’intérieur du pays, au Gabon, préféraient généralement aller passer leurs vacances à Libreville ou Port-Gentil.

Ndomba se leva, et aida Missa à décharger la cuvette remplie d’assiettes. La jeune fille était trempée et ruisselait encore d’eau fraîche. Elle était belle, et portait des sandales basses et plusieurs bracelets bruyants sur son avant-bras gauche. Quand la cuvette fut descendue, Ndomba découvrit plus notoirement que Missa portait de grosses boucles d’oreilles et une longue chevelure filasse. Elle ne l’avait pas défrisée, et les cheveux apparaissaient en accordéon, comme des grappes de raisins sauvages du Gabon.

Missa ouvrit la cale de sa chambre et y accéda. Les sandales de la jeune fille laissèrent quelques traces d’eau sur le ciment du plancher. Après plusieurs minutes passées dans la chambre, Missa y ressortit totalement métamorphosée. Elle accoutrait désormais un pantalon noir moulant et une chemise écarlate. La jeune fille portait également une ceinture dorée avec de grosses boucles étincelantes. Elle enleva les assiettes et verres de la cuvette métallique, et les rangea dans la commode du salon. Après plusieurs agencements complexes, Missa prit la serpillière et essuya hargneusement les traces d’eau du plancher. Elle tira ensuite la chaise, s’assit en face de Ndomba et engagea la conversation :

— Félicitations pour ton baccalauréat, avec mention ! Je suis vraiment fière de toi, frangin !

— Merci sœurette. Je l’ai fait pour toute la famille ! J’espère que l’année prochaine, toi aussi, tu l’auras ! Tu passes en terminale non ?

— Non ! J’étais en seconde et je passe en classe de première seulement !

— Ah OK, mais c’est très bien ! Félicitations. Donc le baccalauréat, c’est l’année d’après !

— Oui ! Exactement !

— J’ai oublié de te dire qu’une fille est venue laisser un seau de linge tout à l’heure ! Mais je l’ai rangé derrière l’armoire.

— Ah oui ! D’accord, c’est Carla qui me l’a apporté ! Elle est bien gentille. J’avais trois bagages, et elle m’a aidée et déchargée !

— Carla !?

— Oui, c’est ma camarade. On était ensemble à la rivière depuis le matin, pour faire la lessive et la vaisselle. Ici, pendant la saison sèche, la pression hydrique est parfois faible, et l’eau de pompe est juste utilisée pour l’alimentation ; c’est-à-dire préparer les repas et boire. Pour les travaux quotidiens de lessive, ou de vaisselle, on va directement à la rivière. Carla est venue passer ses vacances à Diénga chez sa tante.

— Sa tante ? Qui est-ce ?

— La femme du nouveau commandant de brigade !

— Ah d’accord. C’est à eux qu’appartient la nouvelle maison peinte en bleu, derrière le manguier ?

— Oui, mais de façon transitoire, car ils sont en train de réhabiliter leur logement de service, plus haut, dans le camp de gendarmerie.

— Ah vraiment le village est en pleine mue ! Je ne reconnais plus beaucoup de gens ici !

— Oui, mais Carla est là juste pour les vacances ! Elle est élève et apprend au Lycée d’État de Franceville. On est donc dans le même établissement, et la même classe, d’ailleurs.

Missa rangea le seau d’habits dans sa chambre, et essuya une nouvelle fois les gouttes d’eau qui avaient perlé sur le plancher. Elle prit un autre seau, à moitié rempli d’eau, un balai-brosse, une serpillière neuve et se dirigea vers la chambre de Ndomba. Le jeune homme pressentit, tout de suite, les intentions de Missa et courut vite s’interposer :

— Non, laisse, je vais le faire après !

— Non, pourquoi ? Tu es fatigué, laisse-moi nettoyer ta chambre !

— C’est qu’il y a mes sous-vêtements sales, et en désordre là-bas ! Quand j’aurai fini de les ranger, je vais te faire signe.

— C’est bizarre ! Tu nous avais assuré, l’année dernière au marché, que tu ne portais pas de slips !