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"Éloge de l’immoralité" est un recueil de trois nouvelles qui interrogent la notion de moralité. Ce qui est tolérable pour certains peut être jugé amoral par d’autres. Toutefois, l’amour, impulsivité humaine par excellence, défie toutes les lois et fait exploser les codes sociaux. À travers ces récits, découvrez comment la moralité se dissout face à la puissance des sentiments. Quelles limites seriez-vous prêt à franchir par amour ? Comment nos valeurs façonnent-elles notre perception du bien et du mal ? Découvrez un univers où la perfection est une illusion et la morale, une simple notion.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Après La sauvagerie des anges,
Stéphanie Saliège reprend la plume pour approfondir son exploration de la complexité humaine. Dans cette nouvelle œuvre, elle utilise son expérience en psychiatrie pour inviter le lecteur à examiner autrui et soi-même sous un angle différent.
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Stéphanie Saliège
Éloge de l’immoralité
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Stéphanie Saliège
ISBN :979-10-422-4184-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Celui qui porte sa moralité comme son plus beau vêtement ferait mieux d’aller nu. Le soleil et le vent ne feront pas d’accroc dans sa peau.
Khalil Gibran
La moralité, c’est l’instinct du troupeau chez l’individu.
Friedrich Nietzsche
Le ciel est une opale, ce matin. Ma main frôlant le rideau, je ne sens plus la bise figer mon bras. Toujours aussi mal isolée cette satanée baraque. Pas étonnant qu’on se soit caillé chaque hiver. L’horloge sonne dix heures. Il est temps. Avant de quitter mon ancienne chambre, j’en retiens une dernière fois le décor. Du mobilier vieillot. Un lit, une commode. Une lampe de chevet dont le socle est une pile de livres. Un miroir piqué de racines de plomb. Une photographie un peu trop humide où les protagonistes ont eu la pudeur de s’effacer. Et les fameux rideaux tirés. Je passe la porte, descends l’escalier en colimaçon, survole les tomettes du hall. Sur le perron, le givre essaie de me gifler. J’emprunte le sentier coincé sur le flanc de la maison. Dans cinq cents mètres, je traverserai le ruisseau qui file entre les résédas. Ensuite, il y aura la clôture de fer du cimetière.
Tiens, ils sont déjà là. Affublés de vêtements sombres, engoncés dans leurs cols relevés. Le corbillard trône sur le parvis de l’église. Deux vieilles du village se balafrent de mines dévastées. Les psaumes et autres réjouissances s’enchaînent lentement. En tout nous sommes huit dans la demeure sacrément glacée du Seigneur. Tous éparpillés, droits comme des i, devant ces bancs alignés. Depuis la clé de voûte, on jurerait une partition de notes désorganisées. Le cercueil, un soupir. Sobre le cercueil. Pas une fleur, pas un mot pour le recouvrir. Et personne qui vient témoigner d’un quelconque souvenir. Une musique. Je reconnais la Symphonie concertante et son Andante qui crépite dans un magnétophone sans âge. La messe est dite. Une sage sortie en file indienne sous les voix gercées des deux bigotes. La fosse est prête. On croirait que la terre a écarté ses cuisses, dans l’attente de son phallus de chêne. Une litanie monocorde s’ensuit, tronquée par les accès de toux de l’abbé. Cinq coups de pelle. C’est fait. Le petit groupe se disperse aussi vite qu’un tas de feuilles dans lequel on aurait shooté.
Voilà. Ne restent plus que nous quatre. Quatre cons avec des surnoms d’oiseaux. Ceux dont nous nous étions rebaptisés quarante ans plus tôt : le Moineau, le Milan, le Grand-Duc et le Freux. Aucun regard porté les uns sur les autres. Le quatrième d’entre nous, au fond de ce trou, est la conséquence d’un secret. Notre secret. Celui que nous avions enfants. Nous étions quatre. Quatre êtres d’apparence ordinaire. Certains plus agréables à regarder que les autres. Mais nous semblions si ordinaires. Bien malgré moi, un sourire pousse à la pointe de mes lèvres, car, sans mentir, sous nos plumes d’anges, nous étions des Ogres et le resterions.
La première fois que je l’ai vue, c’était dans la cour du collège. Elle était accroupie au pied d’un Orme. Elle faisait toucher ses genoux sous sa jupe plissée. Son gilet bleu roi dépassait de son manteau de laine cendre. Je ne voyais pas son visage, caché derrière ses cheveux blonds. Ils s’étaient enfuis d’une queue-de-cheval approximative. Filant sur ses joues, sur ses épaules. Immobile, seule sa main droite s’agitait sur un carnet blanc. Je me suis approché doucement derrière elle. La surplombant, j’ai attendu qu’elle sente ma présence. Mais non. J’ai toussé. Rien… Alors je l’ai contournée pour me planter face à elle. Ses doigts se sont crispés sur son crayon de papier. Elle a relevé la tête brusquement. Elle était si pâle. Et ses yeux immenses, d’un vert si étrange ; de celui des rivières, insondable et profond. Ses yeux m’ont bouleversé au moment même où ils se sont posés sur moi. J’aurais voulu me présenter. Mais je me suis retrouvé soudain muet. J’ai fait demi-tour en silence.
Je lève un instant mes mains du clavier de l’ordinateur. Les yeux clos, j’inspire profondément l’air humide et chargé de fumées de cigarette de la chambre d’hôtel où je me suis installé. Je tends l’oreille. Pas un son. Même la route en contrebas de l’immeuble, pourtant gavée de voitures, de gens, de gosses qui braillent ne laisse rien passer de cette vie criarde au travers de mes doubles vitrages. Je ne peux qu’imaginer leur bruit. Je ne veux rien oublier. Il faut que je me souvienne, que je me souvienne de tout… C’est compliqué, la mémoire. C’est une part de notre être qui nous échappe selon les périodes, selon nos émotions et selon son bon vouloir. Nos souvenirs ne sont pas fiables. On les tord, ou ils s’effacent d’eux-mêmes, je ne sais pas. Si ça se trouve, le Moineau était debout contre l’arbre, peut-être que sa jupe était une robe et que son manteau était rouge. Quelle importance ? Finalement, ce qu’il y a de sûr, c’est que son regard était bien celui que j’ai conservé. Une rivière au travers de toutes les saisons, avec des reflets mordorés selon l’angle de son visage sous la lumière d’une fin de journée.
Je reprends mon histoire. Lorsque la cloche a sonné, les mains enfoncées dans les poches de mon pantalon trop court, j’ai repris le chemin de la classe ainsi que ma place en bout de queue. Je n’avais pas de camarades à qui donner la main dans les rangs. Et, au fond, je m’en moquais. Les deux seules personnes que je côtoyais chez moi étaient tellement désincarnées, que la solitude avait plus de sens à mes yeux que tout être vivant. À peine entré, et à mon grand étonnement, le professeur de français m’a interpellé alors que j’allais m’asseoir.
— Samuel ! Lève-toi ! Viens te placer devant, là.
— Pourquoi ?
— Allons, allons jeune homme ! Ici, c’est moi qui pose les questions, ne sois pas insolent. Viens t’asseoir à côté de Gabrielle.
— Gabrielle ?
Et je vis le minois de la merveille se tourner de trois quarts dans ma direction, lentement. Son profil parfait, voilé de sa chevelure aussi fine qu’une arantèle. J’entendis des rires étouffés, sentis une tentative de croche-patte sur le trajet qui m’amenait péniblement jusqu’à elle. Je passai devant le pupitre sans la regarder et m’installai à sa droite. Sortant les livres de mon cartable ainsi que ma trousse, mon bras cogna le sien. Elle le retira comme si je l’avais brûlée. J’en fus aussitôt meurtri. Un tiraillement violent dans le thorax qui me surprit. Je me décalai le plus possible sur l’extrémité du siège pour ne pas réitérer une telle maladresse.
Comme elle sentait bon. Des effluves de rose et d’une autre essence de fleur que je ne parvenais pas à définir. La symphonie quarante et un, en do majeur, s’insinua alors dans ma tête. Puis, à mesure de ma gêne, elle s’amplifia au point que je ne comprenais plus un traître mot de ce que disait Monsieur Regain. Ses lèvres avaient beau s’exciter devant moi, aucun son n’en filtrait. Je n’essayai même pas de lutter pour extraire de mon esprit les notes de Mozart, je savais que cela ne servirait à rien. Pourquoi ? Une déformation génétique. Une fatalité.
Cela pouvait paraître étrange pour toute personne en dehors de mon monde, or ce n’était qu’une habitude pour moi. Le quotidien de chacun est toujours une énigme pour les autres. Il y a invariablement jugement ou cynisme lorsqu’on évoque la tribu du voisin. Finalement, on se rassure comme on peut sur les stigmates de la nôtre. On justifie ce qui ne l’est pas. On surévalue le médiocre. Quand le noyau de la famille est violent ou honteux ; soit on le tait, soit on l’enjolive, rationalisant l’inacceptable. On fait passer pour une force de caractère ce qui n’est, en fait, qu’une construction psychopathique. Les émotions sont réinitialisées. Toute digression du réel devient une explication scientifique, sans possibilité de l’exception. Mais bon. Je m’étais fait une raison : j’appartenais, banalement, à une dynastie de tarés. Je m’en aperçus plus tard. Car, entre l’image que je me faisais d’eux et la réalité qui était toute autre, le gouffre de l’imposture aurait dû me sauter aux yeux. Je m’explique. Depuis ma naissance, je vivais avec mon père et la Vioque.
Ma mère ? Je ne m’en souviens pas. Je sais juste qu’elle était partie. Les raisons de son départ ? On ne me l’a jamais dit, évoquer son prénom était prohibé. Mon aïeule, une mystique de première, atteinte d’une soi-disant dégénérescence oculaire, ne supportait aucune lumière naturelle. Elle restait donc cloîtrée, et avait pris grand soin de mettre des rideaux de velours devant chaque fenêtre. Ils étaient d’un vert de Hooker, complètement opaques. Moi, je n’ai jamais cru à cette maladie. Je pense surtout que sa propension à détester l’humain la rendait aveugle à tout ce qui aurait pu trouver grâce à ses yeux et risquer de contrarier ses convictions. Sa vanité et sa bêtise l’avaient coupée du monde. Elle errait, dans la journée, entre les pièces et les couloirs de la maison. Ses plats étaient sans épaisseur et sans couleur. Elle était sèche, froide et le regard creux. Quant à son fils, mon père, il avait des capacités au-delà de la moyenne. Un surdoué en mathématiques. Mais un attardé dans ses relations aux autres. Le mode de vie de sa mère, peut-être l’avait-il subi un jour, mais pour l’heure, il avait fini par se l’approprier totalement et l’avaliser. L’ambiance délétère qui régnait ici lui collait à la peau et au cœur. Il partait souvent à l’étranger pour donner des conférences en lien avec ses recherches où il ne parlait que dans un langage algébrique. Par contre, dans notre cercle restreint, il était quasi mutique. Le seul écart à son inaptitude à communiquer était la musique. Il vouait un culte délirant à Mozart. Non seulement parce qu’il vénérait son intelligence, mais parce que les rares émotions qu’il ressentait passaient uniquement par ce vortex musical.
J’aurais pu détester Mozart, voleur à son insu de la seule part humaine de mon père. Ce n’était pas le cas. J’avais dû hériter de la même tare. Mais à l’instar de mon géniteur, je ne projetais pas sciemment mes sentiments sur les symphonies ou les concertos du génie, elles s’imposaient d’elles-mêmes en moi sans que je l’aie voulu… Lorsque les émotions étaient trop fortes, la musique prenait le relais, avalant tout ce qui aurait pu me détruire. De toute façon, dans ces moments de déstabilisation, aucun son ne pouvait sortir de ma bouche. Mon corps se paralysait. Un mannequin piteux. Et un grand prétexte de moquerie de la part de mes camarades de classe, sans compter l’agacement de mes professeurs successifs.
C’est ce qui se passa ce jour-là, Regain s’agitant désespérément sur son estrade et la cohorte de mouflets, hilares. Gabrielle étendit alors son bras devant moi pour prendre mon livre d’histoire et l’ouvrit. Elle posa ma trousse au centre pour tenir les pages vingt-quatreet vingt-cinq. Le « mythe de Sisyphe ». La symphonie s’estompa doucement dans ma tête. Le monde autour de moi refit surface.
— Bon, Samuel ! Je te demande de lire le premier paragraphe.
— Oui. Oui, Monsieur.
Et j’entamai la lecture, bredouillant et butant sur les mots. Puis, petit à petit, je retrouvai le rythme et finis sans anicroche. J’osai me retourner vers Gabrielle. J’aurais voulu la remercier. Son sourire alors que je la regardais me rassura. Mes joues s’enflammèrent, mon pouls s’accéléra.
Le soir, sur le chemin de la maison, au détour d’une rue, les odeurs de pain chaud me firent revenir sur mes pas. Vérifiant les quelques pièces au fond de ma poche, j’allai chez le boulanger. Sa devanture me plaisait. Elle était désuète, mais colorée, avec des personnages de plomb peints, une sorte de ville miniature qui s’activait avec le boulanger représenté, en son centre avec son camion tube. C’était un petit bonhomme rondouillard, affublé de bacchantes blanches derrière lesquelles se fendait un sourire avenant. Il avait une voix aiguë qui m’amusait, une voix de femme. Le paradoxe était drôle. Je lui commandai une baguette bien cuite. Lorsqu’il me rendit la monnaie, il glissa un bonbon dans le creux de ma main, un Arlequin. En sortant, je tombai nez à nez avec Gabrielle. Je la laissai passer. Le boulanger me demanda de bien vouloir refermer la porte, le froid s’engouffrant dans son magasin. Je sortis à contrecœur et attendis dehors. Je fis semblant de recompter mes centimes. Adossé contre le mur, j’arborais un air concentré lorsqu’elle ressortit de la boulangerie. Elle était là. Devant moi. Un croissant coincé entre ses petites mâchoires épineuses. Ses doigts, luisants de beurre, délicatement posés sur son menton. Je crois que c’est à ce moment précis, que j’ai pris conscience, pour la première fois, de l’existence concrète de mon cœur. Et ce muscle, jusqu’alors insignifiant, s’anima soudain sous la morsure. Des contractions jusqu’alors inconnues chahutèrent entre ses quatre cavités. Une main invisible s’amusant à le comprimer, puis à le relâcher. Mon sang piqua des sprints le long de mes carotides, puis vint fracturer mes tempes avant de chuter brutalement vers mon ventre.
— Pourquoi tu ne disais rien tout à l’heure, devant l’instituteur ? me demanda-t-elle abruptement.
Qu’est-ce que je pouvais bien lui répondre ?
— Eh ! J’te pose une question ! insista-t-elle en fronçant ses sourcils.
— Je ne sais pas… Parfois je bloque.
— Tu bloques ou tu débloques ? dit-elle en rigolant.
— Peut-être les deux.
— Tu fais quoi, tu rentres chez toi ?
— Oui.
— Tu m’attendais ? rajouta-t-elle en avalant son dernier bout de viennoiserie.
— Je t’attendais ? Non. Je vérifiais ma monnaie.
— Ouais… Si tu veux… Tu habites où ?
— Par là-bas. Vers le cimetière.
— Ah… Bon. J’te laisse. Moi aussi, je dois rentrer.
— Et toi ? Tu habites où ?
— À l’opposé ! Salut !
Elle me planta sans préambule, avec un signe de la main alors qu’elle était déjà sur le départ, le dos tourné. J’avais les poings tellement serrés que le bonbon dégoulinait dans son papier froissé. Je le jetai dans la bouche d’égout sous mes pieds. Un Confutatis du Diable, en boucle, dans mon crâne. Passant la porte de la maison, j’allai directement à la cuisine. Une odeur d’ail empestait l’air. La Taupe préparait le repas. Ses bras se balançaient de droite et de gauche au-dessus des casseroles. Une pieuvre. Voilà l’image qu’elle me renvoya. Oui, elle me faisait vraiment penser à un céphalopode, avec ses longs tentacules informes.
— Tu rentres qu’à cette heure ? siffla-t-elle, sans prendre la peine de se retourner.
— Excuse-moi. J’ai dû ranger la classe avant de partir, c’était mon tour.
— Mouais… Tu sens la boulange… T’ as encore bâfré un croissant avant de rentrer, toi !
Mais comment faisait-elle, au milieu de ces effluves dégueulasses pour parvenir à renifler un croissant que je n’avais même pas mangé ? Elle était peut-être miraude, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que son odorat valait celui d’un chien truffier.
— Me réponds même pas. Bois ton chocolat. Après t’iras faire tes devoirs pendant que j’finis de préparer l’souper.
Je lorgnai le fameux chocolat et réprimai, comme je pus, un haut-le-cœur. Une peau de lait caillé flottait sur le dessus. Je pris une cuillère pour récupérer cette horreur. Quant au breuvage en lui-même, je l’avalai d’une seule gorgée, comme on le fait avec l’huile de foie de morue. Autant que le supplice soit rapide. Je me dépêchai de laver le bol et la cuillère souillée dans l’évier en pierre avant de les laisser en équilibre sur l’amas d’assiettes et de verres qu’elle n’essuyait jamais. « Pour les r’mouiller derrière, c’est pas la peine de s’emmerder à les sécher », radotait-elle lorsqu’elle repérait mon air dégoûté. Bon, c’était un point de vue. Mais les couverts glissaient de gras entre les doigts, les assiettes tanguaient et les verres slalomaient sur la table.
Seul dans ma chambre, j’avais pour habitude de me coller sous mes couvertures pour travailler. Il faisait un froid de loup dans cette bâtisse. Je vivais au milieu de deux pingres qui prônaient l’économie sous toutes ses coutures. Économie sur le bois, sur la nourriture. Ainsi qu’une effroyable économie de gestes et d’attention. Les derniers étant plus supportables que les premiers. Le manque d’affection, je sus le digérer facilement. Par contre, le froid… C’était une abomination. Jamais je ne pus m’y faire. Et cette incapacité à le tolérer aurait, plus tard, une influence non négligeable sur le cours de ma vie. Les devoirs, je les expédiais le plus vite possible. Je n’avais guère de difficultés dans ce domaine. Ce qui m’intéressait vraiment était les livres. Le salon en regorgeait. Le papier peint disparaissait littéralement sous des amoncellements de nouvelles, d’essais, de pièces de théâtre, de poésie. Ils montaient en colonnes jusqu’au plafond. Des sortes de tours branlantes se tenant entre elles. Certains bouquins, ligotés par trois ou quatre, devenaient de curieuses prothèses. Ils faisaient un cal au pied manquant d’un meuble ou d’une chaise. D’autres s’improvisaient en une isolation opportune devant une fenêtre fissurée. Ces carrés de cuir étaient vénérés par mon père, c’était un érudit doublé d’un Diogène en puissance. Par contre, et à mon grand désespoir, ils servaient parfois de combustible à la Vieille, ignare notoire, lorsque les bûches venaient à manquer. Elle ne s’adonnait à ce sacrilège qu’en l’absence de mon père.
Non seulement elle prenait un malin plaisir à le faire devant moi, mais elle me forçait à y participer. La seule clause était de ne brûler que les œuvres d’auteurs jugés hérétiques. C’est-à-dire, les anticléricaux manifestes. Bien évidemment, je m’en gardais bien. Et ma petite vengeance se concentrait dans les écrits de Claudel, Montaigne, Bernanos, Flaubert, Mauriac… que je lui tendais. Ils finissaient tous en braises rigolardes sous mon sourire en coin. Elle n’y connaissait rien. Elle ne vérifiait rien. Si elle avait pu lire leurs noms, elle n’aurait rien remarqué. Je l’observais alors remburer l’âtre avec ces écrivains si chrétiens. J’aurais tellement voulu le lui dire, une fois son blasphème commis. Mais je n’aurais pas pu m’amuser sur la durée et aurais pris une sacrée danse. Par la suite, je devais retrouver d’autres livres entassés dans le grenier pour remplacer ceux passés par la crémation. Mon père avait une mémoire photographique très aiguisée, si un seul ouvrage avait été déplacé ou venait à manquer, il s’en serait tout de suite aperçu. J’avais cette mémoire également. Il n’en a jamais rien su. Et en collectionneur pathologique, il avait tous ces bouquins en quintuples exemplaires. Lorsque j’y repense, le Graal aurait été, quand même, de refiler une Bible à calciner. Je n’ai jamais osé. Non pas que ce fut la peur que la Vieille s’en rende compte. Mais mon éducation religieuse était là, un surmoi plus puissant que ma malice. La crainte de représailles divines, j’imagine. Les croyances… Elles ont la peau dure. D’autant plus quand on nous a noyés dedans dès l’enfance. Il faut dire aussi que les imagos de l’homme et de la femme au sein de cette famille étaient de telles déprédations, que l’idée d’une vie sans identité propre me parut, très tôt, comme une fantaisie potentielle. J’aimais l’idée de porter un jour l’exorason, cet habit asexué noir corbeau, de n’avoir aucune famille à charge et surtout pas de descendance. L’humain ? Il n’était pas au centre de mes préoccupations. Je n’avais pas d’empathie le concernant. Je n’avais pas d’aversion non plus. Je n’avais besoin de personne. Enfin, je le croyais… Jusqu’à ce que je rencontre Gabrielle.
Que je murmure, crie ou pense simplement à son prénom. Mon corps et mon âme se retrouvaient alors dans une sorte de transe. Ma gorge se serrait, mes paupières fermées voyaient défiler son visage, son corps ; mon esprit décomposait le timbre de sa voix. Je pouvais sentir son odeur sans qu’elle fût là. Elle était le seul être à me rendre vivant. Pas plus humain, non. Juste vivant. Mon seul amour, mon monstrueux amour. Mon Autre au milieu des Riens.
Nous avions quinze ans et nous nous retrouvions dès que du temps libre le permettait. C’est Gabrielle qui m’apprit à monter dans les arbres pour y dévorer les cerises les plus belles et les plus charnues, à braver le courant des rivières dans des jeux de conquêtes imaginaires, à courir dans les champs à s’en sectionner le souffle. Elle se laissait tomber en premier sur le dos, entre les hautes herbes, les bras en croix. Je l’imitais et la regardais jouer à la belle endormie. Couché, mon visage à quelques centimètres du sien, je me laissais emporter dans son univers lardé de nuages fantasques. Ils prenaient, au gré des vents, la silhouette d’un oiseau ou d’une sorcière. Quelquefois, alors qu’elle poursuivait son rôle d’architecte, celui de nos mondes extraordinaires, elle replaçait soudain une mèche de mes cheveux en virgule, du revers de sa main, en riant. Un geste plutôt anecdotique en soi. Mais pour moi, cette petite ponctuation dans son discours était une invitation. Et son rire, un glissando dévalant mon corps. Les années passèrent, sur cette rythmique lente et dans des accords majeurs. Une douce aigreur qui traverse les saisons sans que l’on s’en soucie réellement. Puis je la vis colorer ses lèvres satinées. D’un rose poudré, elle s’initia à un rouge carmin. Ses jupes longues se raccourcirent, son buste enfantin se galba d’une poitrine en éclosion.Nos jeux restèrent cependant les mêmes. Et mes sentiments, à son égard, prirent une ascension exponentielle. Leur intensité repoussant toutes mes limites. J’étais devenu une porcelaine saignée de fêles. Mon cœur se fissurait gentiment sous la voracité inéluctable de nos Ogres en gestation. Certains après-midi, nous montions en douce dans ma chambre. Elle balançait ses bottines dans un coin et s’installait en tailleur sur mon lit. Nous chuchotions. Elle plus que moi. Alors, elle me parlait de jeunes gens que je connaissais plus ou moins. Elle les décrivait avec engouement, se gargarisant de ma mine défaite au fur et à mesure de ses histoires et de ses rencontres.
— Tu vois, Samuel… Ce gars-là, Vincent… Je ne sais pas pourquoi, mais dès que je le vois, j’ai des picotements dans le ventre… Pourtant il n’est pas parfait, ah ça non ! Mais j’aime ses mains ! Va savoir pourquoi ? Je les trouve si raffinées, si élégantes. Je sais que tu ne le diras à personne, mais le soir, je pense à lui. Je pense à ses mains sur moi, tu vois, comme ça, insistait-elle en prenant mes doigts comme témoins concrets de ses fantasmes de sale gosse. Et mes doigts, en traîtres soumis, tremblaient de caresser ses formes au travers de ses vêtements. Soudain, avec un air ébahi, elle me repoussait et ajoutait :
— Mais non ! Pas comme ça ! Quand je pense à Vincent, ses mains sont fermes. Elles ne tremblent pas. Décidément tu ne comprends rien à ce que je te raconte ! Vincent… Comment t’expliquer ? Oui, il a une forme de délicatesse c’est vrai, mais il est sûr de lui, tu vois ! Recommence ! Mais cette fois-ci, fais-le bien.
Elle poursuivait ainsi pendant des heures. Je devenais un Vincent, un Pierre, un Benoît, enfin tout sauf moi. J’étais son jouet et me laissais faire. Malgré la torture, je savourais le fait de pouvoir la toucher, la sentir, coller ma joue contre la sienne. Je prenais, dans ses jeux pervers, la carnation de ses désirs fugaces. Très fugaces. C’est ce qui me rassurait d’ailleurs. Les coups de foudre de Gabrielle ne duraient jamais longtemps, tout au plus une semaine. C’était une boulimique de l’attention et du trophée à remporter. Au fond, qu’en avait-elle à foutre de moi ? Je la voyais fumer ses premières cigarettes. Elle ne faisait pas semblant. Elle gobait tout à pleins poumons. La tête renversée en arrière, elle me tendait son mégot, les yeux clos. Je le prenais du bout des doigts, amenant l’offrande à ma bouche avec la délicatesse d’un baiser incandescent. Je tirais sur le foyer miniature en taisant du mieux que je pouvais des toux d’initié pubère en nicotine. D’un air péremptoire, elle reprenait son dû. Je la laissais faire, trop heureux de voir ses lèvres se poser où les miennes s’étaient pincées. Pour lui plaire, pour l’intriguer, je me redressais langoureusement, dégrafais quelques boutons de ma chemise, comme pris d’une chaleur imprévue et je soufflais des volutes bleues dans le sang du ciel. Je faisais des ronds approximatifs. Mais des ronds quand même. Elle riait toute seule, droguée d’elle-même. Et j’étais à ses pieds, complètement accros, seringué de chacun de ses gestes et de ses mots. Une belle salope… Je le savais et pourtant je persistais. Même si j’étais persuadé que je ne serais jamais l’amant.
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