La sauvagerie des anges - Stéphanie Saliège - E-Book

La sauvagerie des anges E-Book

Stéphanie Saliège

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Beschreibung

Victime de la cruauté de sa mère au quotidien, Ève se crée un alter ego imaginaire, Camille, pour se préserver de la folie de sa génitrice bipolaire. Cependant, plus qu’un pansement, Camille se révèle un double inquiétant et dangereux. Ève est alors confrontée à sa mémoire fracturée et à son inaptitude à vivre. 

Réussira-t-elle à sortir de ce tourbillon d’émotions qui l’empêche de distinguer le vrai de l’irréel ?


À PROPOS DE L'AUTEURE

Stéphanie Saliège est écrivain, pianiste et infirmière en psychiatrie. Dans son parcours personnel et professionnel, l’étrange cohabitation entre la violence et la poésie de l’être humain l’a toujours fascinée. La sauvagerie des anges est son second roman.

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Stéphanie Saliège

La sauvagerie des anges

Roman

© Lys Bleu Éditions – Stéphanie Saliège

ISBN : 979-10-377-7576-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

En chassant l’homme du Paradis, Dieu lui a révélé sa nature immonde et le dégoût.

L’insoutenable légèreté de l’être,

Milan Kundera

Préface

Stéphanie ou la tailleuse de diamants

Je lis depuis longtemps les écrits de l’auteure Stéphanie Saliège, et de roman en roman, je n’ai jamais eu la moindre déception. Auparavant, j’avais eu même la chance de l’entendre me lire des extraits de son travail, que ce soit chez moi, où elle venait travailler par période, ou bien chez elle, au fin fond de la campagne, vers les Vosges.

Que dire d’elle ? Qu’il faut absolument la lire !

Quoi d’autre ? Qu’elle écrit avec une infinie minutie, ses phrases sont des diamants taillés. Elle a le sens du détail, l’obsession du détail, devrais-je dire. On a droit à des descriptions ciselées de ses personnages : depuis les sous-vêtements jusqu’à l’évocation du parfum, en passant par les robes, les chaussures, le chapeau, le regard, la mine, et surtout on a droit à une dissection psychologique, si j’ose dire, de tous ses personnages. Personne n’y échappe, pas même la narratrice dont on est en droit de se demander si, plutôt que son double, Camille, elle est la plus réelle, étant donné que c’est elle qui semble avoir la meilleure prise sur la réalité. C’est que tout est mouvant dans cette histoire, autant dire qu’il y aura autant de lectures que de lecteurs.

Dans toutes ses pages, il y a toujours des meurtres, ou plutôt des envies de meurtres, sans que l’on sache toujours distinguer ce qui relève du fantasme ou de la réalité, la nôtre, pas la sienne…

La vie qu’elle décrit est un peu à la Bergman : des hommes et des femmes aisés, ou l’ayant été, voire aristocratiques ou se l’imaginant. Pourtant, tous semblent vivre dans le confort matériel : leçons de piano, restaurant chic, habits de luxe, etc. Cependant, tous pataugent dans le malheur à cause de souvenirs des traumatismes de l’enfance. Peut-être, allez savoir… En tout cas, sachez que l’auteure a une solide expérience professionnelle dans les lieux d’enfermement psychiatrique.

Néanmoins, un tel métier ne suffit pas à aiguiser le regard, il faut aussi le talent, et surtout la passion de l’écriture…

Mustapha Kharmoudi, écrivain

Besançon, le 2 septembre 2022

La divine psychiatrie

Encore une nuit où je ne dormirai pas, c’est sûr… Je me retourne dans le lit, agacée. Le matelas couine sous mon poids. Cela fait des plombes que je cherche le sommeil. Je regarde le réveil posé sur la table de chevet : une heure du matin. Un éclair fixe soudain la chambre dans sa lumière. Machinalement, je remonte le drap sur mon visage. L’orage s’écroule sur les vitres. À chaque coup de tonnerre, je resserre un peu plus ma camisole de coton sur ma tête. Le vent violent s’infiltre partout. Je sens son souffle sur mon front. Des conversations, au loin, aspirent mon attention… Je ne comprends rien à ce qui se dit. L’angoisse pointe et gicle son acidité dans mon ventre. Ma respiration s’accélère. Mon cœur balance des uppercuts contre ma cage thoracique. J’entends ses battements pulser jusque dans ma tête. J’ai beau mettre mes mains sur mes oreilles, rien n’y fait.

La ferme ! crié-je.

Cependant, les voix reprennent de plus belle. Tout ce qu’ils vont réussir à faire, c’est de me mettre en colère. Les mains agrippées aux barrières du lit, je suis prête à en découdre s’il le faut, mais la moiteur de mes paumes les fait glisser sur l’inox.

Vous allez la fermer !

Rien n’y fait, le brouhaha, au lieu de s’apaiser, devient vacarme. Au milieu de ce raffut se détache la voix d’une femme. J’essaie de me concentrer sur elle. Elle qui m’appelle par mon prénom et qui chuchote à mon oreille :

Calme-toi, Ève.

Me calmer ? Je ne demande que ça, moi. Et cette voix, je la connais bien, cette voix… Ah, mais c’est pas vrai ! Elle ne me laissera donc jamais tranquille. Mon cœur se serre. Une envie soudaine de pleurer de rage.

Ève… Ève… Tout va bien, ils discutent. C’est tout

.

Laisse-moi dormir ! dis-je en me recouchant dans mon lit.

Tu n’es pas contente de m’entendre ?

Tu te fous de moi ? C’est à cause de toi si je suis là.

Ce n’est pas gentil de dire ça… Tu vois, ça me peine.

Ben, voyons ! Tu t’amuses, comme d’habitude.

La porte de ma chambre s’ouvre dans des odeurs de café et de transpiration. Je me redresse, sur le qui-vive.

Non, mais c’est pas bientôt fini, ce cirque ? Vous allez nous réveiller tout le monde ! Qu’est-ce qui se passe ? s’énerve la veilleuse.

Du coup, je me rallonge. Sans prévenir, elle allume le plafonnier.

Alors, Ève ? Qu’est-ce qui vous arrive ? Encore un cauchemar ? Vous voulez en parler ou un traitement peut calmer tout ça ?

Un rond lumineux efface son visage, mais à tous les coups c’est la vieille. Pas de bol.

Vous pourriez me répondre quand même. Alors ? Vous êtes malade ?

Il paraît.

Je vois, je vois. C’est nuit blanche en perspective ? Pour votre gouverne, au cas où vous auriez des envies de nous perturber le service, sachez qu’il y a du monde ce soir, du genre cow-boys, si vous voyez ce que je veux dire, persifle-t-elle, un petit air satisfait sur sa trogne. Qu’est-ce que tu cherches ? Tu me regardes de haut. Et puis quoi ? Tu veux te mesurer à moi ? D’accord. Alors je me rassois.

Cette fois-ci, je la fixe. Gênée, elle se donne une posture. Les paluches sur sa taille de bourdon, le nez relevé, elle remet ses lunettes en place. Elle se croit en sécurité parce qu’il y a du mâle. Je me mets à rigoler. Si tu savais ce que je pense de toi, ma pauvre. Tu n’es qu’une frustrée. Tu ne me fais même pas pitié. C’est toi qu’on devrait enfermer. Ah, petit détail amusant, ce soir, tu as mis un bout de sparadrap sur ton étiquette collée à ta blouse, mais je le connais, ton prénom, c’est Jackie ! C’est à chier. D’ailleurs, il te va comme un gant, ton blase. Et ton nom de famille, tu le caches aussi ? Tu flippes ? Il ne faut pas, ma grande ! Personne ne voudrait chercher à te retrouver. Tu n’es qu’un amas de viande qu’un chien ne pourrait pas bouffer. Tu sais, je te vois. Je te vois telle que tu es vraiment. Je n’ai que ça à faire, remarque, te reluquer. Surtout à l’aube, quand tu quittes l’hôpital. Quand tu es sur le parking et que tu cherches les clés de ta bagnole dans ton cabas bariolé de pin’s débiles. Tu fais grincer les portes et le bas de caisse en grimpant dedans. Je me marre quand tu tends ton bras en arrière pour choper ta ceinture de sécurité et que tes rhumatismes te font grimacer de douleur. Hein, Jackie ! Tu es vieille et toute seule. Si gauche dans tes gestes, tu ne démarres qu’au bout de deux ou trois essais bruyants, et tu roules doucement dans les allées. Le règlement, c’est si important.

Après, c’est vrai, je ne peux que t’imaginer… Mais je suis sûre que lorsque tu as passé la barrière de l’hosto et que se profile la pente, tu donnes des petits coups de frein. Tu as peur, mais tu fais avec parce que tu sais qu’à une centaine de mètres il y a ta petite récompense. Ben, oui ! La boulangerie. Tu dois t’arrêter en calant, tout excitée de t’acheter un croissant au chocolat, luisant de gras, et tu t’empiffres dans ta voiture en foutant plein de miettes partout. Là, tu chopes une de tes clopes roulées et tu tousses à chaque bouffée. Ensuite, tu te gares sagement au pied de ton immeuble.

Tu dois habiter au premier étage, mais tu te pètes l’ascenseur. Trop décatie, la vioque. Une fois rentrée, tu poses ton trousseau dans une poterie que tu as volée en salle d’art-thérapie. Et sans prendre le temps de te désaper, tu files pisser les litres de café avalés pendant ta nuit. Enfin, le sommeil t’appelle dans une chambre où personne ne t’attend. Tu retires tes frusques qui puent la sueur et enfiles un pyjama informe. Tu te traînes jusqu’à ce lit défait de la veille et des mois précédents. Et là, cassée de fatigue, ta carcasse s’écrase dans la mollesse d’un matelas qui rêvait d’orgasmes. Tu pars alors vers un coma sans rêves. Je me trompe, Jackie ?

Je me trompe, Jackie ? hurlé-je à cinq centimètres de son nez.

Bon, ça suffit. Je reviens.

Elle ferme à clé derrière elle. Quelques secondes après, du monde arrive.

Qu’est-ce que tu as fait, Ève ? Tu n’apprends donc rien ?

Oh toi, ta gueule ! Je ne peux pas me la saquer, celle-là. Elle me cherche ! Tu ne le vois pas ?

Tss-tss… C’est pas Dieu possible, ta colère…

Et ramène pas Dieu dans l’histoire. Si tu m’avais foutu la paix, on n’en serait pas là ! tempêté-je, en shootant dans les meubles. La table de chevet fait un salto à trois mètres de moi.

On ? On ? Mais il ne s’agit que de toi, Ève.

C’est terminé. Le bouton de non-retour est enclenché. Mon sang ramone mes artères. Une déferlante. Il ponce mes carotides, fait vibrer mes tempes. Une douleur, comme une morsure, agace la base de mes ongles. Des picotements se répandent, tentaculaires, à l’intérieur de mes mains. Ils se diffusent dans mes bras et vers mon abdomen. Mes yeux brûlent. Tout devient flou. La porte s’éclate contre le mur. Ils sont plusieurs à entrer dans ma chambre. Ils me demandent de me calmer et de les suivre, mais je ne perçois plus qu’une masse. Une masse sombre. Je me jette alors sur elle. Mes membres cognent des clous. On m’attrape les poignets. On me tord… Une force que je ne maîtrise pas s’empare de ma trachée, l’escaladant à coups de crochets, jusqu’à mes mâchoires. Je mords. Je crache. On me soulève. Je me débats du plus fort que je peux. Une seconde en apesanteur, je sens qu’on m’entraîne dans le couloir. Ils me font mal, ces salauds. Une autre porte. Une autre chambre. Des barreaux. Il fait froid. Je me retrouve le visage collé contre un matelas, puis un poids sur mon dos coupe ma respiration. Je crois que je vais crever, et Camille qui se bidonne ! Son rire fuse et s’écrase dans ma boîte crânienne. On m’écarte les jambes. Mes épaules se luxent. On m’injecte un truc dans la fesse. Ça me crame. Ils me retournent et me sanglent comme un animal. Je ne peux plus bouger. Je veux me débattre, mais je n’y arrive pas. Je crie, mais c’est inutile. Je tire sur mes liens comme une folle, mais rien ne se passe.

Les blouses blanches se retirent, une à une. Un silence étrange lèche progressivement tout l’espace. Je chiale dans le vide. Cette fois, c’est moi qui suis seule… Enfin, pas tout à fait. Camille est debout derrière ma tête. Elle effleure de ses doigts la cicatrice qui ceint mon cou. J’ai envie de vomir et ai la sensation effroyable que mon être explose en des milliers de cellules. Il se désagrège de l’intérieur pour mieux se disperser hors de mes limites. Il s’éparpille puis fait des va-et-vient. Je me déforme. Je me reforme. Le matelas m’avale consciencieusement tandis que mon esprit, lui, se volatilise. Il s’échappe hors de moi, hors de ces murs et de cet hôpital, au-delà de la rivière et des collines en contrebas. Ces collines et ces forêts où je n’ai plus le droit d’aller. Je me sens si légère. Je deviens une abstraction et l’impression de planer dans la nuit. Haut, si haut. Comme dans les rêves. Lorsque l’on vole avec les oiseaux… Ça y est. Je suis partout et nulle part à la fois.

Huis clos

Seule dans ma chambre, je m’ennuie. Et si je ne suis pas occupée, mes pensées s’accélèrent et me rendent dingue. Alors je suis allée voir l’infirmière pour qu’elle me donne des feuilles de papier et un stylo. Les ordinateurs, ils ne connaissent pas ça dans cet hosto de malheur. Bref, je vais donc écrire. Et sur quoi ou qui ? Ce qu’il y a de plus facile : moi. Ou pas…

Je suis née une nuit d’hiver, il y a un peu plus de trente ans. Prématurée. Réanimée, mais en vie, contrairement à mon jumeau qui, lui, était mort depuis déjà vingt-quatre heures. De toute façon, il n’était pas viable, car il présentait des malformations congénitales. Détail surprenant, cet enfant était dépourvu d’organes sexuels. Mes parents lui donnèrent le prénom de Camille. À l’avenir, personne ne devrait plus jamais prononcer son nom. De lui ou d’elle, je n’ai su que sa couleur de cheveux : blonds. Comme ceux de ma mère.

Ma mère. Que dire d’elle ? C’est un livre entier qu’il faudrait écrire sur elle, car c’était un être énigmatique. Une femme mue par une colère sourde, à longueur de temps, imposant un visage sans émotion. Elle était d’une absolue froideur en toutes circonstances. Et au milieu de cette torpeur surgissaient, sans que l’on comprenne pourquoi, des épisodes de fureur. Un emportement délirant où son langage devenait vulgaire, où ses traits, habituellement si parfaits, se tordaient de haine, et où son silence éclaboussait tout ce qui l’entourait. J’étais nourrie, lavée, habillée et éduquée. Elle était présente sans l’être vraiment. Phobique de tout. Mais de quoi pouvait-elle bien avoir peur ? Je n’ai jamais compris. Ce qu’il y a de certain est qu’elle devait me détester, car j’étais la cible permanente de son aliénation. Et si, par excès de zèle, mon père se mêlait de la dispute, il en subissait les conséquences. De ce fait, il avait appris à prendre de la distance. Nous le voyions de moins en moins, ce qui la rendait incontrôlable de plus en plus. C’était une situation inextricable. Si mon père était présent, elle lui reprochait d’être là, jusqu’à son odeur qu’elle jugeait trop forte, et s’il était absent, ma mère retournait son amertume contre moi, se sentant victime de son abandon. Elle ne supportait rien ni personne, pas même sa propre existence.

Après ses crises, elle se réfugiait dans une pièce qui lui était destinée et s’y enfermait pendant des jours. Elle nous laissait dans une sorte d’antichambre intemporelle et délétère. Elle savait créer le Néant. Elle était le Néant. Nous étions sous son emprise. Mon père, dans ses errances, se nourrissait sûrement de femmes. Quant à moi, je me nourrissais d’imaginaire pour ne pas crever de lucidité.

D’après mon père, elle n’avait pas toujours été comme ça. Il me parlait parfois d’elle. D’elle, « avant ». Avant sa maladie. Je n’ai jamais su laquelle, mais toujours est-il que c’était, d’après ses dires, une pianiste virtuose, promise à un avenir glorieux. Il l’avait rencontrée un soir d’été, après qu’elle avait donné un concert à Berlin. Il l’avait attendue à la fin de sa prestation, derrière le théâtre où elle se produisait. Ils avaient passé une partie de la nuit dans un bar de la ville. Il était en admiration devant elle. Elle avait, paraît-il, un sourire merveilleux et une grâce qui le subjuguaient totalement. Les beaux moments avaient duré quelques mois, puis il avait constaté au cours des tournées qu’elle ne supportait plus la pression et la foule. Souvent prostrée derrière les rideaux de la scène, avant le début de chaque récital, elle avait des sortes de spasmes et ses mains qu’elle frottait frénétiquement l’une contre l’autre restaient désespérément glacées. Son corps se raidissait lorsqu’elle était face au piano, sa mémoire lui jouait des tours. Très vite, elle avait prétexté des fièvres, des malaises, pour échapper à ce désastre. Les contrats se raréfièrent, jusqu’à se tarir définitivement. Elle devint une femme au foyer par obligation, et cette oisiveté forcée la plongea dans une profonde mélancolie. Au fil du temps, la tristesse céda la place à l’aigreur. La rancune rongea ses restes. Le Steinway se trouva bâillonné et endeuillé d’un velours noir. Je me rappelai qu’une nuit, mon père avait empêché ma mère de le brûler, et nous avec. C’est après cet incident que cet objet, dont je ne m’étais jamais vraiment préoccupée, est venu titiller ma curiosité. Qu’avait-il de si particulier pour provoquer autant d’émotions chez elle ?

Alors, un après-midi d’août, croyant être seule, je me souvenais avoir tourné autour du fameux instrument. Les volets à demi ouverts plongeaient la pièce dans la pénombre. Mes mains frôlèrent son linceul. Petit à petit, comme on le fait avec la jupe d’une fille, mes doigts avaient remonté l’obscure étoffe. Lentement, le velours une fois plissé sur le couvercle, le piano avait révélé son corps de palissandre. Sa peau de bois était tiède et lisse. Ses courbes, parfaites. Comme par magie, le clavier s’exposait, impudique. Un froissement derrière moi m’avait fait me retourner d’un bond… Personne. Mon cœur battait à un rythme d’enfer, mais je poursuivis mon inspection. Mon index droit enfonça une touche blanche. Je le fis avec tellement de lenteur qu’aucun son n’en sortit. Je réitérai l’interdit, mais cette fois-ci avec plus de force. Un fa puissant éclata dans le silence de la maison. Mon père accourut, en bon gardien de la relique. Il me souleva et referma le cylindre si fort que les cordes crièrent leur désaccord.

Repose-la ! trancha, ma mère.

Elle sortit de l’ombre. En fait, elle était là depuis le début. Je savais que je n’aurais jamais dû toucher son piano. Elle s’avança vers moi.

Son visage n’exprimait rien.

Assieds-toi.

Je me détachai de l’étreinte de mon père, tirai le siège pour m’y asseoir. Je tournai la tête vers elle, inquiète.

Tu veux jouer du piano ?

Laisse-la, Claire !

Ce n’est pas à toi que je parle… Ève ? Est-ce que tu veux apprendre à jouer de ce formidable instrument ?

Je ne sais pas.

Ce n’est pas une réponse. Réfléchis bien. Si c’est un non, tu remets tout à sa place et je ne veux plus jamais te revoir t’approcher de mon piano. Si c’est oui… alors je t’apprendrai, finit-elle dans un sourire.

J’avais sept ans. J’avais beau avoir peur de ma mère, je rêvais enfin de lui plaire.

Oui. Je veux bien apprendre.

Très bien. Tu vois, Paul, elle veut jouer du piano. Comme quoi, tout arrive.

C’étaient les vacances scolaires. Pourtant, chaque matin, elle vint me réveiller à sept heures. Mon petit-déjeuner était prêt. Elle m’enseigna d’abord le solfège, les gammes, les études, et ce, cinq à six heures par jour, week-ends compris. Je venais de sceller un contrat avec le Diable. Je n’avais pas perçu les conséquences de mon « oui » et comprenais mieux le dépit de mon père lors de mon acquiescement. Cet instrument me répugna rapidement au point que j’avais la nausée avant chaque cours. Une aubaine pour ma mère qui pointait ma médiocrité, celle que j’avais héritée de mon père. Dès que je sortais des toilettes, elle me renvoyait vers la salle de bains pour que je me lave « le bec et les mains ».

Ce qui était étrange, c’est que d’une aversion on puisse développer un contre-pied radical. Cet engin de torture serait, plus tard, mon exutoire. Quant aux traumatismes. Nos insignifiantes existences sont jalonnées de traumatismes. Ces « traumas », comme ils disent, inventent une temporalité fracturée d’un « avant » et d’un « après ». Parfois, ces espaces-temps sont si rapprochés qu’ils annihilent alors tout espoir de sas ou de reprendre son souffle. C’est une apnée perpétuelle qui tisse du vent. Nous redevenons l’esclave des Moires en pleine conscience. Des masos qui se soumettent si violemment à cette terreur de la mort que l’on veut la devancer en croyant la maîtriser, mais ce n’est qu’une croyance. On ne maîtrise rien de notre destinée. Et à force de se battre contre cette idée, c’est une noyade annoncée qui nous engloutit.

Je poursuis… Tiens, en voilà un de « trauma ». Nous sommes en novembre, je vais avoir douze ans. Depuis des heures, ma mère s’agite dans la maison. Elle marche sans cesse d’une pièce à une autre, et son pas ne fait que s’accélérer. Elle est tendue, car mon père n’est toujours pas rentré… Enfin, on entend le ronronnement de sa voiture. Il va en prendre cher. Il vient à peine de poser un pied dans l’antre qu’elle se précipite sur lui. Les reproches fusent et s’écrasent les uns après les autres contre les murs. Or, ce soir-là, il ne réagit pas. Ma mère, face à son indifférence, fulmine alors de plus belle, mais il ne se préoccupe pas d’elle et s’avance calmement vers moi. D’une voix douce et passant sa main sur mon front, il me dit : « Viens, Ève. Viens ! J’ai un cadeau pour toi. » Je jette un coup d’œil à ma mère, surveillant ses réactions et m’interrogeant sur la bonne attitude à adopter. Son regard vert me mitraille joyeusement tant et si bien qu’il envahit la quasi-totalité de son globe oculaire, au point que sa pupille devient une minuscule tête d’épingle. Tout à coup, elle me fonce dessus, la main droite levée, prête à me frapper. Cependant, avant qu’elle n’ait pu me toucher, mon paternel lui agrippe le poignet et le lui tord dans le dos.

Ça suffit, Claire !

Tout d’abord surprise, elle le dévisage comme si elle le voyait pour la première fois. Elle tente de se défaire de lui, mais il resserre encore plus ses doigts sur elle. Intriguée, elle le regarde de nouveau, cherchant le mari soumis, mais elle ne le trouve pas. Pour ma part, mon cœur me pousse à le suivre. Ma raison, elle, me force à ne rien faire.

Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? hurle-t-elle.

Ce n’est pas une comédie. Je veux que notre fille me suive. J’ai un cadeau pour elle dans le garage.

Quel cadeau ? La merde que tu voulais lui acheter il y a trois semaines ?

Tais-toi maintenant.

Me taire ? Me taire ? Mais tu dérailles complètement, mon pauvre ami ! Personne ne me fera taire et sûrement pas toi, espèce d’incapable !

Écoute, je vais te lâcher et tu vas aller te coucher. D’accord, Claire ?

Me coucher ? Mais tu m’as prise pour un clébard ou quoi ?

Elle n’a pas le temps de finir sa phrase que mon père la traîne en direction de leur chambre. Elle se laisse tomber par terre. Ses genoux heurtent le sol. Elle pousse des cris atroces alors qu’il essaie de la maîtriser en agrippant tout ce qui lui passe sous la main : un bout de manche de son gilet, un pan de sa jupe, un bras, tant elle se débat. Finalement, il l’attrape par les cheveux.

J’observe la scène, partagée entre des émotions paradoxales. De la jubilation d’un côté, de voir mon père se faire enfin respecter, et de l’autre, une terreur quant aux répercussions de cette mutinerie. De la compassion pour elle ? Non. Je ne connais pas ce sentiment. Elle ne me l’a jamais appris. Au bout d’interminables minutes, il finit par prendre définitivement le dessus. De loin, il me fait penser à un prédateur qui ramène son gibier dans sa tanière. À cet instant, je le trouve beau, mon père. Il y a encore quelques insultes, puis enfin le silence. Je n’ai pas bougé de ma place, le corps engourdi. Mon esprit, par contre, n’a jamais été autant en éveil. Mon père ressort, rouge et transpirant, de ce combat comme un boxeur après dix rounds. Il s’essuie la bouche du revers de sa chemise et me tend sa main.

Ça va aller, Ève. Viens avec moi, que je te le donne, ce cadeau.

Il n’attend pas ma réponse et descend vers le garage. Il sort un énorme paquet de son coffre et le dépose avec précaution sur le sol. Il me demande de fermer les yeux. Je l’entends défaire les pans du carton à l’aide d’un couteau, puis il m’interpelle pour que je découvre son présent. Il doit être bien important pour qu’il ait osé se révolter. Je me penche au-dessus. Un jappement me fait sursauter. Un chiot ? Sur l’instant, mon visage s’éclaire de joie. Excitée, j’essaie d’attraper la boule de poils, mais l’animal se recroqueville sur lui-même. Je retire aussitôt mes mains.

Maman ne voudra jamais.

On s’en moque de ce qu’elle veut. Ce n’est pas son problème. Et tu as toujours voulu un chien, c’est pas vrai ?

Si, c’est vrai.

Et ça te fera penser à moi.

Pourquoi ? Tu t’en vas ?

L’idée m’est apparue en une fraction de seconde comme une évidence. Il passe la main sur son visage et, poussant un soupir, il s’explique :

Je n’y arrive plus, Ève. J’ai essayé, je te le jure. Pour toi, uniquement pour toi, mais là, c’est trop dur.

Alors, emmène-moi !

T’emmener ?

Ben oui, m’emmener… Tu n’y as même pas pensé, en fait.

Bien sûr que si ! Plus tard, peut-être ? Je t’aime, tu le sais ? Hein ?

Non, tout ça n’est que mensonges. Il n’a pas imaginé un seul instant me prendre avec lui. Alors, parfaitement clairvoyante, je le vois dans toute sa faiblesse. Cette faiblesse que déteste ma mère et que je comprends tout à coup. Je suis de trop. Pour elle. Pour lui, aussi. Quelle déception ! Sans mot dire, je prends le chien contre moi et me relève. Mon père, lui, reste accroupi, la tête basse. Je ne veux plus lui parler. Je n’en ai plus envie. Il me dégoûte. Je crois qu’il s’en rend compte au moment où il pose un dernier regard sur moi, si bien que sa mine compassée vire aussi sec à ce masque qu’il portait tout à l’heure. De la comédie, tout ça. Rien d’autre qu’une lamentable comédie. Il ne lui faut pas moins de cinq minutes pour retourner à l’étage, ouvrir et fermer des portes, repasser devant moi pour, au final, s’installer dans sa voiture sans m’adresser ni un geste, ni même un simple au revoir. Il part en laissant les portes du garage béantes. De lui, il ne reste à cet instant que des traces crantées dans la neige accumulée sur le chemin, et une fumée grise dans l’air congelé. D’un pas mécanique, après avoir clos chaque porte, éteint chaque lumière, je remonte dans l’obscurité. Ma mère m’appelle. Elle est dans la salle de bains en train de farfouiller dans les tiroirs, ceux où elle amasse ses boîtes de médicaments. J’entends le tintement du verre qui passe au-dessous du filet d’eau du robinet et qui cogne contre l’inox. Une habitude. Je l’écoute parler seule et s’énerver tout en claquant les placards. Ça va être ma fête. Je serre le chien un peu plus contre ma poitrine.

Ève ? C’est toi ?

Une douleur acide dans l’estomac remonte jusqu’à ma gorge.

Ève ! Je te parle !

Sa voix a maintenant des reflets métalliques. Normalement, je devrais lui répondre, mais il y a ce chiot. Je marche à reculons et vois l’ombre de ma mère se déplacer vers le couloir. Cette ombre grandit et ma peur avec. Je me cache sous le grand buffet du salon. Dans ma hâte, une chaise se fracasse contre le sol et je me tape la tête contre l’un des rebords du meuble. Le chien couine. Instinctivement, je mets ma main sur son museau, mais il est trop tard.

Alors, Ève ? Il te l’a donné, son cadeau ? Hein, dis-moi, il te l’a donné ? Réponds ! Réponds, sale petite garce !

Ne surtout pas faire de bruit. Ne rien dire. Je sens des gouttes de sueur chatouiller mes tempes alors que je cale mon visage dans mes bras. Lorsque je relève la tête, ses jambes sont juste devant mon nez. Je suis pétrifiée. Elle est en grande forme et va m’envoyer ses sempiternels monologues de tarée. C’est parti.

Elle se met à rire tandis qu’elle ramasse la chaise que j’ai fait tomber et la traîne derrière elle. Les pieds crissent sur le carrelage. Elle l’installe devant le meuble, à l’affût. Une chatte devant un trou de souris.

Ève, Ève, Ève… tss-tss… Ce n’est pas très gentil de ne pas répondre à sa maman ! Je sais où tu es, ma belle. Et tu vas me fâcher. Ta jolie petite robe va être pleine de poussière. Et qui va encore laver ? Hein ? Qui ? Ben, c’est ma pomme ! Comme d’habitude !

Elle respire bruyamment comme un monstre essoufflé.

Bon. Tu ne veux pas te montrer ? Pourtant, il faudra bien que tu sortes ! Et ne t’inquiète pas, je t’attendrai. J’ai tout mon temps… Ton pleutre de père n’est plus là pour te défendre, ma chérie. Il est parti ! Et tu sais pourquoi ? Je te le donne en mille ! Pour rejoindre sa pétasse. Eh oui, mon ange, il nous a plantées toutes les deux ! Et on est là, toi et moi, coincées dans cette baraque, comme deux connes… Oh, mais dis-moi, tu pleures ? Oui, ce sont bien des petites larmes et un nez qui renifle que j’entends là. Tu as cru qu’il t’emmènerait ? Ah ! Comme je te plains. Moi je n’ai jamais douté qu’il te laisserait ici. C’est un dégueulasse, c’est tout. En même temps, on n’a pas besoin de lui. Hein, Ève ? En tout cas, moi je n’ai pas besoin de lui ! Ni de toi. Ni de personne d’ailleurs. Regarde, même là, je peux me faire la causette pendant des heures, alors… Vraiment, quelle vie de merde ! Comme je le dis toujours, et retiens bien ça, ma fille, on ne peut se fier qu’à soi-même. Qu’à soi-même, je te le dis. Les autres, la famille, ça ne sert à rien. À rien, tu m’entends ! Après tout ce que j’ai fait pour lui. Il n’était rien. Rien ! Et son cadeau. Alors là, il s’est surpassé, ce con ! Je sais ce que c’est son foutu cadeau. Un chien ! Pouah ! N’importe quoi. Tu as gagné au change, remarque. Au moins, ton clébard ne te racontera pas de conneries. Bon… Sors de là !

Non.

Mais tu es folle de me répondre « Non » ! Tu sais à qui tu t’adresses ?

Oui, mais non. Tu vas t’en prendre à moi… ou au chien. Je n’y suis pour rien, moi, si papa est parti.

C’est vrai. Ou pas… Allez, sors de là ! Je ne te ferai rien.

Non, je suis sûre que c’est pas vrai ce que tu dis.

Curieusement, ma mère, soudain, se tait… Les minutes s’éternisent. Finalement, au bout d’une bonne demi-heure, elle se lève en titubant. Ses médicaments doivent commencer à faire effet.

Je suis fatiguée, Ève… Je suis vraiment fatiguée. Reste sous ton meuble. Je m’en fous. Je vais dormir.

D’accord.

Très bien, très bien.

Maman ?

Quoi encore ?

Le chien. Je peux le garder ?

Le chien ? Quel chien ? Tu me soûles… Je vais me coucher.

J’attends un certain temps avant de sortir de ma cachette, puis je bondis et me rue vers le premier étage pour m’enfermer à double tour dans ma chambre. Une idée de mon père, la serrure. Je m’assieds en tailleur sur mon lit et y dépose le chiot. Il bâille et se roule en boule contre mes jambes. Nous nous contemplons. Le « cadeau » a, dans l’intensité de ses pupilles, une émotion qui m’est étrangère. Je crois y déceler de l’amour. Qu’il est beau ce chien ! Sa fourrure est d’un gris cendre, et dans ses yeux brillent des paillettes d’or. Épuisée, je m’allonge. Couchée, mon dos contre le sien, je pense soudain à mon père, imaginant que c’est lui qui est là, contre moi.

Camille

Le lendemain, j’ouvre mes fenêtres pour contempler les flocons de neige. Le jardin semble crispé dans une inertie intemporelle. Une brume serpente entre les arbres. De l’étage inférieur, une musique cristallise parfaitement l’instant : Debussy et ses Arabesques. Une mésange s’invite dans ma chambre. Le chien se met à japper. Il a envie de sortir, c’est évident. Dégotant un biscuit dans le fond de mon cartable, je le lui donne afin qu’il patiente, car je dois descendre et prendre la température ambiante. Quelquefois, ma mère est plus accessible le jour suivant ses pétages de plomb. Refermant la porte derrière moi, j’emprunte sans faire de bruit l’escalier en colimaçon. Des odeurs de café et de cigarettes remontent depuis la cuisine. Je vais pour la rejoindre quand j’entends le chien aboyer. Aussitôt, je fais demi-tour et grimpe, quatre à quatre, les marches. Il est juste derrière la porte. Je passe le bras dans l’entrebâillement, il me lèche la main. J’en profite pour l’attraper par la peau du cou et le ramener contre moi. Je chope, au passage, mon manteau qui traîne sur le fauteuil de mon bureau. Dévalant l’escalier, l’animal caché sous les revers du duffle-coat, je me faufile dans le hall. Le carrelage en damier me glace la plante des pieds. Les clés sont sur la serrure de la porte d’entrée. Je l’ouvre avec précaution et pousse le chiot dehors. Je l’observe. Il est sur trois pattes, les alterne. Je ne peux m’empêcher de rire. Tiens, il bondit maintenant. Un vrai lapin !

La porte, Ève ! Tu nous gèles ! s’exaspère ma mère.