Et si Lennon avait raison ? - Patrice B-Rittener - E-Book

Et si Lennon avait raison ? E-Book

Patrice B-Rittener

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Beschreibung

Au cœur de la rédaction d’un grand journal, Arnaud obtient son premier poste de titulaire. Plongé dans une ville morose, il doit trouver sa place, tout en naviguant dans une relation complexe avec Cathy, une figure autoritaire, et en affrontant l’hostilité de certains collègues. La douce complicité de Mary-Lou et l’amitié sincère de Jo lui offrent un précieux réconfort. La vie au journal est imprégnée d’une atmosphère sombre, où les faits divers dessinent une toile sociale austère. Chaque jour est ponctué de drames, d’affaires intrigantes. Une enquête sur un réseau de prostitution impliquant les notables de la ville émerge, dévoilant des secrets troublants et ébranlant les fondations de cette société en apparence paisible.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrice B-Rittener compte à son actif douze romans. À travers ce dernier récit, qu’il écrit dans un style d’un genre propre, il explore la vie quotidienne d’une grande rédaction, un univers qu’il connaît intimement pour l’avoir vécu de l’intérieur.

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Couverture

Page de titre

Patrice B-Rittener

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et si Lennon avait raison ?

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Patrice B-Rittener

ISBN : 979-10-422-4038-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Et si Lennon avait raison ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vie, c’est ce qui vous arrive pendant que vous êtes en train de faire d’autres projets…

John Lennon

 

Alors, comment aurais-je pu deviner ?

À quoi peut-on s’attendre lorsque tout vous sourit et que l’on touche son rêve du doigt, la tête remplie de projets ? Je suis entré dans ma nouvelle vie avec la certitude que rien de grave ne pouvait m’arriver, que j’étais blindé, intellectuellement calibré pour gérer le quotidien comme l’exceptionnel.

Les choses se sont avérées beaucoup plus compliquées.

Surtout le quotidien.

Pensée à toi, John…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cathy

 

Droopy fait la gueule !

Il a beau affirmer qu’il est heureux, personne ne le croit. D’ailleurs ils sont tous partis. Pas un chat devant le rectangle lumineux pour s’apitoyer sur son œil éploré, aucune oreille pour écouter sa voix humaine de chien triste. Autour de lui, ses acolytes de la bande à Tex agitent leur dérision. Droopy ne rira pas. Sur les murs, les lumières saccadées font danser les ombres en noir et blanc. Catherine a coupé le son de la télé. Elle s’est endormie. Seule. Comme d’habitude.

Elle a eu du mal pourtant. Comme si le néant ne voulait pas d’elle. Comme si le bonheur de se perdre dans les profondeurs obscures du sommeil lui était refusé. Les nuits blanches sont longues, leur solitude glaciale. Longtemps elle a fixé les ombres sur le mur. Longtemps elle a attendu que ses paupières fatiguées l’autorisent à l’oubli, redessinant jusqu’à l’obsession les contours d’une soirée qui ne s’était pourtant pas si mal passée.

Pas si mal… Bien sûr elle a encore ressenti cette distance, ce désintérêt, jusqu’à l’idée même d’une forme de transparence. Avec dans la poitrine la douleur sourde de ceux qui restent sur le bord du chemin. Ceux qui ont tout essayé, changé de coiffure, de fringues, tenté la salle de sport, le yoga, le club de bridge. En vain ! Elle a vécu ça tant de fois… Ce désespoir muet au moment du coucher, lorsque ça la rattrape encore et qu’elle reste là, dans le noir, les yeux grands ouverts, à repenser à ce qu’elle a fait, ce qu’elle a dit, revivant chaque instant en cherchant le moment du malentendu, de l’erreur, la faute de goût, la parole de trop…

Elle n’a pourtant pas l’impression d’être transparente ou insignifiante. Ses compétences disent le contraire. Elle se sait reconnue, appréciée, crainte parfois. Et puis, c’est quand même elle la patronne, elle qui invite. Elle songe à toutes ces années qu’elle a gâchées, à sa soirée qu’elle avait imaginée différente… 40 ans ! Une vie, une fête ! Ses collègues autour d’elle, ravis de l’invitation… Un bristol sur le tableau de service : « Samedi, Cathy souffle quarante bougies. Vous êtes tous conviés. » Elle y a ajouté son adresse, avec un plan au stabilo rouge pour les moins futés.

Et ils sont tous venus, ou presque. Quand la patronne invite, on ne va tout de même pas refuser ! L’ADN de la curiosité sans doute… Des journalistes, ça veut tout voir, tout savoir, tout connaître. Pénétrer l’intimité, découvrir quelque chose, apprendre un truc qui pourrait servir, on ne sait jamais. Savoir comment est la déco, la cuisine… la chambre avec un peu de chance.

L’alcool aidant, ça a donné des trucs bizarres…

— Tu les aimes poilues ? Tiens, mate ! a même tenté René en déboutonnant sa chemise sur un téton hirsute, la bouche hérissée d’un sourire aux dents noircies en direction d’une Mary-Lou hilare.

Rien de bien méchant. Mary-Lou rit beaucoup. Près d’elle Maryse, la rigide, a un peu picolé. Fred aussi… Lui n’est pas rigide, juste un peu bourré !

Heureusement, le Grand Guy l’a bien fait rire avec ses histoires cochonnes. Après tout, si on ne picole pas pour un apéro d’anniversaire, hein… ? Elle n’a pas voulu le faire au bureau. D’habitude, on boit un coup à la rédaction. Vite fait comme ça, juste après le bouclage. Parfois ça se prolonge autour de considérations culturelles, ou à travers une discussion politique enflammée…

Là, ça s’est éteint tout seul. Presque avec de la gêne.

 

***

 

Les minuscules haut-parleurs répandent leur musique comme un sachet de thé diffuse son arôme… Vautré dans un fauteuil aux accoudoirs fatigués, je savoure un état d’apesanteur avancée. Près de moi une fille parle de choses que je ne comprends pas. D’ailleurs je m’en fous. Je suis ailleurs. Quelque part en train de surfer sur la satisfaction d’en avoir enfin terminé avec mes deux longues années de stage. J’entends ses mots, mais je ne suis pas là. J’anticipe le plaisir de demain. D’après-demain même, quand je serai installé derrière mon nouveau bureau jonché de copies, de journaux, de photos, de notes et de dossiers.

Je m’y vois. Les yeux mi-clos je m’observe, moi, le désormais titulaire d’un poste tant désiré… ça méritait bien quelques bières. Des copines m’ont fait la bise, mes potes m’ont félicité. Certains ont même regretté mon départ. C’était bien…

Mais là, d’un coup, la fille m’emmerde. Je serais mieux chez moi, tranquille, à préparer mon sac en choisissant les bouquins que je vais emporter, plutôt qu’à écouter une nana que je connais à peine me raconter que la robe qu’elle a commandée à La Redoute est trop petite. Et puis, elle n’est pas de la même couleur que sur le catalogue. Une horreur !

 

Mary-Lou

 

D’habitude elle ne boit pas… Elle préfère contempler les dégâts que ça produit chez les autres. Elle s’est un peu lâchée hier à l’anniversaire de la patronne. Ce soir elle fait équipe avec le Grand Guy… Un rédactionnel de soixante lignes à l’occasion d’un autre anniversaire : celui d’un magazine culturel sobrement baptisé L’Atelier. L’endroit n’est pas très grand, le champagne manque rapidement, les « people » assoiffés se frottent près du bar et il y a plus de monde à s’amasser devant la porte, dans le froid humide, qu’à se vautrer dans les pneus-canapés. Sur scène, un mec chevelu scande des trucs bizarres entrecoupés de notes de synthé passablement dansantes. Bref, l’ensemble est bien bourré, on peut difficilement bouger et, une fois repérés untel et untel en faisant comme si on s’en foutait, on s’ennuie carrément.

Mary-Lou observe les élites de la ville en pleine action. Les happy few amateurs d’arts, adeptes de la posture… prennent la pose, le verbe précieux. Il a fallu attendre les discours. Autosatisfaits et inaudibles… Près d’elle son copain photographe lâche son verdict : « C’est trop branché, c’est chiant ! »

Mary-Lou se demande ce qu’elle fout là ? Normalement c’est Maryse qui gère les papiers culturels… Et comment une soirée « branchée » peut-elle être chiante ? Autour d’eux les gens se jaugent, mais paraissent s’amuser… Leurs têtes semblent malgré tout donner raison au Grand Guy.

Ils sont rentrés.

 

***

 

Ça n’arrête pas de pleuvoir ! La ville dégouline dans l’ambiance crépusculaire d’un paysage urbain sans charme, dilué entre gris béton et anthracite. Je n’ai jamais affectionné ce coin d’année austère, qui déteint sur les visages et fait courber les échines sous le triste poids de souvenirs figés au détour d’un cimetière ou dans les fleurs fanées d’un monument aux morts.

Il paraît que l’inconnu est séduisant… J’ai un doute. Sous ma fenêtre, l’avenue s’étale sans glamour, et je n’aperçois pas grand-chose de séduisant à travers les gouttes et la buée accrochées aux vitres. C’est curieux ce réflexe que l’on a de se coller à la fenêtre dès qu’on entre dans une chambre d’hôtel… Comme si on s’attendait à découvrir un monde différent. Peut-être à voir la mer, ou je ne sais quel fleuve limpide s’écouler majestueusement sous nos yeux. Mais rien de tout ça… Juste l’avenue. À moins que ce ne soit un boulevard… et un concert de voitures surfant sur des gerbes d’eau.

Je cherche la mienne que je ne vois pas, fais deux pas vers le lit à la couverture kitsch où m’attendent les dernières pages du Journal Particulier de Paul Léautaud. Étrange bouquin. Drôle de bonhomme… Sans doute la solitude d’une chambre d’hôtel n’est-elle pas le meilleur endroit pour plonger dans la méticuleuse évocation des ébats sexuels de son auteur. Quelques lignes me lassent. Pourtant, mes bouquins me manquent. J’oublie Léautaud, sans trouver le courage d’aller récupérer ceux que j’ai rangés avec soin dans un sac… et abandonnés au fond du coffre de ma bagnole.

Jambes croisées, nuque calée sur l’unique coussin, j’ai une pensée pour l’individu qui a eu l’idée lumineuse de notifier mon affectation un 7 novembre. Et moi qui me pointe deux jours avant… Ma conscience professionnelle sans doute… Prendre le pouls de la ville. Humer l’air ambiant la truffe au vent comme un chien trace son territoire. Bref, observer, sentir mon nouvel environnement avant de vivre son quotidien. Faut-il que je sois « bizarre » pour m’infliger pareille épreuve !

Déjà vingt-quatre heures à camper dans cet hôtel du centre-ville, et autant de pluie ininterrompue ! Je tente bien une paire de clics sur les réseaux sociaux, pose quelques lignes sans conviction sur ma page Facebook. Pas très fan des « like », et même pas de compte Twitter. Un possible handicap dans mon boulot, c’est sûr…

Mais tout de même, cent quarante signes… J’ai du mal. J’ai besoin d’espace, de phrases, de ces mots qui défilent dans ma tête tout au long d’une journée et avec lesquels j’aime tant jongler pour écrire mes articles. De toutes ces pensées qui se chevauchent, s’égarent, s’envolent, s’arrêtent et repartent sans que je puisse rationaliser leurs errements. « Je pensais à quoi déjà ? Je ne sais pas… » La vue d’une ombre, un son, une odeur détournent mon esprit sur un autre chemin. C’est parfois tortueux, sinueux… Il arrive même que je m’y perde. Comme en ce moment par exemple : hôtel… vacances… soleil… île… cocotiers ! Pas très adapté comme association d’idées. Tiens : idée… Association… réunion… travail… 7 novembre ! Oui, c’est pour bientôt… Et dans ma tête ça n’arrête pas de gamberger. Au point que je me demande souvent comment débrancher, comment étancher ce besoin de vide, cette nécessité que je ressens parfois d’arrêter de penser.

J’ai retrouvé la fenêtre. Lentement mon index efface la buée, mais la vue reste trouble. Comme brouillée par la multitude d’écrans de nos vies d’aujourd’hui ! Hé voilà, ça repart : écrans… passivité… addictions… distorsion… Tel ce réel déformé qui entraîne à la délectation de ses mondes chimériques. Mais comment ne pas venir buter sur ces lueurs falotes, pauvres papillons de nuit attirés par ces mondes pixellisés ? Et nous voilà reclus dans nos tours de bétons, pupille écarquillée par l’éclat cru de l’écran, perdus dans des mégalopoles déshumanisées et sans horizon, comme celle qui s’étale devant mes yeux en ce moment même.

La buée est revenue. « C’est quoi encore ces pensées… ? » Il faut que je sorte.

 

 

 

Cathy

 

Il pleut. La fenêtre du salon laisse échapper une clarté couleur de cendre. Une nitescence, aurait dit Balzac. Elle songe à ces mots que plus personne ne prononce, jette un œil à son iPhone, aussi neuf que désespérément silencieux. Coincée entre les coussins de son canapé, miroir en main, genoux repliés sous elle, Catherine s’épile. Consciencieusement… Trop de poils. Ça repousse. Elle songe à la poitrine de René. Son regard s’attarde dans son regard qui la fixe : deux taches sombres, plantées au milieu d’un visage trop carré, pas assez féminin. Le teint gris de la fumeuse. Il faudrait qu’elle arrête.

Le triple bip du micro-ondes lui rappelle qu’elle n’est pas seule. Infailliblement, la machine à réchauffer son café lui fait la conversation à travers ses couinements électroniques programmés… « Heureusement qu’elle est là ! »

Cathy pose sa pince et son miroir. Tente de déplier ses jambes engourdies… « Oui, voilà, j’arrive ! T’énerve pas comme ça, quoi ! » D’un geste sec, elle ouvre la porte du micro-ondes, interrompt le bip et saisit la tasse. Ses couleurs chatoyantes lui rappellent qu’elle l’a achetée en Espagne. Les vacances… Il y a même un soleil qui sourit ! Elle devait être dans un état artistique aléatoire. Ou plutôt les conseils de sa copine Mathilde…

Mathilde, tiens, qu’est-ce qu’elle fout, Mathilde ? Elle devait l’appeler ce matin pour aller faire du « shopping »… Du shopping ! Et même pas un SMS !

 

***

 

Personne dans le hall mal éclairé. Comptoir d’accueil désert, odeur de moisi. Dehors c’est temps gris, pluie grise, même le vent semble gris et toute cette grisaille me rend morose. La ville semble bouger au ralenti derrière son écran de brouillard et j’ai une pensée émue pour les silhouettes qui se faufilent sur les trottoirs, tout en me félicitant d’avoir eu le courage de m’arracher à la vision floue de ma vitre embuée.

Pour défier la grisaille, j’ai enfilé un imper à capuche… gris ! Je souris à l’idée d’un caméléon fondu dans le paysage. En réalité, ça fait des heures que je gamberge et que j’hésite à me rendre à la rédaction. Je ne tiens pas à donner l’image du mec impatient, mais la mécanique de mes pas me porte jusqu’au porche à colonnes où se situe l’entrée du journal. Un coup d’œil à droite et à gauche, comme si je craignais d’être reconnu, et je me propulse au bout des quelques marches d’un grand escalier en pierre, pour tomber nez à nez avec une porte en bois massif. Coup de sonnette. Attente. Re-sonnette… Re-attente. Moue dubitative. La porte s’ouvre enfin…

Voilà, j’y suis ! Au cœur du « Quotidien ». Là où naissent les mots d’un journal voué au plus grand nombre, vestige aristocratique d’une presse destinée à éduquer en informant. « La rédac » s’offre à moi… et dans la foulée d’une présentation rapide, un mec tout pâle m’annonce que le chef est en congé. « Des récup’ VTT », balance-t-il en ricanant derrière sa vapoteuse éteinte. Collée près d’une armoire en fer, une secrétaire aux cheveux gris – difficile d’y échapper ! – me tend un feuillet sur lequel elle a gentiment noté une liste d’agences immobilières… que j’ai déjà ! Je la remercie sans rien dire tandis qu’elle me demande encore si je commence bien le 7. Je confirme d’un « oui, c’est ça », en regrettant à nouveau mon arrivée précoce.

Elle semble attendre des questions qui ne viennent pas, et je dois avoir l’air con planté devant son bureau à ne pas savoir quoi faire. Je tente la pose détendue… Œil plissé, regard intéressé. Finalement je n’aurais pas dû venir. En plus le chef n’est pas là. Bon… En fait, c’est « une » chef… dont la réputation a fait depuis longtemps le tour des rédactions : plutôt austère, mais compétente… Je sais qu’elle fait partie des meilleures plumes du Quotidien, avec un éditorial au scalpel qui est sa signature. Après les titres de « Une », c’est elle qu’on lit en priorité. Vingt lignes d’écriture acérée qui entretiennent chaque jour vingt mille conversations. Elle a le sens de la formule et ses satires féroces collent pendant des mois aux basques de ses cibles.

Bref, le « compétente » me suffit, même si je n’aurais pas désavoué une patronne moins compétente, de type Charlize Theron. Après tout ça fonctionne bien dans les films.

 

J’en suis là de mes réflexions quand mon pote au visage pâle me fait signe de le suivre. Je le suis derrière les volutes de sa clope électronique rallumée. La visite est rapide, la salle de rédaction sombre… Étagères chargées de journaux, quelques plantes vertes, murs lambrissés de chêne à mi-hauteur comme dans une église. Les grandes fenêtres style « Empire » ne parviennent pas à donner de la lumière. Sur les bureaux, les lampes répandent leurs éclairages individuels. La moquette, élimée, affiche son kilométrage, livrant ses sentiers les plus fréquentés au regard du visiteur.

Je suis la piste entre les bureaux, presque timidement. Saluant des visages qui devraient me devenir familiers.

Je salue ici et là, serre quelques mains, oubliant aussitôt les noms sur les visages.

 

Raymond

 

Sa nuit a ressemblé aux précédentes. Des bouts de pertes de conscience ficelés dans l’insomnie, un réveil lourd, avec une douleur sournoise sur le côté gauche de son crâne. L’oreiller sans doute… Son toubib lui a bien prescrit un médicament contre le mal de tête, mais ça lui file des nausées. Alors il a arrêté de le prendre. Il n’a jamais aimé les médicaments et déteste penser au temps perdu tout au long de sa vie à essayer d’arrêter de fumer ou de moins boire pour de supposées raisons de santé.

Parfois il envie sa compagne à ses côtés, jaloux de son sommeil profond… Souvent il se lève pour écrire. Le dos courbé jusqu’à la douleur sur son coin bureau près de la fenêtre du salon, il remplit alors des carnets qu’il empile depuis des années dans un placard derrière la télévision. Il y en a des dizaines, griffés d’une écriture désordonnée, remplis du vagabondage de ses pensées. Des carnets inutiles… Des mots que personne ne lira jamais. C’est d’ailleurs sans importance. Le plaisir de l’écriture solitaire lui suffit.

Sa journée au bureau a été à l’image de sa nuit. Une succession de petits articles à rédiger machinalement, entrecoupés de moments de pause, quelques cafés et le repas de midi dans sa brasserie favorite où il a ses habitudes.

Ah oui, il a rencontré le nouveau aussi. René a fait les présentations. Un jeune mec à l’air un peu paumé. Raymond aime bien les nouvelles têtes, lui qui n’a jamais trop bougé de son coin, ça le fait voyager, sortir de son quotidien… Sinon, la plupart du temps il rêvasse, engoncé dans ses souvenirs comme un oiseau malade dans ses plumes.

 

***

 

Mitigé. Je songe à mon père, à la philosophie basique de sa bouteille à moitié vide… Immobile sous le porche, les mains dans les poches de mon imper, j’ai un peu de mal à la voir à moitié pleine. Maussade la rédac. Je ne sais pas encore si je suis déçu. Mon excitation est tombée d’un cran, c’est sûr, et la grisaille ambiante ne pousse pas à l’euphorie… N’empêche, je m’étais fabriqué une image plus pimpante. Genre la rédaction du Washington Post, tout en agitation, lumière et méga rédac en co-working !

Je suis reparti vers mon hôtel. À chacun de mes pas, j’essaie d’organiser mes pensées, de rationaliser mes sentiments pour être prêt à affronter ma nouvelle vie et ce nouveau cadre qu’il me faut apprivoiser au plus vite. Je marche en territoire inconnu, les boutiques s’enchaînent les unes aux autres dans des éclairages sans éclats. Fringues, chaussures, téléphonie mobile, banque, agence de voyages. Chaussures, fringues, banque…

 

Cathy

 

Mathilde n’arrive toujours pas. Le « 38 » est vraiment trop petit. Devant l’étroite psyché coincée au pied de son lit, Cathy tente une fermeture désespérée de son jean. Rien à faire, l’enfoiré ne veut rien savoir. Elle a beau rentrer son ventre, coller son nombril à sa colonne vertébrale et s’étouffer en retenant sa respiration, rien n’y fait ! Dans le salon, télé-achat annonce qu’avec la crème « Killfat » on maigrit sans s’en apercevoir ! Cathy grimace. Songe qu’elle grossit surtout… Et en plus, elle s’en aperçoit ! Déprimant. « Quarante ans, ma vieille ! Quarante ans… »

Machine arrière. Repli stratégique sur un truc plus bouffant. Moins serré à la taille. C’est mieux. Bon, elle arrive Mathilde ? Plus que deux jours de repos. Autant en profiter. Quoi que, le repos… Ça fait trois ans qu’elle bosse comme une malade. Propulsée à la tête d’une des plus grosses rédactions du journal, elle a vécu ça comme l’aboutissement de toutes ses ambitions. Vingt-cinq journalistes sous ses ordres, quinze pages à sortir chaque jour. L’édition 7. L’édition phare… Une sacrée responsabilité.

Socialement, une réussite.

Dernier check-up : coiffure, bof ! Maquillage, bof ! Chemisier… Psyché a l’air de se moquer ! C’est bien Cathy, tu as réussi. Tu es intelligente, respectée, reconnue. Crainte même. C’est bien ce que tu voulais ?

 

— Allo ?... Mathilde ?
— Oui, désolée pour le retard… Heuuu, ça t’embête si on repousse à demain ? J’ai des trucs importants à faire là. Ça t’ennuie pas ? Je suis désolée, vraiment… Et puis, avec cette pluie…

Voilà. Des trucs importants… La pluie.

 

***

 

Je n’avais pas remarqué le tableau au-dessus du lit… Deux personnages sur une terrasse semblent observer l’horizon. Un truc genre Le Balcon de Manet… mais sans l’horizon. Une déco sur papier que je fixe sans vraiment la voir à la lueur de la lampe de chevet. Ça me rappelle « la clarté déserte de la lampe » qui donne le vertige à Mallarmé. Parfois je me surprends à vivre avec des fantômes… Manet, Mallarmé, à quoi bon… L’image de mon futur confrère à la vapoteuse revient me visiter. Et l’Agence avec lui… Son odeur d’encre, de papier et de cendre froide. Ses murs aux étagères porteuses d’histoire. Vieillotte et modérément fonctionnelle, c’est sûr. Rien d’insurmontable, il faudra juste que je m’y fasse. Je ne vais quand même pas déprimer tout de suite… Besoin de bouquiner. Le petit livre bleu de Léautaud est toujours là, abandonné sur la couverture kitch de mon lit. L’étrange bonhomme caustique me tient compagnie quelques minutes. Je lis les dernières lignes de l’annexe avec un sentiment étrange et quelques interrogations…

Avant de m’endormir, j’ai une pensée nostalgique pour la bibliothèque en bois noir qui décore deux murs entiers de ma chambre. Remplie de bouquins que je contemple comme des œuvres d’art. Je connais chacun d’eux, sa place exacte. Je les classe par siècle : humanistes, classiques, lumières, romantiques, modernes… Par catégories aussi : policiers, récits, romans, essais, poésie. J’adore me tordre le cou en relisant les titres depuis mon lit. Je les connais par cœur, les devine même dans la pénombre de leurs rayonnages.

J’ai reposé Léautaud. Ma main tâtonne, finit par trouver l’interrupteur…

 

Eric

 

Ce matin-là, la première affaire consiste en une « rixe entre époux ». Encore un mari qui a tabassé sa compagne, se dit Eric en notant la plainte. Sordide… Les plaintes… Le mec est arrivé en courant sur les pas de sa femme pour donner sa version.

Eric ne peut pas faire grand-chose pour eux. Il le sait. Ce genre de règlement de compte ne trouve guère de prolongements. Ni d’arrangements… La jeune femme est assise en face de lui. Elle s’appelle Adèle comme la chanteuse, a les yeux cernés, le teint pâle avec un gros hématome bleu sur la joue gauche. « Comment vous sentez-vous ? » demande-t-il en mettant toute la chaleur qu’il peut dans sa voix. « Vous voulez poursuivre votre déposition ? » Adèle répond qu’elle va bien merci, mais qu’elle en a marre de voir « l’autre » dans son dos. « Qu’il dégage ce connard ! » poursuit-elle en tirant nerveusement sur la fermeture-éclair de son blouson.

Le connard en question, un grand brun joufflu qui sent la sueur, secoue la tête en signe d’incompréhension… « C’est elle qui m’a balancé une bouteille en travers la gueule ! » s’exclame-t-il dans une attitude outrée, encore essoufflé d’avoir poursuivi Adèle jusqu’au commissariat.

« OK, on se calme. Allez, on reprend depuis le début… Vous confirmez que votre mari vous a frappé violemment ? » Eric observe Adèle. Les traces sur son visage juvénile ne laissent guère de doute. Elle porte un jean et des chaussures à talons compensés d’un goût incertain. Mais peut-être que dans son monde ces chaussures représentent l’élégance…

— Oui, c’est ça… et c’est pas la première fois ! J’en ai marre, j’ai ma dignité, moi !
— Sa dignité ! Je rigole ! Cette salope, elle va fricoter avec les bourges pendant que je me casse le cul à ramener trois thunes à la maison.

Ça ne va pas s’arranger… Encore une histoire de mari trompé pendant qu’il est au boulot. Le genre de dossier qui remplit les tiroirs et gaspille les heures de ses inspecteurs. « Bien sûr, mais c’est vous qui l’avez frappé et c’est elle qui dépose la plainte. Sinon c’est quoi cette histoire avec les bourges ? »

— J’en sais rien moi. Il délire, là…

 

***

 

J’ai la goutte au nez et mes doigts gelés ont bien du mal à entortiller autour de mon cou la longue écharpe de laine tricotée par ma mère. Ringarde, mais chaude. La pluie m’a réveillé une paire de fois en venant frapper bruyamment à ma fenêtre sans volets. Mais j’ai plutôt bien dormi. Je crois même avoir fait quelques rêves à la Léautaud… Là, je viens de passer une heure derrière la vitrine d’un bistrot en compagnie d’un chocolat chaud et d’un couple de voisins bruyants dont je connais désormais dans le détail le programme du week-end prochain ! Mon côté voyeur… En fait, j’aime bien observer la vie des gens autour de moi, écouter, scruter, imaginer ce qui fait leur quotidien. Je les regarde passer, aller et venir en tous sens. Parfois je m’arrête sur l’un d’eux, m’amuse à deviner son âge, son boulot, sa maison… Bien sûr, je ne sais jamais si j’ai les bonnes réponses, mais quelle importance... J’ai toujours fait ça, c’est même devenu un jeu, sans trop savoir pourquoi. Peut-être pour passer le temps. Ça vaut pas un bouquin, mais c’est aussi bien qu’un jeu quelconque sur mon Smartphone…

J’ai donc patienté sans le moindre ennui jusqu’à l’heure de mon rendez-vous avec une agence. Enfin, avec un agent immobilier plutôt. Un F2 à visiter au centre-ville. Pas trop cher, pas trop loin du bureau. Idéal. En zigzaguant entre les flaques qui ont envahi les trottoirs étrangement déserts, j’ai l’impression de visiter une cité lacustre. Régulièrement une voiture pressée m’éclabousse d’une gerbe indifférente… m’arrachant un « quel connard ! » tandis que sous un porche des sans-abri tentent un campement…

Le F2 ressemble à un grand studio, l’agent à une fashion-victim. Le teint est miraculeusement bronzé, la chevelure blond miel gominée, le ton badin derrière des lunettes embuées… « Vous êtes journaliste ? Je vais faire attention à ce que je dis alors ! »

Le petit appart’ me fait bonne impression. Troisième sans ascenseur. Propre. Une salle de bain correcte, un coin cuisine… Je ne fais pas la cuisine. Un petit balcon, baie vitrée. Penser à installer un essuie-glace !

L’ensemble est convenable, et je n’ai pas très envie de perdre mon temps à visiter. C’est long, fastidieux et facteur de doute et d’hésitations… Non, c’est parfait. Je serai bien, là. À vingt-sept ans, ce sera mon premier « chez-moi » ! La fac, l’école de journalisme, mes deux ans de stage logé, nourri et chouchouté dans la maison familiale. Là, c’est la vraie vie qui commence. Seul… Même pas de petite amie. Il faudra quand même prévoir un lit à deux places…

 

Cathy

 

Dans le miroir, le néon bleuâtre lui dessine une sale gueule. Le pli de la bouche est trop marqué. Les cheveux trop courts, trop raides. D’une couleur indéfinissable…

— Non, sans blague, il te va super bien !

Mathilde a fini par arriver avec 24 h de retard ! Superbe de mauvaise foi. Superbe tout court… Une tunique noire mi-cuisse sur un jean, un pull de mec, négligemment grand, un ceinturon de cuir. Facile, décontractée, sexy… Elle peut toujours lui expliquer que ce chemisier est fait pour elle, qu’il lui va « super bien » et tout, elle ne voit que son image qu’elle déteste, les gouttes de sueur qui pointent sur son front et les ailes de son nez. D’ailleurs il fait trop chaud dans cette cabine d’essayage et la frimousse réjouie de sa copine qui dépasse du rideau n’arrange pas les choses. En face d’elle, le miroir n’a aucune indulgence. Psyché au moins, elle est sympa. Et puis cette lumière bleue… Quelle horreur !

Qu’est-ce qu’elle fabrique dans cette cabine trop étroite à essayer de trouver une fringue quelconque qui ne changera rien à sa vie ? C’est quoi ce besoin éperdu du paraître, cette quête du bout de tissu magique ? Elle peut bien enfiler les déguisements les plus élégants… elle n’a aucun charme et le sait bien. Depuis longtemps. Depuis que ses copines au lycée lui piquaient tous les « plus beaux de la classe ».

Elle a compensé, c’est sûr ! Intellectuellement, elle les a toutes mises minables. Mais elle aurait bien échangé deux ou trois neurones contre une silhouette plus élancée et la solitude de ses soirées.

— Sérieux, il te va trop bien… Allez, prends-le, fais-toi plaisir, quoi !

 

***

 

J’ai conclu l’affaire. Libre de suite. L’agent m’a même laissé les clés avant de repartir à la recherche d’onguents pour sa peau. Demain j’achèterai un lit et des chaises…

Planté au milieu de l’appartement vide, j’écoute la pluie percuter la baie vitrée. Encore un peu de patience à compter les gouttes et je m’installerai à mon nouveau poste avec les galons flambants neufs de journaliste titulaire, au milieu de vingt-quatre professionnels. L’espace d’une seconde, je rêve d’un scoop précoce… Un regard à travers les vitres dégoulinantes me ramène à la réalité du moment et à des scoops qui ne doivent pas courir les rues, tandis qu’une impatience de collégien s’immisce dans mes pensées de gloire immédiate et me pousse à nouveau vers la rédaction. Un besoin autant qu’une envie de sentir, de humer l’atmosphère, de fouiner dans les archives peut-être. La petite dispute avec la serrure de mon nouvel appart’ qui tourne à l’envers ne freine pas mon urgence de connaître au plus vite les multiples choses nouvelles qui vont devenir mon quotidien.

Dehors, la nuit commence à s’emparer des rues. Instinctivement, j’accélère le pas sous le crépuscule électrique qui colore les trottoirs d’un jaune verdâtre. Drôle de bled. Une « Rainy City » à la française, loin des charmes enluminés de Seattle. Autour de mon cou, l’écharpe ressemble à une mèche de lampe à pétrole et mes chaussures couinent dans de vaines tentatives pour évacuer l’eau qui s’infiltre entre la semelle et les chaussettes. La pluie est glaciale, l’air est glacial, le paysage aussi… La pluie redouble, heurte mon visage, m’oblige à baisser la tête. Penser à rajouter « parapluie » sur la liste des objets de première nécessité. J’enfonce plus profondément les mains dans mes poches, à la recherche d’un peu de chaleur. Mes doigts engourdis y rencontrent mon téléphone à droite et mes clopes à gauche… Familiers, rassurants. Curieusement, je suis content d’être là. Mon premier vrai poste. Une fierté.

Je presse encore le pas. Entre l’écran des gouttes, j’observe les visages, le détail des rues, les boutiques, les gouttières aux débits de cascades que je tente vainement d’éviter. Je retrouve le porche, le grand escalier qui résonne, la lourde porte qui fait « bzzzzzz » quand je lui demande de m’ouvrir…

 

Cathy

 

Cathy a fini par reposer le chemisier Chanel sur son cintre. Mathilde lui a proposé d’aller voir les chaussures « juste à côté »… « Y’a des Louboutin, je te dis pas ! »

Elle a dit non. Elle a besoin de passer à la rédac. C’est physique… Impossible de rester éloignée bien longtemps, l’addiction est trop forte, le manque quasi immédiat. « Je reprends dans deux jours, alors je préfère aller voir comment ça s’annonce, tu comprends. » Mathilde a haussé les épaules. « Tu ne penses qu’au boulot ! »

C’est vrai. Elle a mis toutes ses forces dans sa fonction. Son perfectionnisme et son souci quasi obsessionnel de vérifier le moindre petit début de commencement d’info l’obligent souvent à boucler à des heures tardives… Elle adore ça. L’excitation des dernières minutes, l’ultime rature à l’édito, les relectures, la titraille à triturer… Une passion qui l’habite en permanence, qui dévore ses jours et parfois ses nuits et dans laquelle elle se réfugie quand ça va moins bien.

Bon, côté vie privée, c’est sûr, il ne reste plus beaucoup de temps. Elle a bien eu quelques aventures. Comme tout le monde. Insignifiantes. Sexuellement suffisamment frustrantes pour se persuader que la chose n’a aucun intérêt. Qu’elle est purement animale, hygiénique… Son intellect la place au-dessus de ça, la rassure de pensées platoniques. D’ailleurs, comme le dit si bien Céline, l’amour n’est-il pas l’infini mis à la portée des caniches ? C’est bien ça ! Des caniches ! Régulièrement pourtant la chose la rattrape.

Ses nuits deviennent alors longues et étouffantes…

Ses rêves s’empourprent d’images embarrassantes, ses réveils la retrouvent fiévreuse.

 

Au sprint sous la flotte jusqu’à la Mini-Cooper noire, très classe, de Mathilde. Rires. Regards appuyés dans les miroirs de courtoisie. « C’est pas des cheveux, ça ! »… « Franchement, tu aurais dû prendre ce chemisier ! »

Les fesses brisées par le siège trop dur de la « Clubman », elle a zappé Mathilde et le chemisier, se projetant déjà vers sa soirée de retrouvailles avec son canapé désert. L’œil distrait entre surf sur PC et programme télé, elle préparera alors un plateau du même nom, qui lui tiendra compagnie une bonne partie de la nuit, tandis que, télécommande en main, elle voyagera de chaîne d’info en chaîne d’info. Elles sont son excuse, l’alibi à toutes ses absences, la justification de sa solitude. Ce soir comme demain il ne se passera rien. Et d’ailleurs que pourrait-il se passer ? La question est récurrente, insidieuse, obsédante… Est-il possible que l’existence ne soit qu’une succession de vides à remplir ? De fonctions à occuper ? Sociale par obligation, biologique par perpétuation… ? Elle se répond « oui » en grimaçant un renoncement fataliste. Pourtant, du fond de sa résignation, elle attend une lueur dans la grisaille. Bêtement. Comme la midinette qu’elle a parfois rêvée d’être. Égarée dans le paradoxe troublant de ceux qui savent qu’il n’y a pas beaucoup d’étincelles dans le quotidien. Juste du recommencement. Un recommencement désespéré… L’attente de l’éclair qui ne vient jamais !

Elle en est persuadée maintenant : l’étincelle n’est pas la vie, mais la fiction que l’on crée. Fixer un écran, s’inventer un personnage, plonger dans un bouquin… Rêver. Quelqu’un a inventé une histoire ? Il n’y a plus qu’à se laisser flotter, la faire sienne, s’abandonner à son imaginaire, s’identifier… Ça fait tellement de bien. Exister par procuration, devenir quelqu’un d’autre, vivre enfin une existence brillante, excitante, pleine de rebondissements, d’imprévus, de rencontres merveilleuses. Trouver l’amour, gagner le gros lot sans avoir pris de ticket !

Hélas, le quotidien rattrape, bouscule, brouille, écrase, oblige à regarder dans la boîte aux lettres les enveloppes de mauvaises nouvelles, à prendre un parapluie parce que le soleil ne brille que dans les cartes postales de vacances ! On appuie sur « off », on referme son bouquin, on lâche son film… terminé la fiction. Coupez !

Elle sait qu’il est facile de fabriquer le rêve, de cliquer l’étincelle, de vendre des mots, des images, de créer des situations aussi insolites que chimériques ! La vraie vie, elle, rappelle toujours à l’ordre, et son boulot consiste à parler du quotidien tel qu’il est. Avec sa noirceur, sa tristesse et parfois ses joies… mais sans fard. Sans cette étincelle à laquelle elle voue pourtant encore une croyance désenchantée…

— Je te pose là ?

La voix de Mathilde… lointaine…

— Quoi ?
— Je peux pas me garer, là ! Tu descends… ou je te ramène chez toi ?

 

***

 

Le « bzzzzzz » aigre a produit son effet. Lentement la porte s’est refermée derrière moi. Tout heureux d’être enfin au sec, je m’ébroue en contemplant le décor… Atmosphère studieuse, quelques rires, sonneries de téléphone, piles de journaux, murs tapissés de notes épinglées, de posters scotchés. L’air est chargé d’humidité, imprégné de cette entêtante odeur d’encre et de fumée froide qui fait remonter le temps.

— Régis vient d’avoir le Commissaire Faure, il pourrait y avoir une grosse info à venir, il faudrait garder deux colonnes ouvertes. Et la « Une » veut un cliché de l’accident de ce matin ! Désolé, c’est prioritaire. Je ferai ton image de l’Atelier plus tard, OK Mary-Lou ?

Surgissant de derrière une cloison en verre dépolie, un jeune type longiligne aux cheveux bouclés s’adresse à une fausse blonde au regard soyeux.

— Pas de problème, mon grand ! C’est noté pour les deux col… J’ai pas terminé le papier sur l’Atelier, t’as le temps.

Le regard soyeux fronce les sourcils – elle doit être miro – et se déplace. S’arrête sur moi : « Oui ? »

 

Mary-Lou

 

Deux plombes à se faire bousculer et marcher sur les pieds en écoutant un zinzin au synthé ont égayé sa soirée. Sans parler des discours… Et Jerem qui ne lui a même pas laissé une part de pizza !

Elle s’est endormie en bouquinant un vieux magazine et un article dithyrambique sur un Hot Spot « on the beach » où elle devrait absolument séjourner pour ses prochaines vacances. La « place to be » disait la journaliste éprise de fashion culture, de teint glowy et de cool attitude…

Elle a juste eu de temps de tendre le bras pour poser ses lunettes, éteindre la lampe de chevet et avoir une pensée pour la pauvre langue de Molière, avant de sombrer dans l’univers douillet de ses rêves aux côtés d’un Jeremy endormi.

Ça va mieux ce matin… Elle est comme ça Mary-Lou. Plutôt émerveillé par la beauté des étoiles et la poésie d’un ciel gris. Jeremy est parti… Retouches au saut du lit, jeans slim, gros pull décontracté, petit café sucré.

La rédac, les escaliers avalés. Elle l’aime bien son boulot. Elle aime moins son papier du jour… l’anniversaire de l’Atelier. Elle va se le faire tranquille, en pointillé dans une journée qui s’étire entre téléphone et communiqués… D’ailleurs elle touche à sa fin la journée et elle continue de ramer sans trop de plaisir sur le cadre « deux colonnes » des différentes festivités, horaires, lieux, et autres dates d’activités culturelles des prochains mois. Heureusement le Grand Guy vient la sauver, il n’a pas eu le temps de s’occuper de la photo… Bonne nouvelle, elle va pouvoir faire reposer ses sourcils qu’elle a froncés jusqu’à la crampe, parce qu’en plus elle a oublié ses lunettes, obligée de plisser des yeux toute la journée… Tiens c’est qui ce type ?

— Oui ?

 

***

 

Le « oui » est souriant. En guise d’accueil, nettement plus agréable que le mec pâle au mégot électronique. Je me fends d’un « bonjour, je suis Arnaud Richer », que j’espère le plus jovial possible, me bloque sur un « Heuuuu… » avant d’enchaîner : « En fait, je suis le remplaçant de Jean Marie Livreau. J’ai été nommé à son poste… heuuu, je dois commencer demain. »

J’attends la réaction… Autour de moi ça butine et la fausse blonde sourit. Un joli sourire sur de superbes dents, et un jean slim sur de superbes jambes que j’ai le temps d’apercevoir lorsqu’elle se lève pour venir coller un triple bisou sonore sur mes joues rougies par le froid !

— Ah, c’est toi !

 

Cathy

 

Catherine ne se souvient pas si elle a laissé un parapluie de secours au bureau… Mathilde l’a abandonnée au pied du vieil immeuble qui cache « sa » rédaction. Elle s’extirpe de son imper trempé avec difficulté, tout en gravissant l’escalier aux marches usées qui mène à la grande porte en bois. Derrière la porte, Mary-Lou plisse les yeux, tandis qu’un jeune type assez grand l’examine d’un œil vif, tout en essuyant les gouttes qui s’échappent de sa frange.

 

Son imper sur le bras, elle hésite un instant, lorsque Mary-Lou semble la reconnaître. « Ah, Cathy, tu tombes bien ! » s’exclame-t-elle en se retournant vers le jeune type qui continue de l’observer. « Je te présente Catherine Raynaud, notre chef d’Agence. » Le regard se fait insistant, comme si le gars la passait au scanner en s’arrêtant sur ses cheveux châtains collés par la pluie… Un hochement de tête, une main qui se tend et toujours ces yeux plantés en elle :

— Bonjour, Arnaud Richer, je suis le remplaçant de Jean-Marie Livreau.

La voix est assurée, la main ferme…

— Ah, le nouveau ! Bienvenue parmi nous. On ne t’attendait pas si tôt. Mais c’est parfait que tu sois là, on va pouvoir faire un petit briefing. Si tu veux bien me suivre jusqu’à mon bureau.

Elle a tourné les talons et traversé la rédaction, saluant les présents d’un geste ou d’un clin d’œil tout en se s’interrogeant sur la signification de ce regard. Inquisiteur ? Curieux ? Manque de confiance ? Et s’ils lui avaient envoyé un spécialiste pédant du théâtre anglo-saxon du XVIIe siècle ! Pourtant, elle a minutieusement parcouru son rapport de stage. « Excellent élément », concluait-il.

D’un geste automatique, elle a abandonné son imper sur le portemanteau bancal qui semble surveiller la porte de son bureau, puis s’est assise derrière la pile de dossiers et de journaux qui servent de décoration. En face d’elle, le gars a pris place dans l’unique chaise disponible et se débat avec son écharpe trop longue. Elle l’observe à son tour, surprise par son débit de parole… Il parle de lui avec naturel, sans doute avec l’assurance que procure une certaine suffisance intellectuelle. Elle l’écoute, impassible, acquiesçant à ses propos tout en lisant les messages sur son téléphone.

 

***

 

Je comble les vides… J’ai aussi affermi mon regard et ma poignée de main, dans une sorte de réflexe naïf qui m’a toujours amusé chez les autres ! Je parle trop, bien sûr, en me disant pour la millième fois que seule la médiocrité commande ces monologues impétueux. Je me tais un instant, puis : « On démarre à quelle heure ? »

Elle ne répond pas tout de suite, penche la tête pour essuyer d’un coup d’épaule la goutte de pluie sur son menton tout en repoussant machinalement un dossier devant elle. Son visage est ingrat, son maquillage négligé, ses fringues quelconques. Seules ses mains fines et ses longs doigts trahissent un côté raffiné. Ses yeux lâchent le téléphone :

— Il n’y a pas vraiment d’heure. La réunion de rédaction se déroule en milieu de matinée. En principe chacun connaît son boulot. Je pense que tu n’auras pas de mal à t’intégrer.

Elle m’a posé quelques questions personnelles, précises… Puis on a parlé de la ville, des gens « importants », des particularismes locaux. J’ai pris quelques notes. « Les premiers temps, il est souhaitable que tu touches un peu à tous les sujets, d’accord ? Livreau s’occupait surtout des faits divers et des rubriques de quartiers. Mais j’ai besoin d’un peu plus de nerf dans les sujets comme dans l’écriture. »

Du nerf ! Ça me va bien. Avec un peu de chance, je vais peut-être éviter les fameux « chiens écrasés » ! Après tout je ne suis plus stagiaire. Je lui assure que ça me convient, tout en manifestant mon désir de toucher à des papiers d’investigations plus personnels. Elle acquiesce d’un « bien sûr » compréhensif, en me proposant un tour de rédac, présentations à l’appui.

 

Je serre les mains, embrasse les joues. Essaie, cette fois, de retenir les noms et les fonctions : René, le visage pâle, secrétaire de rédaction. Jo, le costaud, responsable des sports. Denis, le petit, spécialiste de l’agriculture, Mary-Lou – on se connaît – polyvalente. Serge, le chauve, aux affaires sociales. Régis, grosses lunettes, faits divers et justice. Jérôme, polyvalent, adjoint au chef d’Agence… Guy, le grand, photographe. Maryse, élégante, à la culture. Raymond, le vieux, Fred… Michèle ?

Trop nombreux ! Je ne retiendrai pas les noms. Je continue à serrer les mains, regarde les visages… « Une grosse rédaction », m’a-t-on dit à la direction.

 

Fin temporaire de la pluie. Retour à l’atmosphère opaque des embouteillages… Sur le boulevard des brumes, les trottoirs sont toujours à l’état liquide ! Je quitte l’agence plutôt satisfait, en me disant que j’ai bien fait d’anticiper. Ce premier contact me paraît judicieux et je crois qu’il a été bon. En tout cas je l’espère, tout comme j’espère avoir fait bonne impression. Non pas que je me soucie du regard des autres… Mais là, c’est le boulot. Et pour l’instant, le boulot, c’est un truc sacré dans ma vie. Je dois juste me méfier de l’assurance un peu forcée que j’affiche parfois et qui peut passer pour de l’arrogance. Éviter de m’attarder sur les considérations esthétiques également… Mon père m’a souvent repris là-dessus. « Arrête de juger les gens sur leur physique », m’a-t-il seriné pendant mon adolescence. En fait, je ne juge pas. Enfin, je ne crois pas… C’est juste la notion de « beau » qui m’interpelle. Comme si la beauté avait quelque chose à voir avec l’intelligence ou la compétence. C’est idiot, j’en conviens… D’ailleurs j’ai trouvé quelques réponses depuis qu’au hasard de mes lectures, j’ai découvert ces mots tellement forts de Paul Valéry : Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent…

Alors, que cache-t-on ? Et qui est-on vraiment en dehors de ce que l’on montre ? Je marche au ralenti, remercie Paul d’une pensée muette, reviens à mes préoccupations du moment. C’est sûr, il faut que je me surveille. Mais ça devrait aller… N’empêche, j’ai trouvé la patronne très « pro », ouverte et plutôt sympa. D’ailleurs les autres aussi ont l’air cool.

J’ai aussi repéré mon futur bureau, à proximité d’une grande fenêtre, avec Jo – le costaud des sports – en vis-à-vis. En fait, je me sens bien, gonflé à bloc et impatient d’en découdre avec mes premiers papiers. Désireux d’affirmer au plus vite ma légitimité d’être là. Je sens l’excitation monter en moi tandis que je traverse l’avenue sans regarder et manque me faire renverser par un 4x4 dont le conducteur prend le temps de baisser la vitre pour me traiter de « connard de piéton » ! Je redescends donc de mes pensées en posant le pied dans une flaque, râle un bon coup, suis du regard une fille aux boucles d’oreilles scintillantes et au sac Vuitton ostentatoire… M’arrête devant la vitrine d’un marchand de chaussures, hésite, pousse la porte… La vendeuse m’offre un gentil sourire de fin de journée : « Je peux vous aider ? »

 

La pénombre humide m’interpelle alors que j’arrive non loin de l’hôtel… La file des voitures arrêtées au feu rouge, dans la brume ouatée des vapeurs d’échappement, les lumières glauques des commerces, leurs reflets flous dans les flaques, les sans-abri avec leurs chiens, toujours sans abri.

 

Cathy

 

Lentement Cathy a refermé la porte, songeuse. Calée dans son fauteuil à roulettes dont elle tapote nerveusement les accoudoirs élimés, elle se dit que le nouveau n’est pas mal. Sans doute un peu trop volubile et impatient, mais pas mal. En fait, elle ne sait pas trop…

Elle lui a demandé quels étaient ses domaines de compétences, ses sujets préférés, ses attentes… sans être surprise par ses réponses. « Je n’ai pas de préférence. Tous les sujets sont intéressants. J’essaie d’être objectif et précis dans les faits, et surtout de me rendre le plus compréhensible possible auprès du lecteur », a-t-il lâché d’un trait. Pas de passion, pas de désir particulier ? Rien… Juste être bon dans son travail et réussir sa vie professionnelle. « Bien sûr j’aimerais écrire des magazines et faire des papiers d’investigation. Décrypter le quotidien en quelque sorte, comprendre les choses et les partager avec le plus grand nombre. Écrire permet de toucher les gens. C’est ce qui me fascine et me motive », a-t-il encore affirmé avec une sorte d’urgence de convaincre… Ambitieux, le môme… Un peu trop sûr de lui. Un brin idéaliste et naïf, sans doute.

Après tout, elle avait eu un rêve assez proche…

 

***

 

— Allo ! Ça va ?... Moi, c’est super !... Je suis passé au journal, c’est cool… Non, pas de problème… Ouais, elle est bien. Je veux dire sympa… Ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer… Le truc chiant, c’est qu’il pleut tout le temps. Mais bon, on est en novembre, aussi !... Et vous ?... Super… Ah oui ? C’est top ça !... Bon, j’ai un peu la dalle là, je vais aller grignoter un truc quelque part… Allez, un gros bisou à tous ! Tchao tchao !

Le rond rouge sur l’écran m’indique que la connexion est terminée… J’ai eu envie d’appeler chez moi. La voix de ma mère m’a fait du bien. C’est toujours elle que j’appelle, rarement mon père qui trouve toujours le moyen de dire les mots qu’il ne faut pas ou d’aborder le sujet qui fâche. Avec ma mère je suis sûr de trouver la bonne oreille, d’entendre la phrase qui rassure, le rire qui remonte le moral. J’adore ma mère. On a toujours été très proches… Je dirais même complices. Une belle femme aux pommettes hautes, aux cheveux bruns et à l’allure distinguée, avec laquelle je peux parler de tout et qui m’a toujours trimballé partout, de cinéma en musée, de concert en exposition. Je lui dois un goût certain pour la culture en général. Bien d’autres choses aussi, sans doute. Alors, couper le cordon à vingt-sept ans, ce n’est pas mal…

Allongé sur le lit, l’œil perdu dans les méandres d’une tâche d’humidité qui décore le plafond, je souris en songeant à elle, et à ce premier contact, tout en me demandant s’il vaut mieux un stagiaire entouré de ses potes et nourri par sa maman, ou un titulaire seul dans une chambre d’hôtel, sur le point de partir à la recherche d’un hypothétique Mc Do ?

Pas d’attendrissement. Mais tout de même, quelqu’un aurait pu m’inviter à dîner… L’image de Mary-Lou se superpose à celle de mon téléphone que j’ai encore dans la main. Elle a l’air sympa. Et puis, j’ai toujours eu un faible pour les fausses blondes…

La trace, au plafond, me renvoie l’image des longues jambes de ma consœur lorsqu’elle s’est levée pour m’embrasser, je sens le léger parfum qui l’enveloppe, ses lèvres sur mes joues humides… Un coup de klaxon sur le boulevard me ramène au réel, à la tâche d’humidité qui n’a pas bougé. Quelques centimètres plus bas, sur son support mural, la télé de l’hôtel me laisse espérer une soirée quelconque. Et je n’ai même pas connecté mon Mac !

La faim me rappelle aussi que, dans son inexorable éternité, le temps ne suspend jamais son vol. Finalement j’ai grignoté des chips à l’ancienne en terminant mon Léautaud… puis sombré dans une douce somnolence parsemée d’images idylliques de ma journée de demain. Mon téléphone affiche 1 h 12, lorsque je lui adresse mon dernier regard.

 

En général le premier jour dans un nouveau boulot est toujours un peu étrange. On a l’impression de ne pas être tout à fait à sa place, on manque de repères, de choses rassurantes… On appréhende le parachutage dans un nouveau monde. Malgré tout j’ai plutôt bien dormi. Un sommeil lourd, étrangement paisible, qui ne m’a laissé aucun rêve au réveil. Je crois que je suis prêt. Le café serré, un peu trop fort, pris au bar de l’hôtel, suffit à remplir mon estomac malgré tout un peu noué.