Fracassée - Denis Charamnac - E-Book

Fracassée E-Book

Denis Charamnac

0,0

Beschreibung

Sur les falaises du nord-ouest de l’île, Zeynab contemple un spectacle d’une beauté sauvage : les vagues fracassant les rochers, illuminant le ciel d’un éclat aquatique. Sur ce confetti perdu dans l’Atlantique Sud, les pensées de Zeynab reflètent l’agitation de la mer. Après avoir trouvé refuge sur cette île, suite à un holocauste nucléaire, Zeynab et ses proches vont devoir apprendre à y vivre. Heureusement, la population locale, résiliente, courageuse et solidaire, a mis en place un système communautaire efficace. Pourtant, sous cette apparence de stabilité, des défis insoupçonnés attendent Zeynab et les siens.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis Charamnac a toujours aspiré à devenir écrivain. Aujourd’hui à la retraite, il se consacre pleinement à sa passion pour l’écriture. Son deuxième ouvrage, "Fracassée", fait suite à un premier recueil de nouvelles intitulé "Fièvre", paru chez Le Lys Bleu Éditions en 2023.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 328

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Denis Charamnac

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fracassée

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Denis Charamnac

ISBN : 979-10-422-3670-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Zeynab

 

 

 

 

 

Refuge

 

 

 

Sainte-Hélène, c’est Lilliput ! Elle a la taille d’un village, mais doit assurer toutes les fonctions d’un pays.

Philip Rushbrook – Gouverneur de l’île de Sainte-Hélène de 2019 à 2022

 

 

Septembre 2051

 

« Une humanité fracassée », c’est ce que se dit Zeynab en longeant les falaises du nord-ouest de l’île et en regardant les vagues s’écraser contre les rochers, produisant ainsi un feu d’artifice aquatique constitué de millions de gouttelettes réfléchissant une lumière diffractée.

Sur ce confetti perdu en plein océan Atlantique Sud, au large des côtes Africaines, les pensées de Zeynab sont aussi agitées que la mer qu’elle contemple.

Sainte-Hélène, territoire Britannique d’outre-mer, est un gros rocher volcanique inhospitalier de 15 km par 10 km environ, dont les falaises sont omniprésentes, avec très peu de plages et donc peu d’accès direct à la mer. En son centre uniquement, on y trouve de la verdure : forêts, prairies et pâturages, ainsi que quelques champs cultivés. Vu du ciel, le contraste entre partie aride et partie verdoyante est saisissant.

Une île coupée du monde. Au sens propre, puisque située au milieu de nulle part, comme au sens figuré, puisque le monde n’existe plus, du moins tel que nous l’avons connu. Un cataclysme nucléaire mondial ayant mis fin à une civilisation arrivée au bout de son parcours tourmenté. Tourmenté, comme cette île, dont la désignation, attribuée par les habitants eux-mêmes : « most remote of the world » (la plus isolée au monde) lui va comme un gant.

 

L’île fut découverte par les Portugais en 1502, le 21 mai, jour de la Sainte-Hélène, puis passa ensuite sous le contrôle des Britanniques, en 1657. Sous administration de la Compagnie anglaise des Indes orientales, elle voyait passer au 18e siècle plus de mille bateaux par an. Elle a fasciné explorateurs et poètes qui y ont fait escale : James Cook explora ses côtes, Charles Darwin étudia sa faune, et Edmund Halley y scruta ses étoiles.

Tournée vers la mer, avec ses longs cheveux noirs flottant tel un drapeau lugubre dans le jour déclinant, Zeynab ne peut empêcher quelques larmes de couler sur ses joues, larmes s’écrasant au sol, accompagnées de toute la tristesse du monde.

Elle a perdu son bébé.

Un garçon, qui se serait appelé Ibrahim, comme son père, père disparu dans la tourmente d’une fuite désespérée depuis la Tunisie et qui s’achève ici, sur cette île1.

La traversée chaotique depuis Conakry en Guinée, avec une escale d’un mois sur l’île de l’Ascension, aura probablement été fatale au fœtus mort-né.

La frégate militaire, sous pavillon marocain, qui les a déposés sur l’île elle et son fils ainsi qu’un couple d’amis et leur fille, est repartie. Pour l’heure, sur cette île qui compte à peine 3000 âmes, Zeynab se demande vraiment ce que lui réserve son avenir.

Rebroussant chemin, elle accélère le pas, la nuit commence à tomber et elle en a bien pour une petite heure avant de rejoindre la capitale de l’île : Jamestown.

Jamestown est une petite ville, encaissée entre deux collines de 200 mètres d’altitude environ, et qui compte moins de 900 habitants. Elle s’étire au fond de la vallée, comme un lézard paresseux, sur près de 2 km, jusqu’en bordure de mer. Bien qu’étant la plus grande ville de l’île, elle est cependant dépourvue de port. La plupart des passagers et des marchandises, arrivant par bateaux, doivent être débarqués par des transbordeurs.

 

Le lendemain…

Des cris d’enfants tirent Zeynab de son sommeil. Se tournant sur le côté, elle saisit sa montre posée sur la table de chevet. Montre « Aiguille », alimentée par l’énergie cinétique du poignet, et offerte par un militaire de la frégate qui les a déposés sur cette île. La montre affiche 9 h 12. Elle a dormi plus de 8 h. S’étirant longuement, elle se décide à se lever.

Sortant de sa chambre, après avoir enfilé un jean et un tee-shirt tout simple, elle se dirige vers la cuisine de la demeure que le gouverneur de l’île, Jack Spencer, a bien voulu leur allouer.

Après le cataclysme, beaucoup de personnes ont fui l’île dans l’espoir, insensé, de retrouver des proches restés sur les différents continents du globe. Laissant ainsi des maisons libres de tout occupant.

Celle-ci, aux façades ocre beige et à la toiture rouge brique, typique de l’île, fait environ 200 m2 de plain-pied, avec un grenier servant de débarras. Elle comporte 4 chambres, un grand salon, un bureau, deux salles de bains, deux WC, et une grande cuisine / salle à manger de type américaine. Elle est pourvue d’un terrain arboré entièrement clôturé. Les précédents occupants ont quasiment tout laissé. En prenant possession des lieux, Zeynab a eu l’impression d’arriver dans une location Airbnb louée pour les vacances. Impression surréaliste s’il en est.

 

Passant devant la chambre de son fils Naël, âgé de 8 ans maintenant, elle voit ce dernier se chamailler avec Salima, âgée de 10 ans, la fille du couple d’amis qui leur a permis de rejoindre cette île.

— Que se passe-t-il ici ? Vous êtes bien bruyants ; les enfants !

— C’est Salima, maman, elle refuse de me rendre ma peluche, prétextant qu’elle lui appartient !

Zeynab lève les yeux au ciel…

— Débrouillez-vous entre vous, et faites moins de bruit s’il vous plaît !

Ayant rejoint la cuisine, Zeynab y trouve, attablés, Leïla et Amine prenant leur petit-déjeuner.

— Hello Zeynab ! lui lance Amine. Bien dormi ?

— Très bien, mais le réveil en fanfare j’aurais pu m’en passer, répond-elle avec un sourire timide.

— Je te sers du Thé, Zeynab ? propose Leïla.

— Volontiers, merci bien.

Leïla et Amine, la cinquantaine chacun, sont Marocains tous les deux. Elle est médecin pédiatre, comme Zeynab, et Amine avait un poste d’Ambassadeur marocain en Guinée. Sans eux et leurs relations, notamment militaires, Zeynab et Naël n’auraient jamais pu rejoindre cette île et prendre ainsi de la distance avec le reste du monde actuellement en plein chaos, et pour longtemps.

À leur arrivée sur l’île, le gouverneur, apprenant que deux d’entre eux étaient médecins, les a accueillis à bras ouverts. L’anglais est la langue officielle sur l’île et nos cinq « expatriés » le parle couramment, le contact a donc été très facile et très chaleureux dès le départ.

Et les sollicitations médicales quasi immédiates. En effet, aucun médecin pédiatre sur l’île. Le St Helena Hospital, ou General Hospital, est toujours opérationnel, mais avec très peu de médecins et de personnel soignant.

— Tu vas à l’hosto aujourd’hui ? demande Zeynab à Leïla.

— Oui, j’ai des parents qui ont pris rendez-vous pour leurs gamins. Et une des femmes est enceinte. Le premier rendez-vous est à 10 h. Faut pas que je traîne d’ailleurs !

— OK, si t’as besoin de moi, tu me dis. Moi je vais aller me balader avec Naël et Salima. De prendre l’air leur fera le plus grand bien je pense, et les apaisera j’espère.

— C’était quoi le souci tout à l’heure ? demande Amine.

— Une histoire de peluche récalcitrante, répond Zeynab en rigolant.

— Et toi mon chéri, c’est quoi le programme ? demande Leïla.

— Je dois voir Jack. Cela fait maintenant huit mois que nous sommes ici, et je n’ai toujours pas de réelles occupations, à part m’occuper des gosses quand vous êtes absentes toutes les deux. A priori, il aurait quelque chose à me proposer… on verra bien.

 

Sortant de la maison et empruntant Napoleon Street, le trio, constitué de Zeynab, Naël et Salima, décide de se diriger vers la mer, située à moins de 500 mètres. La ville est d’un calme impressionnant, presque une ville fantôme. Les bruits de voitures, de motos et autres moteurs thermiques ont totalement disparu. Les réserves de carburant sont épuisées, les vélos ont donc pris le relais, ainsi que quelques véhicules électriques. Ces derniers étant réservés à la police, au procureur général et au juge, à une partie des agents de la voirie, au gouverneur et ses adjoints, et au médecin-chef du St Helena Hospital pour ses déplacements professionnels et les urgences. Dans les campagnes, les carrioles, tirées par des chevaux, des ânes ou des bœufs, ont pris le relais également.

L’électricité est fournie par des parcs éoliens et des champs photovoltaïques. Dans le cadre des différentes COP (Conference Of the Parties) qui se sont succédé avant le cataclysme, l’île a totalement abandonné les énergies fossiles pour privilégier les énergies renouvelables et, au vu des évènements, c’est un bienfait inestimable.

Les échanges maritimes et aériens ayant été totalement interrompus, et donc sans aucune importation possible, le fonctionnement de l’île pourrait s’apparenter à celui des Kibboutz à leurs origines, en termes de collectivité et d’autonomie agricole (le mot hébraïque signifiant « assemblée » ou « ensemble »). L’argent ne circule plus, le don et le troc sont devenus la règle.

« Une île, minuscule qui plus est, peut-elle être le point de départ d’une nouvelle civilisation ? » s’interroge Zeynab.

La réponse est « oui, probablement ». Mais le chemin sera aussi long et ardu, sinon plus, qu’il l’a été pour les civilisations précédentes. L’humain étant ce qu’il est, à coup sûr les mêmes erreurs vont être reproduites, mais aussi, les mêmes bonheurs. Ainsi va le monde, ainsi en sera-t-il toujours de même… comme pour l’univers, un perpétuel recommencement ?

 

Notre trio arrive en bordure de mer. Ici, le climat tropical maritime est tempéré, les températures oscillent entre 20 et 30 °C toute l’année, avec très peu de précipitations.

La plage qui s’offre à eux, longue et étroite, est constituée d’un ramassis de sable et de petits cailloux noir charbon, ramenant aux origines volcaniques de l’île. Cette plage n’invite pas vraiment aux bains de soleil, c’est pourquoi une grande piscine à ciel ouvert a été créée à quelques mètres de là.

— Maman, on monte là-haut ? demande Naël en pointant du doigt l’escalier géant à flanc de colline et dénommé le « Jacob’s Ladder ».

— Chéri, tu l’as déjà fait je ne sais combien de fois… tu le feras un autre jour avec Amine, s’il est partant.

— Hors de question pour moi, trop fatiguée ! lance Salima.

L’escalier en question, situé côté Ladder Hill, avec ses 699 marches, sa longueur de 284 mètres et son dénivelé supérieur à 40 %, et une véritable torture pour les non sportifs. Gravir un tel escalier équivaut à souffrir 4 h dans une salle de sport de haut niveau. Mais le plus éprouvant n’est pas de le monter, mais de le descendre. Même s’il y a une rambarde de part et d’autre, une chute dans une telle pente est la mort quasi assurée… ou devenir tétraplégique, à vous de voir.

— Et ne rêve pas Naël, ce n’est pas demain que tu vas battre le record d’ascension détenu par Graham Doig ! ironise Salima.

Graham Doig, écossais, détenteur du record de l’ascension en 2013, en cinq minutes et dix-sept secondes.

— Toi, t’es épuisée au bout de quatre marches, alors retourne à tes peluches ! grogne Naël.

— C’est pas vrai, vous n’allez pas remettre ça tous les deux ! s’énerve Zeynab. Allez, les enfants, il est bientôt midi, on rentre. Je vais aller voir Leïla, elle a peut-être besoin d’un coup de main à l’hôpital.

 

Amine sort de la maison vers les 10 h 30, quelques minutes après le trio. Il enfourche son vélo tout terrain, qui était présent dans la maison à leur arrivée, et prend la direction du front de mer. Il a rendez-vous au Donny’s Bar avec Jack Spencer. Bar qui n’est plus tenu par Donny, il y a déjà longtemps de cela, mais par un certain Oliver, la quarantaine, marié, sans enfant, petit et chauve, au visage rougeot et faisant bien dans les cent kilos, après avoir perdu plus de vingt kilos en raison des restrictions dues au cataclysme nucléaire. D’ailleurs, si cela continue, tout le monde sur l’île va finir par faire le même poids.

Arrivé sur place, Amine appuie son vélo contre un lampadaire et rejoint la terrasse du Bar, accessible par une volée de marches. Ici, pas besoin d’attacher ou de fermer quoi que ce soit. Il n’y a pas de vol, pas de crime. Quand la police locale doit intervenir, c’est, la plupart du temps, pour des bagarres entre ivrognes ou pour des plaintes à propos de harcèlement ou d’agressions entre conjoints.

Amine aperçoit Jack, déjà sur place et attablé face à la mer, cette dernière faisant entendre son doux ressac sous un ciel orageux. Une tasse de café fumant – dont le grain produit sur l’île est appelé green tipped bourbon arabica : un grain introduit en 1732 depuis le Yémen et cultivé en quantité infime – est sur la table, et Jack est en grande conversation avec Oliver qui est debout à ses côtés, un torchon en travers de l’avant-bras.

— Hello vous deux, tout va bien ? demande Amine.

— Salut Amine, répondent en chœur nos deux hommes.

— Je te sers quoi Amine ?

— La même chose que Jack, merci.

Les gens d’ici parlent un anglais so British, aux voyelles traînantes.

Amine s’assoit face à Jack, dos à la mer, ils sont seuls sur la terrasse :

— Amine, je voulais te voir, car j’aimerais te proposer quelque chose, commence Jack.

— Je t’écoute alors.

Jack, 62 ans, est un grand gaillard aux cheveux blancs, les yeux gris clair et le visage avenant, veuf depuis maintenant dix ans, avec deux grands enfants qui vivaient à Londres, qu’il n’a plus revu et dont il n’a plus aucune nouvelle depuis le cataclysme. Sa femme, Lucie, s’est suicidée en se jetant d’une falaise, elle aurait eu 57 ans cette année. Bouleversé par ce drame, Jack n’a jamais voulu aborder le sujet avec qui que ce soit, et il ne viendrait à l’idée de personne d’aller à l’encontre de cette volonté. Depuis cette perte, personne ne lui connaît une autre femme dans sa vie.

Gouverneur de l’île depuis vingt ans, il y est né et il y connaît tout le monde, il en connaît chaque recoin. Il y gère les affaires courantes de façon efficace et bienveillante, mais ferme, à l’écoute de chacun. Depuis le cataclysme, il a fallu calmer et rassurer la population. Beaucoup sont partis dans les jours et les semaines qui ont suivi les premières annonces de frappes nucléaires, à commencer par le ministre en chef avec ses quatre ministres, accompagnés de nombre des membres du conseil législatif. Du coup, Jack a repris les rênes du pouvoir en totalité, en s’appuyant toujours sur la constitution datant de 1988, et avec l’accord d’une très large majorité des Saints (c’est ainsi que se font appeler les habitants de l’île) sollicités à l’occasion d’un référendum réalisé à l’ancienne, avec les moyens du bord.

« Souhaitez-vous que Jack Spencer prenne en main, en plus du pouvoir législatif, le pouvoir exécutif ? » La réponse a été « Oui » à 90 %, avec 10 % d’abstention.

— Voilà, j’aimerais te proposer le poste de procureur général. L’actuel procureur, Walter Anderson, que tu as croisé lors de ton arrivée sur l’île, et qui vient d’avoir 65 ans, souhaite raccrocher. Ce que l’on peut aisément comprendre. Tes antécédents d’Ambassadeur, et ton âge te légitiment plus ou moins à ce poste. De toute façon, pour être tout à fait honnête, je ne vois vraiment personne d’autre sur l’île, à part toi, qui pourrait remplir cette fonction. Tu auras sous tes ordres la police locale et son chef Steven Moore, et tu devras coopérer main dans la main avec le seul juge qu’il reste ici, à savoir : Timothy Balcombe… Alors, qu’en dis-tu ?

Amine, buvant un peu de café que vient de lui servir Oliver, prend le temps de la réflexion et finit par répondre :

— J’en dis que c’est top ! Je ne m’attendais vraiment pas à une proposition de ce genre. C’est un honneur et j’espère bien être à la hauteur de la tâche.

— Tu le seras, j’en suis sûr. Et puis, ne t’inquiète pas trop, les affaires auxquelles tu vas être confronté relèvent plus de la broutille que du crime organisé. La prison est vide ici.

— Bon, au moins, je pourrai contribuer un peu au bon fonctionnement de l’île et justifier ainsi ma pitance et celle de ma fille.

— Leïla, avec le travail remarquable qu’elle fait avec Zeynab, contribue déjà à la pitance de la famille. Mais je comprends parfaitement ton point de vue. Homme au foyer, pour un ex-Ambassadeur, ce n’est pas très gratifiant, et vite barbant, j’imagine.

— Je tâcherai, en tout cas, de me montrer digne de la devise inscrite sur les Armoiries de l’île : « Loyal and Unshakeable » (Loyal et Inébranlable).

— Ahah, bien vu. Pour vivre ici, il faut l’être « inébranlable ». Allez Amine, top-là !

Les deux hommes entrechoquent leur poing au-dessus de la table, avec un grand sourire.

 

Après les deux consultations de la matinée à l’hôpital, Leïla a rejoint la cafétéria où quelques infirmiers et infirmières déjeunent à la va-vite. Elle-même est attablée dans un coin de la salle et mange une salade assaisonnée à l’huile d’olive, produite sur l’île, et agrémentée de tomates, pommes de terre, concombres et œufs durs. Repas frugal, mais tout le monde est logé à la même enseigne et doit faire avec… pas le choix.

La première consultation, une femme avec son fils de quatre ans qui souffrait d’une simple angine virale, a vite été réglée : « attendre que ça passe, avec la prise de paracétamol à récupérer à la pharmacie de l’hôpital en repartant. »

La deuxième consultation, une femme enceinte de sept mois, a été plus difficile. Leïla n’est pas gynécologue, mais celui qui était en place a quitté l’île et elle fait donc office de remplaçante. À l’échographie, dont elle a été formée à l’utilisation il y a déjà quelques années, le fœtus, de sexe féminin, semblait présenter une anomalie au niveau du membre supérieur droit. Tous les signes d’une atrophie. Elle n’en a rien dit à la mère, ne voulant pas l’affoler inutilement. Et peut-être se trompe-t-elle qui plus est. Elle montrera les clichés à Zeynab, histoire d’avoir son avis.

Et justement, quand on parle du loup ! Zeynab vient d’entrer dans la cafète, Leïla lui fait signe de la main.

— Tout va bien ? demande cette dernière.

— Oui, j’ai laissé les enfants à Amine, il était rentré de son rendez-vous, Il a une bonne nouvelle à t’annoncer.

— Ah bon, c’est quoi ?

— Il te le dira lui-même, lui répond Zeynab avec un clin d’œil. Tu as besoin d’un coup de main pour cet après-midi ?

— Non, c’est très calme, t’embête pas, tu vas tourner en rond si tu restes là. Par contre, avant que tu ne repartes, je veux te montrer les clichés d’un fœtus de six mois et que tu me dises ce que tu en penses.

— Pas de problème, mais ce n’est pas ma spécialité, je ne pourrai sans doute pas t’aider beaucoup.

— Je sais, mais bon, un deuxième avis, même d’une novice en la matière, est toujours bon à prendre. Tu as faim ?

— Non, ça va. Je saute le déjeuner très souvent. Je me rattraperai ce soir avec un fish and chips. Si tu as fini, allons voir tes clichés.

Et effectivement, les clichés ne parlent pas beaucoup à Zeynab. Si on compare les deux membres supérieurs, il semblerait que le droit soit plus court. Mais rien non plus de flagrant. La position du fœtus peut aussi jouer dans l’interprétation du résultat.

— On verra bien à la naissance, commente Zeynab. Rien de très dramatique de toute façon, même si ce n’est jamais plaisant un handicap, quel qu’il soit.

— C’est vrai que la population d’ici, depuis toujours, a été habituée à ne compter que sur elle-même et qu’elle a une grande résilience et une capacité d’adaptation étonnante.

— Oui, l’existence sur cette île va de pair avec une vie plus chaleureuse et plus lente, qui requiert patience, solidarité et débrouillardise. Ici, on dit qu’on « pense avec les mains ». D’ailleurs, quelque 70 % des habitants ont construit eux-mêmes leur maison, paraît-il. Le do it yourself, plus qu’un passe-temps, est une véritable question de survie.

— Ah oui ? je ne savais pas pour les maisons.

Leïla se penche au-dessus de son bureau et saisit la main de Zeynab :

— Et toi ma chérie, comment ça va ? Cela fait un peu plus d’un mois maintenant. Tu te remets doucement de la perte de ton bébé ? sans parler de celle d’Ibrahim.

— Oui, il le faut bien. Dieu en a voulu ainsi, je dois l’accepter et penser avant tout à Naël, à lui construire un avenir acceptable pour…

Des coups frappés à la porte interrompent Zeynab.

— Entrez ! lance Leïla.

Émile Carpentier apparaît à l’ouverture de la porte. C’est le médecin-chef, avec des origines françaises, en poste ici depuis plus de trente ans. Après des études de médecine en France, il a gravi les échelons petit à petit et dirige l’hôpital depuis maintenant une bonne dizaine d’années. 60 ans, cheveux clairs et teint clair, c’est un « beau mec » d’après Leïla. Il porte de petites lunettes rondes aux montures légères, et une moustache fine à l’alignement parfait. C’est un célibataire endurci et un séducteur dans l’âme. Grand ami de Jack Spencer, ils ont partagé, adolescents, les mêmes bancs d’école.

— Bonjour Mesdames ! s’exclame-t-il, joyeux. Leïla, j’ai besoin de toi pour l’inventaire de la pharmacie. Les stocks s’épuisent vite.

— Pas de problème Émile, je termine avec Zeynab et j’arrive.

— OK… à plus Zeynab, heureux de t’avoir vue.

— De même Émile, à plus.

Émile ayant refermé la porte, Zeynab regarde Leïla avec un petit sourire en coin.

— Quoi ? Va pas t’imaginer des choses, Zeynab !

— Me dis pas qu’il ne te plaît pas, ça se voit dans ton regard comme un phare au milieu de la nuit. Méfie-toi de lui, il a la réputation de s’être fait toutes les infirmières ici… et je te rappelle que tu es mariée !

— Arrête, il ne s’est rien passé, wallah !

— Mouais… Allez, je te laisse retrouver le « beau mec », il faut que j’aille faire des courses en rentrant.

— Pas drôle franchement… Au fait, essaie de trouver des pâtes s’il te plaît, il en reste presque plus.

— OK, mais ce n’est pas simple. Pour cela aussi, les stocks s’épuisent vite.

Sortant de l’hôpital, Zeynab prend la direction du front de mer. Arrivée pratiquement au bout de Market Street, elle pénètre dans ce qui était auparavant un supermarché classique, avec une belle façade blanche et prénommé Thorpe’s Grocery Shop, mais qui a la fonction maintenant de food distributor, comme ils les appellent ici. Tous les magasins alimentaires de l’île ont été réquisitionnés pour cette fonction. Un système de « pointage » a été mis en place. Chaque individu sur l’île a droit à un quota hebdomadaire de légumes, fruits, poissons, viande et volaille, œufs, lait, etc., ainsi qu’un quota de consommables de première nécessité, comme le papier toilette, les serviettes hygiéniques, le savon ou le dentifrice (tous, fabriqués de façon artisanale sur l’île). La mise en place de ce système centralisé a été longue et laborieuse. Il a d’abord fallu recenser précisément chaque habitant (pas loin de 3000), en enregistrant chacun dans une base de données spécifique, puis développer un logiciel permettant le « pointage » au moment du passage en caisse, et ce, à l’aide d’un badge individuel basique, un peu comme la « Carte Vitale » en France (mais sans puce électronique), qui ici porterait bien son nom. Il a fallu aussi définir les critères d’attribution. Ça a été la partie la plus ardue et la plus « disputée » du système. Par exemple : quoi et quelle quantité distribuer en fonction de l’âge, du sexe, du métier exercé, de la fonction administrative éventuelle, etc., ?… Bref, pas simple.

Pour le reste, comme les vêtements, les chaussures, les petits consommables du type piles, ampoules… chacun doit se débrouiller comme il peut, au moyen du troc, des échanges de bons procédés, de la générosité et du bon vouloir des uns et des autres.

Quant à l’électricité et l’eau, elles sont toujours distribuées de façon continue, mais avec des restrictions comme, par exemple, l’extinction des lumières sur toute l’île, entre 23 h et 7 h du matin, hormis pour l’hôpital, les locaux de la police, la caserne des pompiers, la société de sauvetage en mer, et certaines activités agricoles.

En ce qui concerne les communications à distance, elles ont pu être maintenues grâce au système filaire classique qui existait – le fonctionnement à pièces, des fameuses cabines téléphoniques anglaises, a été aboli –, et grâce aux talkies-walkies à piles rechargeables.

Une radio locale émet toujours. Elle s’appelle désormais From Revelation – son nom précédent était Saint FM Community Radio, créée en 2004 et alors financée principalement par Lord Michael Ashcroft. Son unique animateur, maintenant, est Étienne Floyd, 29 ans, célibataire, grand, mince et rouquin. Il est le fils du conservateur de Longwood House, la dernière demeure de Napoléon 1er. From Revelation est devenue la source principale de diffusion de l’information sur l’île. Chacun pouvant contribuer aux news à diffuser, en rendant visite à l’animateur. Les locaux de la station de radio émettrice, avec sa haute antenne, sont situés en plein Jamestown, sur Main Street, au 1er étage de l’Association « Hall ». Etienne est assisté de quelques techniciens et d’une jeune journaliste en herbe, Lauren Brown, 25 ans, fille d’un couple de fermiers dont la propriété se situe sur Ladder Hill, proche d’un champ solaire photovoltaïque. Étienne et Lauren vivaient en colocation avant le cataclysme. Ils cohabitent toujours dans le même petit appartement, dans un pavillon divisé en 4 lots, sur Ladder Hill Road, mais il n’y a évidemment plus de loyers à partager maintenant. Ils sont très proches tous les deux, mais dans une relation purement amicale. Lauren, petite blonde à la coupe au carré, aux formes généreuses et au regard bleu foncé, vadrouille sur l’île en vélo électrique – prérogative qui lui a été accordée en raison du bénéfice de son activité apporté aux Saints –, à la recherche d’infos diverses et, pourquoi pas, du scoop de l’année !

Ayant rempli son sac des courses pour la semaine, Zeynab reprend le chemin de la maison. Elle a demandé à l’une des caissières si des pâtes étaient encore disponibles, malheureusement, les stocks sont définitivement épuisés. Il semblerait que certains fermiers souhaitent en fabriquer de façon artisanale. Mais pour cela, il faut cultiver les céréales qui fourniront les ingrédients de base nécessaire à leur fabrication, à savoir semoule de blé dur ou farine de blé tendre… il va donc falloir patienter. Le sucre et le sel sont aussi en rupture de stock, et leur fabrication, énergivore pour des quantités suffisantes, n’est pas pour demain.

En remontant Napoleon Street, Zeynab se demande si une telle communauté peut être vraiment pérenne et prospérer normalement. Qu’en sera-t-il, par exemple, lorsque tous les médicaments seront épuisés ? Le taux de mortalité risque d’exploser, et le taux de natalité, à l’inverse, risque de chuter drastiquement. Il est vrai que les Saints sont aguerris, de tout temps, à cette vie rude, simple et fonctionnelle. C’est dans leurs gènes. La preuve en est, ils ont, en l’espace de quelques mois à peine, mis en place un fonctionnement communautaire adapté à la situation dramatique qui a suivi le cataclysme nucléaire. Et pour l’instant, cela semble fonctionner plutôt pas mal.

Le but maintenant va être de tenir dans la durée, de façon à laisser à la planète le temps de reprendre son souffle, pour ensuite tenter une traversée vers le continent africain et, de là, reprendre contact avec d’éventuels survivants. Un stock de carburant, d’un commun accord et permettant cette traversée de 4 jours environ pour rejoindre l’Angola, aller-retour, a été constitué. Il est sous bonne garde dans un local annexe au Poste de Police de Jamestown.

Zeynab ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour toutes les personnes, plus ou moins proches, qu’elle a connues. Combien de survivants ? Ou alors, tous disparus ? Son mentor français lui manque tellement. Lui vient en tête une citation de Khalil Gibran, que son mentor affectionnait : « En automne, je récoltais toutes mes peines et les enterrais dans mon jardin. Lorsqu’avril refleurit et que la terre et le printemps célébrèrent leurs noces, mon jardin fut jonché de fleurs splendides et exceptionnelles. »

 

 

 

 

 

Communauté

 

 

 

Comme l’oiseau, l’humanité possède deux ailes – l’une mâle, l’autre femelle. Si les deux ailes ne sont pas également fortes et mues par une force commune, l’oiseau ne peut s’envoler vers le ciel.

Abdu’l-Bahá

 

 

Sur la place principale de la capitale, bordée par de nombreux arbres et située devant l’église Saint-James – qui est la plus ancienne église anglicane de l’hémisphère sud, le bâtiment actuel ayant été érigé en 1774 –, une foule y est agglutinée.

Le gouverneur Jack Spencer a convié la population, via un appel à la radio locale, à s’y retrouver ce dimanche après-midi de fin d’été, sous un grand ciel bleu et avec un soleil resplendissant qui sont la bienvenue.

Le front de mer, tout proche, fait entendre son doux murmure, et les mouettes dans le ciel, petites taches blanches sur fond bleu, font entendre leurs cris stridents, laissant croire qu’elles participeraient bien aux festivités.

Sur une idée de Jack Spencer, un tel rassemblement est organisé une fois par mois, généralement le dernier dimanche. Ceci, de façon à ce que tout le monde puisse se retrouver, après la messe pour certains, pour discuter de choses et d’autres, apporter sa contribution en termes d’idées pour le bon fonctionnement de la communauté, mais aussi déballer ses griefs s’il y en a. Le but étant, avant tout, de passer un bon moment dans un esprit de détente et de convivialité.

Sont présents, surtout des habitants de Jamestown, mais aussi quelques « campagnards » qui souhaitent échanger avec les gens de la ville. Ici, tout le monde se connaît, ou presque.

Le gouverneur, juché sur une estrade au centre de la place, y fait son speech habituel de bienvenue, mais surtout de soutien et d’encouragement à chacun, dans cette épreuve ô combien difficile. Celui qui souhaite s’exprimer en public peut le rejoindre et prendre la parole. Aucun sujet n’est tabou et tout peut être abordé.

Des stands sont également dressés, où ceux qui souhaitent se débarrasser d’articles divers ou échanger des objets, des ustensiles, des vêtements ou autres, peuvent le faire.

Oliver, le gérant du Donny’s Bar, distribue café, soda et boisson alcoolisée – avec modération et pour les plus de 18 ans –, issue de la seule distillerie de l’île, à ceux qui en font la demande.

Un groupe de jeunes musiciens, installé au pied de l’église, composé de deux guitaristes, un batteur, un organiste et une chanteuse avec un petit air à la Joan Baez à ses débuts, diffuse leur musique pop-rock à qui veut bien prendre le temps de les écouter.

D’autres groupes de personnes disparates se forment, et chacun y va de ses éclats de voix, de ses rires, de ses commentaires, dans un grand brouhaha général.

Quant à la police, elle veille discrètement au bon déroulement de l’évènement.

Zeynab, habillée pour la circonstance d’une robe à fleurs et d’un haut léger de couleur blanche, se tient un peu à l’écart. Elle regarde cette foule compacte avec étonnement. Qui pourrait imaginer, devant ce tableau presque idyllique d’un microcosme de société, que l’humanité joue sa survie, que la planète frissonne et suffoque, et tout cela à seulement quelques milliers de kilomètres d’ici.

Avant l’apocalypse, dans les années 50 (du 21e siècle) les gens, notamment les jeunes, étaient tous hyperconnectés, mais ne se parlaient pas vraiment, ou alors mal, et surtout, ils ne se voyaient, en vrai, pratiquement plus, le FaceTime ayant remplacé le « en chair et en os ». La technologie mettait à leur disposition des moyens de communication jamais égalés, mais rendant ainsi les échanges impersonnels et froids. Rien ne pourra jamais remplacer le contact direct, chaleureux, ouvert, yeux dans les yeux, où les expressions du visage, laissant transparaître les émotions, sont aussi parlantes et importantes que les paroles échangées.

C’est ce à quoi assiste Zeynab sur cette place, une humanité telle qu’elle aurait dû se maintenir et ainsi, peut-être, éviter le désastre annoncé.

Zeynab est seule, Leïla et les enfants sont restés à la maison. Chacun maintenant doit s’occuper de sa progéniture en termes d’éducation scolaire et Leïla, ayant plus d’expérience que Zeynab en la matière, a pris en charge Naël et Salima. Mais également certains enfants venant de familles qui n’ont pas un niveau intellectuel suffisant ou tout simplement pas le temps de s’en occuper. La maison ressemble parfois à une salle de classe d’une école élémentaire.

Zeynab voit de loin Amine, en grande conversation avec Émile Carpentier, le médecin-chef. La conversation semble houleuse, elle se demande de quoi ils peuvent bien parler tous les deux.

Elle aperçoit aussi le prêtre de la paroisse, Wilson Byrne, qui ne fait pas ses 55 ans. Il est accompagné de son épouse Maggie, qui a le même âge que lui. Ils sont entourés de nombreux fidèles. Ici, pas de mosquée, et Zeynab, avec son couple d’amis, sont probablement les seuls musulmans sur l’île. Il n’existe pas de population indigène à Sainte-Hélène. Les habitants sont des Européens descendants principalement de Britanniques, quelques Africains descendants d’esclaves et quelques rares Chinois.

Un peu plus loin, Lauren, notre journaliste en herbe, circule au milieu des différents groupes, et écoute d’une oreille attentive les commentaires qui fusent de-ci de-là, espérant ainsi glaner ce qui pourrait faire un prochain « papier » intéressant pour Étienne Floyd et sa radio From Revelation. Et justement, alors qu’elle se trouve en périphérie de la place, à scruter à gauche et à droite, elle voit Étienne, en compagnie d’une jolie brune qu’elle ne connaît pas, se diriger d’un pas rapide vers l’église. Cela l’intrigue et elle décide de leur emboîter le pas, à distance respectueuse. Arrivé à proximité de l’église, le couple bifurque sur la droite et emprunte un passage étroit entre église et maisons. Le passage débouche à l’arrière de l’église où il n’y a pas âme qui vive. Lauren, de plus en plus intriguée, emprunte le passage à son tour. S’arrêtant à l’angle de l’église, elle se penche prudemment et jette un œil. « My God ! » s’exclame-t-elle intérieurement, en voyant la scène qui se déroule à peine à 5 mètres d’elle. Étienne, adossé au mur de l’église, tient dans ses mains la tête de la brune qui est accroupie à ses pieds et qui s’active sur sa queue bien dressée, en alternant léchouilles et prise en bouche avec une agilité désarmante. Le rouge monte aux joues de Lauren, qui ne peut détacher son regard de la scène. Le voyeurisme n’a pourtant jamais été parmi ses préférences sexuelles, mais là, comme il s’agit de son ami proche, l’excitation commence à monter. Les cloches de l’église, sans crier gare, retentissent bruyamment et font sursauter Lauren, qui éprouve soudain une étrange culpabilité. La brune, quant à elle, a bien failli s’étrangler, mais elle remet ça de plus belle, dans un va-et-vient frénétique. Alors que des gémissements crescendo se font entendre, Lauren préfère s’esquiver discrètement, avant l’explosion finale. Elle rejoint la place en sentant sa petite culotte légèrement mouillée. « Ce n’est pas vrai ! » pense-t-elle, en éclatant de rire, « je tenais mon scoop, mais je ne peux rien en faire malheureusement. »

Débouchant sur la place, une voix l’interpelle. C’est Steven Moore, le chef de la police. Lauren se met à rougir de plus belle.

— ça va Lauren ? T’as l’air bizarre, lui lance-t-il.

— Oui oui, ça va, je suis à la recherche d’un scoop, t’aurais pas ça dans ta besace par hasard ?

— Ahah, pas vraiment… à part des faits divers de « chats écrasés », il ne faut pas s’attendre à autre chose sur cette île.

L’avenir allait lui donner tort…

Steven Moore, 48 ans, a sous ses ordres une dizaine d’agents. Il est marié et a une fille unique, Jenny, qui ressemble à Lauren et a à peu près le même âge. Il n’a plus aucune nouvelle de Jenny depuis le cataclysme. Cette dernière était partie faire ses études à Londres, dans le domaine du droit international. De fait, il s’est depuis attaché naturellement à Lauren.

Le petit air à la « Columbo » de Steven a toujours fait sourire les Saints, du moins les cinéphiles avertis et les aficionados, la jeune génération n’ayant jamais entendu parler du lieutenant de police de la série TV éponyme, à la perspicacité redoutable. Walter Anderson, l’ancien procureur, aimait bien le chambrer en lui demandant ce qu’il avait fait de sa Peugeot 403 cabriolet, mais aussi sur le fait que Steven avait donné comme prénom à sa fille, sans le savoir, le même que celui de la fille de l’inspecteur dans la série. Une année, à l’anniversaire de Steven, peu après l’avoir nommé chef de la police, Walter avait même été jusqu’à lui offrir un trench coat usagé et beigeasse. Sur le coup, Steven, qui alors ne connaissait pas la série, n’avait pas compris le clin d’œil. C’est à la suite de cela qu’il était devenu fan à son tour. Ceci dit, il ne va pas non plus jusqu’à porter l’imper en question, au grand regret de Walter.

Étienne, réapparaissant sur la place avec un grand sourire béat sur le visage, mais sans la brune, décide d’aller interviewer le nouveau procureur… comment s’appelle-t-il déjà ? Amine quelque chose. Il croise Zeynab et la reconnaît. « Cette femme est vraiment belle, elle ne laisse personne indifférent, mais on perçoit une telle tristesse dans son regard », pense-t-il.

— Bonjour Docteure, je cherche le nouveau procureur, votre ami, je crois, vous ne l’auriez pas vue par hasard ?

— Appelez-moi Zeynab, on a pratiquement le même âge tous les deux, je pense. Je l’ai vue tout à l’heure, il est peut-être au Donny’s Bar maintenant, il affectionne cet endroit.

— OK, merci du tuyau, bonne fin d’après-midi !

Et effectivement, rejoignant la terrasse du Bar, situé à une quarantaine de mètres de la place, Étienne aperçoit le procureur qui, ça tombe bien, se lève de table et s’apprête à partir. Il lui fait signe, et se présente :

— Bonjour Monsieur, je suis Étienne Floyd, l’animateur de From Revelation, vous auriez quelques instants à m’accorder ?

— Bien sûr jeune homme… allons-nous asseoir à l’écart, près du front de mer, si vous le voulez bien.

— Je suis désolé, mais je n’ai pas retenu votre nom…

— Alaoui, Amine Alaoui, mais appelez-moi Amine.

Assis sur un muret, face à une mer calme et aux bateaux amarrés au large comme des âmes en peine, la conversation s’engage, après qu’Étienne ait mis en route, avec l’autorisation d’Amine, l’enregistreur de son smartphone – ce dernier d’ailleurs ne servant pratiquement plus qu’à ça étant donné la disparition de toutes les connexions Internet :

— Vous avez été nommé procureur tout récemment, par Jack Spencer, notre gouverneur, et ce, en remplacement de monsieur Anderson, qui aspire à une retraite bien méritée. Vos premières impressions à ce poste ?

— D’abord, c’est un honneur pour moi que de pouvoir servir cette île qui nous a accueillis à bras ouverts. En tant qu’ancien Ambassadeur, et étant donné mon âge et l’expérience qui va avec, Jack a estimé que j’avais toutes les capacités requises pour me proposer ce poste, je n’ai donc pas hésité une seconde à dire oui.