Histoire de l'admirable Don Quichotte de la Manche - Cervantes - E-Book

Histoire de l'admirable Don Quichotte de la Manche E-Book

Cervantes

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Extrait : "Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse."

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CHAPITRE PREMIERDu château de la famille du fameux don Quichotte

Dans une contrée d’Espagne qu’on appelle la Manche, vivait, il n’y a pas longtemps, un gentilhomme de ceux qui ont une lance au râtelier, une vieille rondache, un roussin maigre et quelques chiens de chasse. Un morceau de viande dans la marmite, plus souvent bœuf que mouton ; une galimafrée le soir, du reste du dîner ; le vendredi, des lentilles ; des œufs au lard le samedi, à la manière d’Espagne, et quelque pigeon de plus les dimanches, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste était pour la dépense des habits, qui consistaient en un jupon de beau drap, avec des chausses de velours, et les mules de même pour les jours de fêtes ; et les autres jours c’était un bon habit de drap du pays. Il avait chez lui une espèce de gouvernante qui avait, quoiqu’elle en dît, un peu plus de quarante ans, et une nièce qui n’en avait pas encore vingt, avec un valet qui servait à la maison et aux champs, qui pansait le roussin et allait au bois. L’âge de notre gentilhomme approchait de cinquante ans. Il était d’une complexion robuste et vigoureuse, maigre de visage et le corps sec et décharné ; fort matineux et grand chasseur. Quelques-uns lui donnent le surnom de Quixada ou Quesada ; les auteurs qui en ont écrit en parlant diversement : quoi qu’il en soit, il y a apparence qu’il s’appelait Quixada mais cela importe peu à l’histoire, pourvu que dans le reste on la rapporte fidèlement.

Les jours que notre gentilhomme ne savait que faire (ce qui arrivait pour le moins les trois quarts de l’année), il s’amusait à lire des livres de chevalerie ; mais avec tant d’attachement et de plaisir, qu’il en oublia entièrement la chasse et le soin de ses affaires : il en vint même à un tel point d’entêtement, qu’on dit qu’il vendit plusieurs pièces de terre pour acheter des romans, et fit si bien qu’il en remplit sa maison.

En un mot, notre gentilhomme s’acharna si fort à sa lecture, qu’il y passait les jours et les nuits ; de sorte qu’à force de lire et de ne point dormir, il se dessécha le cerveau à tel point qu’il en perdit le jugement. Il se remplit l’imagination de toutes les fadaises qu’il avait lues ; et on peut dire que ce n’était plus qu’un magasin d’enchantements, de querelles, de défis, de combats, de batailles, de blessures, d’amours, de plaintes amoureuses, de tourments, de souffrances, et d’impertinences semblables. Il s’imprima encore si bien dans l’esprit tout ce qu’il avait lu dans ces romans, qu’il ne croyait pas qu’il y eût d’histoire au monde plus véritable. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait été fort bon chevalier, mais qu’il n’y avait pas de comparaison entre lui et le chevalier de l’ardente épée, qui d’un seul revers avait coupé par la moitié deux géants de grandeur effroyable. Bernard de Carpio était fort bien avec lui, parce que dans la place de Roncevaux il était venu à bout de Roland, tout enchanté qu’il était, se servant de l’adresse d’Hercule qui étouffa entre ses bras Antée, ce prodigieux fils de la terre. Il parlait aussi fort avantageusement du géant Morgan, qui, pour être de cette orgueilleuse et discourtoise race de géants, était cependant civil et affable. Mais il n’y en avait point qu’il aimât autant que Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château et détrousser tout ce qu’il rencontrait, et lorsqu’en Barbarie il déroba cette idole de Mahomet, qui était tout d’or, à ce que dit l’histoire. Pour le traître Ganelon, il eût donné de bon cœur sa servante, et sa nièce par-dessus le marché, pour lui pouvoir donner cent coups de pied dans le ventre.

Enfin, l’esprit déjà troublé, il lui tomba dans l’imagination la plus étrange pensée dont jamais fou se soit avisé. Il crut ne pouvoir mieux faire pour le bien de l’État, et pour sa propre gloire que de se faire chevalier errant, et d’aller par le monde chercher les aventures, réparant toutes sortes d’injustices, et s’exposant à tant de dangers, qu’il en acquît une gloire immortelle. Il s’imaginait, le pauvre gentilhomme, se voir déjà couronné par la force de son bras, et que c’était le moins qu’il pût prétendre, que l’empire de Trébizonde. Parmi ces agréables pensées, emporté du plaisir qu’il y prenait, et enflé d’espérance, il ne songea plus qu’à exécuter promptement ce qu’il souhaitait avec tant d’ardeur.

La première chose qu’il fit, fut de fourbir des armes qui avaient été à son bisaïeul, et que la rouille mangeait depuis longtemps dans un coin de sa maison. Il les nettoya et les redressa le mieux qu’il put ; mais voyant qu’au lieu du casque complet il n’y avait que le simple morion, il fit industrieusement le reste avec du carton, et attachant le tout ensemble, il s’en fit une espèce de casque, ou quelque chose au moins qui en avait l’apparence. Il arriva que voulant éprouver s’il était assez fort pour résister au tranchant de l’épée, il tira la sienne, et brisa du premier coup ce qu’il avait eu bien de la peine à faire en huit jours. Cette grande facilité de se rompre ne lui plut pas dans un armet, et, pour remédier à cet inconvénient, il le refit de nouveau, et mit par dedans de petites bandes de fer, en sorte qu’il en fut satisfait ; et, sans en faire d’autre expérience, il le tint pour une armure de fine trempe et à l’épreuve.

Il passait les jours et les nuits à la lecture.

Il pensa ensuite à son cheval, et, quoique le pauvre animal n’eût que la peau et les os, il lui parut en si bon état, qu’il ne l’eût pas changé pour le Bucéphale d’Alexandre, ou le Babieça du Cid. Il fut quatre jours à chercher quel nom il lui donnerait, parce qu’il n’était pas raisonnable, disait-il en lui-même, que le cheval d’un si fameux chevalier n’eût pas un nom connu de tout le monde. Ainsi il essayait de lui en composer un qui pût faire connaître ce qu’il avait été avant que d’être cheval d’un chevalier errant, et ce qu’il était alors. Il croyait surtout qu’ayant changé d’état, il était bien juste que son cheval changeât aussi de nom, et qu’il en prît un d’éclat et convenable à sa nouvelle profession. Après avoir bien rêvé, tourné, ajouté, diminué, fait et défait, enfin il le nomma Rossinante, nom magnifique suivant lui, éclatant, significatif, et bien digne du premier cheval du monde.

Ayant trouvé un si beau nom à son cheval, il pensa aussi à s’en donner un à lui-même, et, après avoir passé huit autres jours à rêver, il se nomma enfin don Quichotte : ce qui a fait croire aux auteurs de cette véritable histoire qu’il devait s’appeler Quixada, et non Quesada, comme d’autres l’ont dit. Mais notre héros, se ressouvenant que le vaillant Amadis ne s’était pas contenté de son nom, et qu’il y avait encore ajouté celui de sa patrie et de son royaume pour les rendre plus célèbres, et s’était nommé Amadis de Gaule, ajouta pareillement au sien celui de son pays, et s’appela don Quichotte de la Manche, persuadé que par là sa famille et le lieu de sa naissance allaient être connus et recommandables par toute la terre.

Ayant donc bien fourbi ses armes, de son morion fait une salade entière, donné un beau nom à son cheval, et pris un nom illustre pour lui-même, il crut qu’il ne lui manquait plus rien que de chercher une dame à aimer, parce que le chevalier errant sans amour est un arbre sans feuilles et sans fruits, et proprement un corps sans âme. Si par malheur, disait-il en lui-même, ou plutôt pour ma bonne fortune, je viens à me rencontrer avec quelque géant, comme il arrive d’ordinaire aux chevaliers errants, et que du premier coup je l’abatte par terre, ou que je le fende par la moitié, enfin que je le vainque, ne sera-t-il pas bon d’avoir à qui en faire présent, et qu’allant trouver ma dame, et se mettant à genoux devant elle, il lui dise d’une voix humble et respectueuse : « Madame, je suis le géant Caraculiambro, seigneur de l’île Malindranie que l’invincible et non jamais assez loué chevalier don Quichotte de la Manche a vaincu en combat singulier ; et c’est par son ordre que je viens me jeter aux pieds de votre grandeur, afin qu’elle dispose de moi comme de son sujet et de son esclave. » Oh ! que notre chevalier se sut bon gré, quand il eut fait ce beau discours, et qu’il eut de joie ensuite quand il trouva qui rendre maîtresse de son cœur ! Ce fut, à ce que l’on croit, une assez jolie paysanne, fille d’un laboureur de son village dont il avait été quelque temps amoureux, sans qu’elle l’eût jamais su ou qu’elle s’en fût souciée. Elle s’appelait Alonza Lorenço, et ce fut elle qu’il créa dès ce moment pour jamais dame de ses pensées ; puis lui cherchant un nom qui ne fût pas moins noble que le sien, et qui eût quelque chose de celui d’une princesse, il la nomma enfin Dulcinée du Toboso, parce qu’elle était en effet de ce lieu-là, et ce nom ne lui plut pas moins que ceux qu’il avait inventés pour lui-même et pour son cheval.

CHAPITRE IIDe la première sortie de don Quichotte

Notre chevalier, ayant ainsi pris toutes ses mesures, ne voulut pas attendre plus longtemps à se donner au public, croyant que son retardement le rendait coupable de tout ce qu’il y avait de maux à réparer dans le monde, et d’injustices auxquelles il pouvait remédier. Ainsi, sans donner connaissance de ce qu’il méditait, et sans que personne s’en aperçût, un beau matin avant le jour, et dans le plus chaud du mois de juillet, il s’arme de pied en cap, monte sur Rossinante, embrasse son écu, prend sa lance, et par la fausse porte d’une basse-cour sort dans la campagne, tout transporté de voir l’exécution d’un si beau dessein commencer avec tant de facilité ; mais à peine se vit-il à cent pas de sa maison, qu’un terrible scrupule faillit le faire retourner et renoncer même entièrement à son entreprise.

Un beau matin il sortit dans la campagne.

Il se ressouvint qu’il n’était pas armé chevalier, et que, suivant les lois de la chevalerie errante, il ne devait ni ne pouvait sans cela en venir aux mains contre aucun chevalier ; et que, quand même il le serait, il devait porter des armes blanches comme nouveau chevalier, sans devise sur l’écu, jusqu’à ce qu’il en eût mérité une par la force de son bras.

Ces réflexions le firent chanceler dans son dessein ; mais sa folie étant plus forte que tous ses raisonnements, il résolut de se faire armer chevalier par le premier qu’il rencontrerait, à l’imitation de beaucoup d’autres qui en avaient ainsi usé, comme il l’avait lu dans ses livres. Pour ce qui regardait la couleur des armes, il prétendait si bien fourbir les siennes, qu’elles seraient plus blanches que la neige.

Par là il se mit l’esprit en repos, et poursuivit son chemin sans en prendre d’autre que celui qu’il plut à son cheval, croyant que c’était en cela que consistait l’essence des aventures. Il marcha presque tout ce jour-là sans qu’il lui arrivât rien qui valût la peine de le raconter ; ce qui le mettait au désespoir, tant il avait d’impatience d’éprouver la vigueur de son bras.

Cependant, regardant de tous côtés s’il ne découvrirait point quelque château ou quelque maison de paysan où il pût se retirer, il vit sur son chemin une hôtellerie, et ce fut comme s’il eût vu une étoile qui l’eût conduit au port de salut. Il pressa son cheval malgré sa lassitude, et arriva tout près de l’hôtellerie dans le temps que le jour commençait à faiblir.

Il y avait par hasard sur la porte deux jeunes femmes de tournure fort suspecte, qui s’en allaient à Séville avec des muletiers et qui s’étaient arrêtées là pour cette nuit ; et comme notre aventurier avait l’imagination pleine des rêveries de ses romans et jugeait de toutes choses sur ce pied-là, il n’eut pas plus tôt vu l’hôtellerie, qu’il se la représenta comme un château avec ses quatre tours, sans oublier le pont-levis et ses fossés, et tout le reste de ces accompagnements que les auteurs ne manquent pas de donner à leurs châteaux. Il s’arrêta à quelques pas de cette nouvelle forteresse, attendant qu’un nain sonnât du cor au haut du donjon, pour avertir qu’il arrivait un chevalier ; mais comme il vit que le nain était trop long à paraître et que Rossinante avait impatience d’être à l’écurie, il s’avança jusqu’à la porte de la maison, où il vit les deux bonnes pièces dont j’ai parlé, qui lui parurent deux demoiselles d’importance qui prenaient le frais à la porte du château. Il se rencontra même fort à propos qu’un homme, qui gardait des pourceaux là auprès sonna deux ou trois fois de son cornet pour les rassembler ; et don Quichotte ne manqua pas de se persuader (comme il l’avait souhaité) que c’était un nain qui donnait avis de sa venue. Aussitôt, avec une joie qu’on ne saurait exprimer, il s’approcha de la porte de ces dames qui voulaient rentrer dans l’hôtellerie, effrayées de voir un homme armé jusqu’aux dents avec le bouclier et la lance. Mais don Quichotte, qui jugea de leur frayeur par leur fuite, haussant sa visière de carton et découvrant son sec et poudreux visage, leur dit de bonne grâce et d’une voix posée : « Ne fuyez point, mesdemoiselles, vous n’avez rien à craindre ; l’ordre de chevalerie dont je fais profession ne me permet d’offenser personne, et moins encore de belles et honnêtes demoiselles comme vous. » Elles s’arrêtèrent, regardant avec admiration l’étrange figure de notre aventurier, dont la mauvaise visière couvrait à demi le visage ; mais comme elles s’entendirent appeler demoiselles, ce qui ne leur était jamais arrivé, elles ne purent s’empêcher de rire ; si bien que don Quichotte, qui n’en savait pas le sujet, se fâcha tout de bon et leur dit : « La modestie et la discrétion sied bien aux belles, et c’est leur partage ; mais de rire sans sujet, c’est une simplicité qui approche de la folie. Je ne dis pas cela, mesdemoiselles, pour vous offenser, car après tout je n’ai point d’autre dessein que de vous rendre service. »

Les deux jeunes femmes de l’hôtellerie.

Une manière de parler si nouvelle leur augmentait encore l’envie de rire, ce qui augmentait aussi son chagrin ; et sans doute il ne s’en serait pas tenu là, si dans le même temps il n’eût vu paraître l’hôte. L’hôte, qui vit cette figure contrefaite et si étrangement armée d’un corselet, d’un écu et d’une lance, eut pour le moins autant d’envie de rire que les demoiselles ; mais craignant encore plus qu’elles tout cet appareil de guerre, il se résolut d’en user respectueusement, et dit à don Quichotte : « Seigneur chevalier, si vous cherchez à loger, il ne vous manquera rien ici que le lit ; tout le reste s’y trouve en abondance. »

Don Quichotte, voyant la civilité du gouverneur de la citadelle (car tels lui parurent et l’hôtellerie et l’hôte), lui répondit : « Pour moi, seigneur châtelain, la moindre chose me suffit ; je ne me pique point de délicatesse, ni, comme vous voyez, de parure ; les armes sont tous mes ornements et tout mon équipage, et le combat tout mon repos. » L’hôte ne comprit pas bien d’abord pourquoi don Quichotte l’avait appelé châtelain ; mais comme c’était un matois d’Andalous de la plage de San-Lucar, grand larron de son métier et aussi malin qu’un écolier ou qu’un page : « À ce compte, monsieur, répliqua-t-il, les pierres seront un assez bon lit pour votre seigneurie, et je vois bien que vous dormez aussi peu qu’une sentinelle. Cela étant, vous n’avez qu’à mettre pied à terre, et vous êtes assuré que vous trouverez ici de quoi passer non seulement une nuit sans dormir, mais même toute l’année. »

En disant cela, il alla tenir l’étrier à don Quichotte, qui descendit de cheval avec bien de la peine, comme un homme qui n’avait pas encore déjeuné à neuf heures du soir. Le chevalier pria l’hôte d’ordonner à ses gens d’avoir grand soin de son cheval, l’assurant qu’entre toutes les bêtes qui mangeaient du foin dans le monde, il n’y en avait pas une meilleure. L’hôte le considéra attentivement, mais il ne lui parut pas si bon que disait don Quichotte, ni même à la moitié près. Après avoir accommodé le cheval à l’écurie, il vint voir ce que voulait notre chevalier, et il le trouva qui se faisait désarmer par les prétendues demoiselles, avec qui il s’était déjà réconcilié. Elles lui avaient ôté le corselet et la cuirasse ; mais, quelque effort qu’elles fissent, elles ne purent désenchâsser le hausse-col ni ôter l’armure de tête, qui était attachée avec des rubans verts, dont elles ne pouvaient défaire les nœuds sans les couper, ce qu’il ne voulut jamais souffrir ; de sorte qu’il passa toute la nuit avec son morion, ce qui faisait la plus étrange et la plus plaisante figure du monde.

Le chevalier pria l’hôte d’avoir soin de son cheval.

Il n’en était pas moins ravi de sa première sortie, et ce premier succès lui faisait tout espérer de la suite. Une seule chose le chagrinait, c’était de n’être pas encore armé chevalier, parce qu’en cet état il ne pouvait légitimement entreprendre aucune aventure.

CHAPITRE IIIDe l’agréable manière dont le seigneur don Quichotte se fit armer chevalier par son hôte

Notre aventurier, tourmenté de l’inquiétude que je viens de dire, abrégea son maigre repas ; et sortant de table assez brusquement, emmena l’hôte dans l’écurie, où, après avoir fermé la porte, il se jeta à genoux et lui dit avec transport : « Je ne me lèverai jamais d’ici, valeureux chevalier, que votre seigneurie ne m’ait accordé un don que j’ai à lui demander, et qui ne tournera pas moins à sa gloire qu’à l’avantage de tout l’univers. » Celui-ci, bien étonné de le voir à ses pieds et de s’entendre traiter de la sorte, le regardait sans savoir que faire ni que dire, et s’opiniâtrait à le faire lever ; mais ce fut inutilement, jusqu’à ce qu’il l’eût assuré qu’il lui accorderait ce qu’il espérait de lui. « Je n’attendais pas moins de votre courtoisie, répondit dont Quichotte. Le don que je vous demande et que vous me promettez si obligeamment, c’est que demain, dès la pointe du jour, vous me fassiez la grâce de m’armer chevalier, et que cette nuit vous me permettiez de faire la veille des armes dans la chapelle de votre château, pour me préparer à recevoir cet illustre caractère que je souhaite avec tant d’ardeur, et qui me mettra en état d’aller chercher les aventures par toutes les parties du monde, en donnant secours aux affligés, et châtiant les méchants selon les lois de la chevalerie errante dont je fais profession. »

L’hôte.

L’hôte qui, comme j’ai dit, était un matois, et qui soupçonnait déjà quelque chose de la folie du chevalier, acheva de se confirmer dans sa pensée par ces dernières paroles, et pour se préparer de quoi rire, résolut de lui donner contentement. Il lui dit donc qu’il avait très bien rencontré dans son dessein ; qu’il ne pouvait jamais mieux choisir, et que rien n’était plus digne des chevaliers d’importance tel qu’on le jugeait être à sa bonne mine ; que lui-même dans sa jeunesse s’était adonné à cet exercice, allant en diverses parties du monde chercher les aventures, n’ayant pas laissé un coin dans les faubourgs de Malaga, dans les îles de Riaran, dans le compas de Séville, dans les marchés de Ségovie, dans l’oliverie de Valence, dans la place de Grenade, dans la plage de San-Lucar, au port de Cordoue, et dans les moindres cabarets de Tolède, où il n’eût exercé la légèreté de ses pieds et la subtilité de ses mains, et qu’enfin il s’était retiré dans ce château, où il vivait de son revenu et de celui des autres, recevant tous les chevaliers errants, de quelque qualité et condition qu’ils fussent, par la seule affection qu’il leur portait, et pour partager avec eux ce qu’il avait de bien, en récompense de celui qu’ils faisaient dans le monde.

Il ajouta qu’il n’avait point de chapelle dans son château pour y faire la veille des armes, parce qu’il l’avait fait abattre à dessein d’en bâtir une plus belle ; mais qu’il savait bien qu’en cas de nécessité on veillait où l’on voulait, et qu’il le pouvait faire cette nuit dans une cour du château, qui était comme faite exprès ; que le matin on achèverait la cérémonie, en sorte que dans cinq ou six heures il pourrait s’assurer d’être aussi chevalier que chevalier qu’il y eût au monde « Portez-vous de l’argent ? ajouta-t-il. – De l’argent ? dit don Quichotte ; pas un sou, et je n’ai jamais lu en aucune histoire de chevalier errant qu’un seul en ait porté. – C’est en quoi vous vous trompez, dit l’hôte ; car si l’on n’en trouve rien dans les livres, c’est que les auteurs ont cru que cela s’en allait sans dire, et qu’on ne s’imaginerait jamais que les chevaliers errants eussent pu manquer à une chose aussi nécessaire que celle d’avoir de l’argent et des chemises à changer. Ainsi ne doutez pas que tant de chevaliers errants, dont les livres sont pleins, n’eussent toujours la bourse bien garnie en cas de besoin, et qu’ils ne portassent aussi du linge et une boîte pleine d’onguent pour les blessures ; car se trouvant en des combats terribles au milieu des bois et des déserts, vous jugez bien qu’ils n’avaient pas toujours à point nommé des chirurgiens pour les panser, et ils seraient morts mille fois avant qu’il en passât un, à moins que d’avoir quelque sage enchanteur pour ami, qui leur envoyât dans une nue quelque demoiselle ou quelque nain, avec une fiole pleine d’une eau de telle vertu, qu’en en mettant seulement une goutte sur le bout de la langue, ils se trouveraient aussi sains et aussi frais que s’ils n’eussent pas eu le moindre mal. Mais, parce que cela n’était pas sûr, ils ne manquaient jamais d’ordonner à leurs écuyers de se pourvoir d’argent et d’autres choses nécessaires, comme d’onguent et de charpie ; et s’il arrivait même qu’un chevalier n’eût point d’écuyer (ce qui était pourtant bien rare), il portait lui-même cette provision dans quelque valise, proprement accommodée sur la croupe du cheval, qu’elle ne paraissait presque pas. Ainsi, ajouta l’hôte, je vous conseille et vous ordonne même, comme à mon fils de chevalerie que vous allez bientôt être, de ne marcher jamais sans argent et sans les autres choses nécessaires, et vous verrez que vous vous en trouverez bien lorsque vous y penserez le moins. »

Don Quichotte l’assura qu’il suivrait son conseil, et aussitôt il se disposa à faire la veille des armes dans une grande cour qui était à côté de l’hôtellerie. Il les ramassa donc toutes et les posa sur une auge auprès d’un puits, et embrassant son écu, et la lance au poing, se mit à se promener devant l’auge d’un air agréable et fier tout ensemble. Il était déjà nuit quand il commença ce bel exercice, et l’hôte qui avait envie de se réjouir, apprit à tous ceux qui étaient dans l’hôtellerie la folie de notre homme, ce que c’était que la veille des armes, et l’impatience qu’avait don Quichotte d’être armé chevalier. Tous ces gens, bien étonnés d’une si étrange espèce de folie, voulurent en avoir le plaisir, et regardant de loin, ils virent don Quichotte qui, d’une contenance grave et posée, tantôt se promenait, et tantôt appuyé sur la lance regardait du côté des armes, y tenant assez longtemps les yeux arrêtés.

Cependant la nuit s’éclaircit, et la lune répandit une lumière si vive que l’on put voir distinctement tout ce que faisait le chevalier. Il prit en ce même temps-là fantaisie à un des muletiers qui étaient dans l’hôtellerie d’abreuver ses mulets, et pour cela il fallait qu’il ôtat les armes de dessus l’auge. Mais don Quichotte, le voyant arriver et connaissant son dessein, lui cria d’une voix haute et fière : « Ô qui que tu sois, téméraire chevalier qui as la hardiesse d’approcher des armes du plus vaillant de ceux qui ont jamais ceint l’épée, prends garde à ce que tu vas faire, et ne sois pas si hardi que de toucher ses armes, si tu ne veux laisser la vie pour châtiment de ta témérité. » Le malavisé muletier ne fit pas grand cas des menaces de don Quichotte ; au contraire, comme s’il l’eût fait par mépris, il prit les armes et les jeta aussi loin qu’il put. Alors don Quichotte, levant les yeux vers le ciel et s’adressant mentalement à sa maîtresse : « Secourez-moi, madame s’écria-t-il, dans cette première occasion qui s’offre à votre esclave, ne me refusez pas votre protection dans cette aventure. » En disant cela, il se défit de son écu, et prenant sa lance à deux mains, il en donna un si grand cou sur la tête du téméraire muletier, qu’il l’étendit à ses pieds, et en si mauvais état, qu’il ne lui en fallait qu’autant pour n’en pas revenir. Ce premier exploit étant achevé, don Quichotte ramassa ses armes, les remit sur l’auge et recommença à se promener comme auparavant.

L’hôte, en homme avisé, voyant que la folie du chevalier était plus dangereuse qu’il ne l’aurait cru, résolut de faire la cérémonie dès la pointe du jour. Il alla tout à l’heure quérir le livre où il marquait la paille et l’orge qu’il donnait aux muletiers, et avec les deux demoiselles et un petit garçon qui portait un bout de chandelle, il vint aussitôt retrouver don Quichotte et le fit mettre à genoux. Puis lisant dans son livre, comme s’il eût dit quelque oraison, il haussa la main au milieu de sa lecture, et lui en donna un si grand coup sur le cou, qu’il lui fit baisser la tête, et du plat de l’épée un autre de même mesure sur le dos, marmottant toujours quelque chose entre ses dents. Cela étant fait, il dit à l’une des demoiselles de ceindre l’épée au chevalier, ce qu’elle fit de fort bonne grâce, et toujours sur le point d’éclater de rire, à chaque endroit de la cérémonie, si les prouesses que venait de faire notre chevalier n’eussent déjà fait voir qu’il n’entendait pas raillerie ; et ceignant l’épée, l’agréable demoiselle lui dit : « Dieu vous donne fortune dans les combats, très aventureux chevalier ! » et il la pria de lui apprendre son nom, afin qu’il sût à qui il avait l’obligation d’une si grande faveur, et qu’il pût partager avec elle la gloire qu’il acquerrait par la valeur de son bras. La belle répondit fort humblement qu’elle s’appelait la Toloza, qu’elle était fille d’un revendeur de Tolède, et qu’elle travaillait dans la boutique de Sancho Bienaya, et qu’en quelque lieu qu’elle se trouvât, elle serait toujours sa très humble servante. « Je vous prie pour l’amour de moi, dit don Quichotte, prenez le don à l’avenir, et appelez-vous doña Toloza ; » ce qu’elle promit de faire. L’autre nymphe lui chaussa l’éperon, et il y eut entre eux le même colloque : il lui demanda son nom ; elle dit qu’elle s’appelait la Meunière, et qu’elle était fille d’un honorable meunier d’Antequerre. Le nouveau chevalier l’obligea aussi de promettre qu’elle prendrait le don, et lui fit mille remerciements et de grandes offres de service. Toute cette admirable cérémonie étant achevée, don Quichotte, qui mourait d’impatience d’aller chercher ses aventures, alla promptement seller Rossinante, et tout à cheval vint embrasser son hôte, le remerciant par un long compliment de la grâce qu’il lui avait faite de l’armer chevalier ; sur quoi il lui dit des choses si étranges, que ce serait une folie de prétendre les pouvoir retrouver.

Il lui frappa le dos du plat de son épée.

L’hôte, qui était ravi de s’en voir défait, répondit à ses compliments dans le même style, mais en moins de paroles, et sans rien lui demander de la dépense, il le laissa partir de bon cœur.

CHAPITRE IVDe ce qui arriva au nouveau chevalier quand il fut sorti de l’hôtellerie

Le jour commençait à paraître quand don Quichotte sortit de l’hôtellerie, si plein de joie de se voir armé chevalier, qu’il n’y avait pas jusqu’à son cheval qui ne s’en ressentît ; mais se ressouvenant des conseils de l’hôte touchant les choses dont il fallait nécessairement qu’il se pourvût, il résolut de s’en retourner chez lui pour prendre de l’argent et des chemises, et pour se procurer un écuyer ; à quoi il destinait déjà un laboureur de ses voisins, qui était pauvre et chargé d’enfants, mais fort propre pour la charge d’écuyer errant.

Dans cette résolution il prend le chemin de son village, et, comme si Rossinante eût deviné le dessein de son maître, il commença à marcher avec tant de légèreté et d’action, qu’il ne touchait presque pas des pieds à terre.

Don Quichotte avait marché près de deux milles, quand il découvrit une grande troupe de gens qui venaient par le même chemin, et c’était, comme on a su depuis, des marchands de Tolède qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six, bien montés, avec leurs parasols, quatre valets à cheval, et trois à pied qui conduisaient des mules.

À peine don Quichotte les aperçut, qu’il s’imagina que c’était une nouvelle aventure, et pour imiter ses livres autant qu’il lui était possible, il la crut faite exprès pour une fantaisie qu’il avait dans l’esprit. Sur cela, d’un air fier et en bonne résolution, il s’affermit sur les étriers, serre sa lance, se couvre de son écu, et se campant au milieu du chemin, attend ceux qu’il prenait pour des chevaliers errants : et comme ils furent assez proches pour le voir et l’entendre, il haussa sa voix, et leur cria arrogamment : « Qu’aucun de vous ne prétende passer outre, s’il ne veut confesser que dans le reste du monde il n’y a pas une dame qui égale la beauté de l’impératrice de la Manche, l’incomparable Dulcinée du Toboso. »

À ces paroles, les marchands s’arrêtèrent pour considérer l’étrange figure de cet homme, et à la figure aussi bien qu’aux paroles, ils le prirent aisément pour ce qu’il était ; mais voulant voir à quoi tendrait l’aveu qu’il demandait et se donner du plaisir, un d’eux, qui était plaisant et qui ne manquait pas d’esprit, répondit : « Seigneur chevalier, nous ne connaissons point cette belle dame dont vous parlez ; faites-nous la voir ; si elle est aussi belle que vous le dites, nous avouerons de bon cœur ce que vous nous demandez.

– Et quand vous l’aurez vue, répliqua don Quichotte, quelle obligation vous aurai-je de reconnaître une vérité qui parle d’elle-même ? L’important est que vous le croyiez sans le voir, que vous en juriez, et que vous le souteniez les armes à la main contre qui que ce soit. Confessez-le donc tout à l’heure, gens orgueilleux et superbes, ou je vous défie ; vous n’avez qu’à venir l’un après l’autre, comme le demande l’ordre de la chevalerie, ou tous ensemble si vous voulez, comme c’est la coutume des gens de votre trempe. Je vous attends avec toute la confiance d’un homme qui a la raison de son côté. »

En même temps il court la lance baissée contre celui qui avait pris la parole avec tant de fureur, que si de bonne fortune Rossinante n’eût fait un faux pas au milieu de sa course, le téméraire marchand eût fort mal passé son temps. Rossinante tomba, et s’en alla rouler assez loin avec son maître, qui fit tout ce qu’il put pour se relever, sans en pouvoir venir à bout, tant il était embarrassé de son écu, de ses éperons et du poids de ses vieilles armes. Mais pendant qu’il faisait de vains efforts, sa langue n’était pas inutile. « Ne fuyez pas, criait-il, poltrons ; attendez, lâches, c’est par la faute de mon cheval, et non par la mienne, que je suis par terre. »

Un des muletiers de la suite des marchands, qui sans doute n’était pas endurant, ne put souffrir les injures et les bravades du pauvre chevalier, et lui arrachant sa lance, il la mit en pièces, et du plus gros tronçon se mit à charpenter sur don Quichotte avec tant de force, que, malgré ses armes, il le brisa comme le blé sous la meule. Les marchands avaient beau lui crier qu’il s’arrêtât, il ne faisait que de se mettre en goût, et le jeu lui plaisait si fort qu’il ne pouvait se résoudre à le quitter. Après avoir rompu le premier éclat de la lance, il eut recours aux autres, et acheva de les user l’un après l’autre sur le disgracié gentilhomme, qui, malgré cette grêle de coups, ne cessait de menacer ciel et terre et les brigands qui le prenaient à leur avantage. Enfin le muletier se lassa, et les marchands poursuivirent leur chemin, ne manquant pas de matière à s’entretenir.

Don Quichotte, se voyant seul, fit une nouvelle tentative pour se relever ; mais s’il ne l’avait pu, se portant bien, comment l’aurait-il fait tout moulu et presque tout disloqué ? Cependant il ne laissait pas de se trouver heureux dans une disgrâce qui lui paraissait si naturelle aux chevaliers errants, et dont il avait même la consolation de pouvoir attribuer toute la faute à son cheval

CHAPITRE VSuite de la disgrâce de notre chevalier

Comme don Quichotte vit qu’effectivement il n’y avait pas moyen de se lever, il eut recours à son remède ordinaire, qui était de songer à quelque endroit de ses livres, et sa fertile folie lui ramena aussitôt dans la mémoire celui de Baudouin et du marquis de Mantoue quand Charlot laissa le premier blessé dans la montagne, histoire sue des petits et des grands, et véritable comme les miracles de Mahomet. Cette histoire lui paraissant faite exprès pour l’état où il était, il commença à se rouler par terre comme un homme désespéré, et à dire d’une voix faible ce que l’auteur fait dire au chevalier du bois : « Où êtes-vous, madame, que mon mal vous touche si peu ; ou vous ne le savez pas, ou vous êtes fausse et déloyale. » Comme il continuait le roman, et qu’il en fut en cet endroit : « Ô noble marquis de Mantoue, mon oncle, » le hasard fit qu’il passa un laboureur de son village et voisin de sa maison, qui venait de mener une charge de blé au moulin, et qui voyant un homme ainsi étendu, lui demanda qui il était, et ce qu’il avait à se plaindre si tristement. Don Quichotte, qui croyait être Baudouin, ne manqua pas de le prendre aussi pour le marquis de Mantoue, son oncle, et ne lui fit d’autre réponse que de continuer ses vers, lui contant toutes ses disgrâces, et les amours de sa femme avec le fils de l’empereur, le tout mot à mot, comme on le voit dans le roman.

Le laboureur, bien étonné d’entendre tant d’extravagances, lui ôta la visière toute brisée des coups du muletier, et lui ayant lavé le visage, qu’il avait plein de poussière, le reconnut : « Eh ! bon Dieu, seigneur Quichada, s’écria-t-il (ce qui fait voir qu’il s’appelait ainsi quand il était dans son bon sens), qui vous a si bien ajusté ? qui vous a mis en cet état ! » Mais, quoi qu’il pût dire, l’autre poursuivait toujours le roman, et ne répondait pas un mot du sien. Le bonhomme, voyant qu’il n’en pouvait tirer autre chose, lui ôta le plastron et le corselet pour visiter ses blessures ; mais il ne trouva ni sang ni marque de coups, et, après l’avoir levé de terre avec bien de la peine, il le mit sur son âne pour le mener plus doucement. Il n’oublia pas même les armes, ramassant jusques aux éclats de la lance ; et liant le tout sur Rossinante, qu’il prit par la bride, il toucha l’âne devant lui, et marcha vers le village dans ce bel équipage, rêvant et ne pouvant rien comprendre aux folies que disait don Quichotte.

Eh ! bon Dieu, qui vous a si bien ajusté ?.

Celui-ci, de son côté, n’était pas moins embarrassé : il était si moulu, qu’il ne pouvait même se tenir sur ce pacifique animal, et de temps en temps il poussait de grands soupirs qui allaient jusques au ciel ; ce qui obligea encore une fois le laboureur de lui demander quel mal il sentait. Mais on eût dit que le diable s’en mêlait, et qu’il prenait plaisir à ramener dans la mémoire de don Quichotte tous les contes qui avaient quelque rapport avec l’état où il était. En cet endroit il oublia Baudouin, mais pour se ressouvenir du Maure Abindarrès, quand Rodrigue de Narvaès, gouverneur d’Antequerre, le prit et l’emmena prisonnier ; de sorte que le laboureur lui ayant redemandé comme il se trouvait et ce qu’il sentait, il répondit parole pour parole, ce que l’Abencérage prisonnier répond à don Rodrigue dans la Diane de Montemajor, s’appliquant si bien tout cela, que le laboureur se donnait au diable de voir entasser tant d’extravagances ; et par là achevant enfin de connaître que le bon gentilhomme était devenu fou, il se hâta d’arriver au village pour raccourcir l’ennui que lui donnait cette longue harangue. Mais don Quichotte ne l’eut pas plus tôt finie, qu’il continua de la sorte : « Il faut que vous sachiez, seigneur don Rodrigue de Narvaès, que cette belle Xarife, dont je viens de vous parler, est présentement l’incomparable Dulcinée du Toboso, pour qui j’ai fait, je fais et je ferai les plus fameux exploits de chevalerie qu’on ait jamais vus, qu’on voie de nos jours, et qu’on puisse voir à l’avenir. – Eh ! monsieur, répondit le laboureur, je ne fus jamais Rodrigue de Narvaès ni le marquis de Mantoue, je suis Pierre Alonzo, votre voisin, et vous n’êtes ni Baudouin ni Abindarrax, mais un brave gentilhomme, le seigneur Quichada. – Je sais qui je suis, répliqua don Quichotte, et sais fort bien que je puis être non seulement ceux que j’ai dit, mais encore les douze pairs de France, et tout à la fois les neuf preux, puisque toutes les grandes actions, jointes ensemble, ne sauraient égaler les miennes. »

Ces discours, et d’autres de même nature, le menèrent jusqu’au village, où ils arrivèrent comme le jour allait finir ; mais le laboureur, qui ne voulait pas qu’on vît notre gentilhomme si mal monté, attendit quelque temps, et, quand la nuit fut venue, il mena don Quichotte à sa maison, où tout était en grand trouble de l’absence du maître. Le curé et le barbier, ses bons amis, y étaient, et la servante leur disait : « Eh bien ! monsieur le licencié Péro Pérès (c’était le nom du curé), que dites-vous de notre maître ? Il y a six jours que nous ne l’avons vu, ni lui ni son cheval ; et il faut qu’il ait emporté son écu, sa lance et ses armes, car nous ne les trouvons point. Malheureuse que je suis ! regardez bien ce que je vous dis, je ne suis pas née pour mourir, si les maudits livres de chevalerie qu’il lit d’ordinaire avec tant d’affection ne lui ont brouillé la cervelle.

– Ah ! je jure, dit le curé, que la journée de demain ne passera point qu’on ne les condamne au feu et qu’on n’en fasse un exemple : ils ont perdu le meilleur de mes amis, mais je leur promets qu’ils ne feront jamais de mal à personne. »