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Extrait : "En un lieu des montagnes du Léon prit commencement mon lignage, avec qui la nature fut plus gracieuse et libérale que la fortune, encore que, dans la pénurie de ces bourgs, mon père obtînt la réputation d'être riche, et qu'il l'eût été véritablement s'il se fût donné autant de peine pour conserver son avoir qu'il en avait pris pour le dépenser."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Petit témoignage d’admiration et d’amitié grandes
à
JOSÉ-MARIA DΕ HEREDIA,
me souvenant, en cette dédicace, que le poète illustre des Trophées est aussi le traducteur de la Nonne Alferez et de la Véridique Histoire de Bernal Diaz, deux versions qui sont des modelés et des chefs-d’œuvre.
A.D.
En un lieu des montagnes de Léon prit commencement mon lignage, avec qui la nature fut plus gracieuse et libérale que la fortune, encore que, dans la pénurie de ces bourgs, mon père obtînt la réputation d’être riche, et qu’il l’eût été véritablement s’il se fût donné autant de peine pour conserver son avoir qu’il en avait pris pour le dépenser. Et cette humeur qui le tenait d’être libéral et dépensier provenait de ce qu’il avait été soldat pendant les années de sa jeunesse ; car le métier de soldat est une école où le mesquin devient généreux et le généreux prodigue, et s’il s’y rencontre quelques avares, ce sont là comme des monstres, qui ne se voient que rarement. Mon père passait les bornes de la libéralité et touchait à celles de la profusion, chose nullement profitable à un homme établi et qui a des enfants pour lui succéder dans le nom et l’existence. Mon père en avait trois, tous garçons et tous d’âge à pouvoir élire un état. Voyant donc que, selon qu’il le disait, il ne pouvait tenir la main à son humeur, mon père se voulut priver de l’instrument et cause qui le portait à la dépense et aux largesses, et ce, en se privant de son bien, sans lequel Alexandre lui-même n’eût paru qu’un ladre ; et c’est ainsi qu’un jour, nous ayant pris tous trois à part en une chambre, il nous tint à peu près le discours que je vais rapporter à cette heure.
« Mes fils, pour vous dire que je vous veux du bien, il suffit de savoir et de dire que vous êtes mes fils ; et pour entendre que je vous veux du mal, il suffit de savoir que je ne sais point tenir la main à la conservation de votre patrimoine. Or, pour que vous entendiez désormais que je vous aime comme un père et que je ne vous veux pas ruiner comme un parâtre, je veux faire avec vous une chose à laquelle il y a beaucoup de jours que je pense, et qu’avec mûre considération j’ai disposée. Vous êtes déjà en âge de prendre un état, ou du moins de choisir une profession telle, que, quand vous serez plus grands, elle vous honore et profite ; et ce que j’ai pensé est de faire de mon bien quatre parts, de vous en donner trois à vous, à chacun celle qui lui reviendra, sans plus, et de garder l’autre pour vivre et me nourrir pendant les jours qu’il plaira au ciel de me laisser de vie. Mais je voudrais que chacun, dès qu’il aura en son pouvoir la part de bien à lui échue, suivit l’un des chemins que je dirai. Il y a un proverbe en notre Espagne, à mon avis fort véritable, comme ils le sont tous pour être sentences brèves tirées de la longue et discrète expérience ; et celui dont je parle dit : « Église, ou mer, ou maison royale, » comme si plus clairement il disait : « Quiconque voudra réussir et être riche, ou qu’il suive l’Église, ou qu’il navigue en exerçant l’art du négoce, ou qu’il entre au service des rois en leurs maisons ; car on dit encore : “Mieux vaut miette de roi que grâce de seigneur. ” Je parle ainsi parce que je désirerais, et c’est ma volonté, que l’un de vous suivît les Lettres, un autre le négoce, qu’un autre enfin servît le roi en la guerre, car il est difficile d’entrer en sa maison pour le servir, et si la guerre ne donne pas beaucoup de richesses, elle a coutume de donner beaucoup de lustre et de renommée. D’ici à huit jours je vous donnerai toute votre part sans vous frustrer d’une maille, comme vous le verrez à l’œuvre. Dites-moi à cette heure si vous voulez suivre mon avis et conseil en ce que je vous ai proposé. »
Comme il me commandait, en ma qualité d’aîné, que je répondisse, après lui avoir dit d’abord qu’il ne se défit pas de son bien, mais plutôt qu’il le dépensât à sa volonté et que nous étions assez grands garçons pour en savoir gagner à notre tour, je vins à conclure que je me rendrais à son désir, et que le mien était de suivre la profession des armes, en y servant Dieu et mon roi. Le second frère fit les mêmes offres et choisit d’aller aux Indes, en y transportant, convertie en marchandises, la part qui lui écherait. Le plus jeune et, à ce que je crois, le plus entendu, répondit qu’il voulait suivre l’Église, ou s’en aller achever ses études qu’il avait commencées à Salamanque.
Dès que nous eûmes fini de nous accorder et de choisir nos professions, mon père nous embrassa tous et, avec la promptitude qu’il avait dite, mit en œuvre tout ce qu’il nous avait promis, donnant à chacun sa part, qui fut, à ce qu’il me souvient, de trois mille ducats en argent, parce qu’un oncle nôtre acheta l’avoir entier et le paya comptant, afin qu’il ne sortît pas de notre famille et maison. En un même jour nous nous séparâmes tous trois de notre bon père, et en ce même jour, comme il me paraissait à moi qu’il y avait de l’inhumanité à ce que mon père restât, si vieux, avec si peu de bien, je fis en sorte que de mes trois mille ducats il en prît deux mille, le reste me suffisant pour m’accommoder de ce qui est nécessaire à un soldat. Mes deux frères, mus par mon exemple, lui laissèrent chacun mille ducats, de façon qu’il resta à mon père quatre mille ducats en argent, outre les trois mille à quoi on estimait l’avoir qui lui était échu et qu’il ne voulait point vendre, préférant le conserver en biens-fonds. Je dis donc que nous nous séparâmes de lui et de cet oncle dont j’ai parlé, non sans force chagrin et larmes de tous, et avec la recommandation que nous leur fissions savoir, chaque fois que cela nous serait possible, nos prospères ou nos adverses fortunes. Nous le leur promîmes, et, quand ils nous eurent embrassés et donné leur bénédiction, l’un de nous prit le chemin de Salamanque, l’autre de Séville, et moi celui d’Alicante, où j’appris que se trouvait un vaisseau génois qui chargeait de la laine pour Gênes. Il y aura vingt-deux ans cette année que je sortis de la maison de mon père, pendant lesquels, encore que j’aie écrit plusieurs lettres, je n’ai reçu aucune nouvelle de lui ni de mes frères ; et ce qui m’est arrivé dans cet intervalle, je vous le conterai brièvement.
Je m’embarquai à Alicante ; j’arrivai à Gênes après un heureux voyage ; de là je fus à Milan où je m’accommodai d’armes et de quelques équipements de soldat ; puis je voulus aller en Piémont pour y conclure mon enrôlement, et, comme j’étais déjà en chemin vers Alexandrie de la Paille, j’eus nouvelles que le grand-duc d’Albe passait en Flandre. Je changeai de dessein et m’en allai avec lui. Je le servis dans les journées qu’il livra ; je me trouvai à la mort des comtes d’Egmont et de Horn ; j’obtins d’être nommé enseigne d’un fameux capitaine de Guadalajara, appelé Diego de Urbina ; et, quelque temps après que j’arrivai en Flandre, on y apprit la ligue que Sa Sainteté le pape Pie V, d’heureuse mémoire, avait faite avec Venise et l’Espagne contre l’ennemi commun qui est le Turc, lequel en ce même temps avait conquis avec sa flotte la fameuse île de Chypre, alors sous la domination des Vénitiens : perte lamentable et malheureuse. On sut pour certain que venait, pour être le général de cette ligue, le sérénissime don Juan d’Autriche, frère naturel de notre bon roi don Philippe, et l’on divulgua le très grand appareil de guerre qui se faisait, ce qui m’incita et émut l’âme et le désir de me voir dans la journée que l’on attendait. Donc, encore que j’eusse quelque opinion et indice à peu près sûr qu’à la première occasion qui s’offrirait je serais promu capitaine, je voulus tout quitter et m’en venir en Italie, comme je m’en vins. Et ma bonne fortune voulut qu’alors le seigneur don Juan d’Autriche ne faisait que d’arriver à Gênes, et qu’il allait passer à Naples pour se joindre à la flotte de Venise, ce qu’il fit depuis à Messine. Je dis enfin que je me trouvai en cette très heureuse journée de Lépante, déjà fait capitaine d’infanterie, honorable emploi auquel m’éleva ma bonne fortune plus que mes mérites. Et en ce jour qui fut si heureux pour la chrétienté, parce qu’en ce jour furent désabusées toutes les nations du monde de l’erreur où l’on était en tenant les Turcs pour invincibles sur mer, en ce jour, dis-je, où l’orgueil et la superbe des Ottomans furent brisés, entre tant d’heureux qu’il y eut là (car les chrétiens qui y périrent eurent plus de bonheur que ceux qui restèrent vivants et vainqueurs), moi seul je fus le malheureux : car au lieu de ce que j’aurais pu espérer dans les siècles de Rome, au lieu de quelque couronne navale, je me vis, la nuit qui suivit un si fameux jour, avec des chaînes aux pieds et des menottes aux mains. Et cela arriva de cette sorte : L’Uchali, roi d’Alger, intrépide et heureux corsaire, ayant investi et pris la capitane de Malte, en laquelle trois chevaliers demeurèrent seuls vivants, et tous trois grièvement blessés, la capitane de Jean André, en laquelle j’étais avec ma compagnie, accourut pour la secourir. Faisant ce que je devais en semblable occasion, je sautai dans la galère adverse qui, s’écartant de celle qui l’avait assaillie, empêcha que mes soldats ne me suivissent, et ainsi je me trouvai seul entre mes ennemis, auxquels je ne pus résister parce qu’ils étaient en trop grand nombre. Enfin, ils me prirent, couvert de blessures, et comme vous avez déjà entendu dire, seigneurs, que l’Uchali se sauva avec toute son escadre, je restai prisonnier en son pouvoir ; et seul je fus le triste entre tant de joyeux et le captif entre tant de libres, quinze mille chrétiens ayant ce jour-là obtenu la liberté désirée, qui tous ramaient sur les galères turques.