Imbroglio - Robert Tello-Bermejo - E-Book

Imbroglio E-Book

Robert Tello-Bermejo

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Beschreibung

« Après la nuit éprouvante, le calme étant revenu et le soleil ayant enfin chassé les nuages noirs des deux derniers jours, Luis, allongé sur un transat, ce lundi 6 mars, en fin de matinée, se reposait après avoir effectué plusieurs longueurs de piscine. Comme toujours, lorsqu’il cessait d’être actif, ses pensées l’emmenèrent vers Luisa, ravivant la douleur enfouie dans chaque cellule de son corps. Douleur que son sentiment de culpabilité exacerbait à la limite du supportable… elle serait vivante si elle ne m’avait pas aimé… et soudain… — Au secours ! Au secours ! Ici, au secours ! »




À PROPOS DE L'AUTEUR

Robert Tello-Bermejo est auteur-compositeur-interprète membre de la SACEM depuis près de quarante ans. Il a eu le privilège de collaborer avec des artistes tels que Didier Barbelivien, le groupe « Il était une fois », et Claude Puterflam. Sa carrière comprend en tout huit romans, une pièce de théâtre, un opéra rock et environ deux cents chansons.

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Robert Tello-Bermejo

Imbroglio

World cruise 23

© Lys Bleu Éditions – Robert Tello-Bermejo

ISBN : 979-10-422-3473-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Un tendre et amical bisou à toutes les personnes que Sylvia et moi avons côtoyées durant ces quatre mois sur le MSC Magnifica. Ce tour du monde restera un éblouissement pour nous deux. Désormais, vous faites partie de nos vies et nous faisons partie des vôtres. De même que tous celles et ceux que nous avons rencontrés chez eux, sur leur terre, resteront pour toujours dans nos pensées. Le monde est immense, nous sommes tous différents et tous semblables…

Qui que tu sois, mendiant ou roi, tu t’en iras… là-bas.

R.T.B

Nous ne pouvons pas changer la direction du vent, mais nous pouvons ajuster la voile.

Proverbe indien

Précisions importantes

Dans ce roman, en dehors du commissaire Luis Cordoba, tous les personnages sont réels. Je n’ai modifié que les noms et éventuellement les professions. Une croisière de quatre mois autour du monde sur un paquebot tel que le Magnifique est un véritable enchantement. Je le sais, j’y étais !!!

R. T. B

Environs de Strasbourg le 18 décembre 2020

Le choc fut d’une violence extrême. La voiture où se trouvaient le commissaire Cordoba et sa compagne fit une embardée et alla se fracasser sur un mur de clôture de l’autre côté de la route. Il conduisait, elle était assise à sa droite, la fameuse place du mort. Ils partaient pour quelques jours en Alsace, chez les parents de la jeune femme. Après avoir roulé longtemps sur l’autoroute, ils avaient choisi de finir le parcours sur les petites routes qui traversaient les charmants villages alsaciens. Cordoba était détendu, heureux. Il avait – c’était très rare – baissé la garde et rangé ses réflexes de flic. Il ne prêta pas attention au gros SUV qui le doubla, fila droit devant lui, et disparut de sa vue. Quelques minutes plus tard… une intersection, le même SUV qui déboule à grande vitesse sur la gauche… qui ne s’arrête pas au stop et… le noir total.

Luisa, son amour, était morte. Luisa, son amour, rencontrée à Malaga deux ans plus tôt où il s’était rendu pour enquêter sur le meurtre d’un ressortissant français. Luisa, son amour, qui travaillait dans la même boîte de nuit que l’homme assassiné, et qu’il avait interrogée dès son premier soir en Andalousie. Luisa, son amour, pour laquelle il avait craqué et enfreint la règle qui désapprouve le rapprochement flics-témoins. Luisa, son amour, qu’il avait invitée à dîner dans un charmant restaurant grec, et qui lui avait raconté les circonstances de son arrivée à Malaga. Luisa, son amour, née de la rencontre d’un jeune homme alsacien en vacances et d’une jeune femme andalouse qui travaillait dans le camping où lui et ses copains étaient installés. Luisa, son amour, qui avait réanimé son cœur martyrisé par la perte de Mathilde, sa précédente compagne, deux ans auparavant. Luisa, son amour, cette jeune femme pleine de vie dont il était tombé amoureux quasi instantanément, lui qui après Mathilde ne voulait plus aimer.

§§

1

Marseille, le 6 janvier 2023…

Luis s’engagea sur la passerelle qui conduisait à l’intérieur d’un imposant paquebot, amarré au quai. Puis en suivant les indications fournies par l’une des hôtesses qui accueillaient les passagers, il se retrouva au niveau 10, où il réussit – non sans mal – à dénicher la cabine 10046 qui serait durant les quatre prochains mois sa résidence principale. Épuisé – sa jambe le faisait encore souffrir – par son périple, il s’allongea sur le lit king size sans même tomber la veste. Il était un peu plus de seize heures, et il avait quitté son appartement montmartrois le matin à l’aube. Après le taxi qui l’avait déposé gare de Lyon, il était monté dans le TGV direction gare Saint-Charles à Marseille, où il avait galéré avec ses bagages avant de s’engouffrer dans un Uber direction le port de la Joliette, et embarquer enfin sur le Magnifique, le paquebot géant qui allait appareiller dans la soirée pour un tour du monde. Depuis sa blessure – voir Méandres la dernière enquête du commissaire Luis Cordoba –, il n’avait pas complètement récupéré l’usage de sa jambe fracassée par plusieurs balles de gros calibre, alors après les mois de rééducation qui avaient succédé à plusieurs semaines d’hôpital, il s’était laissé convaincre par le grand patron de la crim' et par Franck, son adjoint et ami, de s’accorder de longues vacances avant de reprendre son poste. Mettre de la distance et s’éloigner des lieux et des heures tragiques avaient dicté son choix. Une croisière autour du monde, quatre mois, pour laisser du temps au temps. Quelques toc-toc légers sur la porte de sa cabine le surprirent…

— Oui…

— Your baggages, sir !

— Entrez… come in…

La porte s’ouvrit et un jeune homme souriant, d’origine asiatique, glissa ses deux valises à l’intérieur…

— Hello sir, my name is Jurik, I'm your cabin attendant.

— Ok, merci... thank you...

—You’re welcome…

§§

Le restaurant Quattro Venti où sa place était réservée se trouvait au niveau 6 et le service débutait à vingt et une heures. Après avoir déballé et rangé ses affaires, il s’était douché, fait livrer dans sa cabine de quoi se restaurer en attendant le repas du soir, puis reposé encore un moment, avant de se préparer pour aller dîner. Pas simple de se repérer dans le dédale de couloirs et les nombreux ascenseurs. Il avait dû demander son chemin à plusieurs reprises avant de franchir l’entrée du Quattro Venti et trouver la table 716 qui n’attendait plus que lui. Quatre personnes étaient déjà installées, deux hommes et deux femmes…

— Bonsoir…

Les attablés le saluèrent à leur tour en français. Au cours du repas, il apprit qu’il avait affaire à deux couples dont l’un – Angèle et Michel – fêtait leurs cinquante ans de mariage, et l’autre – Louise et Henri – s’offrait ce voyage en guise de lune de miel quarante ans après s’être épousé. Luis les écouta raconter des anecdotes sur leur rencontre, leurs enfants, leurs petits-enfants. Ils furent intarissables, ne se taisant que lorsqu’ils attaquaient les plats déposés devant eux par le serveur. Une heure et demie plus tard, quand ils prirent congé, Cordoba – qui savait écouter – connaissait leurs histoires familiales presque aussi bien que la sienne. Avant de retourner dans sa cabine, il fit un tour du navire pour se dégourdir les jambes – prescription de son kiné – et se familiariser avec son environnement.

Le lendemain matin, arrivée à Barcelone. Il n’était pas descendu. Il avait si souvent séjourné dans la belle capitale catalane qu’il avait choisi de rester à bord pour se reposer. Après le petit-déjeuner – café et fruits – au Sahara Buffet, pont 13, qui proposait à profusion tout ce que l’on peut imaginer pour un breakfast, il déambula de la poupe à la proue, durant une bonne heure, croisant quelques passagers qui n’avaient pas quitté le navire et qui comme lui faisaient le tour du paquebot. Les good morning, bongiorno, buenos dias, etc., qu’il recevait en réponse à ses bonjours, le faisaient sourire. Il s’installa enfin sur un transat, près de la piscine et ferma les yeux. Il commençait à s’assoupir lorsque…

— Luis… c’est toi ? C’est bien toi ?

Il émergea lentement, ouvrit les yeux et tourna son regard en direction de la voix qui l’interpellait. Il aperçut un homme qui rajouta en se penchant…

— C’est moi, Bernard…

En reconnaissant celui qui avait parlé, il se redressa…

— Bernard.... toi… c’est toi ? Qu’est-ce que tu fous là ?

Bernard, c’était Bernard Corderie, ex-avocat au sein d’un grand cabinet parisien, reconverti avec succès dans l’écriture de polars. Cordoba et lui s’étaient croisés régulièrement au fil des années et les deux hommes s’appréciaient. Corderie avait sollicité Luis – au début de sa carrière d’écrivain – pour le conseiller sur l’aspect technique et le fonctionnement d’un groupe d’intervention de la crim'.

— Bonne question que je te retourne !

— Cadeau de la grande maison. Il paraît que j’avais besoin de prendre l’air, j’ai choisi le large… et toi ?

— Cadeau de Lisbeth pour nos trente ans de mariage…

— Chouette cadeau !

— Oui… c’est dingue de se retrouver là, c’est super ! Comment tu vas ?

— Ma jambe me fait encore un peu souffrir quand je force trop, mais c’est de mieux en mieux.

— Et…

— Pour le reste, j’ai des hauts et des bas, des jours avec et des jours sans.

— C’est tellement injuste, Luisa…

— Oui… injuste…

Un silence lourd. Un ange passa, les ailes chargées d’un mélange d’émotion, de tristesse et de rage. Bernard s’excusa…

— Désolé… j’aurai pas dû…

— C’est bon… ça va aller… tu fais quoi là maintenant ?

— Rien de précis, je suis dispo…

— Et Lisbeth ?

— Elle est descendue, elle adore Barcelone.

— OK, on déjeune ensemble alors…

— Parfait, je vais bosser un moment dans la cabine, on se retrouve ici vers treize heures, c’est bon ?

— Oui, c’est bon !

§§

Le calme régnait quand ils pénétrèrent au Sahara Buffet. La majorité des passagers avait quitté le navire pour visiter Barcelone. Ils s’étaient servis puis installés côté baie vitrée d’où l’on distinguait la ville au loin. Ils discutèrent un peu de tout en vrac, de leurs premières impressions, de leur installation, des cabines, des restos. Puis Bernard évoqua son idée d’écrire une histoire qui se passerait en temps réel durant la croisière…

— Un polar ?

— Oui… genre Le crime de l’Orient-Express !

— Un huis clos donc… pas mal, l’assassin est forcément un passager…

— Et j’ai déjà le flic !

— Très drôle !

Ils avaient ri de bon cœur et Luis avait rajouté : « un peu déglingué le flic… »

— Un peu oui, mais apparemment il tient le coup.

— Apparemment, oui…

Après le café, Cordoba proposa de faire le tour du paquebot. Ils en firent deux avant de se séparer, puis Luis regagna sa cabine où il s’accorda une petite sieste. À vingt-heures, il descendit au Royal Théâtre, pont 6, pour assister à la présentation des officiers responsables des différents services, et au discours de bienvenue du grand patron, le commandant Alberto Léotti. La cérémonie débuta avec l’arrivée sur la scène d’une jeune femme – belle allure – en uniforme, qui en enchaînant l’anglais, l’espagnol, le français, l’allemand et l’italien souhaita la bienvenue à tous avant de se présenter : « je m’appelle Lola Schneider, je suis la directrice de croisière, et je vous invite à venir ici, au théâtre, écouter et voir tous les spectacles que nous vous proposerons durant ce tour du monde ». Puis, les hommes et les femmes qui allaient œuvrer pour que la croisière soit réussie défilèrent à l’appel de leur nom devant les passagers confortablement installés dans les fauteuils. La cérémonie s’acheva avec le discours – très applaudi – du commandant. C’était déjà l’heure de se rendre au Quattro venti, pour le dîner, où il retrouva les deux couples attablés. Plus tard, avant de remonter dans sa cabine, il fit un arrêt au Tiger bar, pont 6, où régnait une ambiance musicale sympa. Debout devant le comptoir se tenait Lola Schneider, la directrice de croisière, en compagnie de quelques officiers, toujours en uniforme. Il réalisa que c’était le seul nom qu’il avait retenu.

Le lendemain matin, arrivé à Cadix, en Andalousie, la région d’où ses grands-parents maternels étaient originaires. Cordoba quitta le navire après le petit-déjeuner et se plongea dans l’atmosphère particulière de cette ville, la première d’Europe à avoir été habitée par les Phéniciens. Il voulait tout voir, et déambula des heures durant à travers les rues étroites du centre historique, les boutiques, le grand marché, la magnifique cathédrale, le fort dominant l’entrée du port, avant de repérer une bodéga dans un quartier populaire, où il se régala de tapas accompagnées d’un vino tinto de la casa. Après le café – Americano –, il fut surpris de constater qu’il était déjà plus de seize heures, et se souvenant qu’il avait lu en sortant du bateau sur un petit écriteau « tout le monde à bord à 17 h », il se hâta de retourner au terminal et de gravir la passerelle pour réintégrer le paquebot. Avant de regagner sa cabine, il monta jusqu’au pont 13 pour assister au départ, un léger pincement au cœur, en voyant s’éloigner la ville. Après un moment de repos, allongé sur son lit, il prit une douche et se prépara avant de descendre au Royal théâtre, pour voir et écouter Lola Schneider présenter le spectacle du soir.

§§

Après Madère, et la visite de Funchal, la principale ville de l’île, le Magnifique fit route en direction de Mindelo, au cap Vert. Au revoir l’Europe ! Quatre jours et nuits de navigation étaient nécessaires pour rejoindre la patrie de Césaria Evora, la célèbre chanteuse de Fado cap-verdienne. Luis commençait à prendre ses marques et à bien se repérer sur ce géant des mers qui avançait imperturbablement en plein océan Atlantique vers une ligne d’horizon inatteignable. Il aimait observer les passagers, ces femmes et ces hommes de tous âges, des couples en majorité, mais également des gens seuls, qui allaient se croiser quasi quotidiennement durant quatre mois sur cette petite ville flottante. Deux mille croisiéristes plus mille employés, au total trois mille habitants, aux personnalités certainement très différentes, condamnés à s’entendre ou à s’ignorer. Déjà, quelques jours seulement depuis le départ de Marseille, des petits groupes se formaient. Tout naturellement, les gens se retrouvaient par nationalités. Parler la même langue facilite forcément le contact et donc le rapprochement. Luis s’amusait des attitudes et du comportement des passagers. Le verbe haut, les gesticulations, et la vitesse impressionnante du débit de paroles des Espagnols, des Italiens et des Portugais, le flegme britannique, la rigueur germanique, la fantaisie gauloise donnaient un aperçu réaliste – hétéroclite ? hétérogène ? – de l’espèce humaine. Les quatre jours et nuits de navigation furent tranquilles. Il fallut tout de même ralentir la vitesse un après-midi, pour permettre à un hélicoptère de se poser sur le bateau, afin d’évacuer un passager mal en point vers Agadir au Maroc. La manœuvre spectaculaire se déroula parfaitement et sans se concerter, tous les passagers applaudirent lorsque l’appareil décolla en direction de la côte marocaine. L’incident terminé, le Magnifique reprit son allure de croisière jusqu’à l’arrivée dans le port de Mindelo. Luis, qui ne connaissait le cap Vert qu’à travers les chansons de la grande Césaria Evora, avait décidé de descendre du navire pour faire une balade « découverte ». Après le petit-déjeuner, il emprunta la passerelle et se dirigea vers le marché aux poissons. Il pénétra dans une bâtisse surchauffée par le soleil qui cognait dur, où la vue, et surtout l’odeur, le saisit violemment. Son estomac se contracta et il dut se précipiter à l’extérieur pour éviter que son petit-déjeuner n’atterrisse sur le sol. Un homme âgé l’apostropha…

— Tourist ?

— Si… oui… yes…

— Francès ?

— Oui…

L’homme expliqua dans un français correct qu’il avait vécu en France plus de vingt ans et qu’il s’y était beaucoup plu…

— Pourquoi vous êtes revenu ici ?

— Parce que c’est chez moi ici… c’est ma terre, c’est mon pays. J’ai aimé la France, mais ici je suis plus tranquille. On n’a pas besoin de courir tout le temps, on se contente de ce que l’on a, c’est plus simple et on est heureux comme ça, même si c’est dur. Allez, bom dia !

L’homme tendit la main et Luis la serra fermement dans la sienne en disant : « Obrigado, bonne journée à vous aussi… »

La nausée passée, Cordoba reprit sa marche en direction du centre-ville. Au bout d’une longue rue très étroite, il déboucha sur une immense esplanade où se tenait un grand marché. Là, on trouvait tout, et plus encore ! Il déambula à travers les étals de fruits, de légumes, de vêtements, de chaussures, de bibelots, avant de s’arrêter devant un étalage de tongs multicolores et d’en acheter une paire. Après s’être plongé durant plus d’une heure dans le cœur de la cité, la chaleur, plus une petite pointe de douleur à la jambe eurent raison de son courage et il abrégea son périple en coupant par les quais. Allongé sur son lit après s’être douché, et tout en appréciant la fraîcheur agréable qui régnait à l’intérieur de sa cabine, ses pensées le renvoyèrent à la touffeur accablante du marché aux poissons. Il revit les pêcheurs et les femmes qui débitaient, qui évidaient, qui écaillaient, dans les cris et la bonne humeur malgré les conditions de travail particulièrement pénibles. Alors, il se souvint des derniers mots de l’homme âgé : « On est heureux comme ça, même si c’est dur… »

Dans la soirée, le Magnifique appareilla pour rejoindre d’abord Salvador de Bahia, puis Rio de Janeiro au Brésil. Quatre jours et cinq nuits en mer avant d’arriver au pays de la Samba, de la Capoeira, du Pain de Sucre, de la fameuse plage de Copacabana, du Christ Rédempteur monumental au sommet du Corcovado, des carnavals extravagants et – même s’il est depuis quelques années un peu moins flamboyant – du futbol.

§§

Depuis la cérémonie de présentation des chefs de service, tous les soirs à dix-neuf heures trente, Luis descendait au pont 6, et s’installait confortablement dans un fauteuil du Royal théâtre, pour assister au spectacle – jamais le même – donné par des artistes talentueux. Il appréciait évidemment l’éclectisme et la qualité des représentations, mais il devait bien admettre que la directrice de croisière, le seul nom qu’il avait mémorisé avec celui du commandant, n’était pas étrangère à son assiduité. C’était bien la première fois au cours de ses deux dernières années de vie fantomatique, qu’une femme inconnue retenait son attention. Lola Schneider donc, belle plante, belle allure, très à l’aise sur la grande scène lorsqu’elle présentait les artistes qui allaient se produire, en enchaînant l’anglais, le français, l’espagnol, l’italien, l’allemand, dégageait un truc qui le bousculait, et qui l’intriguait au point d’avoir feuilleté l’organigramme de l’équipage – disponible à la réception – pour apprendre qu’elle était suisse et qu’elle avait trente-neuf ans, cinq ans de moins que lui. Il la croisait quelquefois dans la journée, la saluait, elle répondait, mais il ne lui avait jamais parlé. Lorsqu’il réalisa l’attirance qu’il éprouvait envers la directrice de croisière, il en fut déconcerté, et ressentit aussitôt un sentiment aigu de culpabilité… Luisa est morte…c’est à cause de moi… je n’ai pas le droit… et il se força à détourner le cours de ses pensées.

§§

Treize jours et nuits depuis le départ de Marseille, et déjà le Magnifique accostait dans le port de Salvador de Bahia, l’ex-capitale du Brésil. Luis avait retenu une place – au bureau des excursions – dans un autocar pour découvrir la ville. Ce fut une véritable fête : de la musique, des couleurs, des églises richement ornées, des noix de coco à déguster partout, et au centre des places encombrées de roulottes et de vendeurs à la sauvette, des groupes de danseurs de Capoeira luisant de sueur. Dans les rues, des hommes, des femmes, des enfants, qui souriaient à tous les gens qu’ils croisaient, et il y avait dans les regards la lumière de ceux qui savent que la vie est un don du ciel. La visite se termina dans le vieux quartier de Pelourinho situé sur les hauteurs de la ville, auquel on accédait en empruntant le surprenant ascenseur Lacerda. Le soir même, le paquebot quitta Salvador pour rejoindre Rio de Janeiro. Deux jours et trois nuits de navigation, dans le sud de l’océan Atlantique, le long des côtes brésiliennes, et le magnifique entrait dans la baie de Rio. Il n’était que six heures du matin, le jour se levait, et pourtant, sur les ponts du navire, de nombreux passagers avaient tenu à assister à l’arrivée. Luis était là aussi. La vue qui s’offrait à ses yeux était grandiose. Le Pain de Sucre sur sa droite, et au loin, au sommet d’un pic, caressant les nuages, la monumentale statue du Christ, les bras en croix, surplombant la cité tentaculaire. Trois heures plus tard, après avoir pris son petit-déjeuner au Sahara-Buffet, il s’installait à l’arrière d’un taxi pour une découverte de Rivière de janvier, nom donné à la ville par les premiers navigateurs qui pensaient en entrant – en janvier donc– dans la baie qu’ils étaient sur une rivière. Le chauffeur, un homme d’une quarantaine d’années, jovial, sympa, qui avait vécu en Espagne, se débrouillait pas trop mal dans la langue de Cervantes, langue que Cordoba maîtrisait parfaitement, ce qui facilita le dialogue quand il fallut négocier le tarif de la location pour la journée entière. Une fois l’accord conclu, Eduardo, le chauffeur, proposa un itinéraire, qui en plus des sites incontournables, incluait des lieux très peu fréquentés par les touristes et où battait le vrai cœur de Rio. Ce fut d’abord la montée du Corcovado où avait été érigé le Christ Rédempteur qu’il apercevait un peu plus tôt du bateau. Il dut gravir des centaines de marches avant d’arriver – essoufflé – au pied de la colossale statue. D’en haut, la vue était saisissante de contrastes, avec à flanc de collines les favelas surpeuplées et plus bas, les belles maisons de maître et les buildings résidentiels longeant les plages immenses de Copacabana, Ipanéma, Leblon, Botafogo, Flamengo entre autres. En redescendant, Eduardo lui fit traverser Rocinha, la plus grande favela de Rio avec plus de soixante-dix mille habitants ! Une ville dans la ville, grouillante de vie, d’odeurs, de couleurs et de scooters. Ils arrivèrent ensuite sur la large avenue qui bordait les plages et stationnèrent côté opposé. Luis, qui tenait à fouler le sable de Copacabana, traversa, ôta ses fameuses tongs, et se retrouva sur la plage mythique parmi des créatures tout droit sorties des publicités d’agences de voyages ! Eduardo le rejoignit et ils s’installèrent sur la terrasse d’un restaurant où ils se firent servir des caïpirinha, le fameux cocktail à base de citron vert et de cachaça, en guise d’apéritif, puis deux portions de feijoada, le plus connu des plats traditionnels brésiliens. Lorsqu’ils se séparèrent, sur le parking du port, Eduardo et Luis se donnèrent l’accolade.

Le Magnifique n’appareilla pas ce soir-là. L’escale de Rio était prévue pour durer deux jours. Une belle soirée, Carnival Show fut donnée devant la scène du Grand Bleu Pool, pont 13, par une troupe locale de musiciens, de danseurs et danseuses de Samba et de Capoeira. Cordoba assista au spectacle haut en couleur et en paillettes. Quand il aperçut Lola Schneider sur le côté de la scène, il resta un long moment à la regarder. Son rythme cardiaque s’éleva de quelques pulsations. Il se morigéna mentalement… stop ! ça suffit ! t’as pas le droit ! Sans résultat. Ce fut Bernard qui le tira de ses affres : « Bonsoir Luis, beau spectacle, belle énergie… » Il se tourna vers son ami : « … oui, ça prend aux tripes, c’est très physique. » Ils suivirent le Show Samba jusqu’à la fin. Les applaudissements et les cris de joie saluèrent le succès – mérité – de la troupe. Puis, juste avant que les deux hommes ne se séparent, Bernard questionna Luis…

— Tu descends demain ?

— Euh… je sais pas, j’ai pas décidé…