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Malaimance est un parcours de vie, la trajectoire d’un homme qui vous fera osciller presque à chaque page entre réel et imaginaire. C’est également une longue traversée, jalonnée d’évènements qui ont marqué le monde, une longue traversée comme une fuite en avant, le plus souvent révélatrice du manque, de l’absence, et de la crainte de l’abandon. Fuir le bonheur de peur qu’il...
À PROPOS DE L'AUTEUR
Robert Tello-Bermejo est auteur-compositeur-interprète. Par ailleurs, il compte à son actif plusieurs livres notamment
Les Sulfureuses et
Léna.
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Seitenzahl: 419
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Robert Tello-Bermejo
Malaimance
Roman
© Lys Bleu Éditions – Robert Tello-Bermejo
ISBN : 979-10-377-6121-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
J’avais fini l’écriture de ce livre depuis quelques semaines quand j’ai entamé la lecture de Pas pleurer, le beau roman écrit par Lydie Salvayre paru aux éditions du seuil en 2014 (Prix Goncourt), dans lequel l’écrivaine traite de ses rapports avec sa mère dans le contexte de la guerre civile espagnole. Ce roman, qui m’a été offert par une amie qui se reconnaîtra, je l’ai adoré tellement il me renvoyait à mon histoire et à celle de Maria, ma mère. J’ai relevé tant de similitudes entre la maman de Lydie Salvayre et la mienne que l’émotion m’a souvent, au fil des pages, submergé, comme je l’avais été en écrivant cette Malaimance.
Voilà, et comme le demandait Montsita à sa fille, ça va intéresser qui tonlivre ? Je me pose moi aussi la question de savoir qui peut être intéressé par mon histoire… Lydie a eu une magnifique réponse !
Nos existences ne sont qu’une pile de petits secrets entassés les uns sur les autres.
N’écoute pas ceux qui te flattent exagérément, trop de compliments t’éloignent de toi.
J’ai rencontré durant toutes ces années tellement de chouettes personnes que par crainte d’en oublier, je préfère n’en citer aucune. Elles se reconnaîtront, j’en suis sûr. En revanche, je dédie ce livre à Stéphan et Loris, mes deux fils, pour qu’ils sachent que si je n’ai pas été le père idéal, loin s’en faut, je n’ai jamais cessé de les aimer…
R. T. B.
Pourquoi j’écris ? Je me suis souvent posé cette question à dix balles sans jamais vraiment trouver la bonne réponse. Je crois que je ne sais pas réellement ce qui me pousse à vouloir raconter des histoires. Un mot, un paysage, une idée, et j’imagine des vies, des villes, des odeurs, des sentiments… Les débuts me passionnent parce que je ne sais pas où je vais. Je ne sais jamais ce que vont devenir ces êtres que je crée au fur et à mesure qu’ils inventent leur propre chemin. Je suis tout le temps surpris par leur comportement, leurs décisions. Il me suffit de les mettre en scène, et ils trouvent toujours le moyen de m’échapper ! Quelquefois, je les perds, alors je les abandonne et ils dorment, couchés, sur des feuilles de papier, en espérant se réveiller bientôt et poursuivre leurs aventures. Des femmes, des hommes, des enfants, des objets, des villes dorment ainsi depuis des années dans les cahiers de mon enfance. J’en ai oublié beaucoup évidemment, mais ils ont un jour existé avant de disparaître. Comme nous tous, comme tout ce qui vit…
Heureusement, il arrive parfois que ces êtres imaginés de toutes pièces par mon esprit clairvoyant ou à l’inverse, ténébreux, ne se résignent pas à s’effacer et décident de continuer à vivre avec ou sans ma bénédiction. Ils prennent le pouvoir et je ne peux que les suivre. Je les laisse faire ce qu’ils ont envie, ou besoin, de faire. Je les accompagne dans leurs cheminements, dans leurs raisonnements, dans les trucs bien, dans leurs erreurs, dans leurs conneries, dans leurs douleurs, dans leurs joies, dans tout ce qui fait qu’ils sont humains, forts, faibles, et… vivants. Je ne crois pas souffrir de schizophrénie en écrivant cela, je crois plutôt que je souffre d’un monde qui oppresse, qui étouffe. Si l’on retire de ce constat quelques idéalistes purs et durs, il nous faut admettre que la réalité de nos existences se limite, se heurte, à un mur infranchissable que nous avons nous-mêmes bâti. Un mur contre lequel se fracassent nos rêves les plus beaux, les plus grands. Je projette les miens au travers de cette apparente schizophrénie en créant des personnages qui sont tout à la fois moi, et pas moi ! Écrire devient en jaillissant, par je ne sais quels canaux irrigués de sang, d’amour, de folie, l’aboutissement, l’apothéose, pour provoquer finalement la métamorphose, de quelques lettres accolées les unes aux autres, en mots. Ces mots qui s’ajustent, s’épousent, se comprennent, pour enfin assouvir ce besoin vital d’accoucher de nos émotions, en quelques phrases, rêvées, ou entendues cent fois, mille fois !
C’est ce moment, cet instant qui nous submerge, ces secondes jubilatoires comparables à une violente éjaculation (je ne suis qu’un homme) qui me procurent le plaisir. La promesse de belles heures à venir, en compagnie de celles et ceux qui vont s’inventer une existence sous mes doigts (clavier) et devant mes yeux (écran). Avec toujours, enfouie au fond de mes tripes, la crainte sourde de me tarir, de ne pas les comprendre, de ne pas les aimer suffisamment pour les laisser continuer. Combien en ai-je perdu après deux, trois, quatre, cinq chapitres ? Je pense à Édouard et à Rachel, abandonnés alors que leur fille Madeleine venait de disparaître. À Camille, à Hervé, qui s’étaient retrouvés englués dans un drame épouvantable, avant d’en arriver à s’aimer, mais que j’ai du mal à contenir, et qui m’ont contraint à me séparer d’eux tellement ils me faisaient souffrir avec leurs réticences. J’espère que je les retrouverai, un jour, une nuit, et qu’ils me raconteront la fin de leur histoire. Et que dire de ma Juliette (Anita), et de mon Roméo (Manuel) amoureux condamnés à mentir, à se cacher, parce qu’une guerre civile va séparer leur pays en deux pays ennemis. Il me vient une idée, légèrement tordue, alors que je suis en train d’écrire sur le besoin d’écrire : je vais vous offrir la possibilité d’écrire à votre tour en ajoutant à la fin de mes divagations intracrâniennes, le début des trois récits ci-dessus mentionnés. À vous, si le cœur vous en dit, de les compléter selon votre propre vision. Je serai très heureux de vous lire… Chiche ?
Revenons à l’écriture et… à nos moutons. Puisqu’il paraît que tout commence au début (pléonasme que j’aime), je vous cite comme le font les Grands écrivains, des trucs que j’ai lus et/ou entendus sur l’enfance : Dans chaqueadulte, il y a un enfant qui crie vengeance... On ne guérit jamais de son enfance… Je ne sais pas si ces affirmations sont valables pour chacun d’entre nous, mais je sais que pour moi elles le sont. Voici l’histoire d’un petit garçon né trois ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, celle qui n’aurait jamais dû se produire puisque celle d’avant devait être la der des der. Mais la connerie humaine n’a pas de limites, et encore moins de mémoire si l’on s’en réfère à ce qui se passe de nos jours, un peu partout dans le monde. Restons vigilants et acceptons la diversité. Je suis convaincu que le métissage sera dans les décennies à venir la seule voie possible pour accéder enfin à une paix universelle et stopper les atrocités. Puisque j’en suis à vous parler de guerres et d’atrocités, il me faut revenir quelques années en arrière, douze ans avant ma naissance pour être précis. À cette époque, en Espagne, un certain Franco, général de son état, s’était mis en tête de conquérir le pouvoir, mais tout le monde n’était pas d’accord pour l’accepter. S’ensuivit un terrible affrontement qui fit s’entretuer des centaines de milliers d’Espagnols, et qui envoya sur les routes de l’exil, parmi les quatre cent mille fuyards, Maria, une petite fille de sept ans, qui douze ans plus tard donc, allait devenir ma maman. Le déracinement est un déchirement dont on ne guérit jamais. Je suis même certain qu’il se transmet de génération en génération. De Rivesaltes à Argelès-sur-Mer, enfermée dans ces camps de réfugiés (faut pas dire de concentration), la petite Maria connut la faim, le froid, la peur, avant de pouvoir rejoindre son père, avec sa mère et ses frères et sœurs, dans un village où celui-ci avait été embauché comme journalier. C’est dans ce même village que j’ai vu le jour, et que j’ai poussé mes premiers cris, dans la chambre de mes grands-parents. Je ne suis pas né là où j’aurais dû naître, je trimballe cette évidence depuis que j’en ai pris conscience, à l’adolescence, lorsqu’un frère d’armes de mon géniteur, originaire comme lui de l’Aragon, m’a raconté cette province espagnole, traversée par l’Ebre, un fleuve magique, puissant et fier comme le sont les Aragonais. Je sais qu’il a embelli ses propos, mais je me suis immédiatement senti proche de ces gens, et de cette terre, où reposent mes ancêtres paternels… Une boule se forme dans mon ventre, ma gorge se serre, ma vue se voile…
Rattrapé par l’émotion, j’ai été obligé de stopper ma narration une vingtaine de minutes. En réfléchissant, il me semble que je tiens une bribe de réponse à la question initiale qui ouvre ce récit : j’écris peut-être le manque, ce manque qui ne m’a jamais quitté, ce manque que Maria m’a transmis et qui me colle, qui m’enveloppe, comme une seconde peau. Pourtant, elle n’en parlait pas beaucoup de cette période, et jamais sans que je ne la sollicite. Elle n’aimait pas évoquer les heures sombres, et quand il m’arrivait de le lui demander, elle s’en tenait toujours à : ces choses-là ne devraient pas se produire, il faut oublier tout ça, la fuite, la traversée des Pyrénées dans la neige, les avions qui nous mitraillaient, les camps, le froid, la faim, la peur… Elle a grandi, elle a vieilli, je ne la questionne plus, mais je sais qu’elle n’a jamais oublié, que quelquefois, du fond de sa mémoire, ressurgissent des images terribles, et qu’elle entend encore les cris, les plaintes, de tous ces enfants arrachés malgré eux à leur enfance. Je viens de là, de cette petite fille, devenue en une dizaine d’années, une ravissante jeune femme bien décidée à vivre après avoir survécu. Une ravissante jeune femme pressée d’être aimée après avoir connu la haine. Elle n’avait pas vingt ans lorsqu’elle m’a expulsé de ses entrailles vers ce monde. Elle n’était encore qu’une adolescente quand j’ai quitté son ventre, où j’avais passé neuf mois, les plus beaux de ma vie. Ce fut le début du commencement (pléonasme, je sais !) d’une période difficile qui dura neuf ans, et dont je ne garde que de vagues souvenirs. Si Maria accepta, très sommairement, de me parler du drame qui l’avait frappée enfant, en revanche je ne sais presque rien sur les cinq premières années de ma vie. Je résume : mon géniteur, dont je porte le patronyme, était plus âgé qu’elle. Quand elle l’a rencontré, il était déjà veuf et père de trois enfants. Mon grand-père n’avait sûrement pas approuvé cette relation, mais Maria lui a, c’est ce que je crois, forcé la main pour qu’il accepte de donner la sienne à cet homme, en lui imposant sa grossesse. Après le mariage, après ma naissance, c’est le mystère absolu. Où avons-nous vécu ? Est-ce que ce sont mes grands-parents qui se sont occupés de moi ? Pas de réponse, le vide encore, le manque toujours…
J’avais presque six ans quand Maria accoucha de son deuxième garçon. Pourquoi autant de temps entre Manuel, mon petit frère, et moi ? Depuis que je suis grand, j’ai toujours vu ça comme une anomalie : comment un homme, un Espagnol, de presque quarante ans (qui avait déjà fait trois mômes à sa première épouse en l’espace de six ans) peut-il coucher avec une jeune femme, brune aux cheveux longs, jolie, toute fraîche, et ne pas l’engrosser pendant plus de cinq ans ? Mon explication est d’une logique implacablement triste : il s’était tiré en nous laissant ma mère et moi chez mes grands-parents. Si tout se construit dans les cinq premières années de nos vies, je sais le pourquoi de mon instabilité, de mon itinérance amoureuse. Je ne cherche pas d’excuses pour toutes les blessures que j’ai faites à tous ceux et celles que j’ai mal aimés. Je suis coupable de mes actes, de mes défections, mais un jury attentif, humain, et réceptif aux témoignages de quelques individus qui me connaissent bien, m’accordera les circonstances atténuantes que je mérite.
Écrire. C’est ce dont j’ai besoin. La mémoire peut nous jouer des tours et modifier nos souvenirs. Elle peut tout aussi bien les embellir que les enlaidir. Mais les failles que nous avons subies, celles dont nous ne conservons aucun souvenir ne sont pas soumises à distorsion, elles font de nous, par ce que nous avons subi, ce que nous sommes aujourd’hui. Et même si ce n’est pas vrai, même si toutes les analyses, toute la psychologie, toute la psychiatrie, toutes ces sciences réunies ne sont que des montagnes de conneries, de masturbation intellectuelle, j’y crois sûrement un peu (beaucoup ?), parce que mon besoin d’écrire englobe tellement de pathologies qu’il provient forcément de ces failles, subies dans ma prime enfance, et qui sommeillent dans les zones inconnues de mon cerveau. Rassurez-vous, je ne suis pas unique, loin s’en faut, et vous qui lisez ces lignes, si ce que j’écris vous interpelle, si comme moi des stigmates de vos premières années dans ce monde vous égratignent sans que vous puissiez les maîtriser, alors Écrivez !
Le manque allait rapidement me donner rendez-vous. Étrangement, comme s’il avait ressenti l’urgence, la fin proche de sa vie, mon géniteur engrossa Maria pour la troisième fois très peu de temps après la naissance de Manuel. En effet, Didier (encore un garçon) naquit seulement quatorze mois plus tard. J’avais sept ans et je conserve en souvenir l’image d’un bébé qui pleurait dans un lit, inconsolable. J’ai su longtemps après qu’il avait mal supporté une série de vaccins. Je revois cette pièce sombre de la maison préfabriquée que nous habitions dans une cité dite d’urgence, bâtie en bordure d’un cimetière de la périphérie biterroise. Souvenir prégnant que j’amalgame avec un incident survenu dans les toilettes d’un hôpital de Montpellier, et le visage d’un homme allongé, mort, que j’aurais soi-disant embrassé en pleurant. Mon géniteur, puisque c’est de lui qu’il s’agit, venait de mourir, emporté par une longue maladie. J’ai beaucoup fouillé dans ma mémoire, je l’ai triturée de longues heures, très souvent, et encore aujourd’hui, je suis incapable de distinguer la réalité de la suggestion. Nos souvenirs sont pleins de mots, de récits, entendus mais pas toujours vécus, sur des événements que nous nous approprions inconsciemment, en toute bonne foi. J’avais sept ans et je me retrouvais orphelin de l’homme qui avait semé la graine de mon existence. Le manque de lui était, c’est ce que je croyais à l’époque, purement théorique étant donné qu’il n’avait pas pris une grande place dans mon quotidien. Mais le manque est un truc insidieux, sournois, il s’insinue dans notre esprit tel un minuscule serpent venimeux pour nous inoculer le poison de l’absence. Ce manque de quelqu’un, ou de quelque chose, dont on se remet courageusement, mais dont on ne guérit jamais. On fait avec… oui, on fait avec, avec d’autres qui nous aimeront, qui seront fiers de nous, qui nous aideront à grandir et que nous ne voudrons pas décevoir. Mais ils sont les autres, ils ne sont pas eux, ils ne sont pas ceux qui nous ont quittés, ceux qui nous manquent sans le savoir… les absents…
Entre la mort de mon géniteur et ma rencontre avec l’autre, celui qui allait m’aimer, qui allait être présent pour moi, ma mère et mes frères, je suis resté enfermé une année dans ce qu’on m’avait dit être un aérium, et qui était en fait un internat déguisé en maison de repos. J’étais, paraît-il, de petite constitution et j’avais donc besoin d’air pur. De ce séjour me restent comme toujours, de bons et de moins bons souvenirs. Les sorties dans les bois, le goût des fraises sauvages, les carottes à la béchamel que j’étais un des rares pensionnaires à apprécier, et les petits bateaux, que l’on taillait dans les écorces des grands pins qui entouraient la bâtisse, font partie des bons moments. Les visites bimensuelles des parents de mes copains et copines sont gravées en grosses larmes sur mes joues d’enfant oublié là, parmi les cris de joie, les rires, les embrassades familiales. Je sais que ce n’était pas facile de se déplacer jusqu’à St-Pons-de-Thomières en 1956/57 lorsqu’on habitait à Béziers sans moyen de transport, et surtout avec deux enfants en bas âge. Mais je devais être un des rares pensionnaires à ne pas recevoir de visites. Le manque, toujours et encore le manque, comme une marque de fabrique tatouée sur mon cœur.
Et puis un jour, ils sont venus me chercher. Ils, c’est-à-dire Maria et l’autre. Cette fois, il ne s’agit pas d’un souvenir suggéré, mais un souvenir bien réel. Je ressens encore en écrivant, l’immense bonheur de ce moment. La joie et l’émotion de la retrouver, elle, radieuse au bras de son nouvel homme. Il existe une magnifique photo, prise sur l’escalier qui descendait dans le parc, de la belle jeune femme qu’elle était toujours à vingt-sept ans, pourtant déjà veuve et maman de trois garçons. Une photo prise par celui qui allait devenir mon beau-père, et qui nous emmènerait bientôt tous les quatre avec lui, à Marseille où il habitait et travaillait depuis longtemps. Mais avant de vous conter mon aventure marseillaise, je fais un petit retour sur ce qui s’était passé pendant que j’étais au vert à Saint-Pons. Étrangeté de la vie, pied de nez au malheur, la rencontre entre l’autre et Maria eut lieu dans la maison où j’étais né, la maison de mes grands-parents, la maison où vivaient encore deux sœurs et trois frères de ma mère. L’une de ces deux sœurs avait quelques années de moins qu’elle, était célibataire sans enfant et se prénommait Lourdes. Ce que je ne sais pas c’est comment l’autre l’avait rencontrée, mais ce que je sais c’est que Lourdes et lui étaient fiancés. D’après ce qu’il se raconta dans la famille, Lourdes rompit les fiançailles parce qu’elle avait rencontré entre-temps celui que d’ailleurs elle épousa plus tard, et l’autre se consola avec Maria. Moi je préfère ma version : en découvrant ma mère, il tomba fou amoureux d’elle et ce fut lui qui délaissa la petite sœur ! J’ai vécu dix ans avec eux et je sais qu’il l’aimait d’un amour profond, sincère. Preuve en est qu’il l’épousa et que, tous les hommes ne l’auraient pas fait, il nous aima moi et mes deux petits frères aussi fort qu’il aima les deux enfants, Bernard et Corinne (enfin une fille) qu’ils eurent ensemble.
***
J’ai arrêté d’écrire hier vers dix-neuf heures. Nous avions rendez-vous Sylvia et moi avec nos amis, Brigitte et Éric (Bibi et Titi) à vingt-heures au resto LesVoiles, situé sur la plage de Portiragnes, charmante petite station balnéaire proche de Béziers, où j’aime me retirer du début de l’automne à la fin du printemps. Nous avons comme toujours passé un agréable moment tous les quatre, refaisant le monde chacun avec ses arguments, sa bonne foi et même parfois, je suppose, sa mauvaise foi ! Pour ma part, cet intermède m’a fait un bien fou en me sortant de ce récit qui me remue les tripes. Nous sommes rentrés un peu après vingt-deux heures, j’ai hésité mais je n’ai pas ouvert l’ordi. Sylvia s’est mise au lit. J’ai allumé la télé, j’ai attrapé ma guitare et j’ai plaqué quelques accords, les yeux rivés sur l’écran magique. Vers minuit, je me suis couché à mon tour, silencieusement pour ne pas la réveiller (mais elle s’est réveillée). Je me suis rapidement endormi, et si je vous raconte tout ça, c’est parce qu’il était à peine plus de cinq heures quand j’ai ouvert les yeux dans l’obscurité et que mon crâne semblait avoir doublé de volume tellement il contenait de réflexions, de mots, de situations, d’analyses, de questions sur l’intimité et a contrario sur l’impudeur d’écrire, ainsi que sur l’égoïsme ou la générosité de se lancer dans les tréfonds de sa mémoire. Alors le besoin de me remettre à me raconter s’est imposé, et me voilà, les doigts sur le clavier, prêt à vider mon sac, décidé à remonter le temps, à ouvrir les vannes pour retrouver un peu de cet enfant que je fus, et aider l’homme que je suis devenu à mieux se connaître, à mieux se comprendre…
Nous sommes arrivés à la Madrague de Montredon, un quartier à l’est de Marseille, à l’automne 1957. J’ai immédiatement aimé cet endroit qui ressemblait plus à un charmant village de pêcheurs qu’à une banlieue de la grande cité phocéenne. L’appartement situé au premier étage d’un petit immeuble, était neuf, lumineux, et surtout possédait, en plus d’une cuisine et d’une grande salle à manger-salon, trois belles chambres. La mer se trouvait à moins de cinquante mètres et c’est là que j’ai appris à nager, à pêcher, à plonger. C’est là que j’ai, jour après jour, lentement, baissé la garde et débarrassé mon cœur et ma tête de toute la noirceur qui les encombrait. Je sais que j’ai été heureux, que j’ai connu l’insouciance et la légèreté en retrouvant ce qui ressemblait à une famille. J’ai écrit ressemblait car jusque-là, nous n’avions pas de liens de sang avec l’autre, mais rapidement cette situation fut rectifiée, car au mois d’octobre 1958, Maria accouchait de Bernard et grâce à ce petit frère qui nous reliait, nous sommes devenus une vraie famille. Ils n’avaient pas perdu de temps les amoureux : Didier était né en décembre 55, et donc moins de trois ans séparaient les deux derniers enfants ! C’est à partir de l’arrivée de ce frère (que je n’ai jamais considéré comme demi) que l’autre est devenu notre papa, et que nous l’avons depuis, toujours appelé ainsi. J’ai appris à le découvrir, à l’apprécier d’abord, et à l’aimer ensuite. C’était un homme bon, généreux, qui avait énormément souffert. Il s’était battu aux côtés des anti-Franquistes pendant la guerre civile espagnole et avait réussi à gagner la France avant d’être arrêté. Il s’engagea dans la résistance, mais fut fait prisonnier (son groupe tomba dans une embuscade, tous les Français ne furent pas des héros) et envoyé au camp de concentration de Mathausen où il resta trois longues années. J’ai découvert à dix ans l’existence de ces camps d’extermination et les horreurs qui s’y pratiquaient. J’ai vu des photos terribles sur lesquelles il se trouve en compagnie d’autres prisonniers, qui comme lui sont tous d’une maigreur squelettique. Il ne pesait quand il a été libéré que trente-sept kilos. J’écris ces lignes soixante ans plus tard, mais je me souviens exactement de ce chiffre hallucinant, je ne l’oublierai jamais. Comme il ne faut jamais oublier ce que certains humains, inhumains, on fait subir à des millions de femmes, d’hommes et d’enfants. Je me répète, je sais, mais je veux citer des extraits d’une chanson que j’ai écrite il y a bien longtemps :
Les mots, ça sert à rien
Mais faut quand même les dire
Les répéter sans fin
Pour pas que ce soit pire…
Humanitaire, faut pas te taire
Non, pas te taire !
Mon alter ego, mon compagnon de galas et de galères, Claude Bermejo, a composé la musique de cette chanson qui sonne comme une mise en garde, un avertissement pour réveiller les consciences, et peut-être, je l’espère éviter les catastrophes. Je me permets de citer une phrase, je ne sais pas de qui elle est, peut-être de moi ! Laguerre c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent très bien. Je ne suis pas certain de la forme, mais le sens est d’une limpidité effroyable. Écrivez, chantez, criez, hurlez s’il le faut, car se taire, ne rien dire, c’est approuver !
L’autre, mon père et époux de Maria désormais, avait malheureusement ramené de sa captivité une saloperie qui lui causait régulièrement des maux de tête épouvantables. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais il devait ingurgiter chaque semaine plusieurs verres d’une eau fortement citronnée, dans laquelle était immergé des heures durant un œuf entier, extra-frais, dont la coquille rongée par le citron devenait translucide. Je suppose, en y réfléchissant, et avec le recul, qu’il devait manquer de calcium. Je raconte ce truc bizarre parce que je me souviens parfaitement que j’étais chargé de me rendre à la ferme, sise à la sortie de la Madrague, sur la route des Goudes et de Callelongue. J’y allais à pied, et je peux affirmer que j’étais fier et heureux, malgré la distance, de m’acquitter de cette mission en ramenant à la maison ce précieux emballage qui contenait quelques œufs, pondus le jour même par des poules vivant en liberté. Et quand je le regardais boire son curieux breuvage, moi qui jusque-là n’étais rien, qui n’avais fait que subir, je me sentais enfin utile, important. Je l’aimais et il me le rendait bien. J’étais l’aîné de la fratrie, celui qui avait le plus souffert, et il le savait. J’ai oublié précisément combien de temps nous sommes restés dans cet endroit, mais je conserve de cette époque plein de belles images. Adulte, je suis très souvent retourné là-bas, et j’ai été chaque fois heureux de constater que rien n’a changé. Enfin, presque rien, il existe maintenant deux restaurants les pieds dans l’eau, et quelques bateaux de plaisance amarrés au quai du petit port, côtoient les barques des pêcheurs autochtones.
***
— Pourquoi on doit déménager papa ?
J’avais posé la question à mon père quand il nous annonça un soir que nous allions quitter la Madrague de Montredon. Il avait deviné ma déception et doucement, comme s’il s’en excusait, il m’expliqua que le trajet qu’il devait faire pour se rendre à son atelier était très long, et lui imposait plusieurs changements de bus. (Il n’avait pas à ce moment-là le permis de conduire.) Alors, il avait déposé une demande pour un appartement HLM dans une cité beaucoup plus proche de son travail. Sa demande venait d’être acceptée, et nous étions les heureux futurs locataires d’un grand F6 flambant neuf, dans lequel nous serions moins à l’étroit, surtout depuis que la famille s’était agrandie, et il rajouta comme pour me consoler que j’aurais une chambre pour moi tout seul, MA chambre ! J’étais content bien sûr, mais quand même triste de quitter cet endroit où pour la première fois depuis ma naissance, j’avais été joyeux, insouciant, aimé. Je ne savais pas encore que j’allais adorer notre nouvelle vie dans la cité qui rapprochait papa de son boulot, mais qui m’éloignait de la mer.
La Bastide St Jean, 119 rue du docteur Cauvin, St Barnabé. Marseille 12e. Je me souviens parfaitement de l’adresse (je vous jure qu’elle a jailli instantanément de ma mémoire) où j’ai passé huit ans. Huit années qu’avec le regard de l’enfant sauvé des eaux troubles et tourmentées du fleuve de son enfance par l’amour d’un homme pour une belle jeune femme brune, je pourrais qualifier de magiques ! Tout d’abord l’appartement : carrément grand, carrément moderne (on avait une immense salle de bains avec baignoire), et Ma chambre située à droite, tout de suite après la porte d’entrée, avec une fenêtre qui donnait sur un terre-plein à l’arrière du bâtiment, par laquelle j’ai quelquefois fait le mur puisqu’on était au rez-de-chaussée ! Ensuite, les rencontres avec les autres enfants qui vivaient déjà là, des garçons et des filles de mon âge et de toutes origines (la guerre d’Algérie sévissait et des familles de rapatriés débarquaient à Marseille tous les jours) qui m’ont immédiatement accepté et intégré dans ce qu’on appelait la bande de la Bastide. Christian, Alain, Robert, Guy, Pierre, Antoine, Horacio, Manu, Vicente, Salvatore, Gennaro, Noël, Maddy, Nicole, Marie, Anna, Michèle, Agnès... Soixante ans ont passé et je vous revois tels que vous étiez quand je suis parti pour monter à la capitale. Mais nous n’en sommes pas là. Ces huit années de vie dans la cité ont été celles de la réconciliation, amorcée à la Madrague. J’ai découvert Maria en maman affectueuse et épouse attentionnée, vraiment plus calme, plus à l’écoute. Certainement qu’après toutes les dures épreuves qu’elle avait traversées, l’amour inconditionnel de son mari, son investissement total auprès de nous la rassurait et la stabilisait émotionnellement. Mon père souffrait toujours de ses maux de tête, mais l’eau à la coquille d’œuf avait cédé sa place à la pharmacopée, et il prenait désormais des antalgiques prescrits par le docteur Benvenuti, qui avait ouvert son cabinet médical dans le bâtiment en face du nôtre, et il me semble que ses crises étaient moins violentes. À la cité, j’étais le plus souvent dehors. Nous nous retrouvions tous les soirs après l’école sur la placette, en bas de la cité, et nous jouions au foot jusqu’à ce que nos pères ou mères nous appellent par les fenêtres et les balcons pour rentrer souper. En 1958, la formidable épopée de l’équipe de France en Suède, suivie à la radio, nous avait tous transformés en footballeurs et nous rêvions de devenir les futurs Kopa, Fontaine, Piantoni ! Nous avons d’ailleurs fait partie, deux ans plus tard, avec Christian, Alain et Guy de l’équipe de St Barnabé et tous les dimanches matin, à vélo, nous nous rendions sur différents stades pour disputer les matchs de championnat. Je me souviens de ce vélo qui avait appartenu à mon père, un peu grand, un peu lourd, un peu vieux, mais comme j’étais fier de le posséder, de le bichonner, d’avoir quelque chose à moi ! J’en ai parcouru des kilomètres en pédalant avant de passer au cyclo !
Septembre 1959, rentrée en 6e au Lycée Denis Diderot à Saint-Just, un quartier de Marseille à l’opposé de St Barnabé (je ne sais pas pourquoi j’avais atterri si loin), je devais prendre un premier bus après avoir marché un bon moment, et ensuite un deuxième en centre-ville. Moi qui étais habitué à me rendre à l’école communale située à cinq minutes de chez moi, il me fallait dorénavant une heure et demie pour aller en classe. Le pire c’est que j’étais le seul de la fameuse bande de la Bastide à avoir réussi le concours d’entrée en 6e, mes copains étaient restés dans notre école pour préparer en deux ans, le fameux certificat de fin d’études primaires. Au Lycée, je découvrais un nouveau monde. Pour moi qui arrivais du fin fond de la banlieue, presque la campagne, je me retrouvais plongé dans un univers inconnu, au milieu de garçons qui habitaient pratiquement tous en ville, LA VILLE ! Pas faciles mes débuts de Lycéen : le trajet pénible, les changements de classes, de profs, et en prime la cantine (je déjeunais chez moi avant) étaient un bouleversement total de ma petite vie bien tranquille. Heureusement, j’avais la chance d’être bon élève et rapidement, les gars de LA VILLE s’étaient rapprochés de moi. Je me souviens de Roger Modolo, de David Sultan, qui les premiers m’avaient convié à des parties de Baby-foot dans le café en face du LDD. (Clin d’œil à Claude) Je me débrouillais plutôt pas mal et en quelques semaines, nous formions Roger et moi une doublette redoutable. C’était bien, mais je préférais les jours sans Lycée avec mes copains de la Bastide. On se retrouvait toujours, sans se concerter, sur la placette qui nous servait de terrain de foot. Nous arrivions les uns après les autres à pied ou à vélo, et je sais que j’étais heureux de les voir, de répondre à leurs questions sur ce monde lointain qu’ils ne connaissaient pas. À la maison, j’étais le grand, celui qui va au Lycée, celui qu’il ne faut pas déranger quand il fait ses devoirs, celui sur lequel mon père fondait ses espoirs et veillait sur la tranquillité. Moi qui voulais par-dessus tout susciter l’admiration de ma mère, j’avais le sentiment qu’elle ne s’intéressait pas à ce que je faisais. Jamais elle ne me demandait comment ça se passait pour moi là-bas, jamais, même pas pour savoir si la bouffe de la cantine était bonne. Je n’ose pas, encore aujourd’hui, imaginer que c’était de l’indifférence. Elle qui n’avait pas eu le bonheur d’étudier, elle qui avait fui, chassée de son école à sept ans dans des conditions dramatiques, et qui n’avait fréquenté, après les camps, les bancs d’une classe que pendant deux ou trois ans, ne pouvait pas à mes yeux (d’adulte) être indifférente. Je crois qu’elle se réjouissait intérieurement de la chance que j’avais tout en regrettant de n’avoir pas eu la même… et d’avoir été sacrifiée, par la connerie des hommes, pour un idéal qui n’était pas le sien !
Je m’étais arrêté d’écrire quelques minutes, c’était violent. Je viens de relire les dernières phrases, j’ai failli les éliminer en me disant que peut-être, tout simplement, elle avait déjà suffisamment à faire avec mes trois petits frères et son mari pour, en plus du ménage, de la lessive, des courses, de la cuisine, s’occuper de mes études qui se passaient très bien (mon père se chargeait de le faire savoir !). Je réalise en avançant dans ce récit que j’aurais voulu que tout tourne autour de moi. Ça me choque d’avoir désiré être le centre du monde. Oui, ça me dérange et ça me peine de retrouver ce que ressentait ce jeune garçon devant sa mère qui ne lui posait pas de questions, et qui ne rentrait dans sa chambre que pour changer les draps. Je m’égare peut-être, mais il me vient à l’esprit que sous un bonheur apparent, ma mère était restée Maria, la petite fille sacrifiée, qui s’était sacrifiée à son tour en offrant sa beauté et sa jeunesse à un homme bon, honnête, travailleur, pour que sa progéniture ne souffre jamais comme elle avait souffert. Elle avait de l’affection pour cet homme, elle le respectait, mais je ne suis pas sûr (aujourd’hui) qu’elle était amoureuse de lui. Je n’étais pas conscient à douze/treize ans des choses de l’amour, pourtant en me plongeant dans mes souvenirs de l’époque, je ne perçois que de la tendresse d’elle pour lui. Jamais de disputes, jamais de baisers, l’ambiance à la maison était calme, pas de vagues, pas de remous. Pourquoi est-ce que je m’arroge le droit de prêter à ma mère ce comportement, ce manque d’amour envers mon père ? Je n’ai que des souvenirs imprécis qui ne m’autorisent pas à porter ce genre d’accusation, et pourtant j’ai la quasi-certitude d’être dans le vrai. Je n’ai pas suivi d’analyse, pas de psy professionnel, seulement quelques oreilles féminines ont entendu des confidences de ma part, sûrement au beau milieu de la nuit, sur l’oreiller, et après quelques verres. Mais c’est toujours ce putain d’Œdipe qui revient sur le tapis !
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La 6e, la 5e, puis la 4é terminées, nous étions déjà au début de l’été 1962. Les accords de paix signés à Evian le 18 mars avaient mis fin à ce qu’hypocritement, le gouvernement français qualifiait d’événement, alors qu’il s’agissait bel et bien d’une guerre qui avait fait rage en Algérie, tuant des milliers de militaires et de civils, pour beaucoup totalement étrangers aux idéaux des uns et des autres. Victimes innocentes d’un conflit qui n’aurait jamais dû se produire, deux jeunes de notre cité, envoyés là-bas se faire tuer, n’avaient rien demandé et se foutaient pas mal que l’Algérie reste française. Soixante ans plus tard, l’Algérie est toujours algérienne, la France est toujours debout, mais eux sont couchés à jamais…
4 juillet 1962, je fêtais tout juste mes quatorze ans. Comme moi, les copains de la Bastide avaient grandi. Le foot, les virées à vélo, la plage de la pointe rouge, les flippers, le baby avaient encore du succès, mais la télévision, la musique et le cinéma étaient entrés dans nos vies et les avaient passablement chamboulées. Chez moi, comme dit Daniel Guichard, il n’y avait pas la télé, mais c’était pas dehors, c’était chez Christian qu’on se réunissait autour de l’écran fabuleux. Nous étions fascinés par Josh Randall (Steve mac Queen), le chasseur de primes d’Au nom de laloi, le feuilleton du samedi soir. J’entends clairement les notes qui annonçaient le début : tatan ! tatatatan ! Et que dire de nos idoles en devenir, Johnny, Eddy, Dick, Sylvie, Françoise et tant d’autres qui allaient bousculer et inquiéter nos parents, et nous faire basculer dans un monde nouveau, un monde qui voulait oublier les massacres des sales guerres passées. Nous étions la génération baby boom, celle des trente glorieuses, nous étions en plein dedans, mais nous ne le savions pas !
Mes frères étaient encore petits, Manu avait huit ans, Didier un peu plus de six et Bernard tout juste quatre. Je ne partageais pas grand-chose avec eux, je les aimais bien, je m’en occupais quand il le fallait, mais j’étais le plus souvent avec les copains de la bande. Comme des millions d’ados en France, nous avions monté un groupe yé-yé, avec Noël et moi guitaristes chanteurs, Pierre à la batterie et Christian à la basse, nous étions « Les Marseillais » pas très original comme nom en comparaison des Chaussettes Noires et des Chats Sauvages, mais on s’éclatait bien. Seuls Noël et Pierre étaient bons, Christian et moi faisions comme on pouvait pour les suivre. Je me souviens (à l’instant) des quantités énormes d’heures passées tous les deux à écouter sur mon Teppaz, les chansons que nous devions jouer avec les deux autres, afin de les apprendre. J’avais heureusement un truc qui me procurait un certain prestige, j’écrivais des textes dont je fredonnais les premières phrases à Noël qui prenait le relais pour finaliser mes chefs-d’œuvre :
Si tu savais bébé
Combien je pense à toi
Et combien tu me plais
Mais tu ne le sais pas…
Non tu ne le sais pas ! Ad Lib...
D’accord, c’est pas terrible, mais c’était la première, et avec la guitare magique de Noël et le tempo yé yé cool de Pierre, les filles adoraient. On jouait dans le sous-sol de la maison des parents de Robert (Ferrat) située à cent mètres de la cité. Maurice, son frère aîné était musicien professionnel (trompettiste) et avait monté un orchestre. Quand il ne jouait pas, il nous laissait utiliser son matériel. Je viens d’écrire que les filles adoraient, mais je ne m’intéressais pas à elles. Je les trouvais presque toutes écervelées, ridicules, à pousser des cris devant quatre garçons qui se démenaient en imitant leurs idoles. Moi j’aimais le foot, j’aimais chanter, j’aimais les études, j’aimais le cinéma où j’allais pour voir le film et non pas, comme mes copains, passer la quasi-totalité de la séance à rouler des patins ! Comme Monsieur Eddy, j’étais fan de westerns et je détestais les Indiens que l’on nous présentait le plus souvent sous les traits de sauvages, d’assassins sans foi ni loi. J’ai depuis révisé mon jugement. S’il est vrai que les descendants des cow-boys nous ont bien aidés à nous débarrasser de l’envahisseur germanique, il n’en demeure pas moins que leurs arrière, arrière, arrière, arrière-grands-parents ont quasiment exterminé ceux qu’ils appelaient les Peaux-Rouges pour s’installer chez eux. C’est toujours la même histoire, celle du plus fort qui gagne à la fin, qui impose ses croyances, son Dieu, sa vérité. Nous l’avons quand même échappé belle, je pense à une chanson de Sardou :
Si les ricains n’étaient pas là
Nous serions tous en Germanie
À parler de je ne sais quoi
À saluer je ne sais qui…
Et cætera… Merci d’être venus mourir pour nous. Merci de m’avoir donné Elvis, James, Nathalie, Liz, et tant d’autres qui ont peuplé mes rêves d’adolescent. Je ne condamne pas uniquement vos ancêtres, les miens ont fait pareil, ou pire. Mais vous comme moi, nous n’étions pas là pour les empêcher d’agir. Aujourd’hui, nous sommes là et nous ne faisons pas grand-chose pour que règne la paix sur terre. Je sais bien évidemment que quelques milliards de fourmis ne seront jamais assez fortes pour ne pas se faire dévorer par quelques centaines de tamanoirs. Alors, nous demeurons spectateurs, moi le premier, les yeux rivés sur les chaînes info, à nous lamenter sur un génocide, une guerre fratricide, un attentat… et verser quelques larmes. Je ne suis pas exempt de reproches, et surtout pas donneur de leçons, mais écrire éveille ma conscience et même si je m’égare, je passe un peu moins de temps à me regarder le nombril !
La fureur de vivre, Géant, A l’est d’Éden… Les rôdeurs de la plaine, Le rock du bagne, King créole… James Dean et Elvis Presley étaient au cinéma et dans la vraie vie tout ce que je voulais être. Non ! Pas pour les filles ! D’autant que celles de la cité ne pouvaient rivaliser avec Nathalie Wood ou Liz Taylor qui me semblaient incarner, du haut de mes quatorze ans, la quintessence féminine. Non, moi je me voulais rebelle, différent, libre, comme j’imaginais que l’étaient James et Elvis. Pourtant j’étais timide (oui Claude), légèrement introverti (encore oui), conscient de mes origines plus que modestes et surtout complexé par mon gros nez. J’avais quand même une amie, Maddy, la sœur de Christian, mon copain piètre bassiste, mais excellent footballeur. Elle avait quelques mois de moins que moi, brune, jolie, cheveux mi-longs, d’origine italienne, elle aussi était lycéenne. Tous les deux nous avons passé des heures à parler, à écouter de la musique, mais nous n’avons pas flirté, nous ne sommes jamais embrassés sur les lèvres. Nous allions au ciné ensemble et nous nous asseyions toujours assez loin des copains et copines de la bande. Je ne sais pas si elle a eu quelquefois envie d’un baiser, moi je sais que j’en ai eu envie, mais je n’ai jamais eu le courage, et de toute façon, je ne savais pas comment m’y prendre, alors j’y renonçais. Si un jour, par ce que nous appelons (à tort) le hasard, mais qui ne serait que la succession de coïncidences heureuses, tu lis ces lignes, j’espère qu’elles te feront rougir ! Nous ne nous sommes jamais revus depuis que j’ai quitté la cité, en octobre 1966, mais j’ai eu de tes nouvelles par Christian que j’ai croisé une fois vers la fin des années soixante-dix du côté de St Arnoult en Yvelines. Lui, le fou de vitesse, était devenu motard dans la gendarmerie, et toi, ça ne m’a pas étonné, tu étais prof de français. Je me souviens tout à coup que nous avons commis quelques chansons ensemble (les meilleures ?), un bout de texte me revient, un bout du refrain que tu avais écrit : pourquoi tu ne me vois pas ?Tu ne me regardes pas ? Comme… je n’ai pas la suite et je ne sais pas si tu t’adressais à moi, mais si c’était le cas, pardonne-moi, j’avais pas tilté ! Sache que ce n’était pas de l’indifférence, mais je vivais dans mes rêves, et tu n’étais pas dedans. Il me semble t’entendre me traiter de mufle, puis sourire en lisant ces mots.
Je ne savais pas que j’allais écrire tout ce que j’ai écrit depuis que j’ai commencé. Je navigue à vue, sans carte, sans plan, sans structure. Je ne savais pas que je savais toutes ces choses dont je vous parle. Mais voilà, écrire c’est découvrir des trucs sur soi qu’on ignorait, qui s’étaient produits à notre insu, mais que notre mémoire avait enregistrés et enfouis, loin, très loin, quelque part dans des régions inconnues de notre conscience, inconsciente d’avoir capté ce qu’elle avait senti, vu, entendu, deviné. Presque tout ce qui s’écoule d’elle, presque tout ce que vous lisez, je le découvre, et avec, tous les sentiments que j’ai éprouvés sans le savoir, ou sans vouloir le savoir. C’est tout à la fois fantastique et émotionnellement éprouvant de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. J’aimerais pouvoir poser la question : qu’est-ce que tu penses de ce que tu es devenu ? À l’enfant que j’étais, mais il ne pourrait pas me répondre, il n’existe plus que dans le souvenir de quelques personnes dont le nombre se raréfie chaque jour. J’espère simplement qu’il ne me détesterait pas, à défaut de m’apprécier.
Comme je viens de l’écrire, je navigue à vue et forcément sans vraiment respecter une chronologie précise. C’est pourquoi je reviens un peu en arrière pour évoquer mes grands-parents maternels. J’ai toujours trouvé étrange d’être le seul de ma fratrie qui parle couramment espagnol sans jamais l’avoir appris. Parler une langue sans l’avoir apprise n’est possible que si on est né et qu’on a grandi au milieu de gens qui la pratiquaient continuellement. Alors, j’en ai déduit que j’ai passé les premières années de mon existence avec ma grand-mère et mon grand-père, qui ne parlaient pas français à cette époque, dans leur grande maison, place du Château vieux à Montblanc, celle-là même où je suis né. Comme je n’ai pas de souvenirs pour ces premières années, je ne sais pas si ma mère était présente ou si elle était partie, après m’avoir mis au monde, avec mon géniteur. Pardon si j’ai tort, mais le doute est permis. Si je raconte cet épisode, c’est parce que j’ai conservé pour mes grands-parents et mon village natal une tendresse toute particulière. Contrairement aux quatre ou cinq années évoquées ci-dessus, je me souviens parfaitement des étés que j’ai passés chez eux, presque tous, entre huit et treize ans. J’arrivais en train début juillet à la gare de Béziers, et c’était tonton Antoine, le plus jeune frère de ma mère, qui venait me chercher en voiture (au début en Juva 4, plus tard en Traction avant). Commençait alors une période bénie. En écrivant, je sens gronder une foule de souvenirs prête à envahir les pages en criant : il était grand temps que tu parlesde nous. Nous sommes ceux qui t’ont enraciné dans cette terre étrangère où tu eschez toi pour toujours ! C’est vrai, les vignes du grand-père, l’écurie avec le cheval qu’on attelait à la charrette, les vendanges, la rivière Thongue où j’allais pêcher poissons et grenouilles avec Francis, la fête du Château vieux organisée par le parti communiste, et pour laquelle tous les enfants du village ramenaient des joncs coupés au bord de la rivière, et avec décoraient l’estrade où s’installait l’orchestre pour plusieurs jours (c’est là, sur cette estrade, que j’ai chanté devant un vrai public pour la première fois de ma vie, après avoir tout de même tenté de me dérober tellement j’étais mort de trouille, j’avais onze/douze ans), les parties de loto l’après-midi sur la place, les heures passées avec mes oncles et mon grand-père assis dans la grande pièce de la maison à regarder un énorme poste de radio qui vantait le courage de Federico Bahamontes (l’aigle de Tolède) en train de gravir les grands cols des Alpes et des Pyrénées pendant le Tour de France, les repas autour de l’immense table où nous étions toujours une dizaine à nous repaître de l’éternel, mais délicieux ragoût de grand-mère… C’est vrai, tant de moments inoubliables vécus dans ce village méritaient ce retour hors chronologie. J’aurais pu les insérer plus haut et ni vu ni connu, mais je n’ai pas voulu tricher, je les ai écrits quand ils se sont réveillés en sursaut, pas contents de ne pas être au bon endroit dans ce récit. Ils ont jailli en rafale, je les ai étalés sans réfléchir, dans l’ordre, exactement comme ils se sont présentés ! Je viens de relire, c’est brouillon, tant pis, j’y touche pas.
Je suis souvent retourné à Montblanc au cours des soixante années écoulées (un peu moins ces derniers temps), et le changement est spectaculaire. Sans être passéiste, il faut reconnaître que tous les lotissements qui ont poussé et qui encerclent désormais mon village ont modifié son âme terrienne, familiale. Même la fontaine Marianne qui trônait au cœur de la place, autour de laquelle on dansait les soirs de Quatorze Juillet, a été déplacée sur un côté pour permettre aux nombreuses automobiles de se croiser ! La place du Château vieux, haut lieu de mon enfance, a été agrandie par la démolition de quelques maisons pour dégager la vue sur l’église ! Et même si la rénovation est plutôt réussie, même si la maison de mes grands-parents et toujours là, j’ai encore en mémoire le goût salé des larmes que j’ai versées en découvrant le massacre causé à mon ancien terrain de jeux. Je me suis depuis, réconcilié avec cette nouvelle place au cours d’une soirée particulièrement émouvante : l’été dernier, avec Claude nous avons participé à un concert donné en hommage aux quatre cent mille réfugiés espagnols qui avaient traversé les Pyrénées en plein hiver 1936. Dramatique page de notre histoire connue aujourd’hui sous le nom de Retirada. Nous avons ce soir-là, sur cette place, en face de la maison où elle avait vécu, chanté la douleur de notre famille, noyée elle aussi dans la colonne des quatre cent mille fuyards de février 1936.
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1962… Fiasco de l’équipe de France de foot qui ne participera pas à la coupe du monde qui se jouera au Chili, et qui verra le Brésil se succéder à lui-même. Il nous faudra attendre les années Platini, Giresse, Tigana, pour revenir et rester durant quelques années en haut de l’affiche. Et quelques années encore pour figurer par deux fois carrément au sommet de l’affiche. J’entends en écrivant cela, la voix de Thierry Roland le 12 juillet 98 : laFrance est championne du monde, maintenant je peux mourir ! Mais 1962, c’est surtout l’adieu à Marilyn. La fiancée de l’Amérique, l’idéal féminin pour la majorité des mâles de la planète, s’est endormie une dernière fois, et pour toujours. Sa voix s’est tue, et avec elle les secrets qu’elle ne divulguera jamais. La raison d’État est impitoyable, les intérêts d’une nation sont au-dessus de la vie d’une femme, aussi belle et célèbre soit-elle. Que savait-elle donc de si important ? De si grave ? Qu’avait-elle vu ? Ou entendu ? Son amant (l’homme le plus puissant du monde ?) lui avait-il sur l’oreiller, confié les codes de déclenchement des missiles pointés sur Cuba ? Ou bien lui avait-il avoué que les industriels des USA, les fabricants d’armes, de chars, d’avions, d’hélicos, de napalm, l’obligeaient, par la menace, à continuer d’envoyer de jeunes Américains se faire tuer au Vietnam ? Tout est envisageable, et nous ne saurons jamais si la version officielle de l’overdose médicamenteuse correspond à la réalité. Tous les scénarios sont possibles, peut-être même que contrairement aux rumeurs de complot, d’assassinat, le sex-symbol Marilyn a tout simplement choisi d’en finir avec une vie de strass, de paillettes, de faux semblants et d’amours déçues, qu’elle ne supportait plus. Ainsi va le monde depuis des millénaires. Combien de secrets ensevelis, emportés dans leur tombe par ceux qui se sont tus, qui ont fermé les yeux par peur ou par cupidité ? Ceux qui savaient qu’Adolf Hitler était fou, qui l’ont rencontré et qui l’ont laissé faire, ceux qui savaient que le barrage de Malpassé dans le Var était défectueux et qui n’ont rien dit, ceux qui savaient que la centrale nucléaire de Tchernobyl devait être stoppée et qui ne l’ont pas fait, ceux qui savaient que l’amiante tuait à petit feu, ceux qui savaient que du sang contaminé circulait dans les hôpitaux, ceux qui savaient que… qui savaient que… qui savaient que…