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En 1940, à l’âge de dix-huit ans, Lucie a connu une idylle avec Mariano, un réfugié espagnol travaillant dans une ferme voisine. À sa mort, Anne, sa fille, découvre cet amour inavoué et éphémère, mais jamais oublié par Lucie. Résolue à élucider ce mystère, Anne mène une enquête auprès de ses proches et des anciens susceptibles de s’en souvenir. Peu à peu, des secrets refont surface, dévoilant la trame d’une famille ordinaire façonnée par le destin de trois femmes aux amours contrariées.
À PROPOS DES AUTEURS
Jean-François Bouygues met en lumière la richesse de ses origines et la force des liens ancestraux dans Je reviendrai te chercher, son cinquième roman. Dans cette saga familiale, profondément enracinée dans l’authenticité du Quercy et du Périgord, il nous offre une fresque magistrale qui traverse les époques, du XIX siècle à nos jours.
Estelle Pineaud Vives fait ses premiers pas en littérature avec Je reviendrai te chercher, une œuvre inspirée de la vie de sa grand-mère maternelle. Elle rend hommage à tous ces ancêtres dont l’héritage façonne nos âmes et nos cœurs au fil des générations.
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Jean-François Bouygues
&
Estelle Pineaud Vives
Je reviendrai te chercher
Tome I
Le silence en héritage
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-François Bouygues
& Estelle Pineaud Vives
ISBN : 979-10-422-4332-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon papa, qui vient de nous quitter.
À tous mes aïeux, qui sont à jamais
mes racines les plus profondes.
Jean-François Bouygues
À Jacques, mon grand-père adoré.
À Mariano, qui aurait pu l’être.
Estelle Pineaud Vives
Les lieux cités dans ce récit sont pour l’essentiel réels, ou inspirés d’endroits existants pour quelques autres.
La plupart des personnages, quant à eux, ont réellement existé ou existent encore, mais tous sous notre plume ont été en grande partie romancés (et les patronymes modifiés).
Con el tiempo aprendes que disculpar cualquiera lo hace, pero perdonar es sólo de almas grandes.
Au fil du temps, on apprend que toute personne peut excuser, mais le pardon n’est réservé qu’aux grandes âmes.
Jorge Luis Borges, poème « Aprendiendo »
3 décembre 2001, Villefranche-du-Périgord (Dordogne)
Je balaie du regard cet univers familier qui a été le mien ces dix dernières années. Je suis à ma place habituelle, près de la porte ouverte de la cuisine, celle où tous les ans nous accrochons un calendrier éphéméride.
Aujourd’hui, c’est la Saint-François-Xavier. Anne, ma fille, fait de son mieux pour me rassurer, mais, au fond, je sais que je ne reviendrai pas à la maison. Je n’ai pas vraiment de maladie grave, cependant aucun médecin n’a réussi à guérir le mal qui me mine depuis tant d’années. La vie m’a abîmée, usée, épuisée. J’ai encore toute ma tête, mais mon corps, lui, se consume à petit feu. Lui et moi aspirons maintenant au repos. Mes jambes refusent d’avancer, mes bras ne peuvent plus rien soulever, même mes yeux n’arrivent plus à pleurer. Mon cœur, lui, aura la force de battre un petit peu encore… juste le temps de tirer ma révérence.
Je m’appelle Lucie, je suis née le 23 décembre 1921 à Mascagne, une ferme située à la sortie de Gourdon. C’est dans cette paisible bourgade du Lot, département rural du sud-ouest de la France, que ma vie a basculé en 1940. Certes, c’était la guerre, mais moi j’étais aux anges, presque sur un nuage…
Hélas, que d’années si vite passées ! Comme le dit la chanson « Le temps des cerises », je n’oublierai jamais les souvenirs lointains de tous ceux que j’ai perdus, tous ceux qui nous ont quittés année après année, et surtout celui qui est à jamais resté dans mon cœur. La cruelle réalité nous rattrape toujours, et avec elle, ses chagrins, ses renoncements, ses regrets aussi.
Aujourd’hui au crépuscule de ma vie, tout devient limpide. J’aurais voulu trouver la force de choisir ma vie, de voler de mes propres ailes. Quelle sotte j’ai été ! Au lieu de ça, j’ai suivi le chemin que d’autres ont tracé pour moi. Poussée par des vents qui soufflaient bien trop fort pour que je puisse y résister, j’ai fini par entrer dans le moule pour satisfaire aux exigences familiales. Tante Alida a même décidé du prénom de mon seul et unique enfant. Et si c’était à refaire, sûr que ça ne se passerait pas comme ça !
L’ambulance va arriver d’un instant à l’autre. C’est le moment pour moi de dire adieu aux Peyroulières, cette maison que nous avons fait construire pour notre retraite. Dire adieu à tout ce qui a fait mon quotidien : le jardin où Jacques plantait chaque année des dahlias et des zinnias pour m’en faire des bouquets, le tilleul de la cour sous lequel j’aimais somnoler par les chaudes journées d’été, mon chien Filou avec qui je faisais de belles promenades quand j’étais encore solide sur mes jambes, et enfin le papier peint de ma chambre, rose pâle avec de toutes petites fleurs violacées. Le matin, au réveil, dans la pénombre, j’adorais les contempler. Elles me rappelaient tant les orchidées sauvages des prairies de mon enfance.
J’entends le portail qui s’ouvre, des bruits de pas lourds, des chuchotements. Pourquoi ne me laisse-t-on pas m’éteindre là dans ce fauteuil, près de la cheminée ? Ce fauteuil dans lequel j’ai partagé tant de bons moments avec mes petites-filles Marion et Alice. Ah mes petites fées ! Où sont-elles en cet instant ? Elles avaient le pouvoir de me faire oublier les mauvais tours que la vie m’a joués. J’aimerais tant les serrer une dernière fois dans mes bras, leur lire l’histoire de « Pireloum l’écureuil » comme au bon vieux temps, fermer les yeux et partir en paix, retrouver là-haut ceux qui m’attendent depuis si longtemps.
Bien évidemment, je ne partirai pas sans embrasser affectueusement Jacques, mon allié, mon alter ego, mon mari depuis cinquante ans. Jacques, qui en m’épousant, m’a offert la liberté et la bienveillance, des cadeaux bien plus précieux qu’une alliance en diamant. En aucun moment il ne m’a obligée en rien. Au contraire, il m’a épaulée lorsque j’étais au plus mal. Il ne voulait que mon bonheur et en effet je n’ai pas été malheureuse avec lui. Jamais nous ne parlions du passé, on était bien trop occupés avec la gestion de l’épicerie, la comptabilité, les soucis du quotidien. Il ne m’a jamais posé de questions et c’était mieux ainsi. Comment aurais-je pu lui avouer mon secret ? L’enfouir définitivement au fond de moi, l’étouffer, devenir amnésique, voilà ce que j’aurais voulu… afin d’en être débarrassée une bonne fois pour toutes ! Et bien non, ce n’est pas comme ça que ça marche, je viens tout juste de le comprendre, à quelques heures du grand voyage, le seul que je ne ferai jamais. Si Dieu voulait bien m’accorder une seconde vie, elle commencerait loin de ma famille, de mon village, par-delà l’horizon… et c’est moi et moi seule qui en dessinerais les contours, avec mon cœur pour unique boussole. Alors ma dernière pensée sera pour toi mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour. Merci Monsieur Brel, pour votre si belle chanson.
4 décembre 2001, Ustaritz (Pays basque), EHPAD « Les Filles de la Croix »
Je suis installé dans mon fauteuil à ma place habituelle, près de la fenêtre qui s’ouvre sur le jardin du néant. Enfin non, plutôt sur le jardin des souvenirs chagrins, car depuis des jours et des jours il pleut sur Ustaritz. Depuis des mois et même des siècles. Mon regard balaie lentement cet univers familier qui est le mien depuis une dizaine d’années, ici dans cet établissement où je finirai probablement mes jours.
Aujourd’hui, c’est la Sainte-Barbe, et bien sûr la Sainte-Barbara aussi. Ah, Barbara, quelle chanteuse envoûtante qui m’a toujours ému aux larmes ! Qui m’a sans cesse rapproché de mon passé. Je n’ai rien oublié de mes jeunes années ; et combien de fois, Lucie, ai-je prié et rêvé que nous allions nous revoir, et qu’un jour nous reviendrions l’un à l’autre ? Mais cela n’a pas été comme je l’espérais. Depuis toutes ces années, il pleut sur Ustaritz ; il pleut sur ma vie. À l’heure de notre dernière heure, je voudrais tant te rejoindre, maïtechu, ma cerise d’amour. Car c’est bien de ce temps-là que je garde une plaie au cœur, celle de mon secret d’amour.
Soudain, je ressens un serrement dans la poitrine, comme si un étau cherchait à m’étouffer ; une douleur intense m’envahit et ne faiblit pas. Mon regard sombre dans les brumes de l’hiver et tout disparaît d’un coup. Le paysage, la vue, les parfums de ma vie. Un arrêt sur image qui me laisse pantois. L’instant me semble prendre une pause et le passé me revient, poignant et tellement heureux à la fois.
Dis, quand reviendras-tu ?
Comme je voudrais tant que tu me reviennes, maïtechu.
Une dernière confidence
Cimetière de Villefranche-du-Périgord, Anne Barsac
5 décembre 2001. Une journée d’hiver. Et un jour de pluie parmi tant d’autres.
Déjà que les cimetières ce n’est pas très gai, alors quand se rajoute la pluie, c’est encore pire. Pluie du ciel et pluie dans nos cœurs béants. Papa s’est montré fort. Je pense qu’il s’attendait depuis quelque temps déjà à vivre ce moment. On s’y attendait tous, pour tout dire.
Pourtant il y a une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Et dire que j’ai passé des années à ne rien savoir, ne me doutant de rien, et donc ne comprenant rien non plus.
Voilà, c’est fini, maman est partie. C’est fou comme c’est étrange la mort ; elle est constamment présente autour de nous, dans les journaux, les faits divers, à la télé, partout, et pourtant on n’y prête vraiment attention que le jour où elle frappe à notre porte. Pas que la mort d’ailleurs. Les départs aussi. Pas seulement les départs, les effondrements, les adieux momentanés ou définitifs, les cinglants « Je ne veux plus te voir », les inconsolables « Je ne le verrai plus », les profondément tristes « Il nous a quittés », et tout particulièrement le terrible « Il m’a quittée » que j’ai eu moi-même à surmonter.
Lors de la descente du cercueil dans les abîmes, j’ai tourné la tête, pour ne pas regarder. Ça m’a rappelé des choses un peu trop douloureuses ; l’absolue certitude que la mort est réellement une sentence, une sortie du monde terrestre pour entrer dans le monde des oubliés, ou tout au moins dans le monde des disparus, ceux qui nous quittent à jamais. L’absence éternelle et irrémédiable est une blessure qui me laisse souvent désarmée et impuissante.
Alors il faut tourner la page ; passer à autre chose, sinon on ne s’en remet jamais tout à fait. C’est ce que j’ai tenté de faire voilà déjà cinq ans. Sans être bien certaine d’y être parvenue.
Maman, la maison sera bien vide sans toi. Et papa, que va-t-il devenir dans cette nouvelle solitude tellement inhabituelle pour lui ?
Te voilà dans ta dernière demeure où, je l’espère, tu vas enfin pouvoir reposer en paix. Dans la paix de l’âme, en toute quiétude et dans l’infinie mansuétude du repos éternel.
Toute la famille est rassemblée dans le petit cimetière communal. Une centaine de villageois sont également venus assister aux obsèques et faire un dernier adieu à l’épicière de Villefranche. Famille, amis, voisins, tout le monde est agglutiné dans l’allée centrale sous un déploiement de parapluies opaques et ruisselants.
Puis, à la sortie du cimetière sous le vieux chêne plus que centenaire, commence l’interminable défilé des condoléances attristées. Je soutiens papa par le bras. Plusieurs fois, je lui propose de s’asseoir sur une chaise qu’on a prévue pour lui, mais il refuse, insistant pour rester debout, digne et courageux, digne et respectueux. Au bout d’une quinzaine de minutes, je n’ai qu’une hâte : que ce calvaire prenne fin. Je dis calvaire, car réellement c’en est un. Certes, je n’ai rien contre cette tradition qui consiste à venir embrasser la famille endeuillée afin de lui témoigner sa plus vive compassion, c’est une délicate attention, une intention noble et chaleureuse, je le conçois parfaitement. Non, le vrai calvaire c’est plus précisément ce flot de tristesse qui nous submerge pendant plusieurs jours. Un trop-plein et une surcharge d’émotions tellement difficiles à supporter. Déjà, en soi, la mort n’est pas facile à accepter ; les obsèques, passe encore, car il y a la messe, les psaumes, l’oraison funèbre, l’évocation du défunt, les souvenirs heureux que l’on partage ; mais « l’enterrement » à proprement parler et le défilé des condoléances, alors ça, sans mauvais jeu de mots, c’est mortel. C’est absolument et terriblement éprouvant. C’est la deuxième fois que je vis pareil moment. Mais que dire ? Rien, finalement. Reste ensuite le sentiment heureux du devoir accompli. La consolation des peines partagées. L’envie de croire que la vie se doit d’être vécue pleinement, et que nous devons profiter de ceux qui nous sont chers, lorsqu’ils sont vivants et présents. Avant qu’ils partent. Car après, c’est bel et bien trop tard.
Ne pas attendre les dernières confidences pour réaliser tout ce qu’on a manqué.
Car selon moi, j’en ai la terrible sensation, maman n’a pas vécu la vie qui aurait dû être la sienne. Comment a-t-elle pu pendant toutes ces années garder un tel secret ? Le mystère reste entier, tant sa dernière confidence m’a laissée pantoise, inerte, abasourdie, vaine et impuissante.
La pluie s’était enfin arrêtée lorsque nous avons repris le chemin de la maison, à même pas cent mètres du cimetière.
Les Peyroulières, Villefranche-du-Périgord, Georges Beysse
Nous venons d’enterrer ma sœur.
Nous sommes tous rassemblés chez mon beau-frère Jacques. Pour une collation après obsèques. Oh, ce n’est pas que nous ayons grand-faim. Mais on ne pouvait pas non plus se quitter à la porte du cimetière, puis hop, chacun chez soi. Non, se séparer dans la peine et les pleurs, ce n’était pas possible. Et puis ma nièce Anne m’a dit l’autre jour d’une voix un peu mystérieuse qu’elle voulait me parler après la cérémonie. Ça m’a intrigué, vu que ce n’est pas une grande bavarde. Depuis, je ne cesse d’y penser. Qu’a-t-elle donc à me dire ? Pas de mauvaises nouvelles, j’espère. Car il faut bien le dire, la famille n’a guère été épargnée ces dernières années. Surtout Anne, d’ailleurs. Mais on n’y peut pas grand-chose. Malheureusement, dans toutes les familles, il y a des drames. Pas seulement la nôtre.
Pour ma sœur, sa vie s’est écoulée finalement assez tranquillement. Elle a vécu comme elle l’a pu. Elle s’est mariée avec un bon gars, elle a eu des enfants, enfin, une fille je veux dire, ils ont travaillé dur, gagné de l’argent, pas plus qu’il n’en faut, mais suffisamment pour être heureux. Elle a profité aussi d’une retraite bien méritée, et elle s’est éteinte à 80 ans, comme notre père. Certes, je crois me souvenir qu’effectivement au début ça n’a pas été simple pour elle. Mais après tout, n’est-ce pas difficile pour tout le monde ? Tout n’est pas toujours rose. Pour moi non plus, ça n’a pas été facile au début à la ferme ; entre une grand-mère coriace et un père plutôt dur et bourru. Eh, c’est comme ça. À la campagne, faut pas s’attendre à y trouver autre chose que le travail, le travail, et encore le travail. Chez nous, y avait pas de place pour les sentiments, et surtout pas la tendresse et les cajoleries. C’était une autre époque, bien différente de celle d’aujourd’hui. Maintenant ce sont les femmes qui portent la culotte et les maris font la vaisselle, le ménage et le repassage. Oh moi évidemment, tout ça me dépasse. Mais faut quand même pas exagérer et inverser les rôles. Enfin bon, parlons pas de ça ou je vais encore dire des choses qui fâchent. Tout ça n’est plus vraiment de ma génération.
Je suis en grande conversation sur la terrasse avec Raymond Loubier, un ancien marchand de bestiaux des environs de Villefranche, cousin de Jacques, d’où sa présence aux obsèques. Raymond et moi avons été ensemble à l’école de Villefranche, dans les années 40, et il y a bien longtemps qu’on ne s’était pas vus. Sûrement depuis le mariage de ma nièce Anne en 1973. Maintenant on est à la retraite, et nous sommes en train de rabâcher nos souvenirs de classe, lorsque Anne nous rejoint.
Pas besoin d’être devin pour flairer qu’elle vient prendre la température, tâter le terrain, à tourner autour du pot pour me faire comprendre que le moment est venu pour notre discussion. Les nuages se sont dissipés, alors on profite de cette accalmie pour s’éclipser discrètement dans le jardin, et y admirer par exemple le potager de Jacques, puisqu’en décembre bien évidemment de potager il n’y en a pas. Bon, de quoi vais-je bien pouvoir parler pour lancer la conversation ? Relevant ma casquette pour me gratter le crâne, je commence par lui marmonner que toute cette pluie ces derniers jours va finir par me taper sur le ciboulot.
— Y’a plus de saisons maintenant ! ajouté-je de plus belle. Si ça continue, un jour on aura les moissons à Pâques, les vendanges à la Toussaint et les fraises à Noël ! C’est pas croyable comme tout est déréglé !
— Eh peut-être, tonton, me souffle-t-elle en passant son bras sous le mien. Qu’est-ce que tu veux, tout ça n’est pas très normal mais c’est comme ça.
Pour ma nièce, c’est simple, quand quelque chose est curieux, franchement bizarre ou en tout cas, pas dans l’ordre des choses, sa phrase fétiche c’est : « Ce n’est pas normal ».
— Alors donc, tu voulais me parler ? je lui demande aussitôt à brûle-pourpoint sinon on n’y arrivera jamais.
Elle se tourne vers moi et, me fixant, elle me demande d’une voix étrangement évasive.
— Oui tonton. Est-ce que par hasard tu serais au courant d’un secret de famille ?
— Un secret ? Quel secret ?
Je me demande bien de quoi elle veut parler.
— Justement, je ne sais pas, sinon je te poserais pas la question…
— Quel secret veux-tu qu’il y ait ?
— Moi je ne veux rien… je suis juste en train de me demander si dans cette dynastie de carpes, il n’y aurait pas un secret de famille qui traînerait et que j’ignore.
Je ne vois pas de quoi elle veut parler. Enfin pas exactement. Elle en dit trop, ou au contraire pas assez.
— Tu sais, moi, je n’suis au courant de rien. Je m’occupe pas des affaires des autres, j’ai bien assez de travail comme ça…
— C’est pas les affaires des autres, tonton, c’est de la famille, là, dont il est question.
Ouh là là, tout ça m’a tout l’air d’un interrogatoire auquel il ne vaut mieux pas me soumettre, sans quoi je pourrais tomber dans un piège. Moi, je n’ai rien à déclarer. Et surtout pas des choses que je n’ai pas à dire. C’est que, si on n’se méfie pas, on peut se faire facilement emberlificoter ! Non, non, non, motus et bouche cousue !
— Bon, puisque tu n’sais rien, lance-t-elle un peu sèchement en retournant à la maison.
Et elle me plante au milieu de l’allée du potager.
Que voulait-elle savoir au juste ?
Et puis nous, c’est comme ça dans notre famille, le silence traverse les générations, c’est notre héritage. Il y a des choses dont on ne peut pas parler ; dont on ne doit pas parler et puis c’est tout.
Comme une flamme qui s’éteint
10 décembre 2001, Villefranche-du-Périgord, Anne Barsac
Une semaine que maman est décédée.
On n’en finit pas de faire des démarches. Comme si la peine ne suffisait pas, il faut en plus y ajouter les contraintes administratives qui sont un casse-tête incommensurable.
Totalement chamboulé, papa semble à la dérive. Il a perdu ses repères. Une page s’est définitivement tournée pour lui. La maison lui paraît si vide après cinquante années de vie commune. Mais il a son jardin, ses rosiers, ses dahlias, et je sais qu’il reprendra le dessus. Mon père a toujours été un gros travailleur, incapable de se laisser emporter par la mélancolie, ce qui n’était pas le cas de maman bien sûr. Je crois que du plus loin que je me souvienne, je l’ai toujours connue très secrète, renfermée, triste et fragile, parfois éteinte, et bien souvent profondément dépressive.
Je n’ai jamais réellement compris la cause de ses états d’âme. Je me disais juste que ce n’était pas normal. Mais comment aurais-je pu les comprendre ? Les secrets de famille ont ça de terrible qu’ils peuvent briser les destinées et dévaster ceux qui en souffrent. Faut-il en vouloir à quelqu’un ? Ou au contraire, se cacher lâchement derrière l’implacable fatalité, invoquer l’infortune et le triste sort réservé aux oubliés ?
Ce secret, quel est-il ? Je me dois de le découvrir. Peu importe le temps que cela prendra. Je le ferai pour toi maman, pour évoquer ta mémoire, et rétablir les vérités d’une vie qui n’a pas été celle que tu aurais dû avoir.
Je te revois ce 3 décembre, jour de ton départ de la maison, assise dans ton fauteuil près de la cheminée. Nous attendions l’arrivée de l’ambulance. J’avais beau te dire que tout allait bien se passer, je voyais bien que tu ne m’écoutais pas. Avec le recul, je comprends aujourd’hui que tu savais que tu ne reviendrais pas.
De ta main lasse, tu m’as fait signe de m’approcher. Tu paraissais si faible, si pâle, tes épaules recouvertes de ton châle en laine pourpre. Je me suis assise près de toi. Papa était en bas, dans le garage, préparant la voiture pour nous suivre à l’hôpital de Villeneuve. Tu m’as saisi la main. Cela m’a fait drôle ce contact inattendu. Cela m’a ému et cela m’a fait mal au cœur aussi.
— Ne t’inquiète pas maman… lui ai-je murmuré en tentant un sourire à la fois rassurant et désarmé.
Et elle a répondu à mon sourire avec une sorte de mélancolie amère. Puis son visage fin, d’une pâleur transparente, s’est lentement animé ; ses yeux couleur pervenche ont capté mon regard pour ne plus le quitter. Et soudain, un murmure s’est élevé à la commissure de ses lèvres tremblantes : « Mariano ».
Sur le coup, j’ai cru qu’elle parlait de Luis Mariano. Le chanteur, celui que tout le monde connaît. Mais très vite, j’ai réalisé que je faisais fausse route.
— Qu’est-ce que tu dis ? me suis-je interrogée en plissant le front.
— La lettre… à Mariano… qui a fait cette lettre ?
J’étais totalement interdite, me demandant ce qu’elle voulait signifier par là.
— Mais maman, de quoi tu parles ?
— Mariano… oh Mariano, a-t-elle soupiré doucement.
Et moi je ne comprenais absolument rien. Qui était ce « Mariano » dont l’existence venait de m’être révélée si soudainement ? Et cette voix de maman, mourante, amère et tendre à la fois, qui avait jailli d’elle tel un souffle furtif de feuilles mortes qui bruissent sous le vent ? Je ne comprenais rien et j’étais à mille lieues d’imaginer la répercussion que ces paroles allaient susciter en moi. La solitude du passé revêt souvent les couleurs du silence, car ainsi parlent les feuilles lorsqu’à la saison morte tous nos vieux souvenirs s’envolent dans un tourbillon opaque.
Dehors, la lumière était froide et blanche, et l’ambulance est arrivée, passant le portail peint en blanc. Des bruits de pas ont crissé sur les cailloux de l’allée. La porte s’est ouverte sous les chuchotements de papa et des médecins du Samu.
Sans y faire vraiment attention, j’ai lâché la main de maman.
C’était la dernière fois.
Avec mon père nous avons suivi l’ambulance. C’est moi qui ai pris le volant, je ne voulais pas le laisser conduire. Il était cinq heures passées, il pleuvait, la nuit tombait, on ne voyait pas à vingt mètres. Nous avons roulé jusqu’à Fumel, puis direction Villeneuve-sur-Lot pour se rendre à l’hôpital Saint-Cyr que nous connaissions que trop, hélas. Moins d’une heure plus tard, maman était prise en charge, installée dans une chambre sobre, blanche et froide, comme dans tous les hôpitaux. Depuis toute petite je hais les hôpitaux. Je ne supporte pas cet univers. Cela m’angoisse et me glace le sang. Situé en plein centre-ville, c’était toutefois un très bel édifice avec sa jolie façade classique surmontée d’une coupole, sa chapelle centrale et son grand parc verdoyant. Mais aussi beau fût-il, il n’en reste pas moins que je déteste les hôpitaux. Combien de fois maman avait séjourné ici ? Tant et tant que je ne les compte plus.
Avec papa, nous avons pris une chambre double à l’hôtel des Platanes, à même pas dix minutes à pied. Pour une nuit ou deux, peut-être plus, enfin, nous ne savions pas exactement.
Nous avions prévu de retourner voir maman le lendemain dès l’ouverture des visites. Mais vers 5 h 30, l’hôpital m’a téléphoné sur mon GSM en me demandant de venir au plus vite. Je n’ai pas réveillé papa qui dormait paisiblement, et je suis sortie dans le crépuscule du matin. La ville était encore engourdie par la froideur de l’hiver. La pluie avait cessé. Les lampadaires projetaient sur les trottoirs mouillés ma frêle silhouette qui se pressait, accrochée au plus infime espoir d’arriver à temps.
Il était tout juste six heures lorsque j’ai franchi la grande grille d’entrée. J’ai couru encore, traversant le pavillon central, si près de la chapelle d’où s’échappaient des prières silencieuses, sans savoir que maman nous avait déjà quittés.
L’infirmière de nuit m’a laissée entrer dans la chambre, et je l’ai découverte, inerte dans la clarté de la lune. Apaisée à jamais, maman était étendue sur son lit blanc et froid, comme une flamme qui s’éteint pour toujours. Ses mains, couleur d’albâtre, frêles et croisées, reposaient près de son cœur allégé.
Je me suis approchée lentement, la gorge serrée. Voilà, c’était la fin. Le coup d’arrêt brutal. Le passage de vie à trépas. Les souvenirs qui affluent. Les interrogations existentielles. Les pourquoi et les comment. Le sentiment d’un grand vide à la maison. Son fauteuil près de la cheminée où l’on n’osera plus s’asseoir. Les armoires remplies de ses vêtements dont il faudra se séparer.
La fin d’une époque. Une page qui se tourne.
La flamme mourante de la mémoire qui tente en vain de refléter une dernière lueur.
En vain, seulement.
Une lumière qui brille
Janvier 2002, Ustaritz (Pays basque), Señor Mariano
Qué vida. J’écoute encore la chanson d’Alba, la gentille infirmière. Un amour que cette enfant. La fille que j’aurais tant aimé avoir. La fille que j’aurais pu avoir… si…
Mais la vie ne se passe jamais vraiment comme on l’avait imaginée.
Esta canción… ah c’qu’elle est terrible pour moi. Terrible à entendre, et à écouter. Comme elle, j’aurais voulu tout essayer, et tout recommencer, là où notre histoire a commencé. Là où elle s’est terminée también.
Il y a maintenant un mois que j’ai fait mon malaise. Oh, pas grand-chose, juste une petite alerte. Les médecins se sont affolés. Ils voulaient m’hospitaliser. Mais j’ai refusé. Alba m’a grondé, en me disant que je n’étais pas raisonnable, que c’était pour mon bien. Mais moi je sais où est mon bien. Raisonnable ? Toute ma vie je l’ai été. J’ai obéi. Je me suis soumis aux volontés des uns et des autres. Mais au jour de ma mort, je ne me soumettrai à personne, si ce n’est aux seules volontés divines. Et croyez-moi, je tiendrai bon.
Encore que, Alba, elle je l’écoute. C’est une bonne petite. Une petite de mi país.España.
C’est là-bas que je suis né un 7 juillet 1912, à Morella, petit village perché à 1070 m d’altitude, au nord de la province de Castellón, entre Teruel et la Catalogne. Pays de montagne aux portes du Parc Naturel de la Tinença de Benifassà.
Je n’y suis jamais retourné. À cause de la guerre de 36 et de la répression franquiste. Et parce que j’étais du côté des républicains. Je le suis toujours d’ailleurs, du moins dans l’âme, enfin, si cet idéal veut dire encore quelque chose. Ce dont je ne suis même plus certain quand je regarde le monde d’aujourd’hui.
Il y aura bientôt soixante ans que je vis dans le Pays basque, ma terre d’asile. Ou plutôt ma terre d’accueil. Je n’aime pas ce mot, asile. L’asile, c’est pour les fous. Et fou, je ne suis pas. Les républicains de 36 non plus n’étaient pas fous ; pas plus d’ailleurs que tous les réfugiés politiques. Ce sont souvent eux qui par leur courage ou leur énergie ont une vision claire de l’avenir. Ils voient ce que les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. C’est toujours la même histoire qui se répète, celle des moutons de Panurge. Sabes lo que quiero decir.1
Et pourtant. Pourtant… une fois dans ma vie, je n’ai pas tenu le rôle qui était le mien, j’ai manqué de courage, j’ai baissé les bras, je ne me suis pas rebellé, j’ai laissé faire.
Ma pire défaite. L’échec de ma vie. Et depuis tout ce temps-là, il me semble aujourd’hui que j’ai oublié de vivre, comme le dit la chanson. Eso es : me olvidé de vivir.
Mais pas toi, Lucie. Toi non, je ne t’ai pas oubliée. Toutes ces années n’auront pas suffi à me faire oublier tous nos beaux souvenirs. Je te sens à nouveau si proche de moi, de mon cœur, de mon âme. Tu es en moi plus que jamais.
Le mois dernier, lorsque j’ai eu ce malaise qui m’a fait perdre connaissance, j’ai ressenti ta présence comme si tu avais été près de moi, dans mes bras. J’ai tout revu, ton visage angélique, ton sourire aquilin, ta douceur apaisante, même la couleur de tes yeux. Ah ma Lucie, tous nos moments si tendres, je les ai revus, je les ai retrouvés intacts, aussi solides et purs qu’autrefois.
Où es-tu maïtechu ? Quand serons-nous à nouveau réunis ? Ma vie, je l’ai passée à me dire qu’un jour je reviendrai te chercher ; mais le temps presse, et il ne m’en reste plus beaucoup. Pourquoi devrions-nous quitter ce monde sans nous revoir ? Je n’ai jamais cessé de penser à toi, ma belle, ma douce fauvette. Même après toutes ces années, tu es la lumière qui brille en moi.
Qui pourra m’aider à te retrouver ? Je suis seul, impotent. Je suis à la fin de ma vie, mais partir sans te revoir, je ne peux m’y résigner. Alors, reviens pour quelques heures, quelques minutes ou quelques secondes. Reviens éclairer de joie mes derniers instants. Dieu nous doit bien cela. Encore un instant, encore un jour. Une dernière lueur de bonheur.
Mais oui bien sûr, je sais qui peut raviver cette lumière. Ça ne peut être qu’elle ! Celle qui m’accompagne au quotidien : Alba ! Approche-toi donc, que je m’appuie sur ton bras si doux et si fort à la fois.
Janvier 2002, Ustaritz. EHPAD « Les Filles de la Croix », Alba Florès
Moi c’est Alba ! Je n’ai que vingt-deux ans et je suis aide-soignante et fière de l’être ! Et pas infirmière comme le dit sans cesse monsieur Mariano. J’ai choisi ce métier par vocation. Je me sens utile. Je donne. Je reçois. Chaque moment est unique et précieux, parce que c’est peut-être le dernier… le dernier bonjour, le dernier sourire, le dernier paseo avec monsieur Mariano… non pas tout de suite ! Laissez-le-moi encore un peu ! Nous avons tant de choses à partager encore.
— Ah ! te voilà enfin ! s’écrie-t-il avec un sourire taquin au moment où je referme la porte de la chambre. Je me demandais où tu étais passée.
— Je prenais des nouvelles de mon grand-père Manolo, je suis inquiète : il a été hospitalisé hier à cause de sa bronchite chronique.
— Il s’en remettra. Il en a vu d’autres, j’imagine.
— Comme vous monsieur Mariano ! Comme tous les républicains ! De sacrés gaillards qui n’ont pas été épargnés par la vie !
— Tu sais, les épreuves que Dieu nous envoie nous rendent plus forts.
— Comme j’aimerais être aussi optimiste que vous !
— Plus on vieillit, plus on comprend ce qu’est la vie. L’espoir est notre force.
— Oui, vous avez raison, je suis trop anxieuse ! Allons-y !
— Attends, attends… je voulais te donner quelque chose ! Tiens, là, sur la commode. Pour ton anniversaire !
Sur le meuble en bois de chêne, je remarque un petit paquet-cadeau orné d’un ruban rose.
— Mais Mariano ! Vous êtes fou ! Comm’ c’est gentil à vous !
— Vas-y, ouvre.
Je m’exécute et découvre à l’intérieur un livre à la couverture marron cernée d’un liseré doré.
— « Cien años de soledad » de Gabriel García Márquez. Ça alors, quel drôle de titre !
— Un petit bijou de la littérature latino-américaine, inspiré d’anecdotes familiales.
— ¡ Muchas gracias señor Mariano ! Mais il ne fallait pas…
— Tu sais que tu comptes beaucoup pour moi, nena !
— Moi aussi, monsieur Mariano, j’ai beaucoup d’affection pour vous…
Et d’admiration également, ai-je envie d’ajouter. D’admiration face à l’immensité de sa culture, face à tant de prestance, de courage et de dignité, quand on sait les épreuves qu’il a traversées.
À présent, nous nous préparons à sortir. Je l’aide à s’apprêter, puis un dernier coup de peigne dans ses cheveux blancs soyeux, un coup d’œil rapide, mais expert dans le miroir, sans oublier son béret noir qu’il porte en toutes saisons. Tenue correcte exigée pour le paseo, c’est-à-dire notre promenade quotidienne… et pas question de déroger à la règle !
Monsieur Mariano avance à pas lents, le haut du dos légèrement courbé. Nous marchons bras dessus bras dessous, profitant des dernières lueurs du soleil de janvier. Il ne veut pas de canne, ni faire d’examens à l’hôpital, et encore moins qu’on lui dise ce qu’il doit faire ! Au fond, je le comprends. Il est en droit de décider du chemin qu’il a envie d’emprunter, mais je le sens si fragile, j’ai peur pour lui. Terriblement peur. D’une chute, d’un mauvais rhume… et que tout s’arrête.
Nous saluons au passage la statue immaculée de la Vierge Marie et aujourd’hui j’ajoute à mon salut une petite prière pour que mon grand-père se requinque.
En vue, la pergola à l’entrée du jardin où grimpe nonchalamment le jasmin d’hiver. La porte d’un autre monde. Un monde qui n’appartient qu’à nous. Le royaume des rêves, des regrets, des bons et des mauvais souvenirs.
Aujourd’hui, le ciel est dégagé, pas un nuage à l’horizon. Tout est calme : la Nive aux reflets d’argent en contrebas poursuit son bonhomme de chemin, le Bouddha de la fontaine semble s’être assoupi, le chèvrefeuille à fleurs blanches avec son parfum de miel nous enveloppe de douceur. Les secondes deviennent des heures, l’essentiel est là. Ce lien invisible qui nous unit sans qu’aucune parole ne soit prononcée. Instinctivement, nous tournons pour nous diriger vers les tilleuls, comme sur la plaza Mayor de Morella. Je l’écoute me raconter les jeux de son enfance, la maison familiale, les fêtes, les marchés. La vie tout simplement. Cette vie qu’il a dû laisser derrière lui, lorsqu’il a quitté son pays en guerre.
Nos pas nous guident naturellement au bout de l’allée principale. Là, nous nous asseyons en silence et regardons droit devant les coteaux boisés d’Ustaritz, où milans et aigles bottés évoluent dans un ballet aérien de toute beauté.
— Ah ! Ma petite Alba, comme j’aimerais, moi aussi, d’un battement d’ailes, me retrouver de l’autre côté des Pyrénées ! Une dernière fois.
Que répondre face à tant de nostalgie, de souvenirs brûlants ? Il n’y a pas de mots. Alors je me contente de poser ma main sur la sienne et de la serrer affectueusement quand l’émotion est trop forte.
Après le paseo, nous rejoindrons sœur Magdalena, une de nos résidentes les plus alertes avec qui monsieur Mariano s’est immédiatement lié d’amitié dès son arrivée à l’EHPAD. Sœur Magdalena était religieuse dans un monastère du sud de l’Espagne jusque dans les années 1970, date à laquelle elle vint intégrer la communauté des sœurs de Sainte Scholastique d’Urt, dans l’abbaye Notre-Dame de Belloc, à une trentaine de kilomètres d’Ustaritz. Mais en 1997, son état de santé se dégrada brusquement, nécessitant des soins quotidiens. Alors elle dut quitter sa communauté pour s’installer ici, aux « Filles de la Croix ». Elle y fit tout naturellement la connaissance de son compatriote, et le plus grand des hasards avait voulu qu’ils se trouvassent tous deux originaires de la région de Castellón. Morella et le monastère de Santa-María de Benifassà n’étaient en effet séparés que d’une cinquantaine de kilomètres. Depuis cinq ans, les voici donc amis et inséparables, se retrouvant quotidiennement dans la salle de repos. Peut-être sœur Magdalena lui proposera-t-elle une partie de mus2 ou de dominos ? À ces jeux-là, monsieur Mariano est imbattable ! Peut-être parleront-ils art et littérature, peut-être trouvera-t-elle les mots qui redonnent le sourire. Je le sens si vulnérable ces temps-ci ! Si seulement j’avais une baguette magique, je ferais apparaître sa fiancée de Gourdon, sa belle et tendre Lucie dont il me parle si souvent.
Ustaritz, EHPAD « Les Filles de la Croix », Señor Mariano
Oh que oui, je me souviens d’elle, maïtechu.
Je l’ai rencontrée pour la première fois sur la route qui menait de Gourdon à Milhac. C’était en juillet 1939, le jour de mon arrivée dans le Lot.
Comment aurais-je pu deviner qu’elle resterait à jamais le grand amour de ma vie ?
Plus de soixante années se sont écoulées depuis, et je n’ai rien oublié. Il me semble revoir ce petit coin de campagne tranquille, couvert de parcelles aux cultures éparses, vignes, blé, avoine, luzerne, tabac, ces sous-bois ombragés, les prés humides et verdoyants où voguait sous le soleil du printemps une flottille de marguerites et de coquelicots.
Je revois maïtechu, ma douce fauvette libre comme l’air, fraîche comme la rosée du matin et rayonnante comme un jour de mai. Je nous revois main dans la main sillonnant les sentiers des sous-bois, marchant sous la caresse de la brise dans les prairies odorantes, savourant l’eau claire et pure du ruisseau à l’ombre du lavoir. Je te revois comme si tu étais là, maïtechu, dans les vignes aux belles heures des vendanges, dans les champs à l’occasion des moissons et des fenaisons, et, par un après-midi d’orage, blottie dans mes bras dans la grange sur une meule de foin aux odeurs suaves. Tel est le livre de souvenirs que je n’ai jamais refermé. Un livre dont j’aurais voulu réécrire les pages, car l’histoire a si mal terminé qu’aujourd’hui encore, maïtechu demeure dans mon cœur comme une blessure qui ne guérira jamais.
Maïtechu
Dans l’émoi
D’un bel amour qui vient de naître
Malgré soi,
On le murmure tout à coup.
Maïtechu
C’est un nom qui dit tout
Un nom qui signifie
Simplement « ma chérie ».3
Le Lot, terre d’accueil
Juillet 1939, Gourdon (Lot), Señor Mariano
Une camionnette nous dépose en fin de matinée sur la place de la ville, devant le grand bâtiment de la gendarmerie. Nous sommes un groupe d’une quinzaine de réfugiés et allons être placés dans des fermes des environs. Comme à Cahors, nous sommes accueillis par un représentant des services agricoles chargé de vérifier les contrats de travail et de contrôler les laissez-passer. Toutes ces formalités durent un bon quart d’heure, puis il nous conduit à la mairie pour nous faire inscrire dans un registre. Au bout d’une heure, nous redescendons la rue en pente jusqu’à la grande place. On nous rassemble pareil à du bétail sous le regard des patrons venus récupérer leurs ouvriers. En quelques minutes, tous mes camarades de voyage sont partis en direction de leur affectation, sauf moi qui me retrouve seul tel un perdu, un laissé pour compte. Mon patron, un certain Zéphirin Bruguières qui a une ferme aux alentours de Gourdon, manque à l’appel. J’ai su plus tard qu’il avait eu un empêchement à cause de sa vache dont la mise bas se présentait mal, et qu’il avait donc préféré la veiller plutôt que d’aller chercher son nouvel ouvrier.
Le type des services agricoles chargé des affectations me ramène à la mairie où un employé nous indique où se trouve la ferme des Bruguières.
— C’est aux Lavaudes, un hameau en prenant la route de Milhac, nous dit-il après avoir cherché l’information auprès de ses collègues.
— Oui, certes, mais attendez, pas question de lâcher comme ça ce gars-là dans la nature, s’emballe soudain le type des services agricoles un brin énervé. Il est sous la responsabilité de son employeur, donc, vous vous débrouillez, mais trouvez quelqu’un pour l’emmener là-bas, un point c’est tout.
Une fois l’ordre donné, ce dernier s’en retourne dans ses bureaux à la sous-préfecture. À la mairie, c’est le branle-bas de combat pour désigner quelqu’un qui me conduira à destination. Finalement, c’est un petit chauve aussi large que haut qui m’emmène dans son véhicule, une fourgonnette pétaradante. Nous quittons la place de la mairie en descendant une rue étroite, jusqu’aux boulevards circulaires qui ceinturent la vieille ville. Parvenus au café du Palais, nous tournons à droite et passons devant l’école primaire.
— Voilà la grande route de Sarlat. On n’est pas très loin, c’est à tout juste cinq kilomètres d’ici, me dit-il en parlant fort pour couvrir le bruit assourdissant du moteur.
Moi, je hoche la tête, pour acquiescer et lui montrer que je comprends ses paroles.
— Alors tu es espagnol, c’est ça ? enchaîne-t-il ensuite, les mains agrippées sur le volant.
— Sí, exactamente, soy español… mais je comprends bien le français. Et je le parle también un poquito… mais pas très bien, creo.
La route serpente et descend vers la vallée où je découvre un grand étang.
— Ça, c’est l’étang de Laumel, m’annonce-t-il en appuyant sur l’accélérateur, car nous attaquons une côte faiblement pentue.
Au bout de la côte, un panneau indique à droite la direction de Milhac. La fourgonnette commence à s’engager sur une petite route goudronnée plutôt étroite, lorsque soudain le moteur a comme des soubresauts convulsifs. Encore quelques ratés, et brusquement le véhicule cale au milieu de la chaussée dans un nuage de fumée et de vapeur.
Aussitôt, le chauffeur en colère descend et soulève rageusement le capot.
— Eh ben voilà ! C’est le pompon ! Il manquait plus que ça ! s’écrie-t-il furieux en tapant du poing sur la carrosserie.
Dix minutes plus tard, nous sommes toujours au bord de la route, à attendre des secours qui ne viendront probablement pas. Il me propose alors de partir à pied, que ce n’est plus qu’à deux kilomètres. Il m’indique de continuer la route jusqu’au panneau « Molières » que je trouverai au milieu de la grande ligne droite. Je n’aurai plus qu’à suivre cette direction pour arriver directement à la ferme de mon patron.
— Chez les Bruguières… tu te rappelleras ? insiste-t-il en répétant sans cesse les mêmes instructions.
— Oui, oui, pas de problème, acquiescé-je pour le rassurer.
Tout cela me paraît clair et limpide, mais peut-être qu’une fois sur les lieux, ça ne sera plus tout à fait la même chose, ne connaissant pas le coin, pas plus que la région, et ni la France en général.
— Et tu fais pas l’con, tu t’échappes pas, je veux pas d’ennuis moi… ajoute-t-il les poings sur les hanches.
J’attrape mon baluchon et après un dernier salut, je m’éloigne nonchalamment. Ce qui est sûr, c’est que cette route est bien moins fréquentée que celle de Sarlat où nous avons croisé quelques voitures, trois ou quatre charrettes menées par des chevaux, et une bonne dizaine de bicyclettes. Mais là, sur cette route, rien à l’horizon, ni personne pour me renseigner si jamais je venais à me perdre.
Les lacets méandreux coupent à travers bois, puis devant moi apparaît la fameuse longue ligne droite. Au bout de deux cents mètres environ, au détour d’un carrefour, je vois arriver deux jeunes filles à bicyclette. L’une aux cheveux clairs, l’autre brune et bouclée. C’est sur elle que mon regard s’attarde en premier. Elle semble un petit oiseau craintif et délicat.
— Bonjour mesdemoiselles, je m’appelle Mariano, dis-je en ôtant humblement mon béret. Je ne parle pas bien français, disculpe4.
— Moi je suis Madeleine, répond la jeune fille aux cheveux clairs avec un franc sourire comme si elle paraissait émerveillée. On peut vous aider, monsieur ?
Alors, face à tant d’empressement et de gentillesse, je tente de m’expliquer tout en me grattant la tempe comme pour trouver les mots justes :
— Excusez-moi de vous retarder, mais je cherche à me rendre à la ferme de Zéphirin Bruguières, mon nouveau patron.
— Les Bruguières, tes voisins ? dit celle qui s’appelle Madeleine en se tournant vers l’autre jeune fille.
— Euh oui… répond celle-ci en baissant timidement les yeux. Ce n’est pas très loin, vous continuez là ce chemin pendant… peut-être cinq cents mètres, puis vous trouverez la ferme de mon père. Il vous faudra prendre le sentier à droite pour aller chez les Bruguières.
Mon regard est incapable de se détacher de cette jolie demoiselle, et je dois faire un effort à peine feint pour revenir à ma préoccupation du moment.
— Gracias señoritas, vous êtes bien aimables.
— Au revoir monsieur ! lancent-elles aussitôt en enfourchant leurs bicyclettes.
Je les regarde s’éloigner dans la direction opposée, puis, mon baluchon à l’épaule, je m’engage dans la direction qu’elles viennent de m’indiquer. Le chemin en terre traverse un sous-bois puis, au détour d’un léger virage, j’aperçois au bout de la route un grand corps de ferme. Je longe de belles parcelles cultivées avec à gauche, du blé et ses épis dorés sous la brûlure du soleil, et à droite des plantations de tabac avec ses rangées bien rectilignes. Deux cents mètres plus loin, tout en passant sous de magnifiques noyers qui font de l’ombre à la route, je remarque une vigne à ma gauche. Peu après, me voici effectivement dans une ferme, composée d’une grande maison en pierre jaune en bord de route, face à moi un poulailler où j’entends des poules chanter, de l’autre côté de la route une maisonnette visiblement fermée, et pour finir un puits et une grange avec sa basse-cour. Sur ma droite, un sentier caillouteux file vers une autre ferme qui doit être celle de Zéphirin Bruguières.
— Vous cherchez quelque chose ? retentit derrière moi une voix un peu revêche.
Je me retourne et aperçois une vieille femme debout dans son potager, entre deux rangées de pois. Elle porte une robe sombre et ses cheveux gris sont tirés en chignon. Peut-être est-elle la grand-mère de la jolie demoiselle ?
— Sí… disculpe, je cherche la ferme de monsieur Bruguières, dis-je dans un français qui je l’espère est compréhensible.
Les mains sur les hanches, elle marque un long silence tout en me détaillant des pieds à la tête.
— Vous n’êtes pas d’ici vous, dit-elle avec une moue légèrement pincée. Qu’est-ce que vous lui voulez au Zéphirin ?
— Je suis son nouvel ouvrier.
— Ah, souffle-t-elle sans guère de sympathie. Eh ben, c’est par-là, la ferme au bout du chemin.
Elle me fait signe du bras, tout en restant immobile à m’observer sous toutes les coutures.
Sans trop prêter attention à cette brève conversation, j’emprunte sur une cinquantaine de mètres le chemin en terre bordé de pruniers et j’arrive enfin à destination.
À peine j’entre dans la cour qu’un chien s’élance vers moi en aboyant furieusement.
— ¡ Ohhh, cálmate, cálmate perrito ! (Ohhh, tout doux, tout doux, toutou !)
La ferme est toute en longueur. Au centre, la basse-cour ; à droite un appentis avec un puits, et des petits bâtiments en enfilade : poulailler, étables, et autres clapiers. À gauche, la maison, et de suite après se trouve une grange avec sa multitude de portes basses. Au fond, à gauche également, un hangar, il me semble.
— Brutus ! s’écrie une voix féminine depuis la maison.
Je m’avance, guère rassuré par cet animal qui a l’air de vouloir me croquer tout cru, lorsqu’une femme apparaît sur le seuil de la porte.
— Brutus, tu vas t’arrêter oui ! Monsieur ?
— Je suis votre ouvrier… Monsieur Bruguières n’est pas venu me chercher à Gourdon.
— Ah ! tiens, c’est donc vous l’Espagnol ! me sourit-elle avec beaucoup plus de gentillesse que sa voisine tout à l’heure.
Elle vient même me serrer la main.
— Je m’appelle Fernande, je suis la patronne. Eh oui, mon mari est bien embêté avec la Pomponette, notre vache qui est en train de vêler. Tenez, suivez-moi, on va voir où ça en est…
Et elle me guide jusqu’à l’étable. À l’intérieur, il y fait une bonne fraîcheur, et nous nous approchons sans bruit.
— Zéphirin ? Tiens, regarde qui est là… l’Espagnol est arrivé.
Dans le fond de l’étable, la vache est allongée sur la paille, en plein effort de mise bas.
Autour d’elle, deux hommes surveillent le bon déroulé des opérations. Le premier se redresse et vient me saluer. C’est mon patron, Zéphirin. Un bon gars bien en chair, avec une épaisse moustache tombante et des cheveux noirs en broussaille.
— Alors ? Pas trop dur la route ? Vous avez trouvé facilement ?
— Oui oui, je suis venu à pied… muy fácil…
— Tenez, là c’est mon voisin, Henri, la ferme d’en face, dit-il en me présentant l’autre monsieur.
— Bonjour, dit le voisin d’un simple mouvement de tête.
— Ah oui, la ferme au bord de la route… J’ai déjà parlé à une vieille femme là-bas, ajouté-je pour agrémenter la conversation.
— Ah ? Ça devait être ma mère… Ça va, elle ne vous a pas trop piqué ? continue-t-il les yeux rieurs.
Les patrons rient aussi, et sur le moment je me dis que je n’ai pas dû bien comprendre.
— Piqué ? ¿ Por qué picar ?
— Ah, vous verrez, vous apprendrez à la connaître, déclare madame Fernande d’un air taquin.
— Autant vous le dire de suite, m’explique monsieur Henri en gloussant de rire, dans le coin tout le monde l’appelle la dame de pique !
— La dame de pique, répété-je amusé. Muy bien, je ferai attention !
Madame Fernande me conduit ensuite dans une petite bâtisse à l’écart, à droite au fond de la ferme, à côté d’un ruisseau qui traverse le pré attenant avant de disparaître dans un sous-bois.
— Tiens, tu vas pouvoir t’installer ici. Ce n’est pas très grand, mais ça te suffira. Il y a deux pièces, et pour l’hiver un cantou, ça sera parfait pour toi. C’est une ancienne métairie que mes arrière-grands-parents avaient au siècle dernier. Maintenant, tu comprends, on n’a plus de métayers, alors on y loge nos domestiques quand on en a.
Je pose mon baluchon sur la table et je fais rapidement le tour de ce logement qui me va à ravir.
— Merci, patronne, je suis très heureux avec ça…
— Ah beh alors, si t’es très heureux, ben nous aussi !
Puis au moment de me laisser, elle se retourne une dernière fois vers moi :
— Ah, mon mari viendra te voir tout à l’heure pour te montrer la ferme et t’expliquer le travail que tu devras faire chez nous.
Et elle referme la porte.
Je vais dans la pièce à côté qui est une chambre. Il y a un grand lit en bois haut comme une charrette, sur lequel repose un édredon bien joufflu. Une armoire près de la fenêtre et une petite commode dans le coin à droite. Je pose mon baluchon et m’allonge aussitôt sur l’édredon.
Así, eso es mi vida ahora.5
Me voilà installé dans le Lot, ma terre d’accueil, qui je l’espère sera aussi ma terre d’adoption.
Mais jamais, je n’aurais imaginé le destin qui allait être le mien, lorsque six mois plus tôt j’avais quitté mon Espagne natale pour partir en exil, fort de mes idéaux de justice et de liberté. La « Retirada », c’est-à-dire l’exode massif et douloureux des républicains espagnols, avait changé à la fois ma vie et ma conception du monde.
Les chemins de l’exil
Huit mois plus tôt, novembre 1938, Morella, province de Castellón (Espagne), Señor Mariano
Cette fois, c’est bel et bien la fin. La bataille de l’Ebre a tourné à l’avantage des franquistes. Plus rien ne peut arrêter l’avancée des nationalistes qui foncent vers la Catalogne. La situation est extrêmement critique. Si les troupes de Franco prennent Barcelone, c’en sera terminé de ce combat douloureux et tellement meurtrier, les républicains auront perdu la guerre. Les semaines à venir vont être déterminantes ; mais je ne me fais guère d’illusions. Javier veut se rendre à Barcelone pour ce qui sera la dernière bataille, celle pour l’honneur. Il n’a de cesse de m’exhorter à partir avec lui. Mon frère est si jeune et impulsif qu’il ne prend pas le temps de réfléchir. Notre lutte pour la liberté est sans aucun doute légitime et essentielle, mais il y a deux façons d’envisager le combat : soit par les armes, soit par les mots. Je n’ai jamais cru qu’une guerre sans merci était la meilleure solution pour servir notre cause. Mon frère et moi n’avons jamais été d’accord sur ce point. La défense des valeurs républicaines par un combat politique pacifique et démocratique est, selon moi, le seul moyen de vaincre l’asservissement des dictatures totalitaires, et conduire enfin les peuples sur le chemin de la paix. L’ignorance est cause de tout. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’enseigner. L’instituteur étant celui qui apporte l’instruction, qui éclaire et guide sur la voie de la connaissance et de la sagesse.
Javi6 et moi, on a beau être frères, on ne se comprend jamais. Je ne le suivrai pas dans ce tourbillon de guerre et de haine, d’autant qu’il semble évident aujourd’hui que cette option est un cuisant échec. Oui, le combat continue, mais pas avec de telles armes qui ne mènent qu’au chaos et au désespoir.
Nous habitons une pauvre bâtisse à flanc de colline, le mas de Bessó, à quelques encablures du col de Torre Miró. C’est à une dizaine de kilomètres de Morella. Moi, j’ai quitté la maison depuis maintenant quatre ans, lorsque j’ai été nommé instituteur à l’école San Juan de Morella. Ma sœur Marta aura vingt ans au printemps prochain, et Javi vingt-deux. Ils vivent avec maman au mas de Bessó, et l’aident à s’occuper du troupeau de chèvres. Une vie de misère, diront certains, mais une vie simple, honnête et sincère qui les comble de grâces. La grâce suprême et infinie de vivre à l’endroit où ils sont nés, où ils sont heureux, où ils se sentent utiles.
À la fin décembre, la situation devient désespérée. Javi, toujours aussi feu follet, veut s’enrôler dans les forces de l’armée régulière, ce qui est stupide puisque les troupes républicaines en déroute se replient sans grands espoirs vers la Catalogne.
— Mariano, nous devons participer au combat de la dernière chance, il y va de notre honneur, ne cesse-t-il de marteler.
— C’est du suicide, Javi, je ne te laisserai pas faire une sottise pareille. C’est perdu, on ne peut plus rien faire, si ce n’est fuir.
— Fuir comme des lâches ?
— As-tu oublié ce que nous disait notre père ? « La bravoure ne se mesure pas quand tout est fini et perdu, mais au début quand on se lance dans la bataille et qu’on a tout à perdre. » Nous avons choisi notre camp, et nous avons perdu. Il ne nous reste rien d’autre qu’à persévérer dans nos convictions, et surtout à vivre, pour continuer ce combat que nous pensons juste et légitime.
De rage, il claque la porte de la maison et s’en va courir dans la colline pour y crier sûrement sa colère, comme il le faisait lorsqu’il était enfant. Au moment où maman et Marta sont de retour de l’étable où elles soignaient les chèvres, elles s’étonnent de son absence.
— Ne vous inquiétez pas, il va revenir.
— Vous vous êtes encore disputés, c’est ça ? demande maman d’une voix lasse en s’asseyant sur sa chaise en paille près de la cheminée.
— Nous allons devoir partir, leur dis-je soudain le ton grave, mais sans trembler.
Marta, occupée à ranger la vaisselle dans le buffet, suspend son geste, tandis que maman tourne son visage vers moi en me regardant fixement, sans baisser les yeux.
— Je savais bien que ce jour viendrait, commence maman dans un soupir.
— Qui nous ? murmure Marta en s’approchant de moi.
— Allez-y, vous, sauvez-vous tant qu’il en est encore temps, poursuit maman. Moi je reste, je n’ai rien à craindre.
— Maman, je ne te laisserai pas seule ici…
— Moi ? Quitter la maison et nos collines désertiques, mais si belles ? Abandonner votre père qui repose dans le cimetière de notre village ? Tu n’y penses pas, Mariano.
— Il le faut, maman…
— Il n’en est pas question. Marta et Javi n’ont qu’à te suivre…
— Maman, moi je reste aussi ! s’exclame ma sœur.
— Non, Marta, pars avec eux. Vous êtes jeunes tous les trois, vous avez la vie devant vous. Et il est vrai, je ne serais pas rassurée de vous savoir ici quand les franquistes seront au pouvoir.
Marta à son tour sort en claquant la porte.
Je comprends à quel point il est difficile de devoir se résigner à partir, mais l’exil vers la France est notre seule porte de sortie, notre ultime espoir de survie. Et de là-bas, un autre combat pourra reprendre, celui de la reconquête de notre république, par l’action politique, et uniquement politique.
— Où comptez-vous aller ? demande maman après un long silence. En France ?
— Oui…
— Dans ce pays de cochons où ils n’ont aucune fierté et aucune dignité ? Enfin, va, si vous y trouvez la vie sauve, ce sera toujours mieux que mourir ici sous la torture des milices scélérates de Franco.
Elle se penche alors pour jeter une bûche dans l’âtre, et se replonge dans un silence contemplatif du feu.
Un mois plus tard, le 27 janvier 1939, au lendemain de la chute de Barcelone, Javi et moi embrassons notre mère sur le pas de la porte, sous le vent glacial de Teruel qui balaie la sierra.
— Ne t’inquiète pas maman, soufflé-je en baissant les yeux. Nous reviendrons.
— Quand ? Lorsque je serai morte, dit-elle péniblement dans le vague bruissement d’une plainte échappée.
— Non, maman. Je te promets que non.
— Allez… Vayáis con dios, mis hijos.
Ce sont là ses dernières paroles, et nous quittons la maison et nos collines si chères à notre cœur pour nous lancer sur les chemins de l’exil. Marta, qui n’a cessé de refuser de laisser maman seule, nous accompagne sur le sentier caillouteux qui mène au col de Torre Miró. Au moment de l’adieu, elle s’agrippe à nous comme si elle avait la certitude de ne plus jamais nous revoir.
— Soyez prudents, mes frères, nous murmure-t-elle à l’oreille dans une longue étreinte.
Puis, notre baluchon à l’épaule, on s’éloigne sans se retourner, pour être sûrs de ne pas fléchir en versant des larmes tardives et inutiles. Nous n’emportons pas grand-chose avec nous, une vieille couverture pour deux, un chandail tricoté par notre grand-mère regrettée, une photo de famille, et quelques maigres économies pour faire face en cas de besoin.
Pendant deux jours, nous parcourons forêts et coteaux en direction de Herbés puis Peñarroya de Tastavins. En remontant vers Ráfales, nous longeons ensuite le río Tastavins sillonnant dans un paysage de gorges, jusqu’à atteindre le salto de la Portellada, une chute d’eau d’une vingtaine de mètres. Nous y passons la nuit, dormant à même le sol dans une cavité sous la roche, à l’abri du froid. Le lendemain, nouveau départ en direction Valderrobres pour rejoindre Gandesa. Sous une pluie torrentielle, nous franchissons l’Ebre entre Garcia et Ascó à bord d’une barque de fortune trouvée près d’une cabane de pêcheur. Alors que nous sommes en route pour Cabacés et Villanova de Prades, Javi se sent de plus en plus faible. Il m’avoue avoir pris froid la veille sur la barque à cause des averses, et depuis il souffre de fièvre et de toux persistantes. Nous faisons une halte de deux jours du côté de Rojals, dans un abri de berger où il dort pendant dix heures d’affilée. Venue d’une ferme voisine, une vieille paysanne nous offre une assiette de soupe fumante, ainsi que du pain sec et des figues. Elle lui prépare également une tisane pour faire tomber la fièvre. Le lendemain, Javi se sent mieux, et nous reprenons la route vers Lilla, toujours dans un paysage de vallons et de forêts. Il serait trop dangereux de courir les plaines, à découvert, au risque d’être repérés par des détachements nationalistes qui patrouillent dans les zones de surveillance. En passant vers Querol, nous remarquons, perchées sur une colline, les tours du vieux château de Saburella.