Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
John Smith est un soldat anglais installé à Arromanches depuis le débarquement du 6 juin 1944. Au cours d’une promenade près de la boutique d’un brocanteur, il se laisse emporter par le charme d’un tableau, dont il fait l’acquisition, représentant une jeune femme assise sur un bastingage. Dès lors, il part à la recherche de cette figure féminine qui l’obsède. Cette quête l’emmènera dans différentes contrées du monde et bien au-delà…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Gilles Vincent est un lecteur au goût éclectique. Après la parution de l’ouvrage "Le lagon bleu" édité par Le Lys Bleu Éditions en 2021, il signe avec "Jeune femme assise sur bastingage" son deuxième roman.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 352
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Gilles Vincent
Jeune femme
assise sur bastingage
Roman
© Lys Bleu Éditions – Gilles Vincent
ISBN : 979-10-422-3178-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma famille, toutes générations confondues.
À mon père Jean et à mon beau-père Gilles,
aujourd’hui disparus, avec qui j’aurais tellement aimé partager ces histoires et l’évènement que constitue la sortie d’un livre.
Quelle étrange sensation !
Quelle étrange sensation que de sentir son corps profondément inerte, comme paralysé tellement il pèse ! Quelle bizarrerie, car bien que je me perçoive comme étant profondément enfoncé dans le sol au point de ne plus pouvoir bouger, j’ai cette sensation profonde d’un mouvement, comme un soulèvement au rythme très lent ! Et bien que je sois manifestement sous l’emprise d’un sommeil comateux, mes sens tout en étant endormis sont néanmoins légèrement en éveil, que perçoivent-ils ?
La douce sensation d’un filet d’air sur le visage. Un léger tangage. Une odeur d’iode peut-être ? Le son d’un flux, et la perception qu’au-delà de la barrière des paupières, il y a une grande luminosité.
6 h 30, John Smith s’est arrêté ce matin devant la plage, il a stoppé sa 2CV Citroën devant la cale. Il reste là, face à la mer et l’observe au travers du pare-brise. L’essuie-glace reste en marche par ce temps de crachin. Comme chaque matin en dehors des week-ends, il se rend à Bayeux. Le lycée ouvre à 7 h 30, ses cours commençant à 8 heures, cela lui laisse un peu de temps pour se recueillir. Bientôt la date anniversaire, cela fera huit ans. Il s’arrête aujourd’hui, car le temps brumeux lui rappelle ce fameux jour. Il sort de sa voiture pour faire quelques pas. La tempête en moins, c’est pratiquement le même temps obscur que ce jour-là. Les falaises sur sa gauche sont quasiment invisibles, mais on sent néanmoins la présence de leurs volumineuses masses sombres. Seules les flèches des tourelles sur sa droite traversent la couche brumeuse qui tapisse la Manche. Il respire cet air marin particulier en ce lieu, subtil mélange de l’humidité issue des prés verts avoisinants, de la fine brume, des embruns du large et des flots qui viennent mourir sur la plage par marée haute ce matin-là. Son regard cherche à percer le brouillard au loin, mais rien, comme ce jour où il était impossible de deviner la ligne d’horizon encombrée de centaines de navires. Et pourtant, ils étaient là.
6 h 30, on ne voit rien à plus de cinq mètres, un épais brouillard nous entoure, bloquant à la fois toute visibilité, mais aussi la clarté émise par le soleil levant. En principe, il devrait faire son apparition sur notre gauche. Cette opacité, si elle ajoute à l’atmosphère un peu plus d’angoisse, est néanmoins la bienvenue. En cet instant, être vu le plus tard possible fait partie du plan. Il règne un calme impressionnant compte tenu de la gigantesque armada qui est en stand-by. C’est selon l’expression le calme avant la tempête, mais j’évoque là, une tempête bien plus terrible que le mauvais temps qui nous accompagne depuis notre embarquement en Angleterre. C’est d’ailleurs en raison de la prévision d’une météo exécrable qu’après avis des météorologues, le « D-Day » a été décalé de 24 h. Mais depuis cinq heures ce matin, le vent a faibli, nous sommes passés effectivement de force 6 à force 4. En dépit de cette mer agitée, chacun d’entre nous est dans sa bulle, concentré. Certains sont figés comme paralysés par la peur, ceux-là sont très jeunes, ils ne se sont jamais vraiment éloignés de la maison natale et c’est la première fois qu’ils abandonnent le cocon familial protecteur. D’autres qui viennent de la campagne sont un peu plus aguerris. Ils sont, depuis leur plus tendre enfance, confrontés à la rudesse du monde agricole. Ils sont habitués à cette notion de vie et de mort qui s’enchaîne. Ils affrontent avec leurs parents les difficultés de la vie quotidienne, qu’ils soient cultivateurs du sud-est de l’Angleterre ou éleveurs du nord-ouest. Les paysans irlandais se souviennent encore de la famine au 19e due au Mildiou. Aussi les intempéries, les maladies, les charges de travail sans limites, l’incertitude du lendemain font leur quotidien. Tous ces jeunes soldats viennent de tous les pays de Grande-Bretagne. Les Écossais, Irlandais, Gallois qui avaient souffert aussi de la grande dépression des années vingt où le chômage était monté à 70 %. Et puis il y a ceux issus de familles plus riches, ils sont citadins, ont commencé des études, ont peut-être déjà entendu parler de politique. Ceux-là, arrogants, rigolent entre eux. Ils se croient invulnérables, persuadés qu’ils vont détruire et effacer l’ennemi en un tour de main. Ils ne vont pas tarder à déchanter. Avec cette mer démontée, quand les barges vont commencer à se mettre en mouvement, ils feront moins les malins au moment d’enlever précipitamment leurs casques pour vomir dedans, et quand ils entendront les balles siffler, les mines et les obus exploser avant même de poser un pied au sol, ils pleureront leur mère, pisseront dans leur froc, voire ne pourront retenir une diarrhée. D’autres, dans leur coin, récitent des prières sans interruption, ou ne cessent de lire la dernière lettre de leur fiancée tout en regardant la photo un peu plissée de l’être aimé. Pour ma part, c’est la lettre de mes parents que je porte dans ma poche poitrine ainsi que le médaillon que ma mère m’a donné. Une photo d’elle avec mon père.
Je la relis encore une fois, bien que je la connaisse par cœur :
« John mon chéri. Comme tu le sais, tu es notre seul garçon, avec ta jeune sœur Olivia, vous êtes tout pour nous. Et sans vous, la vie n’aurait plus de sens. Vous êtes notre bien le plus précieux. Je sais que tu fais ton devoir et je suis fière de toi, mais je t’en supplie, prends soin de toi, je vais penser à toi et prier pour vous tous qui êtes si jeunes. Je t’embrasse très fort.
Ta maman qui t’aime »
« Jo. Mais tu es un homme maintenant et je dois t’appeler John. Je sais à quel point tu as le sens de l’engagement et du devoir et je suis fier de toi. Je l’étais déjà quand tu as décidé de reprendre le flambeau des hommes de notre famille. Fier de ton parcours et de ta réussite à l’école des officiers. Aujourd’hui, tu vas te confronter à la dure épreuve du front. Mais même si tu as le sens de l’engagement et du sacrifice, tu as le devoir de protéger ta vie et celle de tes hommes. Je connais ta fougue à l’image de ton ancêtre homonyme, ton impulsivité, ta générosité, ta hardiesse, ta très grande motivation pour délivrer l’Europe du tyran envahisseur, mais souviens-toi qu’un soldat mort n’est plus utile à sa patrie et à la cause qu’il défend. Mon fils, je t’accompagne dans ce combat, toute la nation est derrière vous. Je t’embrasse.
Ton père »
John Laurence Smith est né en Angleterre en 1909 dans le Devonshire. Avec ses 1,87 m, il fait partie des grands. Mince et longiligne, il est typiquement British et possède une classe et une élégance naturelle. Les cheveux blonds, un visage dégagé, dont le menton carré séparé par un léger sillon, lui confère un caractère volontaire. Son regard avec de grands yeux d’un bleu très clair, surmontés de longs sourcils presque blancs, exprime la franchise comme souvent les gens issus de pays nordiques qui suscitent tout de suite l’empathie. Il est lieutenant commander ou (capitaine de corvette) de la Royale Navy. Depuis plusieurs générations, tous les hommes sont militaires dans la marine. Les plus anciens furent son homonyme John Smith, un navigateur, aventurier et combattant, mort en 1630 et Sidney Smith, un officier de la marine britannique qui participa aux guerres de révolution américaine et française, mort en 1840.
6 juin 44 en face des côtes Normandes. John Smith participe à l’opération Overlord décidée en mai 43 par Winston Churchill et Franklin Roosevelt, commandée par le commandant américain Dwight Eisenhower. Le débarquement doit se faire simultanément sur cinq sites ou plages dont les noms de code sont respectivement d’ouest en est : Utah et Omaha pour le secteur américain et Gold, Juno et Sword pour le secteur britannique avec l’appui des Canadiens. Ceci afin d’établir des têtes de pont et prendre pied sur le front ouest pour libérer l’Europe occidentale.
Pour débarquer plus de deux millions d’hommes, quatre cent huit mille véhicules et plus de trois millions de tonnes de matériels, il faut des ports en eau profonde. Or, les ports de Cherbourg dans la Manche et d’Atlantique sont de véritables forteresses aux mains des Allemands. Il sera donc décidé à construire deux ports artificiels au large des côtes. Nom de code Mulberry. Mulberry A pour les Américains face à Saint Laurent et Mulberry B pour les Britanniques en face d’Arromanches qui est située entre les villes de Courseulles à l’est et Port en Bessin à l’ouest. Ce qui correspond au site de Gold.
John Smith en tant que capitaine de corvette aurait dû en principe rester sur un des navires chargés de bombarder la côte afin d’appuyer les forces terrestres, ou à bord d’une des corvettes pour essayer de dépister et de couler les sous-marins U-boots Allemands. Mais il avait choisi d’être plus en avant. Il fallait un groupe d’hommes à terre pour organiser sur Arromanches, en liaison avec les bâtiments navals, l’implantation du port artificiel. Il s’était porté volontaire avec une dizaine de compatriotes. Tous étaient entraînés et formés pour cette mission. Ils sont aujourd’hui dans cette barge que l’on appelle (LCAs) pour Landing Craft Assault : une sorte de caisson métallique flottant, long de 12,6 m et de 3 m de large avec un tirant d’eau de 69 cm à l’arrière et 52 à l’avant. Ils sont presque une quarantaine d’hommes dans ce véhicule flottant qui peut avancer à six nœuds. Quand la barge prendra contact avec le sable, la rampe s’abaissera et il faudra qu’ils ne pensent qu’à courir le plus vite possible se mettre à l’abri au pied de la digue. Ils sont partis hier soir de Portsmouth vers 22 h 30 en pleine tempête.
Il y avait les hommes à transporter, mais aussi tout ce qui constituera les ports. Le nom de code Gooseberries ou groseilles est le nom donné pour le réseau de brise-lames qui sera disposé le 7 juin à 1 km au large d’Arromanches. Le premier barrage sera constitué par les blockships, de vieux bateaux que l’on coulera et qui dépasseront de deux mètres le niveau de la mer. Il y aura aussi les caissons Phoenix, énormes caissons métalliques de 70 m par 15, sur 20 m de haut ainsi que des bombardons, caissons en forme de croix de 60 m par 8. Ils seront coulés et reposeront sur le fond de la mer, tout ceci afin de créer des digues de protection et des jetées. À l’abri des jetées, des quais seront constitués par les plateformes Loebnitz de 70 m de long sur 20 de large reposant sur des flotteurs en béton, ils formeront un ensemble de 750 m. Et puis, des voies flottantes appelées Wales relieront les quais au littoral, elles seront constituées par des passerelles de 24 m de long reliées les unes aux autres pour une longueur finale de 150 m.
Les bombardements préalables américains et anglais en Normandie ont commencé à minuit, 2200 bombardiers sont engagés. Pour Gold, un bombardement par la Bombarding Force K anglaise se charge à 5 h 30 de faire un premier nettoyage. À 7 h, les croiseurs Ajax et Argonaut s’appliquent à neutraliser les batteries allemandes de Longues-sur-Mer et Mont Fleury qui protègent le secteur de Gold. L’heure « H » pour le débarquement sur Gold est prévue à 7 h 25, soit 50 minutes après les secteurs américains pour des raisons de marées. La zone de débarquement de Gold est divisée en quatre secteurs : Item, Jig, King et How. John Smith accompagnera le 231e régiment d’infanterie chargé du secteur de Jig avec l’objectif de libérer Arromanches.
John Smith et son groupe sont dans l’attente du feu vert, ils ne partiront pas tant que la plage ne sera pas sécurisée. Ils ont chacun, à la fois l’expérience des débarquements et de la confrontation avec les Allemands. Le 8 novembre 42, John Smith était à bord du croiseur Sheffield, sous le commandement de l’amiral Andrew Cunningham. Il participa à l’opération Torch, intervenue après la victoire D’el Alamein des Britanniques début novembre 42. L’objectif était de repousser les troupes de l’Afrikakorps de Rommel par un débarquement sur la côte nord-africaine, le Maroc pour les Américains, l’Algérie pour les forces britanniques.
Le 10 juillet 43, c’était l’opération Husky ou l’ouverture d’un second front en Europe par un débarquement des alliés sur les côtes siciliennes. John Smith faisait partie du groupe naval de l’Eastern Naval Task Force pour appuyer les forces de débarquement.
Enfin, son groupe participa à la simulation d’invasion du nom de code Fabius, en mai 44 sur l’île du sud de l’Angleterre, Hailing Island, c’est aussi là que fut construite une partie des ports Mulberries.
Jig, 7 h 25, la première vague d’infanterie débarque et se trouve sous le feu des Allemands. Des erreurs de navigation et les forts courants font que les soldats anglais débarquent plus à l’est que prévu. Il y a une forte houle et les chars n’arrivent que vers 8 h et s’embourbent. La marée montante recouvre les obstacles, les mines provoquent des dégâts matériels et de nombreuses victimes. Il faudra attendre 16 h pour neutraliser les dernières batteries et blockhaus. À 17 h John Smith reçoit le feu vert pour partir : destination la plage d’Arromanches.
Je m’appelle John Laurence Smith. J’ai 34 ans et je suis fier que l’on m’ait confié cette mission. Je n’ai pas d’état d’âme et suis concentré. J’observe mes compagnons et nous nous adressons un regard complice, pas besoin de paroles. Nous formons depuis longtemps, au travers des différentes missions accomplies, un groupe uni. Chacun connaît son rôle et protège l’autre. Ils sont là, Henry, William, George, Colin, Jack, Kilian. Chaque poste est doublé, voire triplé en ce qui me concerne. Henry est mon second, William vient en troisième. Les doublons doivent se tenir éloignés les uns des autres, nous ne sommes pas à l’abri de tirs en rafales, de mines ou grenades. Les frères O’Brien sont radios et les frères Mac Gregor sont infirmiers. Les autres sont tous d’excellents tireurs et sont formés aussi pour venir en aide aux radios et aux infirmiers.
Depuis ce matin que nous attendons dans cette barge, nous avons hâte de débarquer et de participer à la reconquête des territoires occupés et d’accomplir notre mission. Nous entendons au loin les bombardements, des tirs de part et d’autre, sans pouvoir agir. Nous subissons cette tension, même si nous sommes préparés, nous savons que nous dépendons du travail des premières vagues. Mes compagnons alternent discussions et moments de solitude, où, pour la énième fois, ils ont ressorti la lettre de leur fiancée, montrant aux copains éventuellement une photo. Pas de fiancée pour moi, ces dernières années, mes nombreux déplacements n’ont pas favorisé les rencontres au grand dam de mes parents et de ma sœur Olivia. Avant de partir, elle m’a glissé une lettre dans la poche. Nous sommes très proches, elle a huit ans de moins que moi et encore aujourd’hui, je la considère comme ma petite sœur. Nous avons le même profil physique. Grande, mince, ses longs cheveux blonds ondulent et encadrent son beau visage dont les yeux bleus pétillent de vivacité et d’intelligence.
Lettre à mon frère :
« My dear brother, une fois de plus, j’éprouve ce sentiment d’abandon dès que tu pars pour des missions éloignées. Une fois de plus, j’ai peur de te perdre et cette fois, plus encore, même si comme nous tous, britanniques, nous sommes mobilisés pour lutter et cesser la marche destructrice des Allemands. Je sais qu’il faut défendre à tout prix la Grande-Bretagne, la France, l’Europe et stopper cette folie meurtrière, c’est notre devoir à tous. Mais je ne suis pas prête à payer le prix fort. Aussi, tu vas garder cette lettre pliée sur ton cœur, elle te protégera des balles des Allemands. J’ai aussi plein de bisous à te donner de la part de mes copines qui comme tu le sais, sont folles de toi, je regrette de ne pouvoir t’attendre en compagnie d’une fiancée, mais peut-être feras-tu connaissance d’une belle et gentille Française ! Je t’embrasse très fort mon frère et reviens nous vite. Je t’aime.
Olivia »
La barge progresse maintenant vers le rivage. Nous sommes accompagnés de nombreuses autres qui par vagues successives viennent alimenter en hommes et matériels les forces d’invasion. La visibilité, bien que le ciel soit toujours très encombré, nous permet d’apprécier notre environnement. Il est fortement déconseillé de sortir la tête à l’approche du rivage, n’étant pas à l’abri de snipers, mais je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil pour découvrir le site de notre débarquement. Arromanches est manifestement encaissée au creux d’une falaise à l’ouest et d’une colline à l’est : c’est comme si on avait donné un coup de louche dans la terre. Le village est bâti en strates : la plage, la digue, des maisons bourgeoises en front de mer, puis ça monte vite derrière. Je distingue en haut, au centre, un clocher d’église et sur la gauche qui surplombe la plage, une grande maison avec deux tours, comme dans les châteaux de princesses. Je sais qu’au-dessus de la ville, pour avoir consulté les cartes, ce ne sont que de grandes étendues de plaines cultivées. J’imagine que du haut des falaises à l’ouest, il doit y avoir un joli point de vue par temps clair, cela sera sûrement un lieu stratégique pour visualiser et superviser l’installation du port artificiel.
Nous sommes les uns derrière les autres préparés au choc, l’arrivée est imminente. Je suis en tête, prêt à jaillir et bien que je sois le responsable de cette mission, mon cœur bat la chamade et ne cesse de monter en fréquence, je vais exploser. Toute cette attente ! Nous sommes à quelques secondes de passer à l’action.
La barge vient buter sur le sable, aussitôt le lourd tablier qui fermait celle-ci à l’extrémité s’abaisse violemment dans un fracas métallique. À peine le temps d’observer la plage encombrée de matériel et de véhicules. « Go, go, go ! » le mot d’ordre est de courir le plus vite possible se mettre à l’abri contre la digue. On entend au loin des tirs sporadiques et des explosions. Je suis devant, entraînant mon groupe. Les autres groupes se dispatchent sur la plage vers différents objectifs. Je cours le plus vite possible en zigzag, évitant les trous et débris. Une Jeep me double sur ma droite et se dirige vers la cale, je suis tout prêt de la digue quand je sens une déflagration au moment où la Jeep me dépasse, je suis littéralement soufflé et projeté sur la gauche, je suis percuté par une masse, mes oreilles bourdonnent, je vois trouble et perds connaissance.
Ding ! Ding ! Ding !
Rémouleur !
Ding ! Ding ! Ding !
Rémouleur !
John Smith ouvre sa fenêtre. Vêtu d’un simple maillot de corps blanc type débardeur qui découvre de larges épaules aux muscles encore bien dessinés. Il a le visage recouvert de mousse et le coupe-choux qu’il tient de sa main droite, telle une moissonneuse sur un champ de blé vierge, vient de tracer une large bande sur la joue gauche. Il commence toujours par cette joue. Ce mouvement de sa main droite qui racle la peau de gauche à droite en allant en même temps de haut en bas fait partie des gestes naturels et irréfléchis que tout homme effectue chaque matin devant son miroir.
Le rémouleur, comme tous les débuts de chaque mois, faisait sa tournée à Arromanches. Il manœuvrait son chariot en tenant les grands bras en bois à l’identique d’une brouette. Deux roues à l’avant et de simples pieds droits à l’arrière qu’il pose au sol à chaque arrêt. Sa machine était basique. Un pédalier, comme celui des couturières, actionne par l’intermédiaire d’une courroie, une grande roue placée en haut et en avant du chariot, cette roue va en entraîner une autre beaucoup plus petite qui, par la transmission d’une autre courroie elle-même reliée directement à une meule va engendrer la rotation de celle-ci. Il commençait toujours sa tournée par le haut du village. Ainsi, il n’avait plus qu’à se laisser descendre jusqu’à la mer. Il empruntait la rue de Ryes juste au-dessus de l’église saint Pierre, contournait le parvis, prenait la rue de l’église, tournait un peu à gauche pour descendre la rue du colonel René Michel où habitait John Smith. Sur la droite, juste un peu en amont et en face de la mairie.
John Smith, avant de descendre, avait vite enfilé une chemise bleu ciel par-dessus un débardeur blanc, sans prendre le temps de la boutonner. Il avait essuyé partiellement la mousse sur son visage avec la serviette blanche qui était restée posée autour de son cou. Dans son pantalon à pinces taille haute, ses jambes paraissaient sans fin, il avait conservé son allure svelte. Les cheveux blonds et les yeux d’un bleu limpide provoquaient toujours les commentaires élogieux des dames qu’il croisait.
John Smith resta là, à regarder le rémouleur accomplir sa tâche. Le rémouleur était l’antithèse de John Smith. Petit, très brun, les yeux noirs, on aurait dit un Espagnol ou un Portugais, sûrement ses ancêtres. Trapu, il émanait de lui une force incroyable à l’image de ses avant-bras que les manches repliées de sa chemise à carreaux laissaient découverts. Ils étaient volumineux, et bien qu’ils fussent recouverts de poils bruns, on pouvait distinguer à chaque mouvement des mains le jeu des différentes fibres musculaires actionnées. Tous ses muscles étaient séparés les uns des autres par de fins sillons qui se réunissaient aux poignets. Le dos de ses mains était parcouru par des cordes de piano qui manœuvraient chacun de ses doigts noueux. De grosses veines, toutes aussi impressionnantes, passaient en pont par-dessus les tendons.
John Smith était toujours fasciné par la dextérité du rémouleur, sa force contrastait avec la légèreté avec laquelle il manipulait les lames, la précision, le juste appui pour ne pas trop abraser le métal. La pulpe de ses doigts était grise de la fine poussière métallique incrustée au fil des années. Ses vêtements étaient protégés des étincelles et particules par un épais tablier de cuir tanné. Il actionnait de son pied gauche le pédalier entraînant la meule dans une rotation rapide. Au contact du métal, des gerbes d’éclats lumineux fusaient à l’horizontale. Une fois son travail accompli, le rémouleur continua sa tournée.
Ding ! ding ! Rémouleur !
John Smith, après avoir terminé son rasage et enfilé une veste, entreprit d’aller faire ses courses. Après avoir fermé la grille de sa maison, il tourna à droite pour descendre lui aussi la rue du colonel. Sa première mission serait l’achat d’une nouvelle paire de ciseaux. Il s’arrêta chez le quincaillier à l’angle que formait la rue du colonel Michel avec la rue François Carpentier que John Smith nommait, en raison de la proximité, la rue de la mer. Sur le trottoir au pied de la quincaillerie rouge brun, tout un étalage d’objets et de marchandises était à la disposition des clients : des sacs de charbon, des corbeilles en vannerie de toutes formes, une tondeuse à gazon à lames hélicoïdales. À l’intérieur de la vitrine était suspendu tout un assortiment de faucilles, de cordes et autres outils de bricolages, de chignoles, de rabots.
John Smith resta un petit moment avant d’entrer, à regarder l’étalage de ciseaux et de magnifiques couteaux exposés derrière la vitre.
John Smith ressortit moyennant la somme de 730 francs avec une paire de ciseaux garantis incassables et inusables. Il tourna ensuite sur la droite dans la rue commerçante où les façades en bois de toutes les couleurs se succédaient, rouge vif pour la boucherie, vert anglais pour le cordonnier, jaune pour la crèmerie, bleue pour la mercerie. Devant la boulangerie stationnait une charrette tractée par un percheron à la robe blanche, c’était le meunier qui venait livrer sa farine dans de grands sacs de toile. John Smith s’arrêta et prit la queue devant la boulangerie dont la façade était composée de panneaux de bois vernis, enjolivés de moulures. Le dessus de la devanture était composé d’une grande bande noire où le mot « BOULANGERIE » était écrit en lettres stylisées blanches. Les autres commerces avaient le même type de signalisation : Boucherie, Mercerie, Crèmerie, Cordonnerie. La vitrine de la boulangerie se distinguait, car elle n’était pas colorée comme les autres, mais faite en bois naturel, elle évoquait la dorure mielleuse du pain d’épice. Des grilles d’aération en fonte, placées en bas des panneaux de bois tout le long du trottoir, émanaient les vapeurs chaudes et effluves des produits tout juste sortis du four, et elles taquinaient les narines des clients qui attendaient patiemment, en savourant à l’avance ce qu’ils allaient acheter. Tous ces pains et autres croissants, brioches ou madeleines, présentaient un festival de tons dégradés de caramel à banane. Ils étaient ensuite pour certains, exposés en vitrine sur des étagères en verre supportées par des équerres en acier. Les viennoiseries étaient placées dans des paniers d’osier et c’était maintenant leur vision qui faisait saliver les clients. Les grands pains de campagne en forme de galette ou en couronne étaient superposés en tas de chaque côté des paniers. Dans la petite vitrine à droite de la porte d’entrée étaient disposés des bocaux en verre épais aux angles biseautés, ils contenaient toutes sortes de bonbons et sucettes aux teintes acidulées. Le temps des cartes de rationnement et des longues files d’attente était maintenant révolu, cela faisait deux ans qu’elles n’avaient plus lieu. Une fois la porte franchie, vous étiez enveloppés par un doux mélange qui éveillait vos sens : la chaleur de l’air inspiré qui vous réchauffait le corps et la peau, l’odeur des pains encore chauds et croustillants, la vision apaisante des camaïeux d’or et de brun, des bois, des paniers et de toutes les denrées fabriquées au sous-sol par le boulanger. Et ce qui vous réchauffait le cœur, c’est l’accueil de la boulangère et de son apprentie, souriantes et aimables, vêtues de coiffes blanches et de blouses à fines rayures blanc et bleu ciel, recouvertes d’un tablier blanc bordé d’un large liseré de dentelles.
La jeune apprentie boulangère, comme à l’accoutumée au contact de John et à l’écoute du « Mademoiselle ! » avec l’accent britannique, sentit une fois de plus ses joues s’empourprer. Le pain et le croissant allèrent rejoindre les ciseaux au fond du sac de John Smith. Il portait sur son épaule un sac à dos en toile beige et lanières de cuir, qu’il détenait depuis la dernière guerre. En sortant de la boulangerie, il n’eut que quelques pas à faire pour rejoindre la queue de la boucherie : « Boucherie Maurice ». C’était écrit en grandes lettres au-dessus de la vitrine, celle-ci était peinte d’un rouge grenadine et composée de plusieurs vitres étroites tout en verticalité. À l’extérieur, sur la partie haute juste au-dessous du nom, il y avait toute une succession de crochets où pendait régulièrement des gibiers selon la saison, des faisans, des lièvres, parfois même un sanglier ou un chevreuil, ce qui n’était pas sans attirer l’attention des enfants. À l’intérieur, à l’étalage, trônaient quelques beaux morceaux de viande choisis : épaule d’agneau, grosse pièce de bœuf, tête de cochon avec du persil dans les narines. Au sol on marchait sur un carrelage un peu rosé recouvert de sciure de bois. Monsieur Maurice manœuvrait devant vous ses impressionnants couteaux, scies, hachoirs et couperets sur un immense billot patiné au fil des années. Il travaillait la viande avec art, en dépit de la taille de ses mains et de ses énormes doigts. Il était habillé avec la chemise du tissu caractéristique des bouchers, à savoir des petits carreaux blancs et rouge vif, et un tablier qui à cette heure matinale n’était déjà plus très blanc. Madame la bouchère à la caisse se contentait d’une simple blouse blanche.
Le boucher se saisit d’une grosse pièce de bœuf et à l’aide d’un mince et long couteau, la main gauche en contre-appui à plat sur la viande, il laissa filer la lame à l’horizontale et découpa un beau steak. John Smith se dirigea vers la bouchère qui lui enveloppa dans un papier rose sa viande et sa tranche de pâté.
John Smith en sortant de la boucherie prit la direction du bord de mer, il traversa la digue et descendit les escaliers pour marcher sur la plage. Par cette belle journée, le sable paraissait très clair ; John se dirigea vers le bord de l’eau. Comme à chaque fois, il ne pouvait s’empêcher d’essayer de retrouver l’endroit exact où la barge avait stoppé sa course. Sur la plage, il restait près de la cale des vestiges du « D-Day », un char et une plateforme de débarquement. Puis il se retournait et refaisait le chemin inverse scrutant un point sur la paroi de la digue. Ce même point qu’il avait fixé en courant sur le sable le six juin 44 et qu’il n’avait jamais atteint.
Il entendait encore le bruit fracassant de la lourde porte de la barge s’abaissant sur le sol Normand, le son des tirs un peu partout. Il s’entendait crier « go ! go ! go ! » Et visualisait ses frères d’armes s’éparpiller et courir à ses côtés, et puis il y avait l’explosion, il revoyait cette lumière de feu, la jeep sauter et un corps projeté. Il ressentait le souffle qui l’avait éjecté et l’impression d’un impact puissant contre lui, il ressentait le sifflement dans ses oreilles et la vue qui se troublait, puis le vide. Plus rien. L’homme projeté, c’était Jack le radio, un des frères O’Brien qui était placé à cet instant entre lui et la jeep, son corps avait en partie protégé John en faisant écran, Jack était mort sur le coup. Le chauffeur du véhicule, lui, s’était remis de ses blessures.
John se dirigea vers la digue, emprunta l’escalier pour continuer son chemin sur la promenade. Il choisit d’aller vers l’extrémité ouest de la plage, là où la falaise domine le village, avec ses roches noires habillées d’un tapis de verdure. À la sortie du village, John emprunta un sentier de terre qui montait en pente douce vers le sommet des falaises. Il s’appuyait sur son bâton qu’il tenait de sa main gauche, cela lui permettait de soulager sa jambe droite. Sur le plat, on pouvait observer une légère boiterie, une petite coquetterie qui ajoutait à son charme. Son genou, lors de la percussion par la roue de la jeep, avait souffert et il avait dû subir une intervention pour extraire un fragment de métal. En fait, pour faire ses marches, il ne se séparait jamais de son bâton, mais c’était plus pour sa valeur inestimable qu’il le prenait plutôt que pour des raisons fonctionnelles. Ce bâton lui avait été offert sur son lit d’hôpital par les gars de son groupe.
« Tiens John, c’est pour toi, on a pensé que cela te serait peut-être utile. » Le bâton avait un gros pommeau clair et poli par sa paume, il avait été sculpté par ses compagnons qui avaient signé avec leur couteau : Henry, William, George, Colin, Kilian. Dans le bas, il y avait une croix et en dessous, le nom de Jack.
Après une demi-heure de marche, John Smith parvint au sommet de la falaise. Par ce temps ensoleillé, il se trouvait comme à chaque fois sous l’effet d’une vision magique, il était sur ce plateau d’herbe grasse tel le géant Gulliver qui dominait le village et la plage en contrebas. Les personnes paraissent toutes petites et les maisons bourgeoises qu’il distinguait étaient de la taille de boîtes d’allumettes, elles représentaient une foultitude de toits d’ardoises grises. Une grande maison, côté est à l’extrémité opposée, surplombait la plage. Elle comprenait deux tourelles qui rappelaient presque une époque médiévale. À l’arrière-plan, John repéra le clocher de l’église, et à partir de là, il put suivre la rue et retrouver sa maison qui n’était pas loin. En tournant le dos à la mer, la vision du plateau de verdure faisait place à une grande étendue de teinte jaune, qui était en fait une succession de champs cultivés de différentes céréales, du blé, de l’orge, dont la blondeur rappelait le sable blanc légèrement doré des plages de Normandie. La plaine normande était une terre de culture. Une fois, un pilote de la Royal Air Force lui avait fait découvrir cette terre riche vue du ciel, véritable patchwork de carrés de différentes formes géométriques qui s’étendait sur des dizaines de kilomètres. John se tourna maintenant face à la mer avec ses multiples teintes de bleu qui, de la plage au grand large, allaient du plus clair, voire transparent, au plus foncé. L’aspect fantastique de ce panorama, outre la beauté du site, tenait dans la formation en arc de cercle à un kilomètre du rivage, de blocs noirs cubiques, dépassant de quelques mètres la surface de l’eau. Un étranger ne connaissant rien de l’histoire du pays, ni de l’actualité des dernières années, pourrait se demander si cette formation d’icebergs sombres, flottant au large à la surface de l’eau, et formant une couronne, n’était pas de source extra-terrestre.
John Smith, lui, admirait le fruit de la raison pour laquelle il était venu sur ces côtes. Le port artificiel Mulberry fait de ces caissons Phoenix, des blocs de béton coulés au large avaient permis le débarquement des troupes britanniques en mai 44. En cet instant de contemplation, John, comme à chaque fois, refaisait l’histoire. La préparation sur les îles Britanniques, la formation de son groupe, l’embarquement par un temps exécrable, puis l’attente interminable dans la barge, les visages de ses compatriotes, le sifflet du feu vert, la pression qui vous envahissait, la porte qui s’abaissait violemment et le départ d’une course effrénée jusqu’à l’explosion et la vision d’un corps et d’une jeep en suspension dans les airs. John pouvait maintenant s’asseoir sur la pierre plate, on aurait dit qu’elle avait été disposée là, rien que pour lui. Face à la mer, tout à ses réflexions, il saisit son sac et extirpa son croissant encore tiède. C’était le moment choisi pour savourer un des motifs pour lesquels, il était resté dans ce pays. Une fois terminé, il resta là encore quelques minutes, puis entreprit de descendre vers le village. Arrivé dans le bourg, il ne reprit pas le même itinéraire qu’à l’aller. Après avoir emprunté la rue des Frères Victor, il tourna sur la droite pour emprunter la rue du lieutenant-colonel Job. Il aimait bien passer par là pour rentrer chez lui, cela lui permettait de s’arrêter devant le brocanteur. Il y avait une vitrine où étaient exposées les pièces les plus belles, prêtes à être vendues une fois nettoyées, cirées et astiquées. À côté, il y avait une cour et des hangars ouverts où prenait place tout un fatras de pièces de toute nature. Il faut dire que dans cette période d’après-guerre, les maisons à vider, ce n’est pas ce qui manquait. Aussi John aimait regarder et observer tout ce qui s’entreposait dans la cour. Il y avait bien souvent des objets et des véhicules qui avaient trait à la guerre, mais il aimait aussi regarder les vieux meubles, en beau bois de chêne ou merisier, teintés de cire blonde. Monsieur Martin le brocanteur changeait régulièrement sa vitrine, il y avait toujours de nouveaux objets qui arrivaient et trouvaient une place. Au premier plan, il disposait les petites choses en porcelaine ou en métal, des objets divers, parfois hétéroclites dont John méconnaissait totalement les origines et l’usage. Derrière sur une grande table de ferme, il avait disposé de grands vases ou plats émaillés, puis au fond de la pièce c’était la place des grands meubles comme des armoires normandes en chêne, ou des vaisseliers. Un peu partout accrochés aux murs, de nombreux tableaux étaient exposés. La plupart, issus de greniers, étaient de peintres inconnus, bien souvent des natures mortes ou paysages. John s’attardait et les regardait les uns après les autres. Il se disait que cela serait bien d’en avoir un chez lui, que cela égaillerait ses murs de pierre. Il les connaissait tous puisqu’il passait régulièrement, mais il ne pouvait s’empêcher de refaire une inspection. Il constatait parfois, le départ de certains et se mettait à regretter leur présence tellement il s’y était habitué, mais il n’arrivait jamais à se décider pour l’un plutôt qu’un autre. Aujourd’hui aux murs, ils étaient tous placés de la même façon, que lors de son dernier passage ; rien de nouveau a priori. Son regard fit un dernier tour de la pièce avant de reprendre sa route quand il lui sembla percevoir entre deux meubles au fond à droite, un chevalet sur pied qui n’était pas là, la fois précédente.
Un tableau était exposé dessus, mais avec l’ombre du buffet qui était devant lui, il était difficile de se rendre compte de ce qu’il représentait. John essaya de changer de place par rapport au soleil qui était dans son dos. Il semblait que le tableau représentait la silhouette de profil d’une personne assise, une femme sûrement. Intrigué, John serait bien rentré dans la boutique du brocanteur, mais à cette heure monsieur Martin avait fermé. John se dit qu’il repasserait une prochaine fois.
En rentrant chez lui, John passa devant une grande demeure. Il ne pouvait pas passer devant sans s’y arrêter quelques minutes. Il revoyait cette maison bourgeoise avec au-dessus de la porte un grand drap blanc parée d’une croix rouge. Cette maison se trouvait au bout de la rue de la batterie. Une grande grille en fer forgé blanche ouvrait sur une petite surface engazonnée, un grand jardin arboré se trouvait derrière la maison. Tout de suite, le regard se portait sur l’entrée de la maison. Un escalier très évasé en bas évoluait en se rétrécissant, il était constitué de six marches en pierres très claires et délimité par un muret de ciment peint en blanc. De chaque côté de cet escalier, des rosiers grimpants rouge vif partaient à l’assaut de poteaux en fer forgé qui supportaient le balcon-terrasse de la porte-fenêtre au premier étage. Sur le perron dominait une porte en bois peinte elle aussi en blanc, dont les vitres étaient protégées par de petites grilles de défense en fer très stylisées formant des arabesques, dessinant de multiples figures représentant des feuilles et des fleurs. C’était là un superbe travail complexe de ferronnerie, une vraie dentelle que l’on retrouvait sur le garde-corps du balcon, lui aussi, était tout en fer forgé blanc. Toutes les ouvertures étaient encastrées dans des voûtes de pierres calcaires, de ton crème, elles-mêmes encadrées de chaque côté par des colonnes faites d’alternance de pierres de taille et de briques rouges. Le revêtement des murs était en crépi gris. Cette maison qui datait de la belle époque comprenait trois étages. Elle avait fait office d’hôpital de fortune au moment du débarquement. C’était au rez-de-chaussée que l’on plaçait ceux qui avaient besoin de béquilles.