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Nul ne connaît Drieu La Rochelle sans avoir lu le Journal d'un homme trompé, ses Notes pour un roman sur la sexualité, ou encore L'Homme couvert de femmes. Dans les douze nouvelles qui composent le Journal d'un homme trompé, Drieu dépeint de la manière crue la réalité de l'amour dans l'entre-deux-guerres. En sociologue des moeurs, et adpte de la sociologie participante, Drieu La Rochelle insère dans chacun des ses ouvrages des traits autobiographiques. Si son roman L'Homme couvert de femmes posait la question du sens donné au libertinage, le Journal d'un homme trompé aborde des questions métaphysiques sur la sexualité. Qu'est-ce que l'amour aujourd'hui, passé la tempête physique des premiers jours ? Qu'est-ce qui pousse les hommes et les femmes qui enchaînent les conquêtes et que connaissent-ils finalement de l'amour ? Toutes ces questions se résument en celle-ci : Qu'est-ce que le véritable amour ?
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JOURNAL D’UN HOMME TROMPÉ
UN BON MÉNAGE
LA VOIX
RIEN N’Y FAIT
LA FEMME AU CHIEN
DIVORCÉES
LE MANNEQUIN
LE BON MOMENT
I - MARC
II - GISÈLE
III - BERNARD
LE PAUVRE TRUC
UN ART SINCÈRE
LES CAPRICES DE LA JALOUSIE
DÉFENSE DE SORTIR
1er juillet.
Je pars (écrit le 9 juillet).
10 juillet.
Je voyage.
J’ai chaud. Torpeur. Bien-être. Ni passé, ni avenir.
J’oublie les autres et moi-même.
11 juillet.
Je vais sans but.
Personne ne sait où je suis.
Je suis seul. Je suis une pierre qui roule et qui se dépouille de sa mousse.
12 juillet.
Je mange à peine, je ne bois que de l’eau. Je vais presque nu, je m’épure par de longs flots de sueur. Je ne fume plus de cigarettes ; deux ou trois cigares infiniment longs.
Un homme libre : fantôme qui glisse dans la foule. Mince, bien mince.
13 juillet.
Sans argent, pas de voyage, pas de liberté. J’ai de l’argent.
Des choses habituelles de ma vie, je n’ai plus que le tabac. Plus de femmes, plus d’hommes. Mais soleil, ombre, eaux, pierres, dans un pays où je suis seul, deviennent mes biens particuliers.
14 juillet.
Je suis maigre. Ces vêtements lâches, légers. Je sue moins, donc je commence à être pur.
J’ai quarante ans, mais je n’ai pas de ventre.
Personne ne se soucie de savoir où je suis.
15 juillet.
De six heures à onze heures du soir, je roule d’une ville à l’autre. Puis je me promène dans les rues jusqu’à quatre heures, jusqu’au matin.
Je me fous de l’histoire, des églises et des palais. Il n’y a du moins que des façades qui sont les décors fugitifs de la rêverie. Et des passants.
16 juillet.
Ce peuple est tout entier complice de ma rêverie. Muet, il respecte la paix de mes entrailles.
17 juillet.
Je suis bien tranquille au milieu de ces femmes. Je n’aime pas les brunes.
Sans argent, je n’aurais pas le soleil, ni l’ombre. Ma solitude est faite pour une grande part de mon argent. Cependant, pour un autre, cette monnaie de papier ne se changerait pas en l’unique pièce d’or de la solitude.
Et j’ai su faire de la pauvreté aussi une solitude. Était-ce une autre solitude ?
Ces soirées de Paris où je passais sans un sou dans ma poche devant les cinémas, les restaurants, les bordels, les maisons des femmes riches que j’avais eues ou que j’aurais pu avoir. J’avais faim et je laissais la faim lentement m’aiguiser. Le plus souvent vers minuit, j’en avais assez, je téléphonais (tiens ! mais j’avais donc quelques sous dans ma poche ?) à mes amis jusqu’à ce que j’en trouvasse un qui fût chez lui et me dît de venir puiser dans ses coffres.
Quelquefois, je me suis couché sans avoir recouru à la communauté des biens et je jouissais vaniteusement de légères crampes. Le lendemain, je travaillais un peu et rentrais dans la normale d’où je n’étais guère sorti.
18 juillet.
On dit qu’en Russie, ils ne savent plus ce que c’est que la jalousie. Je suis russe.
Je n’ai aucun besoin de faire l’amour. Il est vrai que j’ai quarante ans. La saison de l’amour, pour moi, c’est l’hiver : l’été je me repose. Autrefois, je supportais une chasteté de huit jours ; maintenant je dois me reposer un mois par an.
Ce n’est guère par mes sens que l’univers entre en moi : pas du tout d’odorat, l’oreille voilée, l’œil peu exercé. Je ne sais jamais de quelle couleur sont les yeux des femmes. Donc sous ce soleil, c’est plutôt d’un état moral que je jouis. Je me sens russe.
Depuis huit jours, je fais halte dans un village quelconque en Castille. Il n’y a rien dans ma chambre, rien dans le village : quelques meubles dans la chaux, quelques pans de mur parmi l’immense chaume desséché. Une humanité agricole en pantalons et en jupons. Ils ont rentré leur blé et ne foutent rien. Moi non plus.
21 juillet.
Quand Praline m’a dit que Jacques couchait avec Nelly...
23 juillet.
J’ai quitté le village castillan. Cette Beauce torride est idiote. Ce village était plein d’un phono qui rotait du gros vin. Il y a la mémoire. La mousse incrustée dans la pierre.
24 juillet.
Cet individu bien isolé et sauf que, par moments (par moments seulement), je contemplais dans les yeux de Nelly, c’était un dieu. Étant dieu, je me faisais de la vie une idée facile : seul dans l’univers, pas de concurrence. Mais Praline m’a fait rentrer dans la foule.
25 juillet.
Dans la foule des amants de Nelly. On me marche sur les pieds. Comme je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds, je me suis sauvé.
Je n’ai pas vieilli sur la question d’argent. Je jouis de cette somme que j’ai en ce moment, sans plus me soucier du lendemain qu’il y a vingt ans. Ces vingt mille francs, c’est une île enchantée d’où je ne sortirai jamais.
26 juillet.
J’ai été étonné de l’avertissement de Praline, et pourtant je m’étais dit à de certains moments que Nelly avait d’autres amants que moi.
D’abord, il y avait l’Autre - il est officiel - mais qu’en plus de l’Autre, il y en eût un second, c’était visible et je croyais le voir. Ces heures, qu’elle me refusait çà et là. Soudain, un mot de Praline a fait virer toutes ces plaques de mon imagination. Ce que j’ai dû être trompé dans ma vie : à quarante ans, c’est la première fois seulement que j’apprends une tromperie !
Ma souffrance, sous l’œil sadique de Praline, n’était pas faite de toutes ces tromperies probables qui m’auraient blessé secrètement, mais du sentiment que j’ai toujours eu de leur nécessité et qui, à l’occasion, éclatait.
27 juillet.
Je passe de la Castille en Andalousie. Je suis comme une armée de soudards sans emploi et qui commence à se ressentir d’une errance déjà longue. Nous avons des traînards, des blessés.
Un être ne peut se contenter d’un autre être. Donc aucun être n’est fidèle.
28 juillet.
Ce que j’ai écrit est un mot de cocu. Un cocu dit toujours des sottises solennelles.
L’amour peut être exclusif aussi longtemps que dure le prestige.
Je n’aime pas l’Andalousie. Facile oasis qui me fait regretter ma Beauce brûlante. Quelle idée d’être en Espagne quand je pourrais être dans le Caucase ou au Mexique. Mais je n’ai pas lu un livre depuis des mois.
Le prestige c’est énorme.
30 juillet.
Je me trouve insuffisant un jour sur deux. Alors, Nelly... J’ai tellement méprisé les femmes qui se contentaient de moi.
31 juillet.
Le prestige. « On dit qu’il est beau, on dit qu’il est riche, on dit qu’il est fort... » La fidélité dure aussi longtemps que dure l’étonnement.
Mais quand on se retrouve à égalité...
Car, même si, pour une raison ou pour une autre, une femme m’aime, il arrive un jour où je lui ai donné tout ce que je pouvais lui donner. Bientôt elle va sentir le déséquilibre, qui engendre le mouvement.
Ne suis-je donc point inépuisable ? Si, je suis inépuisable ; mais dans mon for intérieur. Puis-je faire accéder un être jusque dans le saint des saints, là où moi-même j’entre si rarement ? Si je suis riche, c’est de richesses qui ne sont pas celles que je sais donner aux femmes.
- Je lui donnais du plaisir, elle m’en donnait. Mais le plaisir est nombreux comme la foule. Et Nelly, si elle est comme tout homme et toute femme sensible au prestige, elle y échappe plus tôt que d’autres, grâce à son terrible bon sens. Ce bon sens, c’est le sens de son corps.
-Je n’ai de ma vie, en vingt ans d’exercice, trompé une femme.
(Sauf une fois, Gloria, parce que son absence de jalousie me paraissait de l’indifférence : je n’ai jamais été aussi obtus qu’avec Gloria, qui m’aimait dans son fier silence de fataliste.) Je m’aperçois aujourd’hui que c’était là de la magie : ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. J’ai vécu dans la terreur d’être doublé, triplé. Alors, j’ai toujours pris le soin de ne rien savoir ; je ne voulais pas entrer en contact avec la fatalité.
Et aussi je prenais les devants : je maintenais sans cesse toute femme qui m’aimait sous la menace d’être plaquée. Je m’étais fait une superbe réputation de lâcheur. On se défend comme on peut, la plupart du temps comme une bête.
Ce qui fait que j’ai toujours pensé que Don Juan était un froussard.
- Au moment où une femme jouit dans vos bras, on sent si bien qu’on n’est plus là, du moins en tant qu’individu, on est anéanti dans la rencontre des deux sexes, rencontre de foules.
Pourtant, au début : « Mon chéri, toi, toi... » Oui, mais à la fin... Quand elle se réveille, elle se dépêche de vous reconnaître.
1er août.
Relu les dernières lignes d’hier. Moi, la souffrance me rend bête.
La souffrance, tiens, tiens.
Comment puis-je dire cela des femmes, quand il y a eu Rosita.
Nelly ne m’a pas aimé, mais Rosita m’a aimé. Au moment de l’amour, mon âme s’engraissait de son âme, et je l’habitais comme une bête habite un bois. Quand elle rêvait tout haut, c’était de moi.
Il est vrai que Rosita était sous l’effet d’un prestige. Pour cette grue - la seule femme parfaitement honnête et généreuse que j’aie rencontrée, avec Gloria qui, elle, était une femme du monde - j’étais un homme alors riche, jeune, qui d’une minute à l’autre pouvait l’abandonner et la laisser retomber à ses michets.
Quand même, elle m’aimait.
2 août.
Chaque fois que je rouvre ce carnet, je tombe sur une bêtise. « Le plaisir est nombreux comme la foule » Va te faire lanlaire. Il y a donc tant d’hommes qui font jouir les femmes ?
Non, mais il suffit qu’il y en ait deux ou trois.
3 août.
Pour Nelly, le monde était trois. Trois hommes capables de lui donner cette impulsion dont elle savait si bien s’emparer.
Vais-je me mettre en colère, dire que Nelly est une brute ? Mais Muriel n’était pas une brute, cette puritaine dressée à distinguer les âmes les unes des autres, cette femme à qui j’avais livré mes derniers secrets - mes avant-derniers secrets - qui les avait acceptés, ne m’a-t-elle pas trompé ? Elle en a eu envie, ce qui suffit.
Comment voulez-vous qu’un individu qu’une fois pour toutes l’explosion passionnelle a fait sortir de soi aille se borner à un autre individu, et ne profite pas de sa sortie pour s’ébattre ?
4 août.
Nelly avait des journées bien remplies. Entre moi, Jacques et l’Autre. Par exemple, le dernier dimanche de juin, elle a quitté l’Autre à midi, elle a déjeuné avec Jacques, puis elle s’est couchée avec lui. Jusqu’à cinq heures et demie. À six heures, elle était chez moi jusqu’à huit heures et demie. Elle a dîné avec l’Autre et passé la nuit chez lui.
5 août.
Elle me disait des mots tendres, à Jacques aussi, à l’Autre aussi. C’est surtout ça qui aurait dû la fatiguer.
J’entends Sophie qui me dit : « Mon cher Gille, vous croyez que toutes les femmes sont comme celles que vous connaissez. Votre Nelly est une grue ; voilà tout, mais toutes les femmes ne sont pas des grues. »
Sophie est une femme vertueuse. (Elle le nie, elle entre en fureur quand je le lui dis. Elle s’écrie : « J’aime mon amant, voilà tout. » Mais après quelques années, on sent bien que ce qui fut spontané devient appliqué. Elle ne veut pas perdre le droit d’être orgueilleuse. L’orgueil d’avoir connu un grand amour l’amuse encore et va sans doute la mener jusqu’au seuil de la vieillesse.)
Nelly, elle, cherche peut-être l’amour. Lui reprocherai-je de le chercher, si elle ne l’a pas trouvé ? Sophie l’a peut-être trouvé trop aisément.
Il y a dans chaque vie une saison de la connaissance. Peut-être est-ce la saison de la connaissance pour Nelly. Que sais-je de ses annales ?
6 août.
Les mots tendres qu’elle me disait, c’étaient ceux que je lui avais dits la veille. Qu’est-ce que cela prouve ? Tous, nous nous faisons écho les uns aux autres.
« Pour Nelly, il y avait trois hommes dans le monde : quelle foule ! » Pourquoi mettre en avant des chiffres, dans un domaine où il peut être question de qualité ? Nelly disait des mots tendres à chacun de nous, mais ce n’étaient pas les mêmes. Et les caresses pas plus que les mots n’étaient pareils avec l’un et avec l’autre. Comment additionner des choses dont chacune est aussi étrangère à l’autre que l’Asie à l’Afrique.
Même si elle était la brute que me dénonce Sophie, même si elle ne demandait à l’un que d’ajouter en quantité à ce que l’autre lui avait déjà donné, et si elle revenait au premier pour encore allonger l’addition, elle aurait été obligée d’accepter et de reconnaître une différence.
Alors s’il y a différence, il n’y a plus fatigue. Pourquoi Nelly serait-elle fatiguée ?
Mais Nelly cherche-t-elle l’amour ? Sait-elle ce que c’est ?
Les mots tendres qu’elle répétait. J’ai entendu beaucoup d’hommes et de femmes répéter ces mots. Quand je rencontre quelqu’un de plus vif que moi, c’est moi qui répète. Les femmes répètent plus ; mais ce n’est qu’une apparence. Si elles nous empruntent des mots, c’est que la seule langue usitée est celle des mâles.
Il n’en est pas moins vrai que je souffre.
Mais enfin, de quoi est-ce que je souffre ?
Du mensonge.
Nelly vit parce que Nelly ment. Pourtant l’homme, qui ne peut s’en passer pour vivre, ne croit pas qu’il soit né pour le mensonge.
... Notre sincérité. Il y a quelques années dans un dîner bourgeois où les « vieux ménages » et les « jeunes ménages » se mêlaient, je me taillais un petit succès en justifiant « notre génération » par son horreur du mensonge et son goût de la sincérité. Couillon triomphant, j’annonçais même la faillite de l’adultère.
Il est vrai qu’il y a une faible muflerie, un cynisme facile, un sadisme au petit pied qui s’assemblent à ce coup de sonnette : entrée de la sincérité ; mais cette sincérité marie-couche-toi-là est superficielle, sournoise, soucieuse de convenances, comme toutes les putains. On les connaît, nos gens sincères, après quelques années, ils sont devenus les pires hypocrites. « Je suis un maquereau », dit D..., ce qui lui permet de faire à la file trois mariages d’argent. « Je suis une nymphomane », dit A...e ; comme elle est laide, elle en profite pour demander la charité sans trop de honte.
Cependant, il y a en tous temps quelques délicats qui dédaignent de mentir, comme chose trop facile. Nelly n’a pas vécu parmi des gens qui puissent lui donner l’idée d’une telle délicatesse.
Au reste, pour ne pas faire de cocu, il faut trouver un parteraire qui soit digne de ne l’être pas. Étais-je ce digne partenaire ?
8 août.
Cette simplicité de vie dans les pays chauds. Je la trouve même à Séville où je suis depuis quelques jours.
J’en jouis, et pourtant je ne pourrais m’y tenir. Dans un mois, il me faudra remonter vers le nord, pays des tourments. Autrefois, cette pensée me gâtait mon plaisir : ma nonchalance du sud me paraissait un luxe sans attache avec moi-même, voué au nord et à ses travaux.
Aujourd’hui, je suis capable de faire ce simple raisonnement : si, étant au sud, il ne faut aller au nord, d’autre part, étant au nord, il me faut aller au sud.
Pourquoi n’en ferais-je pas ainsi avec Nelly ? En prendre et en laisser ?
Mais une femme, est-ce un paysage, un climat ?
Ce corps qui m’a tant occupé, comme je l’ai oublié. Je n’y ai pas pensé une fois depuis le 1er juillet. Je ne pense qu’à son ami. Mon pauvre Beyle, sa beauté n’était qu’une promesse qui n’a pas été tenue.
9 août.
Nelly aime les hommes.
10 août.
Voilà qui demande diantrement à être expliqué.
Elle aime le plaisir qu’ils lui donnent ? Oui. Oui, d’abord. Elle en a eu, elle en a un besoin immense. Lente comme tant de femmes elle a attendu ce plaisir ; depuis qu’elle l’a trouvé, elle le recherche. Oui. Mais ce qui est indispensable n’est pas suffisant. Et cela devient si insuffisant, qu’il semble que cela cesse d’être indispensable. Nelly aime dans les hommes autre chose que le plaisir qu’elle en reçoit.
11 août.
J’aime les bordels espagnols ; j’y retrouve l’honnêteté des bordels français de mon enfance.
Antique paix des gynécées. Ici les choses sont à leur place. Je suis essentiellement réactionnaire, puisque je le suis sur le chapitre de la femme.
Je n’aime pas les brunes. (Quelle bêtise est-ce que j’écris-là qui me fera sursauter demain !) Il y a des blondes en Espagne, mais je ne veux pas les voir.
- Étais-je un bon partenaire pour une Nelly sincère ?
J’avais bien l’idée d’une attitude sage. D’abord, j’avais assumé cette attitude, je lui avais dit :
« J’entre aujourd’hui dans ta vie, j’en sortirai demain. Quand j’y entre, il y a déjà du monde ; en sortant, je croiserai quelque nouveau venu : je ne serai donc jamais seul. C’est fatal. Mais je n’en travaillerai pas moins de bon cœur à me faire toute la place possible. » Je le lui ai répété par la suite, à des moments de docte douceur où j’admettais que son cœur, comme tout autre, fût un bordel.
Mais pour être sage, il faut contraindre quelque partie de sa nature. Ce que je ne puis, ce que je ne veux jamais faire. Aussi dans le secret de mon désir et de mon orgueil, je me proposais de la détacher de l’Univers, de lui faire oublier les amants d’hier, de couper l’herbe sous le pied des amants de demain.
Pendant d’assez longs moments, je jouais assez bien l’épicurien, prenant ce qu’elle me donnait et, pour le reste, la laissant à sa vie. Mais bientôt l’amour-propre me faisait craindre de paraître sans perspicacité. Et puis, je ne suis pas si insensible à l’existence d’autrui. Car enfin, être jaloux, c’est reconnaître les besoins complexes d’un autre moi.
Alors non seulement j’écoutais ce qu’elle me racontait de la vie, mais je la faisais parler. Je soupesais certains noms, je repérais certaines heures obscures. Cependant, je me flattais de mon doigté, je croyais que je n’avais pas l’air d’y toucher. Puis soudain, craignant de bien dissimuler au point de paraître niais, je lâchais une remarque pleine d’ironie soupçonneuse.
Mais j’avais vraiment aussi des moments de calme - indifférence ou confiance. De ces moments-là je ne tiens pas un compte suffisant quand je prétends que j’ai toujours su.
13 août.
Comment variait-elle à côté de moi, dans le même temps ?
M’aimait-elle plus à ces moments où j’étais moins tyrannique, plus généreux, et plus nonchalant ? Il est probable que oui, du moins au début de ces moments. Et cela m’enfonçait davantage dans mon laisser-aller. Mais, à la fin, elle devait s’aviser de l’étroitesse de besoins que je lui prêtais ainsi et, éperonnée, elle s’élançait avec une nouvelle vivacité dans ses traîtrises. Si bien que j’en ressentais le contrecoup et me réveillais.
Pauvre chère vieille mécanique du cœur. Somme toute, Nelly devait trouver que j’étais bon à être trompé.
15 août.
Je passe mes nuits dans ce bordel dont j’imagine qu’il est dédié à la Vierge. Chaque lieu, chaque chose doit être dédié à un dieu ou à une déesse. Or, en Occident, nous n’avons qu’une déesse qui doit suppléer à toutes les fonctions de la féminité divine. Dédié à la Vierge, parce que, dans un bordel, hommes et femmes cultivent la virginité du cœur. Culte atroce et facile.
J’ai trouvé un truc commode pour que cette troupe de femmes ne me donne que ce que j’en veux. Je dis que je suis peintre et ce carnet où je feins quelques croquis me défend de leurs attaques. Je dessine et je plais, car mon crayon est mièvre, parfois.
Je ne peux plus faire l’amour qu’avec une femme que j’aime. J’ai couru les putains, mais il me semble que c’est fini. Je m’étonne d’avoir été pendant de longues années un débauché qui convoitait les statues des jardins publics. Mes sensations étaient si amorties au contact de ce marbre ou de ce zinc.
Sans doute avais-je de la poudre à jeter aux moineaux ; mais je n’en ai plus.
Somme toute, je n’avais besoin de prostituées que dans la mesure que j’ai trouvée ici, au bordel de la Vierge. Je leur demandais des images, des images un peu plus avivées que n’en offrent les femmes ordinaires, amaties par le grand jour. Dans le débauché que j’étais, il y avait un peintre : reste le peintre.
Mais ai-je donc encore besoin de rassembler des images ? Mon cerveau n’est-il pas imprégné de toutes les images du monde ? Oui. Alors ?
C’est que je ne sais jamais où aller, si ce n’est au bordel ; c’est le seul endroit où l’humanité se taise et offre un commerce gentil. Aussitôt que les humains se taisent, leurs corps deviennent doucement, infiniment causeurs, comme ceux des bêtes et des plantes. C’est pourquoi, après le bordel, c’est la rue que je préfère. Il y a eu aussi les heureuses années du cinéma muet.
Je finis mes soirées chez les filles du silence. Le bordel pour moi est à la limite de l’art et de la religion, ces grandes fonctions mourantes qui se débattent encore dans mes entrailles.
- Nelly est-elle obsédée par les formes viriles comme je l’étais par les formes féminines ?
Elle n’a pas tant d’imagination et plus d’instinct. Elle ne se complaît pas dans les images, mais à travers ces images elle cherche à tâtons - comme une bête ou un sauvage dans le sous-bois taché de soleil - des vertus, des forces sexuelles.
Pourtant à la réflexion, il y a en elle un principe de représentation et de vice. Mais comme il n’est point facile à une femme d’être débauchée, de faire des expériences à la douzaine, et qu’au reste, craignant le mécontentement de la société elle ne le souhaite pas, ses impressions doivent être encore très vives et très fraîches entre les deux ou trois corps où se restreint son va-et-vient. Avec quelle délicatesse elle devait éprouver les contrastes entre nous trois ! Ses combiraisons n’étaient pas assez nombreuses pour qu’elle ne pût pas les approfondir.
Puis-je donc l’accuser de vulgarité, comme je voudrais le faire ? Elle est curieuse.
Que saurait-elle, si elle ne trichait pas ? De nos corps, de nos âmes ? On ne voit un être par-derrière que si on le trahit. Alors il vous montre son ignorance d’autrui, de l’univers, sa fatuité et son indifférence. Nous serions restés inertes tous les trois sous ses yeux, si elle n’avait pas remué autour de nous.
Jacques se méfiait-il comme moi ? Quant à l’Autre, il devine tout et il ne sait rien. Comme notre univers est immobile, comme il est difficile de le remuer !
Il n’y avait pas d’égalité entre les amants de Nelly, pas d’inégalités non plus, des différences.
16 août.
J’ai eu vite assez du bordel, et j’ai quitté Séville. Je me suis fatigué de faire des mauvais dessins, alors j’ai causé avec ces femmes. Mais c’étaient des dames. Elles sont toutes vertueuses, économes et collet monté. L’ennui a fini par me jouer le tour qu’il m’a toujours joué : m’ennuyant, j’ai fait l’amour.
Et maintenant le remords me chasse de Séville, je ne veux pas me fatiguer. L’idée du péché est inventée par les individus comme par les peuples dans le temps où ils ressentent la fatigue.
Nelly avait-elle vraiment le temps de nous approfondir ? Ah ! aujourd’hui je suis chrétien parce que je suis fatigué et je dis qu’il n’y a pas de profondeur dans le monde des sensations.
Et j’appelle péché le manque de profondeur. Et je crie que Nelly a péché.
Nelly ne peut être diverse. Elle ne peut être qu’une ou rien. Je crois à l’âme, à la monade.
Les philosophes et les religions n’ont-elles pas sacré un fait qui est que l’organisme humain est profondément centré sur l’un ? Je ne suis guère ému par toutes les rumeurs à notre époque sur la désagrégation du moi.
Je me sens un, je sens que chacun est un.
Mais si donc Nelly est une, et si pourtant elle a plusieurs amours, ou elle n’aime pas, ou un seul de ses amours est réel. Je tends à croire que Nelly n’aime pas. Pourquoi ? Parce qu’elle est faible... Mais n’est-ce pas aussi parce qu’elle ne rencontre que des faibles ! Jacques, moi, l’Autre, nous sommes faibles. Je suis faible comme sujet, comme objet. Ce n’est que dans une grande ville, labyrinthe de facilités, que Nelly peut avoir plusieurs amants, du moins des amants avec qui elle puisse jouer ce jeu faible.
17 août.
Ce carnet se couvre impunément des arabesques de mon idiotie. Nelly aimait.
Nelly aimait l’Autre moins que moi. Et à moi elle préférait Jacques. Elle ne chassait pas seulement des sensations, mais aussi des sentiments.
Jacques était son amant avant moi. Au moment où elle m’a adjoint à Jacques, elle l’a trompé et elle m’a donné l’avantage. Mais ensuite, c’était moi qu’elle trompait puisqu’elle revenait à Jacques.
Référence : quand je commençai à me lasser de Fanny, qui m’aimait, elle prit, avant que je l’eusse quittée, pour assurer sa retraite, un autre amant, Z... qui eut aussitôt l’impression d’être cocu comme un vieux mari.
Cependant Nelly ne gardait peut-être Jacques que par habitude, par peur de lui faire de la peine ? Habitude ? Habitude de la peau.
Si j’oublie la sensualité, je tombe dans la comédie italienne ou dans le vaudeville français.
- Cocu, voilà un mot imbécile et sale que je ne me serais pas passé il y a quelques années.
Je vieillis, je deviens français. Je deviens vulgaire. Donc Nelly est vulgaire.
- Après tout le fait qu’elle restera peut-être toujours avec l’Autre, qui est son amant officiel, n’impose pas à coup sûr la créance qu’elle ne le préfère pas à ses amants de rencontre.
18 août.
Elle aimait plus le corps de Jacques, elle aimait plus mes caresses. Elle aimait plus son cœur, elle aimait plus mon esprit. Elle avait du respect pour lui, de la crainte pour moi.
Charmant Jacques, plein de préjugés.
Il faut dire que je n’ai jamais vu Jacques et que je l’imagine par quelques ouï-dire. Mais sa forme morale et physique, imprimée dans l’être de Nelly, je peux la retracer, les yeux fermés.
Je suis sûr qu’il a une poitrine très blanche et une poésie de préjugés, une hypocrisie solide d’où sortent de jolies délicatesses, d’aimables feintises.
Cependant si elle respectait Jacques, sans doute à la longue en a-t-il découlé pour elle l’idée de le violer.
18 août.
C’est une violeuse. Je voudrais bien savoir ce qu’elle avait fait avec lui, ce dimanche de juin, car je me souviens bien de ce qu’elle avait fait avec moi.
Quand elle arriva chez moi, vers le soir, elle ne voulut pas se déshabiller
; pour s’excuser elle portait la main à sa ceinture. (Je ne savais jamais à quel moment du mois elle en était : mon contact avec elle n’était pas exquis.)
Est-ce lui prêter à tort mon absurde imagination que de la soupçonner d’être repassée chez elle en sortant de chez Jacques, pour se prémunir de cette ceinture ? Elle l’aurait fait par une espèce de scrupule spécieux.
Si j’admets, au contraire, qu’elle était vraiment indisposée, je renverse mes batteries, dans ma rage de la pire interprétation, et je suppose qu’au lieu de mettre de la différence entre Jacques et moi elle voulut, au contraire, m’obliger par la manœuvre qu’on va voir à la plus grande ressemblance de posture avec lui, pour obtenir un contraste mince, mais d’autant plus aigu. Si elle m’a dit : « Déshabille-toi », elle avait dû le dire aussi à l’Autre... (Peut-être suis-je un pauvre toqué ; en tout cas, j’aurais fait, si j’avais été femme, une fameuse garce.) D’ailleurs, elle, ne me dit pas tout à trac : « Déshabille-toi » ; d’abord elle m’entraîna du divan sur le tapis, puis elle commença de ravager mon vêtement. Elle se défendait de ma bouche et de mes mains ; quand je compris son intention, je cessai mes attaques. Elle m’avait mis à demi nu.
- Veux-tu que je me mette nu ?
- Non, j’aime ta peau comme ça.
Son regard me brûlait à la hanche.
- Laisse-moi te caresser, dit-elle enfin.
« Il y a longtemps que je rêve de ton immobilité, de ton abandon «, se disait-elle.
Son œil fut sur moi de plus en plus aigu (ce qui me fait dire qu’il y a en elle un principe de représentation, de vice) tandis que sa caresse, à travers mille détours, mille ruptures de rythme, allait vers son but.
Assez, voyageons encore, n’oublions pas l’Espagne.
Non, avant de m’endormir dans cette chambre de je ne sais quelle ville, il me faut en finir avec cet article, l’article de Nelly sensuelle.
Avant de me demander si elle n’aime pas plus le plaisir qu’elle donne que celui qu’elle reçoit, j’aurais dû remarquer qu’elle ne reçoit pas son propre plaisir, qu’elle le prend.
Même quand elle était femme, et renversée, soumise à mon poids, à mon injonction, il y avait en elle un égoïsme qui se contractait et dont je renonçais à venir à bout. Je n’étais qu’une épée dans sa main dont elle se faisait mourir. Envahi d’indulgence ou de découragement, je remettais toujours à une autre fois de lui infliger le plaisir.
Je n’aurais même pas pu imaginer une pareille attitude il y a dix ans. Est-ce que tout ce que je raconte n’est pas l’aveu d’un quadragénaire qui redevient sinon naïf, du moins niais ?
Lors de nos premières rencontres, elle ne semblait songer qu’à ce plaisir qu’elle tirait de moi. Mais ce dimanche-là, donc, elle changea, elle démasqua son arrière-pensée.
Comment en vint-elle à ce changement ? Les pouvoirs de l’imitation sont immenses. Lors de plus d’une de ses visites, elle m’avait trouvé aiguisé par l’attente. Je me jetais sur elle, mais de ma longue impatience qui était déjà patiente, je faisais un retard sans fin. Elle me voyait penché sur elle, attentif, minutieux, méditant tout son corps, parcourant pas à pas toute sa sensibilité, ne fermant jamais les yeux. Ainsi je lui avais appris la curiosité.
Et sans doute aussi sentait-elle un besoin de revanche ; ayant subi ma lucidité, elle voulait la réfléchir sur moi.
Pourtant jamais je n’étais tout à fait son vainqueur. Car il venait toujours un moment où je me souvenais que j’étais non pas une lesbienne, mais un homme : je ne pouvais me résoudre à l’épuiser entièrement par des artifices ; j’en revenais à ma force. Mais c’était alors que je retrouvais, comme je viens de le dire, son égoïsme. Tout à l’heure, elle était sans résistance devant mes caresses, mais elle retrouvait son quant-à-soi devant mon rut. Elle ne voulait jamais mourir qu’à sa manière. Comme l’esclave antique il fallait que, comme toujours, je tendisse à ma maîtresse un fer impassible sur lequel elle se tourmentait et se suicidait.
Aucun élan profond de l’être chez elle, aucune spontanéité décisive. Rien que la quête consciente, superficielle du plaisir ; rien que de mécanique.
Mais chez moi, quel goût pervers, mystique de l’inachèvement se montre en moi au moindre prétexte que m’offre la résistance d’autrui !
En tout cas, que nous en soyons arrivés, ce dimanche-là, à l’inversion, il n’y avait rien que de logique. Est-ce que la logique ne vous fait pas glisser sensiblement d’une position à la position contraire ?