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Avec "L'aube de l'innocence", Jacqueline Richard met en scène dans dix textes courts, émouvants ou tragiques, des personnages que le lecteur peut imaginer aisément. Se servant d'une palette d'émotions et de sentiments contraires, l'auteure dépeint l'innocence comme un peintre balaie une toile de différentes couleurs. « ... Il en est ainsi de ces êtres sans importance que l'on condamne parce qu'ils apportent un air inconnu... »
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Seitenzahl: 99
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Du même auteur :
Des mots doux à venir
Le songeur de la passerelle
Honneur aux dames
Je remercie Nathalie Costes et Maud Hillard pour leur participation à l’élaboration de ce livre.
Je remercie également Maud Guéry pour la photo de la couverture.
Préface
La cavale du Petit Prince
L’homme des montagnes
Les déboires de Sophie
L’enfant des nuages
Suspicion
Abandon
Le Noël de Julien
La revanche du pélican
Une vie en suspension
Une belle rencontre
« Nul propos n’est indifférent adressé à l’innocence :
la candeur, ainsi que la neige, ne reçoit rien dans son sein qui n’y imprime une trace ou une tache. »
John Petit-Senn
Que puis-je dire de l’innocence ? Certainement qu’elle est le fruit de l’enfance. Mais, que l’on ait vingt, trente… cinquante ou cent ans, nous désirons toujours reconquérir un paradis perdu. Parfois, en nous réfugiant dans le passé, nous essayons de retrouver le sein maternel comme pour échapper à notre sort alors qu’il nous faut avancer, malgré les aléas de la vie, malgré les injustices dont nous sommes quelquefois victimes.
La quête de l’innocence, c’est un autre choix, c’est un combat de l’esprit pour atteindre un idéal absolu. Cette recherche est une condition sine qua non à notre bonheur. Cependant, il existe tellement de moyens de nous en détourner. La soif de gloire, de pouvoir, d’argent, de « paradis artificiels » trouvés dans les addictions (nourriture, alcool, drogue, jeu, sexe) compromet toutes nos tentatives de réconciliation avec notre enfant intérieur. Et si nous sommes tous porteurs de fardeaux lourds à traîner, nous n’écoutons pas, au plus profond de nous, ce cri qui nous interpelle, qui nous implore afin que subsiste, dans nos cœurs, quelque chose qui surpasse la raison et toutes les formes d’intelligence. Ce cri, cette voix de l’innocence, nous avons trop tendance à l’étouffer sous notre prétention, notre suffisance, notre arrogance d’adultes soi-disant responsables. Nous pensons à tort, être les détenteurs de la Vérité parce que nous avons une assurance ou une autorité qui en impose. Nous vivons dans une société qui stigmatise ou méprise les fragiles, les faibles, les différents comme s’ils étaient des inconscients alors qu’ils sont les révélateurs de notre condition de simples mortels. Alors, essayons enfin de porter un regard nouveau sur les autres dans leur spécificité, leur originalité et nous découvrirons, avec étonnement, combien ils nous ressemblent et combien ils ont une valeur inestimable.
– Vas-tu toujours te laisser corriger par cet imbécile ? fit Martha, exaspérée en essuyant une fois encore la joue gauche ensanglantée de son fils Karl, alors qu’il était rentré du collège.
En vain, elle lui avait prodigué de bons conseils : tout d’abord, éviter cette brute qui aimait tyranniser les plus faibles ; ensuite, se rapprocher des surveillants ; enfin, se plaindre au directeur. C’était peine perdue. Karl rentrait de l’école un peu plus amoché chaque jour et, malgré les nombreuses interventions de sa mère auprès de la direction de l’établissement, la situation ne cessait d’empirer. Karl était devenu le souffre-douleur de Freddy, une brute épaisse à l’air goguenard, mais intouchable, car fils d’un notable du canton.
Jusqu’où cela irait-il ? se demanda Martha en rangeant ses pansements dans l’armoire à pharmacie. Bien sûr, son garçon avait toujours été chétif et de constitution fragile, mais Martha avait suivi les recommandations du médecin. Même si elle avait pensé à le changer d’école, elle ne voulait pas non plus le surprotéger. Elle l’avait éduqué de façon plutôt stricte, lui imposant des cours de sport tels que le judo par exemple. Alors pourquoi ne se défendait-il pas ? Pourquoi se laissait-il faire sans répliquer ? Elle sentit monter en elle une sorte de rage mêlée d’un sentiment d’impuissance et de désespoir. Si seulement son père Mickaël était encore de ce monde, il lui viendrait en aide ! songea-t-elle avec nostalgie. Malheureusement, il avait eu un accident de montagne, lors d’une ascension dans l’Himalaya et cette perte prématurée, cinq années plus tôt, avait brisé la famille. Depuis cette disparition, Karl s’était réfugié dans un monde virtuel où sa mère ne tenait pas beaucoup de place. C’était un doux rêveur qui nourrissait les moineaux en leur parlant, personnifiait les chats et qui collait son nez aux pages du Petit Prince de Saint-Exupéry.
Un matin, Martha taillait ses rosiers devant sa maison quand sa voisine, Brigitte lui raconta à travers le grillage de séparation entre les maisons, comment elle avait surpris Karl faisant une leçon de secourisme à son chien Hector. Les deux femmes étaient pliées par un fou rire et Martha crut bon d’ajouter :
– Ce n’est pas possible ! Il ne sera jamais comme les autres !
Karl avait surpris cette conversation tandis qu’il arrosait son géranium à la fenêtre de sa chambre. Il fut terriblement blessé par ces propos et se referma encore davantage sur lui-même. À partir de ce jour, les réponses aux questions de Martha furent évasives ou composées de monosyllabes. Puis, Karl se consola très vite en étudiant l’astronomie sur l’ordinateur : la Grande Ourse n’avait presque plus de secrets pour lui.
Cependant, un soir de cafard, où le ciel était sinuageux qu’il ne laissait passer aucun rayon de lune, Karl prit la décision irrévocable de partir lorsque sa mère serait endormie. Ce mois d’avril était suffisamment clément et lui permettrait de coucher à la belle étoile, pensa-t-il en descendant le plus silencieusement possible l’escalier avec son sac à dos. Il avait emporté deux sandwichs, trois pommes pour étancher sa soif et les cinquante euros restants de son argent de poche. Quant à l’itinéraire qu’il allait parcourir, il n’en savait rien. Après tout, les grands aventuriers comme Jack London, ne partaient-ils pas comme cela, au hasard ? Karl avait aussi emporté précieusement son livre de chevet dont il ne se séparait jamais et qui faisait hausser les épaules de sa mère. Que pouvait bien comprendre une femme, à Saint-Exupéry ? se demanda-t-il. Et puis, il n’était peut-être pas le fils de Mickaël et de Martha. Sans doute, une jeune femme misérable l’aurait abandonné à la maternité…
Avant de s’en aller, il se regarda une dernière fois dans le miroir du hall d’entrée ; il ne se trouva aucune ressemblance avec Martha, si brune, si belle. Avec sa petite taille et ses traits délicats, Karl avait presque tout d’une fille. Des cheveux blonds et bouclés auréolaient un visage rond, parsemé de taches de rousseur tandis qu’un nez retroussé lui conférait un air ingénu comme s’il fût tout droit sorti d’un tableau de Raphaël. Il adressa une grimace à son reflet qu’il n’aimait pas ; il aurait tellement aimé paraître ses onze ans, au moins aux yeux d’Estelle, une collégienne de son âge qui lui plaisait particulièrement. Il éteignit la lumière et referma la porte sans regret.
Dehors, la nuit était noire, mais si paisible. Pas un souffle de vent. Pas un bruit de moteur. Comme il était agréable pour l’adolescent de marcher au grand air. Il avait l’impression d’être un funambule quand il se déplaçait le long du trottoir. Il se sentait libre. Sa maison se trouvait dans un hameau et le seul réverbère qui l’éclairait le conduisit peu à peu en dehors du village. Il habitait à La Guyonnière et se dirigeait vers Montaigu d’un pas assuré. Il n’avait jamais apprécié le bocage vendéen, il rêvait au contraire de grands espaces sans entraves, de terres inexplorées, d’immenses étendues de sable, tels ces déserts de Mauritanie où vivaient les touaregs. Partager la vie de ces nomades devait être tellement passionnant !
Karl sortit une pomme de son sac et la croqua bruyamment. Sa joue gauche le faisait un peu souffrir tandis qu’il mastiquait son fruit préféré. Mais le garçon n’avait jamais été un pleurnichard ; même sous les coups de cet abruti de Freddy, il n’avait ni poussé un cri ni versé une larme. Cela aurait été trop d’honneur, pensa-t-il en esquissant un sourire malgré la douleur.
L’adolescent longeait la route nationale et son sac lui semblait de plus en plus lourd. Il voulut faire une halte quand il sentit imperceptiblement une présence derrière lui, comme si quelqu’un cherchait à le rattraper.
Peu à peu, des pas résonnèrent sur le bitume et Karl sentit un souffle sur sa nuque. Pas un instant il ne songea à fuir ; il commença à réfléchir, sans aucune appréhension, à la manière dont il allait se débarrasser de cette présence inopportune. À aucun moment, il n’avait redouté une éventuelle agression. Depuis longtemps, Karl pensait être sous la constante protection des anges et croyait vivre dans une bulle que personne ne pouvait éclater.
Soudain, il entendit un toussotement et une voix éraillée dans son dos:
– Que fais-tu là, petite, à cette heure-ci de la nuit ? Tu devrais être chez toi à dormir, non ?
Surpris et vexé par la méprise de l’homme, Karl se retourna brusquement vers son interlocuteur. C’était une sorte de vagabond de corpulence moyenne, vêtu d’un imperméable sale, troué à plusieurs endroits. Il ne devait pas s’être rasé depuis des semaines, mais il semblait sympathique et rassurant.
– Tout d’abord, je ne suis pas une fille, répliqua le garçon sans ambages. Ensuite, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Je vous en pose, moi, des questions ?
À ces mots, l’homme resta un instant pensif et fixa le gamin avec un mélange d’étonnement et de bienveillance. Jamais il n’avait rencontré un jeune garçon avec un tel aplomb. Il remarquait sous cette crinière bouclée de lionceau, un appétit de vivre et une détermination sans faille. C’était comme si Karl avait réveillé en lui des souvenirs lointains, ce temps où l’insouciance et la fantaisie faisaient bon ménage. Le garçon s’apprêta à continuer sa route ; il ajusta les bretelles de son sac à dos. Mais le vagabond voulut le retenir comme on veut garder précieusement une relique ou une perle rare. Alors, il fit un pas vers lui et se présenta :
– Je m’appelle Tristan Duval et, comme tu peux le constater, je suis un vagabond. Et toi, comment t’appelles-tu ?
–Disons que je m’appelle… réfléchit le jeune garçon en se grattant la tête, Jack, oui Jack, je trouve que cela sonne bien.
– Jack l’Éventreur ! ironisa le sans-abri. Tu te paies ma tête?
– Si je vous dis comment je m’appelle, vous allez appeler les flics, n’est-ce pas ?
– On avisera demain. Pour l’instant, il va falloir chercher un endroit pour dormir un peu.
– OK ! fit l’adolescent, de guerre lasse, mais vous n’êtes pas mon père ! Donc, c’est moi qui fixe les règles !
Tristan fit semblant d’acquiescer et partit quelques mètres en arrière chercher son sac et ses couvertures. Karl était, quant à lui, fasciné par l’homme qui devait avoir des tas de choses à lui apprendre, sur les aventures que ce dernier avait dû vivre ; il mourait d’envie de lui poser des milliers de questions.
Il devait bien être trois heures du matin et les deux silhouettes avançaient dans la nuit, à la lumière de la lampe-torche de Tristan. Après une heure de marche, ils trouvèrent une grange qui semblait abandonnée ; elle allait être leur abri de fortune. Karl courut et poussa la porte de bois du cabanon qui grinça de façon lugubre. Le vagabond éclaira l’intérieur ; une meule de foin trônait au milieu d’un sol cimenté et, de la toiture, pendaient des toiles d’araignées. Seule, une lucarne sur le côté droit pourrait leur assurer un minimum de clarté à leur réveil. Tristan aperçut deux seaux providentiels pouvant servir de tabourets, et une caisse de bois, de table pour le petit déjeuner. Les nouveaux complices passèrent la nuit allongés dans la paille et s’endormirent très vite.