7,99 €
En quittant la France pour Madagascar en 1920, Firmin cherchait à laisser derrière lui les horreurs du conflit dans lequel il avait combattu. Cependant, il était loin de se douter que le spectre d’un ancien amant de sa femme, mort au front, le hanterait de manière inattendue. Face à cette épreuve inimaginable, le couple parviendra-t-il à survivre et à se reconstruire ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après une carrière dans la finance,
Patrick Ferru a pu conjuguer son désir d’écrire et sa passion pour l’histoire. Puisant dans la mémoire familiale, il livre un éclairage original sur l’entre-deux-guerres et sur la colonisation française à cette époque.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Patrick Ferru
L’enfant de remplacement
Roman
© Lys Bleu Éditions – Patrick Ferru
ISBN : 979-10-422-1296-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Par les femmes, Éditions Verone, 2018.
Dans le sud Poitou, dans les années 1890, Firmin, enfant adultérin, est élevé par sa mère, Augustine, dans la ferme de ses grands-parents. Lassée des commérages de village, sa mère le laisse bientôt pour rejoindre Niort. Promis à une vie de paysan, Firmin n’a de cesse de vouloir s’affranchir de cette situation. L’armée et l’artillerie vont changer sa trajectoire de vie. Quelques semaines avant le premier conflit, en juillet 1914, il fait la connaissance à Angers de Germaine qui, elle aussi, cherche à s’émanciper. Sous-officier, participant à toutes les grandes batailles de la Première Guerre mondiale, il sera blessé et décoré. La relation avec Germaine, au début chaotique, évolue vers un mariage en 1917 qui ne se fera pas, quand il apprend que sa fiancée, enceinte de Roger, a déjà un enfant naturel. Par dépit, Firmin s’engage dans l’armée d’orient d’où il revient en 1919. Finalement, il épousera Germaine et reconnaîtra ses enfants, Roger, né en 1917, et Jean, enfant naturel de Germaine, né en 1911, sans pour autant que le jeune couple parvienne à trouver la sérénité tant recherchée.
Au lendemain de la Première Guerre, tout est à construire. Firmin, sans profession, décide de renouveler son engagement dans l’artillerie, mais il veut également réussir, enfin, sa vie de couple. Il décide, seul, de s’expatrier avec sa famille pour faire table rase du passé. Ce sera Madagascar, mais sans Jean, qu’il a pourtant reconnu lors de son mariage en 1919.
Cette décision apportera-t-elle une réponse au mal du temps ?
La bruine avait enveloppé les hautes tours de Saint-Maurice, les dissimulant aux regards des silhouettes noires qui se pressaient, transis, sur l’interminable montée donnant accès à la cathédrale. Régulièrement, le tintement puissant du bourdon déchirait le voile de brouillard. La voix de Dieu n’avait jamais été si proche. Toute la bourgeoisie angevine s’était donné rendez-vous pour cette cérémonie. Même le maire s’était fait représenter. Les premières mesures de l’adagio BWV 564 de Bach invitèrent les fidèles, courbés, à s’engouffrer dans les profondeurs du monument. L’orgue, empesé, chuintait la monotone mélodie, à l’unisson de la grisaille. Quelques toux, des raclements de chaises, incongrus, cassaient la sinistre harmonie, en résonnant impunément sous les voûtes.
Un bruit de sabots de cheval fit tourner les regards vers le portail laissé grand ouvert, puis doucement, précédé par le Suisse, un cercueil de bois clair, qui se balançait au rythme des porteurs, s’avança dans l’allée centrale. Il semblait voler, léger, élégant, insouciant comme l’avait été la jeune femme de vingt-six ans qu’il contenait.
Sa mort avait bouleversé le microcosme local : se suicider à cet âge était inconvenant pour une famille pieuse de notables et jetait un voile trouble sur le vernis de la bonne société. La mort tragique de son fiancé, en 1918 sur les champs de bataille du nord de la France, avait, semble-t-il, terrassé la jeune femme. Derrière le cercueil, ses parents, essayaient de garder la dignité qu’il convenait en pareil moment. L’homme portait beau, la chevelure argentée, en brosse, la moustache altière, le regard clair et incisif finement ourlé de rouge, qui laissait deviner une douleur maîtrisée. Son épouse, accrochée à son bras, forme noire, dans une évanescence de voiles de deuil, incarnait l’abandon ultime.
Les Verier-Labare étaient connus de toute la ville. Une petite banque régionale portait leur nom. Elle avait été créée au XIXe siècle dans le sillage de la révolution industrielle. Elle avait rapidement connu une certaine prospérité et était devenue incontournable dans le tissu économique angevin. Durant le conflit, elle s’était inscrite dans l’élan patriotique en finançant l’industrie de guerre, non sans en tirer de substantiels profits. Le couple avait deux enfants, des jumeaux, un garçon et une fille. Le fils, Anatole, était entré dans les ordres et avait fait toutes les campagnes de la guerre avec beaucoup de dévouement, ce qui lui avait valu d’être décoré de la croix de guerre.
Pour la circonstance, il avait revêtu son uniforme, orné de ses médailles et non son habit ecclésiastique. Beaucoup de jeunes filles de la bonne société avaient été déçues par le choix du jeune homme. Il se disait, dans les cercles de la bourgeoisie locale, qu’il portait à sa sœur un grand attachement et que ce sentiment n’était pas étranger à sa décision de vouer sa vie à Dieu. Il avait hérité du regard noir de sa mère, un regard étrange où l’exaltation se mêlait à la dureté. Depuis la mort de sa sœur, son visage s’était fermé et ses yeux étaient devenus impénétrables.
Durant les obsèques, il était resté agenouillé sur le prie-Dieu, étranger aux rites cérémoniels, plongé dans un recueillement infini. Revoyait-il leurs longues promenades le long de la Maine, leurs jeux d’enfants, leur complicité presque charnelle, cette faculté des jumeaux de sentir spontanément les sentiments, les pulsions de l’autre pour ne faire qu’un ? Repensait-il aux premiers émois de sa sœur pour des prétendants, cet éloignement subtil qui s’installait entre elle et lui et qui le rendait jaloux comme un amant trompé ? Puis il y avait eu ce fiancé, ces regards énamourés de sa sœur pour ce bellâtre qui lui volait ce qui lui était le plus cher. La déclaration de guerre avait précipité les fiançailles, et ce fut le départ vers le front et pour la première fois de sa vie il se sentit seul. Avec hargne, il exerça son sacerdoce, prenant des risques pour bénir les mourants dans les tranchées, soignant les blessés, exacerbant sa foi jusqu’à l’exaltation, pour cacher sa grande déchirure, cherchant la mort sans la trouver.
Lorsqu’il apprit la disparition du fiancé, il eut honte d’en éprouver un soulagement. Enfin il allait pouvoir retrouver sa chère sœur, la consoler, exister pour elle, reformer le couple qui avait nourri son enfance. Bien sûr, il ne savait pas encore qu’elle attendait un enfant, mais peu importe, il était prêt à accepter de jouer le rôle d’un père de substitution. Sa vie prenait un sens, il renaissait après tous ces drames.
Et puis il y a eu ces terribles journées de novembre, ce corps chéri qui pendait sous l’immense séquoia de la propriété familiale. Lorsqu’il se pencha sur le cercueil pour un dernier adieu, dans un souffle, ses lèvres formulèrent un ultime message qu’elle seule pouvait entendre.
Angers vibrait sous les premiers soleils de printemps. L’air était léger et la douceur angevine prenait tout son sens. Ici aucune trace de la guerre, en tout cas en apparence. Les rues bruissaient d’activité et la Maine coulait paisiblement dans un éclat irisé, portant mollement les bateaux-lavoirs qui ondulaient le long des quais. Dans un dernier souffle rauque, le train de Paris s’immobilisa gare Saint-Laud, noyant la verrière d’un nuage de fumée âcre. Dans un claquement de portes, les voyageurs descendirent, recherchant parents ou amis dans une gesticulation frénétique. Lorsque cette agitation fut retombée, un homme de belle stature émergea d’un wagon de 1re classe. Après avoir marqué un temps d’arrêt sur le marchepied, il descendit lentement. Il avait le regard clair et la moustache brossée avec soin. Empoignant son sac de voyage en cuir fauve, il traversa le quai pour rejoindre la salle des pas perdus. Arrivé sur l’esplanade de la gare, il inspira profondément. Rien n’avait changé depuis août 1914, l’hôtel des voyageurs à droite, le tramway qui descendait l’avenue dans un cliquetis métallique, les restaurants, même le pignon de la grande bâtisse décoré d’un « KUB » gigantesque, rien ne lui permettait d’oublier ses années de jeunesse qui s’étaient brutalement arrêtées un soir d’été.
Lentement, presque à regret, son regard cherchant inconsciemment chaque détail témoin d’une autre vie, Julien Lagorce sauta dans le tramway en direction du quartier Saint-Michel au nord-est de la ville. Derrière les vitres sales défilaient les cafés, les places qui autrefois lui étaient familières, les rendez-vous manqués, les amourettes et les promesses d’amour éternel. C’est vrai que ce jeune aspirant de dragons ne laissait pas les femmes indifférentes. Le tramway remonta le boulevard Bessonneau, passa devant le jardin du Mail, tourna devant la statue de Chevreul avant de s’engager dans la rue Saint-Michel. À la station « du ruisseau », il stoppa ce voyage dans le temps et se trouva happé brusquement par la foule du marché hebdomadaire. Dans ce quartier populaire, aux rues étroites, aux façades hautes et noires, chaque maison avait son commerce qui débordait sur la rue les jours de marché, se mêlant aux paysans des alentours venus vendre leur production. Du brouhaha, jaillissait, de temps à autre, le chant d’un coq dans des odeurs mêlées de légumes frais et de crottin de cheval.
Jouant des coudes, effleurant maintes inconnues, évitant les chiens errants et les pavés disjoints, le voyageur zigzaguait rue Saint-Michel tentant de découvrir, au-dessus des têtes, les numéros des maisons. Il s’arrêta enfin dans le flux des badauds qui le bousculaient et entreprit de traverser l’artère, pourtant étroite, en direction d’un immeuble à la façade lépreuse dont la porte jouxtait un débit de boisson arborant fièrement un calicot « Girard débitant sert à boire et à manger ». Au bout d’un couloir, dont l’obscurité masquait la décrépitude, se dessinait un escalier crasseux. Les marches grinçaient à chaque pas du voyageur et la lumière diffuse, provenant d’une lucarne de toit, rendait l’ascension hasardeuse. Il arriva enfin au dernier étage. De chaque côté du palier, un couloir desservait des portes anonymes d’où provenaient des éclats de voix et des cris d’enfants en bas âge. L’endroit empestait l’urine et la moisissure. L’état de délabrement le laissait perplexe et la crainte de s’être trompé d’adresse l’envahit.
Il frappa à l’une des portes derrière laquelle il percevait une présence. Des pas traînants se firent entendre, la clé tourna dans la serrure et une silhouette se dessina dans l’entrebâillement.
La porte se referma d’un coup sec, plongeant le couloir dans sa demi-obscurité habituelle. L’homme était resté un peu penaud et hésitant à poursuivre sa recherche. Entre les portes qui restaient closes et les fins de non-recevoir, il finit par mettre tout le palier en émoi. D’un coup, plusieurs femmes sortirent, certaines avec des enfants dans les jupes, en vociférant :
Bref la visite tournait à l’émeute. Une voix à peine audible arriva jusqu’aux oreilles de l’intrus :
Les autres occupantes s’étaient tues. Elles attendaient la suite comme dans un roman à cinq sous.
Avant qu’il n’ait pu esquisser un remerciement, le couloir était redevenu désert, seuls subsistaient les odeurs et les cris des enfants. Il redescendit l’escalier en prenant garde de ne pas glisser sur les marches usées, ne voulant pas s’aider de la rampe qui avait accumulé la crasse de milliers de mains. Il accueillit l’éblouissement du soleil comme une bénédiction et retrouva avec satisfaction la foule grouillante du marché. Le café était en harmonie avec l’immeuble et ne l’aurait pas engagé à y entrer dans d’autres circonstances. Il poussa la porte avec précaution en faisant tinter la clochette qui indiquait l’entrée de clients. Les regards des quelques consommateurs, pour la plupart des paysans, accoudés au comptoir devant un verre de vin, se tournèrent vers l’entrée. S’attendant à voir arriver un compagnon de soif, ils furent étonnés par cet homme à la mise recherchée et à l’allure volontaire. Les conversations s’arrêtèrent net et un silence méfiant s’installa. Il en fallait plus pour impressionner un combattant, mais le contexte ne lui semblait pas favorable pour poursuivre ses investigations. Il traversa la salle et vint s’installer au bout du bar, lui permettant une vue en enfilade du café.
Bien que l’envie de manger en cet endroit ne lui fût pas venue, il pensa que ce serait un passage obligé s’il voulait obtenir des informations, d’autant que la matinée avançait. L’ardoise indiquait en menu du jour « boudin noir/pommes rissolées », ce qui aurait pu être pire compte tenu de la propreté imaginable des cuisines.
Le boudin, bien que commençant à peser sur l’estomac, s’avéra, en fait, très correct surtout avec le rosé local. Aux buveurs « sans soif », avait succédé le flot des marchands affamés, parlant fort et buvant sec, dans un bruit de mandibules et de cliquetis de couverts. L’avantage était que, la faim aidant, personne ne prêtait plus attention au voyageur. Il fallut néanmoins attendre le café et le pousse-café pour que la salle retrouve un semblant de calme. Il choisit le moment de régler l’addition pour entamer la conversation avec le patron. Son tablier, noué devant, faisait ressortir un sérieux embonpoint, son teint était rouge, mais le regard était jovial et direct. Après des considérations banales, le restaurateur lui demanda ce qui l’amenait dans ce quartier :
Le restaurateur leva les yeux au ciel, signe d’une profonde réflexion, tout en sirotant son calva, bien qu’on puisse douter que ce breuvage éclaircisse le cerveau. Les quelques minutes qui s’écoulèrent semblèrent une éternité.
La femme-tronc, derrière le comptoir, devint une femme normale en passant devant.
Le regard du voyageur s’anima enfin.
Lagorce avait eu de la chance : le train qui desservait Angrie ne partait qu’en fin d’après-midi. Il avait eu le temps de retourner à la gare et de sauter dans un wagon vert que tirait une petite locomotive à voie métrique. Il jeta un regard sur la Maine au pont de Pruniers, puis se laissa bercer par le cheminement tranquille, rythmé par les arrêts dans la campagne angevine. La petite gare d’Angrie apparut en fin de journée. Un attroupement attendait les passagers en provenance d’Angers. Lagorce se fraya un passage sous le regard interrogateur des Angriens, contourna la petite gare et s’enfonça dans la commune. Chemin faisant, il se dit que passer la nuit à Angrie lui permettrait certainement d’obtenir des renseignements sur l’adresse des Manceau. Il avisa le seul café-restaurant-hôtel-épicerie à deux pas de l’église. Une solide femme de la campagne et ses filles géraient l’établissement. À part les locaux qui venaient s’approvisionner, l’établissement était désert.
La chambre était modeste, mais propre et la soupe du soir humait bon les légumes fraîchement ramassés. Comme il faisait chabrot, la patronne, ne pouvant retenir sa curiosité, vint lui tenir compagnie en essuyant, dans un geste enveloppant, ses mains sur le tablier noué devant son ventre.
S’enhardissant, celle-ci poursuivit :
Lagorce savait que l’information de son arrivée serait connue des Manceau avant même qu’il ait quitté sa chambre, mais peu importe, son passage alimentera pendant plusieurs jours les potins d’Angrie.
La ferme en tuffeau était cossue et s’ouvrait sur une cour bordée de bâtiments agricoles. Un chien, attaché par une chaîne, annonça bruyamment l’arrivée du visiteur. Tout semblait désert et Lagorce se mit à penser que sa venue annoncée avait été suivie d’un repli stratégique. Arrivé devant la porte, dont la partie supérieure était ouverte, il crut discerner une ombre dans l’obscurité de la pièce quand une voix dans son dos le fit presque sursauter :
L’homme était campé derrière lui, planté au sol, les jambes légèrement écartées. Son regard, un peu tombant, laissait percer un œil bleu, incisif. Un nez, fin et régulier, surmontait une épaisse moustache qui soulignait une bouche mince et un menton volontaire.
L’endroit ne se prêtait pas à la confidence, mais Lagorce ne voulait provoquer aucune rupture dans ce fragile échange.
L’homme resta un instant silencieux, puis d’un geste du menton, il fit signe au visiteur de rentrer. Le regard de Lagorce, ébloui, ne distingua pas tout de suite les contours de la pièce et c’est presque à tâtons qu’il tira sur le banc glissé sous la table.
Lagorce fouilla dans sa poche de veste et sortit de son portefeuille sa carte d’ancien combattant qu’il posa sous les yeux de Manceau. Celui-ci la prit, l’orienta vers la lumière de la fenêtre en plissant des yeux, la retourna, puis la rendit à Lagorce.
Lagorce se leva et se dirigea vers la porte baignée de soleil. Après un court instant, Manceau se ravisa :
Une forme noire à la petite coiffe blanche de dentelle sortit de l’obscurité et, d’un pas traînant, posa deux verres et une bouteille de vin clairet sur la table, avant de retourner à son anonymat.
Sur ce fait, il servit une rasade de vin, but le verre cul sec et essuya avec soin ses moustaches avec le revers de sa manche. Subitement, dans un tourbillon de lumière ponctué de fines poussières, une petite silhouette apparut, essoufflée :
Le vieux paysan se figea dans un silence gêné.
Cette apparition avait brisé la cuirasse du vieil homme, en révélant brutalement son défaut, dévoilant devant cet inconnu ce qu’il cherchait à cacher. Il sentit ses forces fléchir et voulut abréger cet entretien qui lui devenait pénible. Il se leva et se dirigea vers la cheminée et en se haussant sur la pointe des pieds, il saisit sur le manteau, un paquet de papiers qu’il se mit à trier en tremblant.
Lagorce accusa le coup. Cette femme lui échappait encore, pire, elle partait à des milliers de kilomètres. Devait-il aller à Niort comme l’indiquait l’adresse ? De toute façon, il devait rentrer à Paris. Sa seule chance était de la contacter avant son départ, mais n’était-ce pas déjà trop tard ?
Quand il traversa la cour, Lagorce aperçut, dans l’entrebâillement d’une porte de grange, un enfant blond qui le regardait s’éloigner.
Germaine ne pouvait pas oublier le champ de marguerites de petits mouchoirs blancs qui s’agitaient sur le quai de la Joliette, dans le rougeoiement du soleil couchant. Ils s’étaient inscrits dans sa mémoire comme l’ultime témoignage de la France qu’elle quittait pour la première fois. Puis le Chili, au son de sa sirène, avait lentement longé les quais, salué par Notre Dame de la Garde, dépassé le palais du Pharo et plongé dans le crépuscule maritime.
Elle tentait d’oublier son angoisse en défaisant les valises dans l’étroite cabine. Située au centre du navire, elle se composait de quatre couchettes superposées deux à deux et de deux lavabos surmontés d’une glace, bordée d’étagères. Aucun meuble, ni chaise ni table, ne permettait une activité, sauf dormir. Elle percevait un léger roulis et se cramponnait, plus pour se donner de l’assurance, que pour réellement conserver son équilibre. Roger, qui venait d’avoir deux ans et demi, somnolait, fatigué par cette longue et chaude journée d’été. Le ronronnement feutré des moteurs s’infiltrait dans l’espace exigu de la cabine, que venaient, de temps à autre, perturber des bruits bizarres venus des abysses du bateau.
Elle ne put s’empêcher, une nouvelle fois, d’extraire de son enveloppe cette lettre qu’elle avait reçue juste avant de partir de Niort. Elle la relut, tentant d’en percer la signification. Pourquoi un journaliste d’un grand quotidien du soir voulait-il la rencontrer personnellement ? Son nom – Julien Lagorce – lui était parfaitement inconnu. Comment la connaissait-il ? Où avait-il trouvé son adresse ? Et puis, en quoi pouvait-elle l’intéresser ? Elle l’inclina à la lumière du plafonnier, la regarda en transparence, parcourut l’en-tête, l’adresse, la retourna. Rien ne filtrait de l’énigmatique missive. Elle reporta son attention sur l’enveloppe, écrite à la main, une écriture nerveuse, pointue, postée de Paris quelques jours avant son départ pour Marseille. Faute de certitude, elle la dissimula soigneusement dans la doublure de sa robe. Libérée de ce contingentement matériel, elle laissa son imagination flotter dans la pénombre de la cabine. Elle rechercha dans son passé ce qui pourrait justifier un tel intérêt, imagina que la presse s’intéressait peut-être à la vie à Madagascar, qu’elle pourrait témoigner, que des millions de Français liraient avec avidité son « aventure ». Tout cela ne tenait pas la route. D’ailleurs, la lettre ne parlait pas de Madagascar, elle ne disait rien de précis, simplement que ce Lagorce voulait la rencontrer « personnellement ». Ce mot – personnellement – la valorisait et l’intriguait tout à la fois. Dans le doute, elle s’était bien gardée d’en parler à Firmin, son mari. Il serait toujours temps de l’évoquer plus tard. Et puis, avec les milliers de kilomètres… Le regret de devoir partir sans apporter de réponse, ne fit que renforcer sa contrariété de suivre son mari dans ce voyage. Elle en conçut une frustration, qu’elle enfouit au fond d’elle-même.
Il faisait nuit quand la porte de la cabine s’ouvrit, laissant se découper un instant la silhouette massive de Firmin, la pipe à la bouche.
Lorsque Firmin revint avec de la charcuterie, quelques fruits et une bouteille de vin, Germaine était déjà dans un demi-sommeil.
Firmin n’insista pas. Assis sur son lit, il dévora avec appétit, puis, selon un rituel bien établi, il cura sa pipe, prit du tabac entre ses doigts qu’il enfourna dans le foyer, tassa le tout avec son pouce. Il alluma son briquet d’amadou, qui éclaira un instant la cabine d’une lueur jaunâtre, mit le feu au tabac en inclinant sa pipe qui rougeoya instantanément et tira deux longues bouffées. La cabine redevint sombre, seul un point incandescent s’allumait régulièrement dans le ronronnement perpétuel des moteurs et le froissement des draps qu’un dormeur repoussait nerveusement.
Le lendemain, de bonne heure, il avait repris sa position, appuyé sur le bastingage. Dans le lointain brumeux défilaient les falaises de Bonifacio, dominées par des masures décrépies enracinées dans le blanc rocher, monstrueux, et par quelques tours édentées. Comme un dernier adieu, une grande bâtisse blanche surmontée des trois couleurs, qui s’agitaient mollement dans le vent, tranchait sur le gris sombre de la cité. Son attention fut attirée par un matelot se signant sur le pont. Piqué par la curiosité, il demanda à un passager matinal s’il connaissait les raisons de ce rite. Ce dernier lui expliqua :
En fait, il n’avait pas envie de parler de sa guerre. Il ne voulait plus en parler, jamais. Il rompit brutalement le dialogue au prétexte que sa femme le réclamait et s’arracha aux côtes de Sardaigne qui se profilaient déjà.
Il passa chercher Germaine et son fils pour se rendre au restaurant. Son visage, épanoui, tranchait avec la mine défaite de son épouse et le visage chafouin de Roger. Bien qu’en seconde classe, le couple était étonné par le confort bourgeois qui régnait à bord. Restaurant, salon de lecture, fumoir, bibliothèque, tout respirait l’aisance à laquelle ils n’avaient pas été habitués. La chambre de Niort leur sembla, d’un coup, misérable et que dire de leur précarité pendant la guerre. Germaine sentit monter en elle comme un sentiment de revanche, la sensation de trouver enfin sa place, bien qu’elle soit issue d’une famille certes aisée, mais d’agriculteurs. Les tables, couvertes de nappes blanches, l’empressement des serveurs achevèrent de la conforter dans ce nouveau rôle.
Le Chili appartenait à la flotte des Messageries Maritimes. C’était un paquebot à deux cheminées, sans âme qui faisait la liaison Marseille–Extrême-Orient. Il s’était échoué à Bordeaux en 1903 et servi de transport de troupes pendant la guerre. D’abord affecté aux lignes d’Amérique du sud, il assurait depuis la fin de la guerre, les liaisons avec Madagascar. À bord se trouvaient des fonctionnaires, des gens d’Église, quelques soldats, des commerçants et un peu de touristes avides de nouvelles contrées. Peu à peu, chacun s’installait pour une longue traversée. Des habitudes naissaient, nouvelles. On se regardait, se jaugeait, cherchait sa place, évaluait les possibilités de contacts et ceux qu’il faudrait éviter ! Dans ce microcosme, coupé du monde, le repli sur soi devenait protecteur. Les repas et la consultation des nouvelles, affichées sur le pont, constituaient l’épine dorsale de la vie sociale, cimentés par un soleil toujours plus vif.
Le temps passait dans cette indolence et le lent défilement des lointaines côtes. Assise dans un fauteuil sur la coursive, à l’abri d’une grande toile qui protégeait du soleil, Germaine somnolait. Elle distinguait la silhouette de Firmin entre ses yeux mi-clos. Il semblait absent, rivé à la rambarde. D’un coup la silhouette se redressa. Une main au-dessus des yeux, il scrutait avec attention un point invisible.
Un volcan ? Ils n’en avaient jamais vu. Germaine posa Roger sur le fauteuil et rejoignit Firmin. L’immense montagne se découpait nettement à l’horizon. Bientôt le bateau frôla le Stromboli, surmonté de son plumet de fumerolles bleuâtres, raviné par les coulées incandescentes, cheminée cyclopéenne de quelques forges monstrueuses. En contournant la montagne, apparurent bientôt les petits cubes blancs des villages, blottis dans des vignes en terrasse, qui reposaient un instant les yeux du scintillement bleuté de la Méditerranée.
Le tintement de la cloche, signifiant que le repas était prêt, interrompit brutalement l’observation.
Firmin ne bougea pas, repoussant le moment où il devrait répondre.
La réponse laconique n’appelait pas de suite, pourtant il poursuivit :
À cette évocation, Germaine se raidit et sentit monter en elle un sentiment de culpabilité que sa fierté refoula.
Une muraille de montagnes s’élevait devant la proue du bateau, sans issue apparente, avec quelques villages glissés dans les replis, désolés, sans verdure. Le bateau vira à droite. Le détroit de Messine surgit de nulle part, offrant aux regards admiratifs, ses deux rives fuyantes, irradiées d’une lumière blanche, dans l’atmosphère scintillante et nacrée d’une fin de journée. Charybde et Scylla, monstres domestiqués depuis longtemps, se toisaient dans un défi pathétique. À droite, Messine la blanche, à gauche, Reggio la rouge. Au loin se profilait déjà l’Etna, auréolé de nuages, sous sa carapace de neige, séparant avec autorité le bleu du ciel et celui de la mer, ponctuée de petites embarcations aux voiles blanches comme dans un tableau de Wilfred. Cette fois-ci, Firmin n’appela pas Germaine et le volcan disparut à jamais dans le crépuscule.
Le lendemain, quand Firmin s’installa à son poste d’observation, toutes les côtes avaient disparu. Il ne subsistait qu’une grande immensité, qui l’écrasait. De surcroît, la houle devenait forte et prenait le bateau en travers. « Trois jours avant de revoir la terre », pensa-t-il.