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Dans un village du sud Poitou à la fin du XIX siècle, Firmin, enfant abandonné, trouve sa voie dans l’artillerie. À Angers, quelques semaines avant que n’éclate la Première Guerre, il rencontre Germaine, une femme indépendante. Leur relation évoluera sur fond de conflit mondial. Inspiré de faits réels, ce roman explore les défis de cette génération dévastée par la guerre et la quête d’un avenir meilleur malgré les sacrifices, tout en abordant le destin des mères célibataires dans une société conservatrice. Pour leurs enfants, la filiation biologique se fera "par les femmes ".
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après une carrière dans la finance,
Patrick Ferru a réussi à concilier son désir d’écrire et sa passion pour l’histoire. Puisant dans son histoire familiale, il livre un témoignage historique sur cette génération sacrifiée, au tournant du XX siècle.
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PatrickFerru
Parlesfemmes
Roman
©LysBleuÉditions–PatrickFerru
ISBN : 979-10-422-2868-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes desparagraphes2et3del’articleL.122-5,d’unepart,queles copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayantsdroitouayantscause,estillicite(articleL.122-4).Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articlesL.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Louise
Dans la chambre surannée de mon grand-père, dans la pénombre du crépuscule, au-dessus de mon lit d’enfant, trônait sonportaitavecmagrand-mère,dansuncadre« HenriII ».Lui, resplendissant, la moustache conquérante, dans un costume martial bleu horizon. Elle, plus distante, comme absente.
J’aipassétoutesmesvacancesd’enfantsousleursregards.Le portrait avait fini par se fondre dans la tapisserie délavée. Je l’ai oublié. Je n’ai gardé que le souvenir des matins d’été, du jardin, du poulailler, du tas de charbon, des toilettes « au fond dujardin », et des balades quotidiennes avec un grand-père attentif et patient, à pied ou à vélo, des parties de petits chevaux après dîner, des aventures de Nick Carter l’oreille collée au poste de radio, du bol de chicorée fumant, que je détestais, du « pipi » avantdesecoucher,lanuit,danslejardin,lenezdanslesétoiles. L’hiver, je me souviens du poêle à charbon en faïence qu’il réactivait le matin, dans une pièce devenue froide.
Ungrand-pèreimperturbable,queriennepouvaittroubler,ni les plus grandes choses de la vie ni des plus petites. Pourquoi cette si grande sérénité ? Il était comme cela, voilà tout ! Ma vision d’enfant s’en contentait. Tous les grands-pères devaient être pareils.
Pourtant, le paradis des enfants, je veux parler du grenier de la maison, m’interpellait. Dans la poussière chaude et odorante, dans les recoins mystérieux de la toiture, dormaient des objets que je ne connaissaispas. Dessortes de bottes en cuir mais sans souliers, un drôle d’étui entôle cylindrique et autrescaisses que je n’osais ouvrir. Dans les placards de l’appartement, il y avait égalementdesobjetsinconnus,desmédailles,commecellesque j’avais le droit de porter pendant une semaine, à l’école, quand j’avais eu une bonne note. Plus mystérieux encore se trouvaient de drôles de pierres de toutes les couleurs, des grands tubes de métal jaune et de vieilles cartes postales.
Que me cachait ce grand-père énigmatique ? Aux questions maladroites que je posais, la réponse était souvent laconique et ne permettait pas d’imaginer ce qu’avait été sa vie. Rarement il employait le mot « guerre ». C’est quoi la guerre grand-père ? Pas de réponse, sinon que cela faisait beaucoup de bruit, tellementdebruitquesij’avaispul’entendre« tuauraisfaitdans ta culotte ! » disait-il.
Puismonpèrem’aparlédesonenfanceàMadagascar,deson jeunefrèredisparuenbasâge,dontilahéritéduprénomd’usage, puisd’undemi-frère,grandgaillard,plutôtbelhomme,maisque jeneconnaissaispasoupeu,etquinevenaitjamaisauxréunions de famille.
Unjourlegrand-pèreestparti,emportantavecluisessecrets etmon enfance,jusqu’aujouroùlefameuxportraitestréapparu comme par enchantement. Si le cadre avait changé, le regard rayonnantdemongrand-pèreétaittoujourslemême.Avecl’âge, les questions se sont faites existentielles, plus précises. Au dos était collée une sorte d’enveloppe qui contenait le tirage du photographeaveclamention :« mariagedeFirminetGermaine le 24 juillet 1917 ».
Qu’avait donc été le parcours de ce grand-père, dont je ne connaissais que la fin de vie ?
Automne1891
Très tôt le matin, dans la cour de la ferme de Buffevent (1) encore embuée des premières fraîcheurs de l’automne précoce, Charles, un solide cultivateur d’une cinquantaine d’années, attellefébrilementlavieillecarrioleaveclaquelleilserendtoutes les semaines au village de Chef-Boutonne (2), pour vendre ses produitsetrencontrersesvoisins.Carlepaysn’estparseméque de quelques hameaux qui se cachent dans les replis verdoyants où coulent les ruisseaux. La terre sans être de mauvaise qualité, demande beaucoup de travail pour faire pousser les céréales. Tout le monde se connaît, voire est parent par des mariages, souventguidéspardesconsidérationsdepatrimoineplusquepar des inclinaisons amoureuses… Il faut avouer que les lieux de rencontresontraresetlesveilléesd’hivernerassemblentquedes voisins,souventdepuisplusieursgénérations.Ilyabienl’église, mais la séparation des hommes et des femmes, les regards inquisiteurs et les bonnes consciences, ne facilitent pas les rapprochements.
Mais ce matin, Charles souhaite que son départ soit le plus discret possible car ce n’est pas jour de marché, et les langues, danscesespacesconfinés,onttôtfaitdesedélierpourpeuqu’un verredemauvaisvinlesyincite.Aussi,rabat-illalourdecapote, ce qu’il n’aurait pas fait assurément en cette période. Lorsque l’attelagefutavancéàl’entréedelaporte,l’ombrefurtived’une jeune femme s’y glissa rapidement. Elle s’était assise sur un banc, devant la maison, profitant des premiers rayons de soleil. Jeune, elle avait déjà les traits de quelqu’un qui a choisi sa voie etfaisaitpreuved’unecertaineindépendance,contrairementaux autresjeunesfemmes,paysannes,encoretrèsdépendantesdeleur pèreoumari.Sonteinttémoignaitd’unenuitsanssommeil : c’est elle qui venait d’accoucher Augustine, la fille aînée de Charles. On les appelait les femmes en vert.
Elleavaitétéprévenueparunvoisinetétaitvenuetoutdesuite. De la paille avait été disposée sur le sol devant la cheminée. Augustine avait donné la vie à Firmin, à genoux, par terre, les jambes« écalées »(3).Lepetitdrôle(4)avaitétéréchaufféparsa grand-mère Honorine. Le cordon, mainte fois noué par la sage- femme,avaitétéplacéavecprécautiondansuneboîteetdissimulé sous unepile de draps. Puis, il avait fallu s’occuper du placenta. Charlesetlasage-femmeétaientallésl’enterrerprofondémentau fonddujardin,pourquelesbêtessauvagesneletrouventpas.On était sûr d’avoir de bons légumes au printemps prochain !
D’uncoupdefouetsec,lajuments’ébranle.Unemainexperte laguidedansl’étroiterueduvillagequisecontorsionneentreles hauts murs en pierre des bâtiments agricoles. Puis, l’attelage s’engage dans un chemin poussiéreux qui traverse les champs encore nimbés d’une buée qui sent bon la terre fraîchement travaillée. L’expédition ne semble pas avoir troublé le rituel du hameau :aucuneâmevisibledanslesquelquesmasures,seulsles coqs saluaient l’aube naissante.
Secoué en tous sens en dépit de la faible allure, le couple n’échange aucun mot, chacun semblant être livré à ses propres réflexions. Le soleil, peu à peu, allume le paysage. Bientôt, Charles et sa compagne de voyage rejoignent un chemin plus largequimèneàChef-Boutonne.Cetteroute,Charleslaconnaît parcœur,aussin’hésite-t-ilpasàrelâcherlesrennespourmieux réfléchir aux évènements de ces derniers mois.
Dansunsilencequerythmeleclaquementrégulierdessabots du cheval, l’attelage suit la route monotone qui s’allonge sur le plateau. Ils pénètrent bientôt par la Croix Périne dans Chef-Boutonne qui s’éveille dans le brouhaha diffus d’un gros bourg de campagne. Charles ne s’attarde pas, tout le monde le connaît ici,etsacompagnedevoyageyhabite.Aussiladépose-t-ilplace Cail, à l’abri de la rangée d’arbres qui la borde. Mieux vaut continuersoncheminetc’estparlaroutedeMelle(5)qu’ilprend ladirectiondeGournay(6),oùsetrouvelamairiedontrelèvesa ferme.
Lecheminestdroitetunedoucechaleurcommenceàmonter, chauffant labâchedelacarrioled’où émaneuneodeurdevieux cuiretdepoussière.LaissantBuffeventsursagauche,l’attelage distingue bientôt, à la sortie d’un virage, le clocher pointu de l’église de Gournay.
Le voyageur s’engage dans le village, puis tourne à droite, gravit un raidillon, pénètre dans une cour et s’arrête devant une grossebâtisserectangulairequis’appuiesurunetourmangéepar la vigne vierge. Autrefois fier château, la république en a fait la mairie du village.
Laissantsacharrettedansl’ombredumurdeclôture,Charles, la gorge sèche, éprouve subitement le désir de se désaltérer. Il a bienrouléetilaletempsdeprendreunverredansl’uniquecafé-épicerie de la veuve Viollet, encore désert à cette heure, les hommes étant occupés aux travaux agricoles. Il commande un verre de vin du pays pour se donner un peu de courage car il en a besoin. Il commence à sentir des perles de transpiration que la chaleur de cette fin d’été n’explique pas totalement. Alors qu’il est tout à ses pensées, deux hommes s’approchent de lui. Il les reconnaît aussitôt. L’un, Eugène, d’un âge déjà avancé, est propriétaire à Bataillé (7). Le second, Léon, effacé et introverti, s’apparenteplusàunvaletdeferme.Eugèneavaiteul’occasion d’aiderCharleslorsqu’ilavaitvouluracheterquelqueslopinsde terre pour arrondir son domaine. Ensuite, ils étaient restés en relation d’affaires.
Charles aurait voulu être n’importe où sauf à Gournay par cette belle matinée : « Pourquoi lui avoir fait ça, elle sa propre fille !Elleauraitpuépouserunbonparti,safermeestbiengérée. Il aurait transmis le métayage au jeune couple, à charge à ce dernier, d’entretenir ses vieux parents, et ainsi finir ses jours tranquillement. Au lieu de cela, elle s’est fait engrosser par il ne saitqui.C’estqu’ellerefusedeledirel’Augustine,maisCharles enabienunepetiteidée…Aulieudecelasafemmeetluiauront unebouchesupplémentaireànourrir,enplusdesesdeuxfrères, LouisetCharles,etdesasœur,Léonie :lagouléedeterre(8)n’y suffira pas.
« Alors, Charles, comment ça se passe chez toi ? Sont-ils au courant pour l’Augustine ? »
« Mafoi,Iditqu’elle’taitsouffrantedepuislesmétivesc’qui faitqu’ellen’estpointsortiedecheunous,maisavecledrôleça va être plus difficile dasard. Puis elle a la tête toute chamboulée par c’t’ histoire. Elle veut point en entendre parler. » (9)
« Commenttuvasl’appeler ? »
« Firmin,Olivier. »
« C’estbien,c’estàlamode ! »
« Bononyva,fautquejer’tourneauxchamps. »
Le moment était venu de reconnaître officiellement la faute, commesil’arrivéedudrôlenesuffisaitpas.Après,toutlemonde saura.Lepetitgroupesedirigeaverslamairieetfranchitlestrois marches du perron. Ils furent happés par l’obscurité d’une vaste pièce aux murs défraîchis, qui sentait le vieux papier et l’âcre odeurdel’encreencorefraîche.Derrièreunetable,uneemployée sansvisageleurdemandal’objetdeleurvisite.C’estEugènequi répondit :
« C’estpourunenaissance. »
« Quiestlepèredemanda-t-elle ? »
Charles sentit une boule envahir tout son estomac. Il bredouillauneréponseinintelligiblequin’eutd’effetquedefaire répéter la question. Puis, comme un déchirement, il s’écria :
« Saitpas ! »
PierreGuérineaud,lemaire,queceséchangesavaientsortide sa routine, déboucha d’une porte latérale dans un grincement de vieux fers etsalua le petit groupe. Ilenavait vu d’autres, carles naissances non désirées n’étaient pas rares dans ces campagnes. Aussi décida-t-il d’abréger les formalités. Réajustant son lorgnon,ilprituneplumesergentmajorqu’iltrempaàplusieurs reprises dans un encrier et, après s’être assuré qu’elle était suffisamment chargée d’encre et sans saleté, se saisit d’un registre dans un tiroir et commença à le remplir.
« C’estungarçonouunefille ? »
« Ungarçon. »
« Comments’appelle-t-il ? »
« Ferru,FirminOlivier »,ditCharlesdansunsouffle.
« Quiestlamère ? »
« Mafille,FerruAugustine. »
« Profession ? »
« Sans. »
« Etlepère ? »
Était-ilnécessairede,sanscesse,revenirsurcepointcomme pour mieux en souligner l’aspect inacceptable ?
« Inconnu », dit Charles tout en pensant au fils d’un propriétaire de la région et en lui vouant une haine ineffable.
Le maire reprit le document administratif et commença à le remplir :
Naissancede :FERRUFirminOlivier,enfantnaturel L’an 1891, le 25 du mois de septembre
De FERRU Augustine, âgée de 24 ans, demeurant à Buffevent, sans profession…
Chacunsignaleregistre,puislestroishommesseséparèrent. Charles reprit la route de Buffevent, distant de quelques kilomètres.
Resté seul, Charles repensa à la naissance d’Augustine, près d’un quart de siècle plus tôt. Elle aussi était née hors mariage, maisCharlesenétaitbienlepère.Ilavaitengrossélafilledeson patronquil’employaitcommedomestique,àlaVarenneprès de LaBataille.MaislepèreImbourgnel’avaitpasentendudecette oreille et l’avait obligé à épouser sa fille à l’abri d’un solide contrat de mariage. Il avait, en outre, dû apporter deux cents francs, toutes ses économies. Peut-être aurait-il dû se montrer plus autoritaire vis-à-vis de sa fille volage ?
Il ne le regrettait pas d’autant qu’à la mort de son beau-père, lecoupleavaithéritéd’unefermeàlaBataille,enpleincentredu village, face à l’église et à côté du puits. C’est là qu’était née Augustine. Ensuite, étaient arrivés deux autres garçons et une fille.Malgréleurcourage,l’exploitationnesuffisaitpasànourrir lafamille, sabelle-mère,etlesdomestiques.AussiCharlesetsa femmecédèrentlamaisonetlesquelquesarpentsdeterres attenants,maisfautedemoyens,durentserésoudreàprendreune ferme en métayage à Buffevent.
Toutàsespensées,ilpénétradanslacourdelaferme,détela lajumentetremisalacarriole.Enpoussantlaportedelamasure, uneodeurmélangéedefuméelesaisit.Danslagrandecheminée de la pièce principale, sa femme, qui exceptionnellement n’était pas aux champs, tournait la bernaye (10) avec un bâton de coudrier.
« Oùest-elle ? » demanda-t-ilsansmêmeregardersonépouse.
« Elleserepose.Alorsc’estfait ? »
« Oui !Ifaudraqu’ellepasseàlamairiepoursignerl’acte. »
Unfichunoirsurlatête,lecorpsemprisonnédansunelongue robegrisâtre,AugustinepritàpiedlaroutequimèneàGournay. Distant de deux kilomètres, elle pense être de retour avant la tombée du jour. Sa mère s’occupera, en son absence, du petit Firmin à qui elle a donné le sein avant de partir. Elle avait noué dansunmouchoirqu’elletenaitàlamain,quelquesmorceauxde painquisuffiraientàsondéjeuner.Letemps,grisetbas,distillait une longue mélancolie, dont le cœur d’Augustine se serait bien passé.Lacampagneétaitmorne,àpeineéclairéefurtivementpar quelques pâles rayons de soleil, qui ne parvenaient pas à sécher les brouillards du matin. La ligne d’horizon était brisée çà et là par des châtaigniers roussis, qui peinaient à retenir leurs feuilles sous le vent de galerne.
Le mauvais chemin faisait souffrir ses pieds nus dans les sabotsetsonventreluirappelaitlaréalitédesasituation.L’année dernière,àlamêmeépoque,ellesesouciaitbienpeudelavenue del’hiver,elleétaitencoredansleprintempsdesavie,avectoute l’insouciancedesesvingt-troisans.Certes,sonavenirselimitait aux quelques fermes des alentours, mais elle avait fait tourner quelquestêteslorsdesmarchésdeChef-BoutonneetdeGournay. Il faut dire que, sans être belle, elle avait, dans le regard des promesses de lendemains qui ne laissaient pas les hommes indifférents.Letravaildeschampsn’avaitpasencorealourdison corps, et le caillon (11) de la région soulignait son visage plein, quevenaientagrémenterquelquesmèchesbrunesnégligemment rebelles.
Mais cette insouciance, c’était « avant ». Sa jeunesse s’était dégrisée sous le regard réprobateur et médisant de la petite communauté autarcique de Buffevent, au point que ses parents l’avaientdissimuléeauxpremiersrenflementsdesonventre.Son avenir avait disparu en quelques mois et elle ne voyait d’autre issue que celle de vieillir au sein de la fratrie, en n’étant considéréequecommeuneboucheànourrir.Quivoudraitd’une fille-mère sans dotet avec un enfant à charge ? Quant à Firmin, son sort de bâtard semblait malheureusement tout tracé : il sera au mieux valet de ferme ou domestique comme Charles, le père d’Augustine, avant qu’il n’épouse sa mère.
Le chemin coupait la route de Gournay à angle droit. Augustine tourna à gauche, gravit une côte et, dans un souffle, aperçut le clocher pointu de l’église. Elle baissa les yeux et accéléra le pas, ne souhaitant pas faire de rencontres. Heureusement, la mairie se trouvait à l’entrée du bourg. Le maire, qui prenait l’air sur le perron, la reconnut et l’invita à entrer d’un air affable, voire compatissant.
« Alors Augustine, comment ça va ? Et le petit drôle, il se porte bien ? »
« Oui,toutvaben,MonsieurleMaire,maismonpèreestben chafouin. »
« Toutvas’arranger,tun’espaslapremièreàquiçaarrive,il yaurabienunbravecultivateurquivousaimeratouslesdeux. »
« Dieuvousentende »,ditAugustineensesignanttroisfois.
« Tuvienspourl’actedenaissance ?
« Oui »,fit-elledansunsouffle.
« Eugène et Léon sont déjà arrivés. On attendait plus quetoi. »
Augustine salua les deux hommes, le regard baissé, et prit placeautourdelatable.Lemairesortitleregistreetcomplétaen marge l’acte de naissance de Firmin :
18 octobre 1891, Reconnaissance par la mère de FERRU Firmin Olivier…
Bizarrement,Augustinesesentitàlafoissoulagéeetfemme. Le petit était bien à elle, et nul ne pourrait le contester. Elle partageait avec lui son secret, leur secret. D’un coup elle se sentait prête à relever tous les défis en commençant par lui trouver un père !
Aussi, prit-elle le chemin du retour d’un pas léger et ce n’est pasletempsquis’assombrissaitquil’auraittroublédanssaferme résolution.
Lavierepritsoncoursdanslaferme.Biensûr,ilyavaiteule baptême,ouplusexactementuneonction.Biensûr,lecuréavait fait quelques simagrées, mais un lapin et quelques fromages de chèvreavaientsuvaincresesréticences !Lacérémonie,leterme estcertainementexcessif,n’avaitréuniqueCharlesetHonorine, l’oncleJean-Pierre,lecordier,quiavaitfaitledéplacement,etla sage-femmequifaisaitofficedemarraine.L’arrière-grand-mère, Jeanne, n’avait pas pu venir de Saint Roman-les-Melle. Augustine, comme le veut la tradition, n’était pas présente. L’églisedeGournayenavaitvud’autres.Parlesétroitesfenêtres, perçaitdifficilementunepâlelueurdenovembrequidonnaitàla scène un côté intimiste, presque confidentiel, qui convenait à la situation.
Quelques gouttes d’eau, quelques phrases sacrées, et le petit Firmin était sauvé des griffes de l’enfer. Un fort ventde galerne cueillit le petit groupe à la sortie de l’église et les nuages de novembre ne présageaient rien de bon. Chacun reprit le chemin du retour, pressé de retrouver sa routine.
Quelque temps plus tard, Augustine avait demandé à des voisinesdeveniràsesrelevailles.C’estbrasdessusbrasdessous que la petite troupe retourna à l’église de Gournay. Augustine avaitoublié,pourcecourtinstant,saconditiondefille-mère.Elle retrouvait l’insouciance de ses vingt-quatre ans, les propos, les confidencesquesefontlesfillesdecetâge.Lecurélesattendait devant la porte de l’église avec ses vêtements de messe. La meilleure amie d’Augustine lui mit la main sur l’épaule et la poussalentementàl’intérieurdel’égliseoùlecuréditdesprières en latin qu’Augustine ne comprenait pas. L’essentiel n’était-il pas que tout soit en ordre ?
Hiver1891
LafermedesFerruestaucentredubourg.Commebeaucoup de bâtiments de la région, elle est en pierres apparentes que de vaguestracesdecrépitachenticietlà.Elles’allongemollement jusqu’à des granges, l’ensemble formant un corps massif, solidement campé au sol. La douce ondulation des tuiles romaines, dans laquelle se nichent les rayons de soleil, couvre l’ensemble. Une treille encadre la porte d’entrée et prolonge la perspective. Au-dessus, les sous-pentes, percées d’étroites ouvertures, sont utilisées pour le séchage des récoltes. Une échelle, posée à demeure, permet d’y accéder. Le logis est composé de deux pièces. On y accède par une lourde porte cloutée, en chêne. Passée la pierre de seuil, échancrée par des générations de sabots, le regard peine à discerner la pièce principale, appelée « la maison », tant elle est noircie par des années de suie. Au sol, de larges pierres plates, complétées de petitscailloux,formentdejolisdessins.Àdroite,dansl’épaisseur du mur, un évier, le « baquet », éclairé par un petit œil de bœuf, se termine par une pierre triangulaire, pour évacuer les eaux usées à l’extérieur, à travers le mur. Dessus, une cruche d’eau potableetunseauenbois,accompagnédesongodetavecunlong manchecreux,la« soucotte »quipermetdepuiserdel’eauetde la faire couler en filet. À gauche de la porte, l’unique fenêtre diffuseunelumièretamisée.Unegrandecheminéecampagnarde règnesurlapièce.Elleestlecentredelaviedefamille.Ellen’est toutefois pas seule pour assurer la cuisson des repas. Dans l’angle, un « potager » permet de réchauffer les plats à l’aide de la braise prélevée dans le foyer. Dans le fond, deux lits, tête- bêche,séparésparuncabinet :l’unpourlesgarçons,l’autrepour les filles. Des rideaux glissent le long du plafond et préservent l’intimité. Un vaisselier en noyer, qui met en valeur quelques assiettes sur lesquelles Honorine veille jalousement, une grande pendule toute droite, un pétrin, une salière, une longue table en cerisier, deux bancs, quelques chaises et un fauteuil, complètent le mobilier.
La seconde pièce est la chambre de Charles et Honorine. Combien,ilsensontfiers !Pensezdonc,unevraiechambreavec unlitduchesse(12)quefermentdesrideauxàlargesrayures,une immense couverture marron en recouvre tout le couchage. Une armoire et un coffre en ormeau, contiennent les richesses du couple et les caillons des grandes occasions.
Dans la pénombre de la pièce principale, Charles, aidé d’Augustine avaient installé le berceau près de cheminée où le feu rougeoyait jour et nuit, mêlant à l’âcre odeur de la fumée les émanations les plus diverses de la marmite. Le lit, qu’Augustine partageait avec sa sœur, Léonie, comme celui de ses deux frères Louis et Charles, était composé d’un fond en bois sur lequel avait été mise une paillasse en toile faite avec des feuilles de garouille (13) et dessus une couette de plumes d’oie. Augustine aimait ce lit où elle s’enfonçait avec bonheur après la journée passée dehors. Elle appréciait ce confort, que lui rappelait fièrement son père,lorsque,domestiquechezsesfutursbeaux-parents,ilcouchait, dans l’écurie derrière les chevaux.
Chaque soir, les bancs et la table étaient poussés et le seau d’aisance posé, au milieu de la pièce. Une fois que les parents s’étaientcouchésderrièrelesrideauxprotecteursdeleurlitetque ses deux frères en avaient fait autant, Augustine se relevait sans réveiller sa sœur déjà endormie, pour donner le sein au bébé. Bien que fatiguée, elle n’aurait pour rien au monde voulu se priver de cet instant de bonheur. Seule, elle était pour une fois seule, avec ce petit être qu’éclairait le rougeoiement de l’âtre. Aussi cesoir, commelesautressoirs, laissa-t-ellefilerletemps, commefilaitsansfinlalainedurouet,bienaprèslafindelatétée. Le prix à payer était élevé pour ces petits moments de bonheur bien fugitifs. Quelques ronflements brisaient le silence et lui rappelaientquelelendemainseraitencorerude.Alors,couchant Firmin dans son berceau, elle se glissait dans le lit maintenu chaud par sa sœur. Dans les frayeurs de la nuit, elle ne pouvait alors que s’interroger sur son avenir, à elle et à son fils.
Le matin, dès l’aube, les parents étaient levés les premiers puis venaientles garçons et enfin Léonie toujours unpeu rétive. Chacun allait, selon son habitude, se soulager, qui dans le poulailler,quidanslagrangeouencoredansl’écurie.Augustine se leva à son tour mais avant de se plier au rituel, elle s’assura que le petit drôle allait bien. Elle attendit que chacun fasse sa toilette en changeant les couches. Parler de toilette est excessif : un bout de serviette, une bassine posée sur la pierre d’évier, un peu de suie pour les dents, et le tour était joué. Pas question de voir quelques parcelles d’intimité.
Leshommes,auxquelssejoignirentlesvaletsdefermeLouis et Gustave, se mirent à table pour déjeuner. Augustine alla chercherlasoupedelégumesdujardindansl’âtreetlaversadans des écuelles en grès. S’ensuivirent des bruits de lapements. Aucune parole n’était prononcée. Chacun était absorbé par ce premier repas de la journée. Augustine, comme sa mère et sa sœur,déjeunadebout,veillantàcequeleshommesnemanquent de rien.
Après la vaisselle, chacun partit à son labeur. Aux hommes, lestravauxdeschamps,auxfemmes,labasse-couretleschèvres. Un jour, pensa Augustine, il faudra que je montre à Firmin tous ces petits travaux. Cette idée la rendait fière et responsable. Il sera appelé à participer très tôt aux travaux de la ferme, lui qui étaitdestinécommeleserontsûrementsespropresenfantsàêtre paysan. Comme toutes les mères, elle rêvait que son fils puisse faireunbeaumariage,peut-êtremêmeépouserunefilleavecdes terres et devenir fermier.
La terre ! Objet de toutes les attentions. Charles en paysan madré avait converti sa position de domestique en celle de fermierenépousantlafilledesonpatron.L’amourn’avaitrienà voir là-dedans, d’autant qu’Honorine n’était pas, à vrai dire, la plus belle fille du village, tant s’en faut ! Mais elle avait des qualités qui, aux yeux deCharles, valaient largement mieux : sa constitutionluipermettaitdeprendreunepartactiveauxtravaux agricoles et ainsi le seconder efficacement dans la gestion de la ferme.
Alorsquelaclochedel’églisedeGournaysonnaitonzeheures, Augustineremplitleportnia(14)aveclasoupedumatin,pritun quignondepain,mitletoutdansungrandpanierenosier.Levent d’automneavaitcommencéànettoyerlesquelquesarbreséparset leshaiesseparaientdebaiesrougesetdeprunellesbleufoncé.La cour de la ferme était transformée en un champ de boue par les pluies, même le chien ne sortait pas de sa niche.
Augustinechaussasessabots,jetasur sesépaulesunelourde capelineetpritlescheminsàtraverschampspourporterlerepas à son père, à ses frères et aux domestiques. Le chemin qu’elle emprunta bordait la propriété du voisin le plus proche, Pierre Raynaud. Ah quel dommage qu’il n’eût point de fils : quel beau parti c’eût été pour Augustine, d’autant qu’ils se connaissaient bien et qu’un mariage en aurait été facilité ! Les pensées d’Augustine revinrent à des considérations plus concrètes en voyant quelques châtaignes au sol. Elle s’avisa qu’il serait bienvenu d’en faire la cueillette, avant que les pluies ne les fassent tomber.
Endébutd’après-midi,avecl’accorddesamère,elleserendit chez Pierre Raynaud pour lui demander l’autorisation de ramasser les châtaignes. Pour cela, elle avait réquisitionné sa sœur. Elles avaient empilé des sacs de jute sur deuxbrouettes et avaient pris le chemin de la ferme voisine.
L’aboiementdeschiensavaitfaitsortirlafermière,Françoise Raynaud :
« Bonjour Françoise. Ol est pour ramasser les châtaignes avant qu’elles s’abîment. »
« C’estunebonneidée,vousenprendrezlamoitié,Pierreira chercher les sacs d’soir. Comment y va, le p’tit drôle ? »
« Ça va, il pousse bien, mais la nuit il réveille tout le monde etleshommescommencentàrouspéter,surtoutencemoment. »
« Les hommes se plaignent toujours, sauf quand faut lesfaire ! »
Augustineetsasœursedirigèrentverslesgrandschâtaigniers et commencèrent à faire tomber les fruits à l’aide de longs bois encoudrier.Léonieprofitadecemomentd’intimitéavecsasœur pour lui poser des tas de questions. Pourtant sa mère, Honorine, les avait mises en garde dès la puberté :
« Tu sais, drôlière, là où qu’on met la graine il est un grenier qu’est bien gardé, les rats iront point la chercher. » (15)
Mais il fallait bien que la jeunesse exulte, et personne n’était à l’abri d’une fredaine. Léonie voulait tout savoir : si c’était agréable, si c’était douloureux, comment les hommes s’y prenaient.
« Contrairement à nous, dit Augustine, chez l’homme c’est l’corps qui commande et une fois leur affaire finie on n’existe plus. Faut peut-être des sentiments, moi j’en avais mais lui en avait pas, enfin c’est ce que j’ai vu après. Après t’es une fille délaissée,personneveutplusdetoiettafamilleestdéshonorée :
Fillette de quinze ans
Qui avez des amants Nelesaimezpointtant
Nefaitespascommemoi Après avoir aimé
Mevoilàdélaissée
C’est dans le regard de l’homme qu’il faut y voir : s’il est torveoutropdoucereux,fauts’enméfier.Surtoutilfautqu’ilsoit propre, c’est bien un homme propre, propre et travailleur, là il fautlegarder,mêmes’ilestpastropcaressant.Aprèsturegardes "le ciel de lit" et tu te laisses faire, faut toujours regarder le ciel de lit, sinon c’est pas normal. Puis quand t’as la noisette, ton corps y change, tes seins grossissent et font mal, tu deviens lourde, et le travail aux champs est difficile. »
Et ainsi allait le ramassage des châtaignes, les sacs se remplissaient vite. Les deux sœurs en disposèrent la moitié sur les brouettes et laissèrent sur place, comme convenu, l’autre moitié. Le soir tombait et les brouettes avaient du mal à tracer leur voie dans les chemins boueux et défoncés. Les galoches se faisaient lourdes et c’est le dos bien rompu qu’elles arrivèrent à la ferme alors que la nuit, déjà là, noyait dans une même uniformité obscure l’austère bâtiment, les gens et les animaux. Demain il faudra étaler la cueillette dans le grenier pour faire sécherlesmarrons.Lesdoigtsd’Augustineluifaisaientmal.Elle pensait à la devinette qu’elle pourrait poser à Firmin quand il serait un peu plus grand :
Doucelafille
Piquelamère
Qui est-ce ?
Printemps1895
Un couinement strident se fit entendre, puis un second. Le village était transpercé des cris aigus du cochon.
« Té !OntuelecochonchezlesFerruaujourd’hui. »
Firmin,duhautdesestroisans,seprécipitadanslacour,alerté par ces cris inhabituels. Toute la ferme était dehors : Charles et Honorine,sesdeuxfilsCharlesetLouis,sesdeuxfilles,Léonieet Augustine,lamèredeFirmin,GustaveetLouis,lesdomestiques.
Honorineavaittirélasonnetted’alarmequelquetempsavant : dans le saloir de l’année précédente, elle avait trouvé la queue indiquant que la moitié de la réserve avait été consommée. Charles avait attendu la jeune lune pour s’assurer d’un volume maximum de viande.
La veille, Honorine et ses filles avaient fait bouillir les pots avecunmélangedecendre,qu’ellesavaienttamisée,etdesauge. Après les avoir rincés, elles s’étaient assuré qu’ils avaient une bonne odeur.
Dans la cour, Charles avait enfoncé dans le sol un solide piquetetétaléunlitdepaillefraîche.Touslestroisentrèrentdans le têt (16) en refermant la porte. Ils immobilisèrent le cochon et promptement lui passèrent une solide corde autour de la patte arrière droite et une autre autour du groin. Puis ils firent passer l’animalsurlabalance.Lematin,ilsavaientpariésurlepoidsde la bête autour d’un verre de goutte :
« 155kg,j’tedis. »
« Onvabenatteindreles160 »,ditLouis.
Ah si le cochon avait pu les entendre, il se serait fait du mouron ! En fait, la balance donna raison au plus optimiste. Louis tira l’animal par la corde du groin et lorsqu’il fut sur la paille, Charles tendit la corde arrière qu’il fixa solidement au piquet de telle sorte que l’animal fut tiré devant et derrière dans des hurlements ininterrompus de la pauvre bête. Les femmes attendaient, récipients à la main. Firmin se boucha les oreilles pournepasentendre.Ilnepouvaitdétachersesyeuxdelascène. Charles tira de sa blouse un long couteau effilé qu’il piqua dans la gorge du cochon. Les cris redoublèrent et se firent rauques. Honorineaccourutpourrecueillirlesangqu’AugustineetLéonie remuaient en permanence. Les cris s’espacèrent puis s’éteignirent dans un dernier sursaut.
Charles mit le feu à la paille pourbrûlerles soies. Ensuite ils raclèrentlapeaupendantqueLouisversaitdel’eaupournettoyer la carcasse :
« Firmin,vadon’chercherlapetiteéchellelelongdumur. »
Firmin, trop heureux de participer à cette grand-messe, ne se fit pas prier. Il traîna l’échelle et la déposa près du cochon dans une odeur de peau grillée. Prestement, les trois hommes retournèrent le cochon et le fixèrent le dos sur l’échelle à l’aide de crochets passés dans les nerfs des pattes arrière. Puis, en s’accompagnant de grands « han ! », ils dressèrent l’échelle le long du mur, le cochon, tête en bas.
Charles donna son grand couteau à Louis qui, d’une main sûre, fendit la peau épaisse du ventre de l’animal, du cul à la gueule,enprenantsoindeplisserlapeaupournepasabîmerles viscères.
Firmin découvrit, ébahi, « l’intérieur » de la bête. Il n’imaginaitpasqu’ilyeuttantdechoses.Àvraidire,ilnes’était jamais posé la question. Tout cela lui semblait confus et il ne faisait pas le rapport avec les lardons qu’il aimait tant.
Les femmes s’approchèrent avec de grands paniers tapissés devieuxdraps.D’abordlestripes,puislafressure,« piredureet pire molle » (17). Charles, le fils, s’empara des poumons et souffla dedans pour les gonfler.
Les manches retroussées, le caillon de travers qui peinait à retenir les mèches éprises de liberté, les femmes allaient et venaient, d’un chaudron à l’autre, sur les foyers allumés pour l’occasion.Touts’imprégnaitdel’odeurdelaviandegrillée,des oignons et des épices. Ça tourne, assaisonne, goûte avec une moue dubitative. Firmin va de l’un à l’autre, quémandant ici et là, si bien qu’à la fin de la journée, il était bien barbouillé.
Pendant ce temps, Augustine avait transporté les tripes dans une brouette près du puits pour les nettoyer. Sur une planchette, elle les avait grattées, et brossées, avant de les ramener vers les chaudrons. Honorine avec adresse, glissait le mélange de sang, d’oignons etde lardons dans les boyaux. Firmin avait en charge la coupe des morceaux de raphia pour nouer les boudins – pas trop court, pas trop long. Une giclée aspergea les tabliers des cuisinières :ilfalluttrouverletrou,leligatureretcontinuer.Cela faisaitbeaucouprireFirmin.Puislesboudinsétaientmisdansun grand chaudron, plein d’eau portée à ébullition.
« Léonie,retirelesboudins,ilsvontéclateretétalelessurles melous ! » (18)
Puis tout le monde rejoignit l’étable laissant la pauvre bête éventrée.
Firmin resta seul devant la dépouille, ne sachant que penser. C’étaitlapremièrefoisqu’ilvoyaitunanimaldecettetaille,tué. Biensûrilyavaiteudetempsentempsdesvolailles,lescanards qui courent sans tête, mais là, cette bête, dont les couinements résonnaient encore dans ses oreilles, immobile, éventrée le glaçait.Ils’enfuitetrejoignitsesgrands-parents,onclesettantes, autour de la cheminée.
Le lendemain midi une bonne odeur de couenne grillée, d’oignons et de vin flottait dans la ferme. Toute la famille et les domestiques,réunisautourdelatable,étaientjoyeux,criaientet parlaient fort. L’après-midi serait consacré aux découpages.
Sous l’œil attentif des femmes, Charles et Louis se mirent à l’ouvrage :
« Faisattention,ilmefauttroisrôtisdanslefilet ! »
« Lesgrillades,découpelesgrillades,là ! »
« Attention,uncoupdecouteauentropettoutestperdu ! »
Surlatable,dresséedehorspourl’occasion,lesmorceaux de viande rose s’alignaient méthodiquement, comme le défilé des pompiers un 14 juillet. Firmin regardait ce puzzle, partagé entre lagourmandiseetl’idéequ’hierencoreilformaitunêtrevivant.
Charlesn’auraitlaisséàpersonnelesoindeconfectionnerles saloirs.PendantqueLouiscoupaitlesmorceauxdelard,Charles, après avoir recouvert le fond du saloir d’une couche de sel, empilait les tranches de lard qu’il avait badigeonnées de sel, humecté d’un peu d’eau. Au fond du saloir, il disposa les beaux morceaux,pourlespotées,etterminaparlesoreilles,lespiedset la tête découpée en morceaux. Enfin, il alla chercher de lourdes pierres qui avaient bouilli, les disposa sur le dessus pour tasser l’ensemble.
Pendant ce temps, les femmes, sous la férule d’Honorine, préparaient les pâtés, les rôtis et les rillettes. Les joues rougies parlefoyer,lesmanchesretroussées,chacuneremuaitlamixture danslechaudronsanss’arrêter,ilnefallaitpasquelebrassou (19)quittelefondduchaudron !
Cette nuit, dans des odeurs d’oignons et de graisse qui maculaientlestabliers,chacunépuisé,maissatisfaitd’avoirune fois encore assuré les réserves pour plusieurs mois, dormit dans la sérénité du travail accompli.
Dans les jours qui suivirent, Charles surveilla attentivement l’évolution de la saumure. Le dimanche d’après, une grande tabléerassemblatousceuxquiavaientparticipéaucochon,pour lerepasduboudin.IlyavaitlàtouslesFerruetlesdomestiques. Charles s’assit en bout de table, puis le« va devant » (20), puis tous les autres prirent place à l’exception des femmes qui restèrent debout pour servir. Firmin en bout de table grimpa sur lebanc.Charlestraçaunecroixsurlepainetdécoupaunetranche pour chacun. Puis, saisissant ses couverts, il autorisa chacun à commencer à manger.
Charles,lefournaillou(21),avaitdroitautrouffié(22).Avec cérémonie, Charles goûta le gâteau encore tiède, puis, méthodiquement, le découpa et le distribua.
Hiver1897
« Ah, le drôle ! te sortiras-tu d’là, va-t’en donc épiauler les poulets au lieu de tournevirer dans mes jambes ! » (23)
La tension est à son comble dans la ferme. Honorine, rouge, le caillon enfoncé sur la tête, les manches relevées, commande tout le petit monde qui s’affaire dans la pièce principale. Il y a Léonie mais aussi les voisines Marie Audin, Marceline GuérineauAdelineRaynaudetd’autresencore.Pourunefois,les femmes commandaient et nul homme ne se serait avisé de venir troubler ce bataillon. C’étaient les cuisines de Lucullus en Poitou !
La basse-cour avait été vidée : lapins, poules et poulets avaient connu une fin brutale. Plumés, dépiautés, vidés, ils gisaient dans l’attente de leur sort sur un coin de la table. Ils côtoyaient les légumes, fraîchement arrachés du potager, les conserves de lard et les châtaignes de l’automne. Les œufs et la farine seraient bientôt transformés en pains et gâteaux.
Le feu ronflait dans la cheminée. La marmite bouillonnait sanss’arrêter.Toutlemondes’interpellaitdanscevacarme fébrile. Les plats s’entrechoquaient. Les hachoirs claquaient en déchirant la viande. Chacune avait sa spécialité : les unes, les volailles ; les autres, le tourteau fromager, d’autres encore, les sauces.
« Firmin,vachercherd’l’eau ! »
Dehors, des odeurs de viandes frite faisaient lever le nez aux hommes.
La veille, tous les meubles avaient été nettoyés, les pièces balayées. Les caillons, ornés de grands rubans de soie blanche moirée, soigneusement amidonnés, attendaient sagement d’être mis à l’honneur.
Leshommesn’étaientpasenreste.Danslefonddelagrange adjacenteàlaferme,ilsavaienttenduungranddrapblancsurle murdufond.Avecdesbranchesdelierre,Charles,avecquelques voisins et amis de Louis, avait tressé une couronne. Au centre, les lettres A et L s’entrelaçaient. Des grandes tables sur des tréteauxcouraientsurtroiscôtésdelagrange.Unebarrique,dans un coin, attendait pour s’épancher. Au centre un grand parquet avait été posé sur le sol.
Firmin,étonnépartantd’effervescence,tentaitdetrouverune place dans cette agitation. Il n’avait jamais vu autant de nourriture ni de monde dans la ferme. Pour échapper à ce charivari, il se réfugia dans l’étable et attendit la fin du jour.
Quelquesmoisauparavant,Louis,lefrèred’Augustine,avait parlé à sesparents d’une jeune fille qu’il avait rencontrée au bal deSompt(24).Elleétaitdomestiquechezunfermierde Buffevent qui l’hébergeait. Depuis, ils s’étaient revus. Ses parents habitaient Bernac, distant d’une trentaine de kilomètres de Gournay.
« Commentc’estqu’elles’appelle ? »avaitdemandéCharles.
« AlexandrineChevaux. »
« Etsesparents,sont-ilsbenaumoins ? »
« Ol,sontagriculteurscommenous. »
Charles et Honorine en avaient parlé. Charles décida de rendreunevisiteauxparentsdelajeunefille.Aussi,parunaprès- midi d’automne, Charles et Louis prirent le chemin de Bernac danslecharàbancs.Ilsavaientrevêtu,pourlacirconstance,leurs habits des grandes occasions. Charles avait enfilé une veste en grossesergebleuclairetLouisuneblousebleufoncé.Delapaille neuve avait été misedans lesgaloches, qu’uncoupdesuie avait noircies.
Charles ne connaissait pas cette route, aussi l’équipage dut s’arrêter à plusieurs reprisespour demander son chemin. Le ciel était bas et la campagne uniformément grise. Le vent d’ouest traînait avec lui un crachin qui pénétrait les habits les plus chauds. Le jour s’enfonçait dans la nuit quand, enfin, ils pénétrèrent dans la cour de la ferme. Alexandrine avait prévenu ses parents ; aussi Charles et Louis étaient-ils attendus.
Ils poussèrent la porte double. La famille Chevaux, qui avait entendu l’attelage arriver, n’était pas surprise. Ils étaient assis autourd’unetablecarrée,qu’éclairaitunelampeàpétrole. Dans lacheminée,unfeuclairdecopeauxdiffusaitunedoucechaleur. Un lit drapé d’une belle cretonne, une vieille armoire sculptée composaitl’essentieldumobilierqui,sansêtreluxueux,étaitde qualité.
Alexandrine,assiseunpeuàl’écart,avaitrevêtuunchâlegris clair. Son visage était doux et son attitude réservée. Au fond de la pièce, des domestiques égrainaient des épis de garouille (25). Les parents se levèrent pour saluer les nouveaux arrivants. Alexandrine embrassa sur la joue son futur beau-père et Louis.
Charlessesentittrèsviteenconfiance.Ilyavaitbeaucoupde similitudes entre les deux familles. Autour d’un petit souper, la discussion s’engagea sur leurs exploitations respectives. Puis Charles aborda l’objet de leur voyage :
« L’va pas i aller par quat’chemins, not’Louis voudrait épouser vot’Alexandrine et ma foi, ce que I’voit ici, c’est avec plaisir que not’famille pourrait s’allier à la vôtre. J’viens vous demanderlamaindevotrefillepourmonfilsLouis.I’vasurmes cinquante-cinq ans, et ma femme et moi, o va laisser la métairie de Buffevent au jeune couple. »
L’instant était solennel. Les pommettes d’Alexandrine s’empourprèrent.Ungrandsilence,troubléparquelquesquintes de toux simulées et des raclements de sabots, envahit la pièce danslalumièrefumeusedeslampesàpétrole.Mêmelefeudela cheminée, réduit en braises, se fit discret.
Le père Chevaux toussota pour s’éclaircir la voix, fit l’éloge deLouistoutenpassantsoussilencelafauted’Augustine.Enfin, ilaccordalamaind’Alexandrine.Ilfutconvenuque, AlexandrinehabitantBuffevent,lemariageauraitlieuàlaMairie de Gournay.
C’est ainsi que le 27 février 1897, le mariage de Louis et d’Alexandrine fut célébré à Gournay. Pour l’occasion, des violoneux avaient été engagés. Tous les amis étaient venus malgré le temps gris. Chacun avait revêtu ses vêtements du dimanche. Les femmes avaient mis leurs plus belles coiffes, les hommesétaientennoirouavaientpasséunegrandeblousebleue huilée sur des pantalons à fines rayures grises et noires. Beaucoup avaient un chapeau.
Vers neuf heures, Alexandrine apparue. Sur sa robe en drap noir,un tablierblancen mousselineluiserraitlataille.Un châle blancluicouvraitlesépaules.Autourdesacoiffeétaientdisposées des fleurs d’oranger artificielles qui, avec son bouquet, seraient conservéesjusqu’àsamortdansuncoindel’armoire.Louisrestait sous le charme. Firmin n’avait jamais rien vu de si beau.
Le cortège se forma dans la cour de la ferme de Charles. En tête, Alexandrine tenait le bras de son père. Charles fermait la marcheàcôtédeLouis.Pourl’occasion,Firminavaituneculotte neuveetdenouveauxsabots.Ilnelâchaitpaslamaindesamère.
Le cortège s’ébranla au son cadencé du violon et de la clarinette,endirectiondelamairiedeGournay.Danslehameau de Buffevent, les voisins étaient sur les pas des portes. Chacun voulait embrasser la mariée. En fin de cortège, des domestiques distribuaientquiduvin,quidestourteaux.Lecield’hivers’était un instant dégagé, laissant filtrer un pauvre soleil. Au fur et à mesure que le cortège avançait sur les chemins pierreux, les galochesetlebasdesrobessemaculaientd’éclaboussures.
Enfin,lesfutursmariésseprésentèrentàl’entréedelacourdela petite mairie. Le premier magistrat, Pierre Guérineaud, celui mêmequi,quelquesannéesplustôt,avaitenregistrélanaissance de Firmin, les attendait.
Chacun prit place. Le soleil avait disparu et la grande pièce parut encore plus défraîchie.
Àlasortiedelamairie,lecortègeseformapouralleràl’église toute proche. Les violons s’étaient tus. Le prêtre, en chasuble, entouré des enfants de chœur en robe rouge et surplis blancl’un tenantuncrucifixetl’autrel’encensoir,souhaitalabienvenue.Le bedeau, muni desagrandehallebarde,ouvrit la marche. Lecortège s’avança lentement dans l’église au son de l’harmonium. L’air froid fit vaciller les bougies qui peinaient à éclairer la grande voûte. Les villageois, transis de froid, se levèrent dans un grand bruitdechaises.Aupremierrang,àdroite,Charlesavaitdumalà contenirsonémotion.Honorine,del’autrecôtédel’église,laissait perlerquelqueslarmes.LouisetAlexandrineétaientrayonnants.
Passé les moments solennels, l’ambiance était tout autre à la sortie de la messe. Sur la place, le photographe avait mis des bancs. En bas, les mariés avec, de chaque côté, les parents respectifs,toutenhautlesamis.C’estàquinemonteraitpassur le banc le plus haut. Il faut dire qu’il était bien branlant. Les anciens veillaient à ce qu’aucun cousin ne soit oublié :
« Bonjourcousin. »
« Isavaitpasqu’onétaitcousin ? »
Firmin était assis par terre devant, comme les autres enfants. Ilsedemandaitbiencequetoutcelavoulaitdire.Iln’avaitjamais vu de photo et encore moins de photographe. De part et d’autre, les violoneux faisaient semblant de jouer, sans bouger.
LecortègerepritladirectiondeBuffevent,lesmariésentête, précédés du violon et de la clarinette.
« Dequiquelejouethiogars ? » (26)
« Crois-tuqu’i-zoussais !Isaispascommentqu’os’appelle, ol est un couton d’chou… y a qu’à buffer dedans. » (27)
L’office religieux oublié, les chansons se firent plus paillardes. Les anciennes disaient :
« Ohlesetairontpas !Yariendemieuxàchanter ? »
Arrivés à la ferme, les hommes se ruèrent sur le tonneau qui lesattendait.Lesvoixsefirentplusfortesetlesgestesprirentde l’amplitude.LesfemmesavaientrejointHonorinepourservirles premiers plats. Tout le monde était installé. C’était à celui qui crierait le plus fort. Dans ce tumulte, les violoneux tentaient de sefaireentendre.Levinaidant,lerepass’éternisant,unconvive s’éclipsait, de temps à autre, pour se vider l’estomac, puis reprenait sa place, comme si de rien n’était. Aux plats succédaient les jeux, aux jeux succédaient les plats. Soupes grasses, viandes bouillies, rôtis de volailles, ragoûts étaient engloutis à peine servis. En fin d’après-midi, arriva enfin le dessert. Certains avaient déjà lâché prise !
Firmin en profitait pour jouer avec ses petits voisins qu’il ne connaissait qu’à peine. Tantôt ils fuyaient ce tumulte, tantôt ils se cachaient sous les tables. Un vent de liberté les avait gagnés. Seul ledessertlesrassembla.Augustinerestait étrangère à toute lafête.Elleneseretrouvaitplusdanscesagapescampagnardes. D’ailleurs, elle était la seule à ne pas porter de coiffe.
Chacunyalladesachansonoudesonhistoiredrôle.Enfinun calme précaire s’installa. Les femmes, aidées des domestiques, débarrassèrent.Lesconvivesfirentunpetittourdigestifendépit delanuittombéeetdufroidquisefaisaitplusvif.Puis,cefutau tour des animaux d’occuper Charles et ses fils. Firmin avait été réquisitionné pour aider à soigner les bêtes. Il n’était pas fâché de retrouver ses habitudes.
Vershuitheuresdusoir,toutlemonderevintdanslagrange. Place à la danse. Les violoneux laissaient libre cours à leur art. Charles,unepoignéedefoinattachéedansledos,avaitouvertle bal avec Léonie. Très vite, jeunes et vieux avaient suivi. Pas questionderester« leculsursachaise ».Ledînern’interrompait pas les danseurs : scottish, mazurkas, valse, quadrille, tous les invités y trouvaient leur compte ; la nuit allait être longue.
Firminetlesautresenfantssejoignirentàcejoyeuxdésordre. Zigzaguantentrelesdanseurs,ilsmanquèrentdeseretrouverles fesses par terre. La grange était devenue une immense cour de récréation… sans le maître !
Assise sur une chaise dans un coin de la grange, Augustine regardait Firmin dans ce joyeux charivari. Son regard était curieusement éteint et traduisait une immense mélancolie. Longuement,elleledétaillacommepourmieuxl’incrusterdans sa mémoire. Elle pensait à son avenir et au sien. Elle l’appela, comme pour lui dire quelque chose. Les paroles s’arrêtèrent au bord des lèvres. Assis par terre, il regarda sa mère, lui sourit et reprit ses jeux, brièvement interrompus.
Danslanuit,lesjeunesmariéss’éclipsèrent.Lafêtecontinua. Lesplusanciensdormaienticietlà…Ainsiqueceuxquiavaient abusé de la dive bouteille.
Printemps1897
L’airétaitlégerencematind’avril1897.Lapluiedesderniers jours avait gainé les herbes des talus de colliers de perles avec lesquelsjouaitlesoleil.Lesbrumesestompaientlepaysageetla terre exhalait des senteurs prometteuses. Les oiseaux saluaient cette nouvelle journée de trilles dont eux seuls connaissaient le sens.
Sur le chemin, à la sortie du village, la silhouette sombre d’une femme se retourna. Son regard embrassa les toits de Buffevent qui sommeillaient derrière le coteau. Son allure était décidée. Sa main se crispa sur son balluchon composé d’une étoffe nouée aux quatre coins. Puis, la silhouette s’enfonça dans la brume qui finit par la happer totalement.
ÀlafermedesFerru,chacunreprenaitsonrôle :avantd’aller aux champs. Les hommes mangeaient le premier repas que leur servaientlesfemmes.Toutefois,l’uned’ellesmanquait.Lepetit Firmincherchavainementsamèreetsemitàpleurer.Augustine était partie.
Dansl’étouffanteintimitédeBuffevent,Augustine,aprèsles premiers mois de maternité, avait retrouvé le ronronnement immuabledelacampagne.Dumoinslecroyait-elle.Rienn’avait changé en apparence : les mêmes lieux, les mêmes rites, les mêmes visages. Sauf que le regard, ou du moins, les regards avaient changé. Les anciens du hameau ne se privaient pas, au détourdulavoir,lelong deschemins,decommenterlasituation d’Augustinequidevenaitl’objetdesbavardages.Quandelleétait en chemin de famille (28), les vieilles disaient :
« Técelle-là,elleapassésousleventredel’âne ! » (29)
Les suppositions allaient bon train sur le géniteur et sur la ressemblance supposée avec Firmin. Certaines y voyaient un valet de ferme pas très grand :
« Thiogarsl’estrendutout,l’esthautcommetroisqueuesde chèvres, le p’tit drôle itout. » (30)
D’autres imaginaient que c’était le « maître », d’autres encore… Les commentaires suivaient Augustine, comme la fumée,levent.C’étaitàceluiouàcellequidétiendraitlavérité. Aux foires, aux marchés, elle devenait un sujet de plaisanteries. Sur son passage, les yeux des femmes se plissaient pour en accentuer l’acuité, puis, d’un bref geste du menton, elles désignaient à l’opprobre des mégères locales la pauvre Augustine, avec moult jugements. Les hommes n’étaient pas en reste : leurs pupilles se dilataient comme devant un gros plat de lard aux choux. La pauvre Léonie, sa sœur, n’était pas épargnée par les rumeurs récurrentes :
« Iotoutespareillesdanslafamille ! »(31)
À l’église, il fallait à tout prix se tenir à distance. Malheur à celle qui se trouverait à côté d’Augustine ! Le curé, drapé de certitude toute biblique, ignorait la brebis égarée. Le jugement sans appel de la religion était tombé sur toute la famille, avec la rigueur de celui qui n’a jamais fauté.
Charles et Honorine souffraient de cette situation et se réfugiaientdansletravail.Bienmalgréeux,unerancœurgermait contre cette fille indigne. Elle venait gâcher toute une vie de labeur.C’estencourbantl’échinequ’ilscontinuaientàs’occuper de la ferme, d’aller vendre leurs produits et de s’occuper de Firmin. Car, depuis plusieurs mois déjà, la mère s’en était détachée. Cette vie à la campagne sans avenir lui pesait de plus en plus, d’autant que la ferme avait du mal à nourrir toutes les bouches. Le mariage de Toussaint et la venue prochaine d’un nouvel enfant préoccupaient Charles.
Elle rêvait de la ville et de liberté, mais surtout d’échapper à cette vindicte. Elle n’avait plus sa place dans cette petite société rurale :ellen’étaitniunejeunefille,pourlaquellelesamoureux nourrissaient des espoirs, ni une femme mariée. Dans cette société immuable, aux codes bien établis, sa situation était sans issueetletempspassait.Elleenvoulaitàtoutlemonde,mêmeà Firmin, vivant témoin de ses turpitudes. Au sein de la ferme familiale, elle percevait en permanence le lourd regard réprobateur de ses frères qui voyaient leur avenir compromis.
Dans la tête d’Augustine germa lentement le désir de s’en aller, de tourner la page, de tout laisser ici et de recommencer ailleurs,commesil’éloignementallait,mieuxqu’uneabsolution du curé, lui donner au moins une chance de revivre. Des colporteursluiavaientfaitmiroiteruneexistenceplusfacileà Niort, la ville la plus proche. Elle avait envie de connaître autre chose. Elle trouverait bien une place comme ouvrière ou domestique. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas en restant à Buffevent qu’elle trouverait un mari. En plus, Firmin allait sur ses six ans et commençait à aider à la ferme.
La première fois qu’elle en parla à sa mère, Honorine resta sans voix. Elle qui n’avait jamais été plus loin que Melle n’imaginaitmêmepasàquoidevaitressemblerlavieenville.Et puis,laplacedesfemmesestd’aiderleurmari.Pensez-doncune fille-mère qui s’en va seule en ville, laissant son enfant, leur réputation n’allait pas s’arranger !
Quelquetempsplustard,Augustine,assisesurlaboîteàselà côté de la cheminée, attendait ses parents, en raccommodant quelquesvieuxchandails.Elleapportaitàcetravailuneattention toute particulière que vinrent troubler les aboiements du chien, indiquant le retour des fermiers. Charles, qui allait sur ses cinquante-cinq ans, s’était voûté depuis quelques mois. Ses cheveux, courts et raides, avaient blanchi, ainsi que ses favoris qui descendaient sur ses tempes. Ses mains noueuses tourmentaientlebâtonquinelequittaitjamais.Enveloppéedans une cape noire, Honorine le suivait pesamment. Elle aussi avait blanchi et son regard avait perdu de son éclat.
Augustine s’était levée à leur arrivée. Elle avait tourné dans sa tête ce qu’elle dirait à ses parents, mais les mots s’envolèrent dès qu’elle ouvrit la bouche. C’est dans un filet de voix qu’elle susurra :
« J’vam’enaller. »
« T’enaller,pouralleroù,mafille ? »
« ÀNiort. »
« Quéqu’tuvasfaireàNiort ? »
« J’saispasj’trouveraibenàm’employer. »
« Etlep’titdrôle ? »
« J’vouslaisse,jereviendrailechercherplustard. »
Tout était dit. Dans la tête de Charles, la bouche de moins à nourrir et l’éloignement des sujets de commérage avaient rapidement eu raison de l’amour filial. Honorine était muette et résignée. Ainsi en allait la vie dans les campagnes.
1898
Le temps avait passé à Buffevent. Augustine n’avait pas donné de ses nouvelles depuis longtemps déjà. Elle travaillait comme journalière à Niort et habitait une petite chambre, place du Port.
Honorine,dontl’âgeavançait,élevaitlepetitFirminquiallait sursesseptans.Luiaussiavaitprisseshabitudes.Ilcommençait àaccompagnersagrand-mèredanssestravaux.Ilavaitmêmeété chargé, durant les longues gardes des troupeaux de chèvres, de ramasser les pissenlits pour les lapins. Il prenait un panier, un couteau et, lorsque c’était la saison, parcourait les champs à la recherche de la fameuse salade. Mais ce qu’il préférait, c’était quand sa grand-mère trayait les chèvres. Au début, il avait été impressionné par la taille des bêtes, mais il s’y était habitué. Il allait chercher le tabouret et le seau et s’assoyait dans un coin, sur la paille. Il aimait la chaleur rassurante de l’étable, dans la lumièrefiltréeparlestoilesd’araignées,l’odeursuavedufoinet du lait chaud, le crépitement cadencé des giclées de lait. Quand ilavaitétésage,ilavaitlapermission detremper sondoigtdans lelaittièdeetdes’enhumecterlabouche,maisjamaisplus,sinon gare !
Il participait déjà activement à tous les travaux des femmes. Ilnes’agissaitpasqu’unjeuneenfantn’aidepassesparents,car plus tard, sa réputation aurait été vite faite, et il aurait peiné à trouverdutravail.Aussi,quandillepouvait,illavaitla