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Sucré salé de l’existence, comment grandir sans contraintes, forcir sans adversaires, s’affirmer sans transgression ?
L’estrade est le récit des jeunes années de pensionnat de l’auteur. De son bureau d’écolier, cloué au pilori sur l’estrade de sa classe, à son exil turbulent dans un internat suranné, l’enfance basculait. De rébellions en châtiments, son itinéraire glissait au hasard de pentes capricieuses et sévères. Ce qu’il croyait alors être un tourment n’était que l’histoire d’un tournant nécessaire.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Du HLM de son enfance stéphanoise à l’écriture d’aujourd’hui, enthousiaste et passionné, Gérard Peycelon a traversé la vie sans se retourner. Sa carrière bancaire achevée en senior manager person a exaucé son inclination au voyage et aux rencontres. De rêves partagés en projets accompagnés aux réussites incertaines, l’humain s’est imposé en fil conducteur. Le temps était venu d’entamer le récit de l’aventure par son acte fondateur sur les bancs de l’école.
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Gérard Peycelon
L’estrade
© Lys Bleu Éditions – Gérard Peycelon
ISBN : 979-10-377-7190-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Marie-Pierre, ma chance…
et Christine, en partage
En ces temps confinés de Covid, il se dit que les écrivain(es) se sont multiplié(es).
Tant mieux ! Il y a tant à partager, de l’examen de conscience au témoignage, de ses représentations du monde au saut dans l’imaginaire.
Le surf sur les réseaux sociaux, jeux vidéo, plateformes et autres chaînes cathodiques, la dictature des médias ou le saupoudrage de la toile ne peuvent indéfiniment appauvrir nos soirées.
La porte entrebâillée ne demandait qu’à s’ouvrir… et l’écriture s’est invitée en compagnie de la mémoire. Elles se sont installées au salon. Soir après soir, nous avons parlé, ri et pleuré.
Quand le rideau est enfin tombé, la conversation s’était affranchie d’un secret soigneusement enfoui.
Il était une fois une estrade…
Tout a commencé la veille de mes 10 ans, par la convocation de mes parents dans le bureau de madame Lambert, directrice de l’école de la cité de Beaulieu1.
Dans le hall d’attente, l’anxiété était d’autant plus palpable que l’interrogatoire familial préalable m’avait prévenu que l’affaire était suffisamment grave.
J’avais tout avoué, à une exception près. Je le paierais cher.
Maman, couturière de son état, me donnait la main. Je n’avais pas soupçonné la fermeté de sa poigne. Ce lien ferme, inhabituel, me retenait prisonnier.
Mon père apparaissait plus détaché. Féru d’histoire et de géographie, ce grand sportif étanchait sa soif d’espaces devant deux grandes cartes Vidal Lablache2 de la France des villes et de son pendant géographique. Sans doute se transportait-il 20 ans en arrière, planté devant ce qui devait être sa madeleine de Proust.
Je n’en étais pas rassuré pour autant car le moment venu, j’aurais des comptes à lui rendre.
Maman serait sans doute encore mon « avocat de la défense ».
Aussi, d’instinct, je me gardais bien de lui lâcher la main quand la porte tant redoutée s’ouvrit enfin.
Qui n’a jamais un jour espéré qu’une porte reste close ?
La directrice me parut tout à coup étonnement grande dans l’encadrement. L’échange de civilités, bref, ne laissait rien augurer de bon.
Le sourire diplomate esquissé de maman avait déjà rejoint le sourcil froncé de mon père lorsque la directrice me pointa du doigt.
— J’espère que tu sais pourquoi tu es là !
Le ton est donné. Quoi répondre ? Il est vrai que j’avais l’embarras du choix… KO d’entrée, je m’en serais cependant contenté.
Nous écoutâmes la directrice énoncer la litanie de mes espiègleries et de mon indiscipline. Ce fut sans grande surprise. Le carnet de correspondance nous avait précédés.
Mais le pire restait à venir.
La honte s’abattit sur moi lorsque la directrice, après un silence calculé, fixant mon père, porta le coup de grâce.
— Votre fils vous a-t-il dit que depuis la semaine dernière, son bureau est sur l’estrade, face à la classe ?
Au regard échangé par mes parents, je perçus davantage qu’un désaveu. J’avais omis de confesser l’essentiel et ébranlais leur confiance.
L’insouciance de l’enfance s’évanouit à l’épreuve des faits. C’est un processus lent mais lorsque l’équilibre se rompt, imperceptiblement, le monde a déjà basculé.
Maman, la main sur les lèvres, risqua timidement « mais que s’est-il passé ? ».
La réponse était prête. Tel un couteau bien aiguisé, madame Lambert découpa tranche après tranche l’enchaînement qui m’avait conduit jusqu’au perchoir de ma classe.
— Nous avons accueilli en CM1 pour ce dernier trimestre, un enfant souffrant de nanisme. Gérard n’a cessé de s’en moquer pendant la classe puis ils se sont battus à la récréation.
Les parents, une famille itinérante, se sont plaints de discrimination. Nous n’avions d’autre choix que de les séparer.
Mademoiselle Guinamand, leur institutrice, n’a trouvé que cette méthode pour mettre fin au chahut dans la classe.
Devant les faits, mon avocate tenta en vain d’assurer ma défense.
— Ce n’est qu’un enfant. N’est-il pas plutôt le bouc émissaire de sa classe ?
La réplique de l’enseignante fusa.
— Ne croyez pas ça. Cet incident n’est que la suite d’une accumulation de comportements inappropriés. Gérard a commencé l’année parmi les meilleurs au 1er trimestre, puis a rendu un second trimestre au 32e rang sur 33 ! Les devoirs ne sont pas faits, les leçons ne sont plus apprises, il est intenable et devient insolent avec sa maîtresse !
La situation tournait au désastre.
Je ne me souviens plus qui de moi ou de mes parents était le moins à l’aise. L’explication n’était sans doute pas à l’école. Un sentiment de culpabilité s’empara de mes parents et la réplique de maman dépassa en effet le cadre purement scolaire.
— J’ai beaucoup de travail. Nous préparons la collection d’été et… fixant mon père … tu passes tes temps libres avec tes copains au foot et aux boules. Pendant ce temps, le petit est à la rue…
Mon père accusa le coup. Tête basse, il se contenta de maugréer « c’est trop facile ».
La directrice en avait vu d’autres.
Elle ne laissa pas la confrontation s’installer.
Conclure lui permettrait de couper court aux explications familiales.
— Sachez que cette mesure est une première… et une dernière dans notre école. Je ne vois qu’une solution, l’internat ! renchérit-elle.
La sentence est tombée, implacable. À peine engagée, la discussion est close, mon avocat ne fera pas appel.
Papa est désormais silencieux, presque absent. Ce sera pour plus tard.
Enfant gâté de primeurs bien établis dans la plaine du Forez, si le hasard en avait fait un employé de banque, il n’en laissait pas moins l’intendance à celle qui comptait les fins de mois.
Maman avait perdu son père avant sa naissance.
Ballottée dans un foyer recomposé, elle n’avait jamais connu autre chose que cette précarité qui forge la rigueur.
— Mais, madame la directrice, nous n’en avons pas lesmoyens…
Les bras écartés, comme une évidence, sans faux-fuyant, maman délivrait une simple vérité.
Madame Lambert dirigeait depuis 8 ans l’école publique de Beaulieu, le plus grand quartier populaire de Saint-Étienne, à l’apogée de son épopée industrielle et en pleine crise du logement. Sorti de terre au début des années 50 sur une colline à l’Est de la ville, l’ensemble abritait près de 1 500 familles d’ouvriers, employés et petits fonctionnaires.
Ce petit monde échangeait des rapports avenants émaillés d’un parler singulier, reflet d’une âme bienveillante et sincère, le gaga3.
La plupart vivaient de maigres salaires chez Manufrance4, à la manufacture d’armes, dans les mines ou dans les innombrables ateliers de passementiers dont les métiers Jacquard5 cliquetaient encore dans les vieux quartiers. La ville nous avait relogés là.
Proche de la grand’église dans la partie la plus ancienne de la ville, notre îlot misérable de la rue de la barre avait été rasé pour faire place à un immeuble administratif.
La directrice posa son attention sur le petit garçon muet, malheureux d’assister aux aveux d’impuissance de ses héros.
Le silence fut long à se dissiper. L’univers prolétarien des enfants fréquentant l’école avait doté madame Lambert d’une expérience de situation à toute épreuve.
— Rassurez-vous, madame, nous avons un accord avec un établissement scolaire adapté à des situations comme celle-ci.
D’évidence, mon cas n’était pas isolé. Je ne tarderais pas à m’en apercevoir. Les mains nouées, c’est le moment que choisit mon père pour sortir de sa réserve.
— Gérard est turbulent mais il est bien élevé. Je ne le laisserai pas partir n’importe où !
Madame Lambert était le dernier recours des parents d’élèves en difficulté. Elle affrontait les tempêtes de la vie d’autrui.
Dans cet univers aux fins de mois difficiles, cela dépassait le plus souvent le strict cadre scolaire.
Persuasive, mais sans compromis, elle conduisait l’entretien vers la seule issue possible, la sienne. Elle se voulut néanmoins rassurante.
— Ne vous inquiétez pas. Gérard est bien entouré et il ne manque pas du potentiel nécessaire. Mais il lui faut un cadre plus ferme. Vous travaillez tous les deux et il est trop livré à lui-même. Il a perdu pied mais il n’est pas trop tard.
Mon sort était scellé.
Nourri des exploits cathodiques d’Ivanhoé6dont j’avais usurpé la bande-annonce et mimais à cloche-pied le galop triomphant à longueur de récréations, j’abandonnerais bientôt la citadelle de Beaulieu et mes rêves de justice et de liberté.
Tous les gosses de la cité avaient un surnom hérité de leurs traits les plus pendables ou de leurs dispositions les moins académiques.
Le mien était Pep’s… Il est vrai que je ne manquais pas d’énergie.
La conversation se poursuivit sans moi. Je n’en ai retenu que des bribes.
La destination était Usson en Forez au sein d’un GOD7, abréviation vite oubliée d’un établissement intermédiaire entre collège et école primaire, dirigé par un pur laïc, indépendant et affirmé.
Monsieur Irénée Maubert sera l’homme le moins adulé et le plus craint de mon enfance.
Il demeure pourtant au tout premier rang de ceux auxquels je devrai 4 ans plus tard, mon retour au lycée autrement que sur une estrade.
La consonance montagnarde et rude de cet exil produisit un effet inattendu.
Mon attirance pour l’inconnu m’avait certes déjà valu de nombreuses déconvenues, mais le preux chevalier y reprendrait peut-être du service.
Les champs de bataille de l’enfance n’ont besoin que d’un décor et d’une âme aventureuse.
Mon regard s’évadait déjà vers la masse imposante du massif du Pilat. Papillon, je n’étais pas un modèle de concentration. L’évasion s’invitait dans mon imaginaire.
Je fus alors prié d’attendre dehors. Le jury s’était retiré pour délibérer. L’unique inconnue résidait dans la durée de la peine. J’ignorais que mon enfance allait basculer loin des miens et de la cité heureuse et familière qui m’avait vu grandir.
Sur le chemin du retour, le trio avançait avec lenteur. Désabusé, mon père traînait le chagrin d’un homme blessé.
Maman avait passé un bras protecteur autour de mes épaules. Parler ne pourrait qu’ajouter au désarroi général.
Fini le temps des cartables transformés en luge dans les pentes du rigoureux hiver Stéphanois, les caisses à savon dévalant les rues aux beaux jours et les rallyes sans fin de billes au goulu8 le long des trottoirs de la cité.
Les courses poursuites au pied de la grande tour de Beaulieu, le long des casiers à bouteilles des immeubles passerelles9, avec ma bande de garnements, attendraient les vacances.
Au pied du Pilat, les limites de notre territoire avaient pour noms, boulevard Karl Marx au sud, rue Pierre Blachon au nord, rue de la Convention à l’ouest et avenue de la Palle à l’est, savant mélange de philosophie, d’ingéniosité, de révolution et de religion.
À l’intérieur de ce quadrilatère si bien bordé, nous n’étions pas dérangés. Au-delà, c’était terra incognita.
De retour au 16e et dernier étage de notre immeuble en haut de la rue Pierre Blachon, accoudé au minuscule balcon vide ordures, je couvais ma ville de cœur d’un regard circulaire.
Plein ouest, les crassiers de Michon dessinaient un horizon minéral de pyramides jumelles surgies de la mine.
Je ne me lassais pas d’admirer cette ville atelier, berceau de tant d’inventions.
Le soleil déclinait, enflammant les toitures d’usines en dents de scie, témoins du travail des hommes.
À 18 heures, la sirène de Manufrance avait libéré sur toute la largeur du cours Fauriel, son flot de cols bleus.
Notre rue, affluent secondaire des champs Élysées Stéphanois canalisait ceux des ouvriers de Beaulieu qui ne s’attardaient pas dans les nombreux bistrots du cours.
Le soleil glissait ses rayons orangés derrière les crassiers du clapier. La ville se drapait de ses couleurs violines que la lueur des premiers réverbères transformerait bientôt en autant de guirlandes de dentelle scintillante.
Après un long conciliabule dans la salle à manger, auquel avec Christine, mon aînée d’un an et demi, n’étions pas invités, nos parents nous rejoignirent dans la cuisine où nous avions aménagé notre théâtre de Guignol10 sous l’évier.
Nos parents nous en avaient offert les marionnettes lors d’une sortie bouchon11 au quartier Saint-Jean du vieux Lyon. La maisonnée s’en amusait beaucoup, bien que l’exercice imposât de débarrasser les ustensiles de cuisine qui s’y trouvaient.
Mon régal guignolesque consistait à rouer de coups le gendarme en grossissant ma voix tout en roulant les « r » comme le faisait si délicieusement mon adorable grand-mère paternelle.
Christine applaudissait avant de me remplacer en Madelon pleine de bon sens ou en Gnafron bon vivant.
C’est ainsi que nous commentions les événements de notre quotidien en ignorant que ce jour-là, il y aurait beaucoup à dire…
Nos parents nous laissèrent achever la représentation, Christine improvisant avec malice une haletante requête de Madelon à Gnafron.
— Va vite dire à Guignol que le gendarme le cherche !
— Mais qu’est-ce qu’il a encore fait ?
— Tu sais bien comme il est. Il ne suit jamais les règles !
Enchaînement tout trouvé, nos parents applaudirent l’habile transition de leur fille, décidément très dégourdie.
Papa parla en premier.
— Vous connaissez Usson en Forez ?
Un silence surpris accueillit cette entrée en matière inattendue.
— Nous y passons lorsque nous rendons visite à tonton Vévé à La Chaise-Dieu.
— Chic ! On va y aller ? Je vais écrire à Josiane. On y couchera comme la dernière fois ? s’écria spontanément Christine dans sa hâte de revoir cette cousine aux 400 coups.
— On ira pique-niquer dimanche à Usson. Pour la Chaise Dieu, c’est promis, nous irons après la fin des classes, reprit mon père, désolé d’avoir suscité un excès d’enthousiasme.
Le chaud et froid n’était pas dans les méthodes de cet homme sincère et sans calcul.
Si j’avais compris l’objet de cette escapade dominicale, je n’en dis mot. Je laissais à mon père le soin d’annoncer la nouvelle.
Avec Christine, nous formions depuis toujours un duo inséparable dans les jeux, la complicité et cette solidarité de fratrie dans le secret, le mensonge et la confession lorsque les bornes étaient dépassées.
Papa entreprit de ne rien brusquer.
Mon père savait raconter. Il parvenait à captiver l’imagination dans un subtil mélange d’histoire, grande et petite.
— Usson en Forez s’appelait autrefois Iciomago. Relais sur la voie Bollène de César, ce fût au moyen âge une halte pour les pèlerins en route vers le Puy sur les chemins de Saint-Jacques.
— Compostelle ! m’écriais-je, tout heureux d’étaler mon peu de science.
— Oui, Compostelle. Vous savez, là-haut, les montagnes du soir marquent la limite des langues du nord et du sud, Oil et Oc.
C’est une marche, un passage. Les anciens y parlent encore l’Arpitan, un patois franco-provençal. C’est un vrai pays de légendes…
Le procédé était habile. La mise en bulle fonctionnait à merveille.
Son regard bienveillant allait de l’un à l’autre, à la recherche d’un signe d’approbation. Le chef de famille récupérait son sceptre.
Autodidacte, il tirait sa connaissance d’une insatiable curiosité pour ses racines, un trait de famille hérité et transmis.
Forézien de souche, papa avait accompagné très tôt son père, primeur, sur les marchés du haut Forez. Il s’était nourri de ces histoires de montagne où se mélangent peurs et vérités, croyances et supercheries. De là était né un goût immodéré pour l’histoire, passion partagée en famille.
Maman m’attira contre elle et m’embrassa.
— Tu es mon grand. Nous t’aimons si fort. Nous voulons ta réussite. Tu vas te faire de nouveaux copains.
La magie agissait. J’avais digéré l’information et m’étais détaché d’un contexte dont j’étais pourtant le point central et le fait générateur.
L’inquiétude était dissipée. Nous aurions pu en rester là.
Cette douce indifférence n’allait pas durer lorsque maman dit à Christine.
— Ma chérie, tu es l’aînée et nous ne pouvons pas imaginer ton frère sans toi.
Dégât collatéral, j’étais pris au dépourvu. Incrédule, je la regardais désespérément, ne sachant que dire. Christine n’avait pas mérité la pension.
Ses larmes jaillirent aussi vite que le mouvement d’enthousiasme manifesté plus tôt. Elle courut s’enfermer dans notre chambre. J’étais coupable et commençais à en payer le prix.
— C’est injuste ! Christine n’a rien fait. Laissez-la tranquille. Je suis assez grand pour me débrouiller tout seul !
Ma réaction fut sans écho.
Maman m’expliqua que l’on ne pouvait plus nous laisser seuls à la maison. Christine était très en avance sur son âge.
À 12 ans elle en paraissait 15, assortie des legs les plus subtils de la grâce maternelle et de la prestance de mon père.
Aussi, mes parents s’inquiétaient-ils, non sans raison, des regards insistants que ma sœur aimantait immanquablement à chacune de ses sorties.
Il m’arrivait moi-même de me tenir à distance, intimidé, lorsque nous descendions en ville par les allées du cours Fauriel.
Son béret rouge d’où s’échappaient de longues mèches blondes et ses bottines à talons hauts, n’étaient que la ponctuation d’une harmonie de courbes et de finesse.
À croiser son pas, les dames serraient plus fort le bras des messieurs et chaque coup de klaxon d’un conducteur distrait accentuait mes complexes de petit garçon maigrichon.
Elle était papillon quand je n’étais encore qu’une chrysalide.
La nature avait offert à Christine cette promesse inestimable qu’il lui faudrait très vite apprendre à dominer, la beauté.
Son caractère bien trempé tenait les distances et était l’assurance d’une protection rapprochée du gamin écervelé que l’on s’apprêtait à confier à l’esprit de la montagne.
Comment en vouloir aux parents alors qu’ils pensaient de bonne foi agir dans notre intérêt ?
Confusément je ressentais qu’ils n’avaient pas tort. N’avais-je pas trop souvent croqué la pomme de l’insouciance de ces années de rue ? L’estrade n’était-elle qu’une première marche vers la normalité ?
Seul, en définitive, l’entraînement de ma sœur dans cet inévitable exil me causait un réel remords.
L’odeur de l’aventure avait dissipé le goût amer de l’appréhension longtemps entretenue du pensionnat.
Les épouvantails n’effraient que les oiseaux de passage et je picorais depuis toujours avec avidité les sillons des songeries que réserve l’inconnu.
Lorsque maman me remit mon carnet de correspondance et me demanda de lire à voix haute le verdict de madame Lambert, je compris que le sujet était clos.
Trop livré à lui-même, Gérard ne parvient pas à se plier aux règles élémentaires de comportement et de discipline.
Des mesures ont été prises, en vain.
Ses résultats très décevants confirment une absence totale de concentration et une indifférence à l’autorité.
S’il dispose des aptitudes et des bases nécessaires pour poursuivre sa scolarité en classe supérieure, son placement en pensionnat nous paraît seul de nature à le recadrer.
L’autorisation inespérée de passage en cours moyen 2e année fut l’unique éclaircie de cette convoc’. Tout n’était donc pas perdu.
Cependant, une nuance sémantique m’avait échappé qui revêtirait bientôt toute son importance. Je quittais l’école publique pour l’école laïque.
Le saut dans le temps m’entraînerait dans l’univers d’une école rurale d’avant-guerre où rien ne s’opposait à la toute-puissance du maître.
La foi de l’école libre dite des curés marquait une frontière âprement surveillée. La barrière des saintes Écritures et des valeurs républicaines séparait encore les deux camps. Apprendre et croire ou comprendre pour espérer, telle était la question.
Bienfait de part et d’autre, sous l’encre de la plume naissaient encore pleins et déliés, apportant aux parents la fierté d’enfants appliqués et dociles.
L’usinage de l’enfance exige parfois de quitter le cocon familial. Usson serait ce creuset dont la trempe donnait à l’épée sa dureté, sa résistance et son énergie.
Né à minuit, j’étais un enfant de la nuit où silence et mystère conjuguent leurs secrets que l’imaginaire s’efforce de démasquer.
Minuit où tout s’achève et tout recommence, étiage égalitaire où le passé s’efface devant une page blanche.
Je resterais toujours ainsi, entre chien et loup, rêve et réalité, voyageur du temps en quête d’idéal et de liberté.
Aventureux et dissipé, tout était prétexte à l’évasion. Le monde réel était une salle d’attente ennuyeuse.
Changez le naturel, il revient au galop. Il m’arrive encore de rêver éveillé.
La transition qui s’engageait, des cités au pensionnat, serait lente, parfois douloureuse, souvent incomprise, bien que presque toujours justifiée.
La 1re année sera celle de la rupture, une douche écossaise entre naïveté et vérité, révolte et sanction. Ce sera aussi celle des principaux apprentissages des actes et de leurs conséquences.
La seconde forgera les caractères, débroussaillés de leurs illusions, opérant le tri de l’indifférence et de l’amitié. Elle marquera l’étape des choix pleinement assumés.
Enfin, la dernière année sera celle de l’émancipation. Ce temps brutal du deuil nécessaire pour franchir son rubicon12et filer vers son destin sans se retourner.
Il est un pays à l’écart, haut perché dans les montagnes du Forez, dont la seule évocation ravive un frisson depuis longtemps disparu.
Au petit matin du premier lundi de septembre 1963, le vieil autocar Chausson13 de la ligne de Saint-Étienne à Usson en Forez s’époumone à livrer dans les temps, son chargement silencieux.
La petite bande de pauvres diables, gagas14 en culottes courtes embarqués à l’aube dans la capitale du cycle et des armes15 et réfugiée sur la banquette arrière, s’est tue.
Le bourdonnement de ruche de la grande ville industrielle enfle déjà de l’écho de son labeur amplifié de celui de ses sept collines.
La route bleue16 se glisse par le nord dans la vallée du Furan17 jusqu’au débouché du grenier agricole de la vaste plaine du Forez. La Loire y paresse, majestueuse dans son jardin lumineux et jauni de cette fin d’été.
Le trajet était d’une heure et demie avec 2 arrêts, l’un à Saint-Marcellin en Forez pour embarquer les collégiens de ce paisible bourg du sud de la plaine, l’autre à Saint Bonnet le Château pour les y débarquer. La destination Usson, seule, nous était réservée.
Dès la sortie de Saint Marcellin en Forez, la route s’élève par paliers. Un univers collinaire et pastoral, semé de petites fermes d’élevage pour le lait et la viande, succède à la vaste plaine céréalière.
Issus du petit monde des cités HLM, nous sommes une douzaine de gamins, à genoux sur la banquette arrière et collés à la vitre sur cette sinueuse route départementale qui n’en finira plus de monter.
À l’arrêt du bourg médiéval de Saint Bonnet le château, célèbre pour les momies de sa collégiale, le car se vide de ses passagers.
Notre chauffeur est monté sur le toit où s’entassent valises, caisses et colis de toutes sortes que de rudes gaillards réceptionnent avant qu’un attroupement gesticulant et bavard ne se les partage.
Lorsque nous repartons, le car est à nous, silencieusement regroupés à l’arrière. Nous étions jusqu’alors les usagers d’une ligne régulière, nous voilà désormais l’unique raison de pousser plus loin.
L’aventure ne fait que commencer.
La plaine du Forez a disparu de notre horizon. Les habitations se font rares et les collines ne s’arrondissent plus mais s’arc-boutent en contreforts de la montagne dont nous pressentons l’imminence.
La masse sombre des monts du haut Forez se découvre en une longue ligne de crêtes qui s’impose au regard dès le col de Pichillon, ultime bosse sur la route d’Estivareilles, dernier village avant notre terminus.
À la sortie du bourg, la pente se durcit encore. Un long corridor de sapinières assombrit soudain l’atmosphère. Nous pénétrons dans le monde opaque et mystérieux des montagnes du soir.
Ni ciel ni horizon, Estivareilles a disparu dès les premiers virages.
Austère et sans retour, l’endroit se prête à l’embuscade18 et aux mauvaises rencontres. Le parfait alignement des douglas, de part et d’autre de la route, forme une phalange sans fond ni végétation.
Chacun retient son souffle et l’imagination s’emballe lorsqu’un grincement sinistre de la boîte de vitesses impose l’immobilisation de l’autocar qui paraît hésiter à s’aventurer dans ces lacets sans perspective.
Le moteur diesel a calé que supplée le cliquetis sinistre du frein à main. Plus rien ne bouge.
Le vertige de cet instant d’étale nous suspend dans un songe éveillé, angoissé, hors du temps. La forêt noire est un sas entre deux mondes.
Cette étrange sensation d’apesanteur se brise d’un juron de chauffeur suivi d’un rageur coup de première qui viennent à bout de l’obstacle.
La porte du Haut Forez s’entrebâille enfin. Une flaque de lumière blanche nous inonde. De vastes étendues d’herbe rase battues par le vent s’offrent au regard sans autre perspective qu’un horizon où ciel et terre fusionnent le long d’une ligne incertaine de collines et de nuages bas.
La vie reprend des couleurs au fond du car dans l’excitation de la fin du voyage. Le fier clocher de l’église Saint Symphorien accroche soudain l’horizon. Nous touchons au but.
De part et d’autre de la route se font face de hautes maisons mitoyennes de pierre grise. Leur alignement épouse la courbure de la chaussée, promue rue principale le temps d’une traversée de village.
Enfants des quartiers, la curiosité l’emporte encore sur le sentiment d’abandon qui pourtant, ne tardera pas à se manifester. À 10 ans, l’émotion précède le jugement.
Comment imaginer que ces premières sensations équivoques resteraient gravées jusqu’à me hérisser le poil près de soixante ans plus tard ?
Les essieux du vénérable autocar demandaient grâce sous les derniers coups de boutoir d’une boîte de vitesses qui se raclait la gorge.
Dans un dernier effort, l’ancêtre de chez Chausson, répondant au doux surnom de nez de cochon, s’immobilisa avec un ultime grognement au pied de la croix de mission à l’entrée de l’école19.
Ce n’est rien de dire que nous étions attendus. Il était 8 h 30, la rentrée des classes avait mobilisé le ban et l’arrière-ban des familles. Cette cohue bigarrée, emmitouflée et bruyante de cris et de pleurs mélangés trouvait dans notre arrivée un dérivatif fort à propos.
Le car fut rapidement entouré d’un attroupement de villageois curieux et endimanchés comme il se doit à la campagne un jour de rentrée des classes.
Un énergique petit bonhomme avait escaladé les marches du car avec une surprenante agilité. Il émergea, lui aussi costume-cravate, près du chauffeur au milieu du couloir. C’est ainsi que nous apparut le directeur, intimidant, vif, inattendu.
— Bonjour, je suis monsieur Maubert, votre directeur. Je vais faire l’appel. À votre nom, vous descendrez, prendrez votre valise et resterez auprès de Monsieur Maillard, votre chauffeur ! Rien d’autre, nous apprendrions très vite qu’il ne répétait jamais deux fois.
Dix garçons et deux filles de la ville firent donc le spectacle en descendant du car.
À mille mètres d’altitude dans le haut Forez, la fraîcheur des matinées de septembre n’est pas une légende. Court vêtus, pour la plupart d’entre nous, la solution était restée dans la valise…
Tout juste descendue du car, notre petite troupe s’agglutine près des bagages. L’attention portée aux voyageurs est retombée.
Nous nous engageons sous un préau venteux puis débouchons dans une cour ensoleillée qui longe plein sud un grand bâtiment flanqué de deux petites ailes perpendiculaires, à l’est et à l’ouest.
En contrebas se détache la visitation, une grande bâtisse de pierres, couronnée d’un clocheton surmonté d’une croix.
L’école libre, théâtre de futurs exploits et l’école laïque ne se quittent pas des yeux.
Plus loin, vers le sud s’étale une petite plaine marécageuse où coule un ruisseau dont le seul nom de Chandieu évoque des secrets aux parfums oniriques qu’il me tarde déjà de respirer. Les forêts de sapins encadrent la carte postale.
À peine le repérage circulaire est-il achevé que des sifflotements interrompent mon état des lieux. Christine est derrière moi, tenant en respect trois audacieux venus lui proposer de porter sa valise.
Consciente de ses avantages, elle maîtrise déjà l’art cruel de la séduction. D’instinct et sûre de son pouvoir, elle fixe un enjeu sans échappatoire.
— Non merci ! Mais nous pourrions devenir amis et j’espère que vous serez gentils avec mon frère.
Serge, le dandy de la bande dépassait tout le monde d’une tête et sa longue chevelure blonde était un attribut décisif pour le distinguer de ses comparses, simples faire-valoir. Les trois avaient 13 ans et étaient internes en classe de certificat d’études.
— Pas de problème avec nous. On est là pour vous aider. Ici, à l’internat, il vaut mieux se faire des copains répond le grand blond.
Cette rencontre résumait le nouveau monde où nous venions d’atterrir. Les faveurs ont un prix. Je me retrouvais momentanément assuré tous risques.
Les dortoirs occupent le 2e étage. Christine a rejoint l’aile ouest. Les garçons, quatre fois plus nombreux, sont regroupés dans la partie centrale. Les lits de fer à barreaux s’alignent sur 4 rangées. Derniers arrivés, derniers servis, les passagers du car s’installent sur les rangs du milieu.
— Dépêchez, dépêchez, on vous attend dans la cour pour le rassemblement !
Mademoiselle Plagnial, notre surveillante, frappe des mains. Les valises disparaissent sous les lits, à peine ouvertes, déjà fermées.
Mon entraînement annuel en colonies de vacances bretonnes me procure un avantage décisif. Je suis le premier à m’engouffrer d’un bond dans la descente d’escaliers.
La chance me quitte à la réception de mon second saut sur le palier du 1er étage, nez à nez avec le petit homme, maître des lieux.
Stoppé net, agrippé par le cou, je prends ma première leçon.