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Après des années de vie commune, Eliseu et Ana décident de prendre une pause, épuisées par de nombreux conflits. Pendant ce temps de réflexion, Eliseu rencontre Pierre, et une amitié profonde et sincère naît entre eux, tandis qu’Ana se laisse emporter par l’amour naissant qu’elle éprouve pour Iris. Alors qu’Eliseu recherche la paix, son passé tumultueux refait surface, la poussant à fuir encore une fois. Pierre devient alors son refuge, lui offrant protection et tendresse pour affronter ses anciens démons. Au cœur de ces émotions et relations complexes, Eliseu pourra-t-elle se détacher d’Ana et découvrir un nouvel épanouissement dans cette amitié ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Professeur de lycée et enseignante de yoga depuis plusieurs années,
Ysa Belaenden explore dans ses œuvres les moments décisifs de la vie de personnages ordinaires. Après "La force de l’ange et Le pardon", publiés aux éditions Le Lys Bleu en 2023, elle revient avec ce troisième ouvrage qui aborde la transformation personnelle et les choix qui façonnent nos destins.
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Ysa Belaenden
L’éveil
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ysa Belaenden
ISBN : 979-10-422-4356-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Cher ami lecteur,
Qu’attendez-vous d’un roman, lorsque vous le choisissez ? Qu’il vous emmène faire un beau voyage, qu’il vous fasse réfléchir peut-être ou tout simplement que vous vous identifiiez avec un des personnages ? C’est le souhait de tout écrivain…
Un auteur s’attache aux personnages qu’il crée par petites touches et parfois, il lui est difficile de faire un choix final, surtout lorsqu’il s’agit d’une famille avec laquelle l’auteur a noué des liens intimes, difficiles à briser, qu’il retrouve à chacun de ses romans…
Comme une mère le ferait pour ses enfants, je n’ai pu avantager un personnage aux dépens d’un autre. Je vous propose quelque chose que vous n’avez peut-être jamais expérimenté : je vous propose deux épilogues ; à vous de décider en votre âme et conscience quelle fin choisir. Si vous le désirez, je lirai avec joie votre décision si vous m’écrivez sur ma page d’auteur Facebook à Ysa Belaenden. Votre ressenti m’importe énormément…
Alors, à présent, c’est à vous de jouer ! Bonne lecture.
Votre dévouée auteure,
Ysa Belaenden
PS Votre choix sera peut-être le mien finalement… Vous le découvrirez en retrouvant les personnages de ce roman dans mon prochain ouvrage !
À très bientôt !
La Vie est faite de choix.
Si tu écoutes ton cœur,
tous les chemins que tu emprunteras
te mèneront tôt ou tard à l’Éveil.
L’Erreur n’existe pas…
Y. Belaenden
Elle baissa la tête juste à temps pour éviter l’assiette qu’Ana venait de lui lancer de toutes ses forces en pleine figure. Furieuse, sa compagne s’était saisie d’une pile en cours de séchage sur l’évier de leur coin cuisine et menaçait d’en lancer d’autres à tout moment. C’en était trop cette fois. Eliseu était arrivée à un point de non-retour. Elle courut se réfugier dans leur chambre, enfila à la hâte un maillot et un short sur son maillot de bain, mit ses chaussures de marche et quitta l’appartement en laissant la porte se refermer derrière elle.
Elle sentit les clés au fond de sa poche. Tout irait bien, elle reviendrait plus tard, quand Ana serait calmée. Elle était devenue folle ! Elle aurait pu la blesser si elle ne s’était pas retournée au bon moment et n’avait pas deviné ses intentions.
Il y avait une sacrée pile, pensa Eliseu, apeurée. Elle aurait sans nul doute fini par atteindre sa cible : moi ! Cela fait juste une semaine que nous sommes ici, à Samoëns et la tension entre nous est devenue palpable. Vivre à deux sous le même toit est désormais impossible !
Elle était bouleversée et essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées qui allaient en tous sens. Elle marcha d’un pas vif. Le soleil dardait ses rayons en cette après-midi de juin et les rares passants qu’elle croisa portaient chapeau et lunettes de soleil. À cette altitude, les rayons pouvaient être traîtres. La plupart des touristes étaient encore au bord du lac ; ils se prélassaient au soleil ou terminaient une multitude d’activités proposées par la station aux vacanciers et aux habitants à l’année : rafting sur le Giffre, marche, natation au lac Bleu ou à la piscine, tennis, VTT… Ce bourg de Haute-Savoie d’environ 2500 habitants voyait sa population multipliée été comme hiver, grâce à son domaine skiable du grand Massif reliant Samoëns à Flaine, Les Carroz, Morillon et Sixt-Fer-à-Cheval.
Elle prit la direction du Giffre qu’elle suivit pendant quelques minutes. Heureusement, dans sa fuite, elle avait pensé à emporter son petit sac à dos qui contenait toujours son kit de survie : gourde, barre de céréales, serviette et un peu d’argent. Cependant, dans sa précipitation, elle avait oublié son téléphone sur la table de la salle à manger ainsi que son sac à main. Elle ne pourrait pas aller bien loin sans ses papiers…
Bah, pensa-t-elle, je vais essayer de trouver un coin tranquille au bord de l’eau et m’y rafraîchir. Il faut que je m’éclaircisse les idées, ça ne peut plus durer ainsi… Pourquoi un tel geste ? Pourquoi une telle violence ?
Perdue dans ses pensées, elle ne voyait rien du paysage splendide qui l’entourait. Le Giffre charriait toute la neige fondue des sommets environnants et descendait vers la vallée, rugissant et bondissant sur les pierres et les galets polis par le passage de cette eau cristalline. La cascade devant laquelle elle venait d’arriver était gonflée de toute cette eau neuve. Elle dévalait la pente, coupant la forêt de sapins en deux. Des choucas s’échappaient des cimes en croassant tandis que des hirondelles de retour de leur long voyage hivernal s’amusaient à voleter au-dessus des eaux tumultueuses tout en plongeant de temps à autre pour s’y désaltérer. Elle repéra une souche, un peu plus bas, qui semblait l’inviter à s’y reposer. Elle poussa un soupir tout en s’asseyant. L’endroit était calme et désert, à l’écart du chemin de randonnée qu’elle suivait en direction de Sixt-Fer-à-Cheval. Elle ouvrit son sac et prit la serviette qu’elle posa à côté d’elle. Elle se déchaussa et trempa un orteil timide dans le torrent. Glaciale ! L’eau était glaciale ! Elle essaya à nouveau et cette fois, elle en apprécia toute la fraîcheur. Elle y glissa un pied, puis l’autre et bientôt elle eut de l’eau jusqu’aux genoux. Bien calée sur cette souche, les pieds posés sur le lit du torrent, elle caressa l’eau du bout des doigts. Elle coulait, puissante et sereine. Rien ne semblait arrêter sa course intrépide vers la vallée. L’endroit était magique. Elle sentit le calme lentement revenir en elle. Au-dessus d’elle, le soleil régnait en maître sur un ciel d’un bleu limpide. Dans une telle harmonie, elle perçut le caractère incongru de leur dispute de cette après-midi. Elle soupira de nouveau. La nature lui donnait une explication, simple, évidente : elles n’étaient plus en harmonie, le temps était venu de se séparer. Serait-ce une séparation définitive ? Une pause, pour mieux repartir ? Elle était incapable de répondre. Le temps apporterait la réponse, un jour. Elle ferma les yeux tout en laissant l’eau couler entre ses doigts ouverts. À présent, elle se sentait prête à revenir sur ce qu’il s’était passé entre elles…
Elle avait rencontré Ana à l’université de Rio, alors qu’elle entamait des études d’art plastique. Elles avaient formé une équipe avec une autre amie et avaient travaillé sur un projet commun. Eliseu avait dû quitter le pays précipitamment et seule Ana avait pu mener à terme ce beau projet. Elle l’avait rejointe à Vila Verde, au Portugal, dès la fin de ses examens. Ses adieux avec sa famille n’avaient pas été faciles, mais l’amour qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre était plus fort que tout. Leur vie à deux commençait là, à Vila Verde, dans la maison du grand-père d’Eliseu, Joao, et personne ne pourrait les séparer désormais. Ana avait été accueillie chaleureusement par la famille d’Eliseu : Joao, d’abord, puis Manuel et Marie, sa nouvelle compagne.
Ana les avait rencontrés rapidement, car ils étaient venus de France afin de célébrer les quatre-vingt-dix ans de Joao, le père de Manuel. Cependant, ce dernier s’était éteint paisiblement dans son sommeil, le soir même de la fête et Manuel ainsi que Marie avaient prolongé leur séjour au Portugal afin d’organiser les obsèques puis gérer la succession de l’aïeul. Ana l’avait soutenue dans ces épreuves. Eliseu était très attachée à ce grand-père qu’elle aurait tant aimé connaître davantage.
Puis, elles avaient rejoint Manuel et Marie en France, chez eux. Les affaires marchaient bien pour Manuel qui leur proposa alors de s’occuper de La Guinguette, sa dernière acquisition.
Manuel était propriétaire d’un salon de thé, baptisé Em Casa, et d’un hôtel juste à côté, qu’ils avaient nommé Chez Joao, en mémoire de l’aïeul défunt. EmCasa était tenu par Manuel aidé de sa fidèle assistante : Louisette, tandis que l’hôtel était complètement géré par Claire, la cadette des filles de Marie. L’hôtel était relativement récent encore, mais il affichait bien souvent complet. Le salon de thé ne vendait que des produits portugais et proposait des animations à caractère lusophone qui attiraient une communauté de plus en plus importante. Marie devait bien souvent mettre la main à la pâte, notamment lors des semaines lusophones.
Ana n’avait pas hésité une seconde et avait mis toute son énergie pour épauler Eliseu au quotidien. La Guinguette était un établissement situé à l’intersection de deux grandes rivières : la Lys et la Deûle. Il se situait sur la commune de Deûlémont, paisible village proche de la frontière belge. Elle pensa à tous ces efforts qu’elles avaient dû fournir. C’était un ancien bar qui avait grand besoin d’être remis au goût du jour.
Tout était à revoir, songeait Eliseu. La décoration, l’isolation et surtout créer des évènements qui attireraient une nouvelle clientèle, plus jeune. Il fallait amener un second souffle au lieu. La Guinguette se trouvait près d’un petit port de plaisance qui leur avait plu au premier coup d’œil. Rien à voir avec Rio ou Porto, bien sûr, mais l’endroit était charmant, pittoresque. Il y avait toujours des promeneurs à pied ou à bicyclette et les plaisanciers avaient besoin d’un lieu pour se poser sur la terre ferme : La Guinguette serait là pour eux d’abord.
Déjà trois ans, songea-t-elle tout en savourant la chaleur du soleil sur son visage. Trois ans à travailler tous les jours, à réfléchir à de nouveaux projets, à se démener pour promouvoir notre bébé…
Eliseu ne regrettait rien et se repassait le film de ces trois années qui avaient filé si vite en compagnie d’Ana. Ana et ses idées encore plus farfelues que les siennes… L’ouverture de la location de pédalos, puis de bateaux à moteur, la crêperie l’hiver qui devenait bar à glaces l’été, les concerts le week-end et ces derniers mois, Eliseu avait eu l’idée de rénover les deux étages du bar afin d’y accueillir quelques touristes de passage. En bref, faire de La Guinguette un gîte d’étape pour les nombreux cyclistes et randonneurs. Elles aménageraient le premier étage d’abord, soient trois belles chambres et si les affaires marchaient bien, elles s’attaqueraient au second avec la possibilité de créer trois chambres plus modestes en mansarde. Eliseu était bien la digne fille de Manuel : l’esprit toujours en alerte, les idées lui venaient naturellement, mais…
Depuis peu, Ana s’essoufflait. Elle avait perdu son entrain, sa belle humeur, toujours joyeuse. Eliseu l’avait surprise maintes fois, le regard perdu, l’air triste et résigné. Elle s’était inquiétée et avait tenté d’en savoir davantage, mais Ana avait refusé de répondre, affichant de nouveau son sourire forcé. Ana s’éveillait souvent la nuit à présent. Pour ne pas réveiller sa compagne, elle se levait et descendait sans bruit dans la cuisine.
Que diable pouvait-elle y faire ? se demandait Eliseu qui prétendait dormir pendant ce temps. Une distance s’installait entre elles et si elle ne réagissait pas, elle risquait peut-être de la perdre.
Marie avait remarqué le changement d’humeur d’Ana et en avait parlé à Eliseu. Pourquoi ne pas prendre des vacances à deux, loin du bar ? Elles l’avaient plus que mérité. Deux ou trois semaines à la montagne ? Marie connaissait Samoëns, un joli village de Savoie où elle avait souvent séjourné lorsque ses filles étaient encore petites et elle gardait un excellent souvenir de cet endroit. Eliseu en avait parlé à Ana. Cette dernière s’était montrée réticente. Il lui semblait impossible de quitter La Guinguette plus d’une journée. Cet endroit était devenu son refuge, sa maison. Elle s’y était recréé un nid, loin du Brésil et de sa famille qui lui manquait tant. Eliseu n’avait pas insisté, mais quelques semaines plus tard, Ana avait commencé à maigrir et à ne plus réussir à dormir.
Elle déambulait dans le bar, de jour comme de nuit, toujours occupée : une table à dresser, un comptoir à nettoyer, un frigo à remplir, le sol à aspirer… Elle n’arrêtait plus. Que lui arrivait-il ? Ana s’enfermait dans un mutisme désagréable qu’Eliseu rompait de plus en plus difficilement. Le burn-out n’était pas loin…
Un matin, n’y tenant plus, Eliseu avait rempli deux sacs de voyage qu’elle avait mis dans le coffre de leur voiture et elle avait appelé Manuel et Marie à la rescousse. Ensemble, ils avaient réussi à convaincre Ana que des vacances au grand air de la montagne lui feraient du bien. Manuel s’occuperait du salon de thé pendant que Marie, aidée de Léa, sa plus jeune fille veilleraient sur La Guinguette pendant leur absence.
Léa venait de quitter un travail ingrat et peu rémunéré et s’enthousiasmait à l’idée de tenir le bar quelques jours avec sa mère. Max, son compagnon, la rejoindrait tous les soirs. Il y avait de quoi se loger au premier étage. Marie n’avait plus classe en ce mois de juin et aimait beaucoup l’ambiance qui régnait à La Guinguette. Elle n’était qu’à vingt minutes de la maison et ferait la route tous les jours sans souci.
Eliseu retira son t-shirt et s’allongea sur la serviette qu’elle avait apportée. Le visage posé sur les avant-bras, elle sentit ses jambes sécher lentement sous la caresse du soleil. Elle huma l’odeur émanant du sol. Une senteur riche, un mélange agréable de terre humide et d’herbe fraîche, vivante. Si différent de l’odeur familière qu’elle pouvait sentir sur la plage, près de Rio, lorsqu’elle y vivait encore… Elle ne regrettait rien de son passé brésilien. Contrairement à Ana, elle avait définitivement tourné la page. Elle n’y retournerait plus, à moins d’y être obligée.
La France était le pays de son père et elle s’y sentait bien.
Le Portugal me plaît aussi, pensa-t-elle. J’aime beaucoup la villa que grand-père m’a laissée. En fait, conclut-elle, je pourrais être heureuse partout avec un travail qui me plaît et l’amour de ma vie, bien sûr. L’amour de ma vie… Qui est-ce ? Est-ce réellement Ana ?
Sa tête, posée sur ses avant-bras, se faisait de plus en plus lourde, son esprit s’embrumait, bercé par le chant régulier de la cascade toute proche. Ses membres se détendirent tandis que sa respiration se faisait plus lente. Eliseu s’assoupit et se mit à rêver aussitôt.
Elle se trouvait près d’une rivière, face à la montagne majestueuse. Une forêt de sapins l’entourait. Le soleil lui caressait les épaules avec délicatesse et des oiseaux tout proches gazouillaient, perchés sur les branches les plus basses. Était-ce un rêve ou la réalité ? Ne se trouvait-elle pas déjà dans un tel endroit ? Il lui semblait que l’herbe était plus verte, le ciel plus bleu… Bizarre… Dans ce songe, une voix douce vint lui chuchoter à l’oreille :
« Eliseu, mon enfant. N’aie pas peur. C’est moi, Fatima…
— Grand-mère ? C’est bien toi ? lui demanda Eliseu heureuse de l’entendre à nouveau. Cela fait si longtemps ! Tu m’as retrouvée, ici, à Samoëns ?
— Je ne t’avais pas perdue, ma petite-fille. Tu sais que je ne suis jamais bien loin. Je veille sur toi, mon petit.
— Mais tu ne m’as pas parlé depuis mon arrivée en Europe. Pas un mot à Vila Verde ni à Deûlémont… Pourquoi ce silence ? lui reprocha Eliseu.
Fatima marqua une pause avant de lui répondre. Était-elle autorisée à lui parler de son quotidien de… fantôme ? Ne devrait-elle pas rendre des comptes là-haut ensuite ?
— Tu sais reprit-elle doucement, j’ai vu que tu te débrouillais bien sans moi : au Portugal, puis en France. Ma présence ne t’étaitplus nécessaire, voilà tout…
Eliseu lui adressa un sourire dans son sommeil. Elle avait compris. Après tout, Fatima était sa grand-mère, bien sûr, mais il s’agissait d’une grand-mère un peu spéciale… De celles qui vous parlent au plus profond de votre cœur quand vous en avez réellement besoin. Et Eliseu avait ressenti bonheur et joie durant ces trois dernières années… Jusqu’à récemment… Fatima lui caressa le front délicatement et poursuivit :
— Je suis venue te voir, car j’ai senti beaucoup de tristesse et de désarroi en toi. Tu es arrivée à un tournant décisif de ta vie, ma chérie… Regarde ce torrent : il est rempli de virages et d’obstacles sur son passage. Cependant, il est le plus fort et continue sa course. Tu seras plus forte que ces obstacles, mon petit. Écoute ton cœur, toujours.
— Je vais suivre tes conseils, grand-mère chérie, répondit Eliseu apaisée. C’est Ana qui m’inquiète en ce moment et…
— Je sais mon petit, l’interrompit Fatima. Elle aussi est arrivée à un tournant de sa vie. La vie n’est pas un lac tranquille, mais bien souvent, elle ressemble à ce torrent… écoute ton cœur, Eliseu… Je veille sur toi. Je reviendrai bientôt…
— Grand-mère ! Non ! Ne pars pas déjà, je t’en prie ! J’ai besoin de toi, protesta Eliseu.
— À très bientôt, mon tout-petit » entendit-elle encore puis le chant du torrent reprit de plus belle.
Eliseu ouvrit les yeux et s’étira. Elle s’était endormie sur l’herbe, bercée par le son régulier du torrent et Fatima lui avait parlé de nouveau ! Elle n’était plus seule. Elle se remémora les paroles échangées avec sa grand-mère et se redressa. Elle allait écouter son cœur… Promis ! Mais d’abord, il lui fallait avoir une vraie conversation avec Ana. Elle remit son sac sur le dos et rebroussa chemin.
Ana était stupéfaite. Pourquoi avoir lancé cette assiette à la tête d’Eliseu ? Pourquoi une telle violence à l’égard de celle qu’elle aimait le plus au monde ? Que lui avait-elle donc fait ? Elle pensa à leur dernière conversation, très banale. Eliseu lui avait dit qu’elle avait envie d’aller manger une glace en ville et qu’ensuite, elle pensait aller se baigner au bord du lac bleu, à Morillon. Alors, pourquoi avoir réagi de la sorte ? Depuis une semaine qu’elles étaient à Samoens, elle s’était sentie incapable de prendre une initiative. Perdue, loin de ses repères, elle avait suivi Eliseu dans toutes ses décisions… était-ce cela qu’elle ne supportait plus ?
Hébétée, Ana se regarda dans le miroir de la salle de bain. Qu’avait-elle fait ? Était-elle devenue folle ? Ses mains avaient-elles agi de leur propre initiative ? Elle les regarda un instant… Ses ongles étaient trop longs, cassés sur les côtés, l’intérieur de ses mains était crevassé, la peau était toute sèche, prête à craquer…
Elle se regarda à nouveau dans le miroir.
« Miroir, gentil miroir, dis-moi ce qu’il se passe. Qu’est-ce qu’il ne va plus ? » lui demanda-t-elle, perdue.
Celui-ci lui renvoya un visage livide, aux joues creusées. Ses yeux, cernés d’un demi-cercle noirâtre, lui dévoraient le visage. Ses longs cheveux noirs défaits entouraient un visage triste et contrastaient avec la blancheur de son teint. Elle se retint au lavabo pour ne pas tomber. Quelle tête ! pensa-t-elle, effrayée à la vue de ce fantôme. Une douche me fera du bien. Peut-être que l’eau m’éclaircira les idées.
Elle se dévêtit et se glissa dans la cabine de douche. Elle sentit bientôt l’eau bienfaisante couler sur elle, l’envelopper d’un rideau protecteur. Apaisée par cette douce chaleur, son corps se détendit peu à peu.
Et soudain, ce fut comme si une digue se rompait en elle : doucement, les premières larmes vinrent lui brouiller la vue, avant de se mélanger à l’eau de la douche. Elle se laissa aller. Pleurer lui faisait du bien. Elle retenait en elle toute cette douleur depuis si longtemps… Le barrage avait craqué, et les flots se déversaient à présent, puissants et inépuisables, lui semblait-il.
Au bout d’un temps qui lui parut une éternité, elle referma le robinet et s’entoura d’un drap de bain moelleux. Avant de pouvoir répondre à ses questions, elle devait d’abord s’occuper d’elle. Si elle ne le faisait pas, qui le ferait ? Elle s’installa dans le fauteuil en rotin qui se trouvait à côté de la douche et commença à se couper les ongles avec toute la concentration dont elle était capable.
« Être ici et maintenant, ne pas penser à autre chose », s’efforça-t-elle de se répéter. Son corps était apaisé. Qu’en était-il de son esprit ? Concentrée sur ses ongles puis sur ses longs cheveux ondulés qu’elle brossa avec application, elle sentit le calme s’installer durablement en elle. Elle avait besoin de prendre soin d’elle, de se retrouver, tout simplement. Le reste suivrait, elle en était certaine à présent. Elle était en train de s’habiller dans la chambre quand elle entendit Eliseu rentrer. Elle se précipita dans la salle à manger pour la retrouver.
« Eliseu, je suis vraiment désolée… » commença-t-elle embarrassée.
Eliseu s’approcha d’elle, bouleversée. Ana lui paraissait si fragile et si belle…
Elle lui souleva le menton avec délicatesse et fixa son regard dans le sien. Elle y lut beaucoup d’inquiétude et d’interrogations.
Elle posa les lèvres doucement sur son front tandis qu’Ana se serrait contre elle. Eliseu laissa glisser une main le long de son dos encore humide et le caressa lentement.
Elle pouvait entendre le cœur d’Eliseu battre tout contre le sien. Elle releva la tête et embrassa Eliseu tendrement. Leurs mains commencèrent à jouer avec leurs vêtements tandis que leurs lèvres se cherchaient.
Bientôt, mues par un désir commun, elles se faufilèrent entre leurs draps frais et se blottirent l’une contre l’autre. Corps contre corps, lèvres scellées, elles ne formaient plus qu’un de nouveau.
Bien plus tard, lorsqu’elles eurent rassasié leur faim de l’autre, Eliseu lui chuchota à l’oreille :
— Ana… Tu sais que tu t’es trop donnée dans cette aventure. Tu t’es oubliée, quelque part…
— Peut-être, répondit Ana, tout en caressant la cuisse bronzée de sa compagne, ça me plaisait tellement de te voir heureuse à La Guinguette. Toutes ces idées qu’on a eues et qu’on a pu réaliser, c’est fantastique.
— Oui, c’est vrai, approuva Eliseu, répondant à ses caresses par d’autres. Mais tu t’es négligée, tu as trop donné, Ana. Il faut que tu t’écoutes davantage…
— Mais, si tu m’aimes, cela me suffit. Enfin, peut-être ? ajouta-t-elle en repensant à ses larmes récentes. Elle l’interrogea du regard.
Eliseu la regarda au fond des yeux, remplie d’amour, et lui répondit doucement :
— Tu t’es regardée dans un miroir ? Tu as vu comme tu as maigri, ma chérie ? Tu n’es plus que l’ombre de toi-même. J’aime Ana, l’excellente étudiante en arts plastiques, celle qui aime rire et profiter de la vie. Pas celle qui ne dort plus et qui ne pense qu’à travailler jour et nuit…
À ces mots, Ana se retourna, mais Eliseu reprit avec plus de tendresse encore, tout contre son dos :
— Si tu continues ainsi, tu vas vraiment tomber malade, Ana. C’est comme si tu ne t’aimais plus. Ton corps te donne des signes qu’il faut regarder et comprendre. Tu sais, grand-mère est venue me parler tantôt, ajouta-t-elle.
Ana se retourna vers elle à ces mots :
— Ah bon ? Cela faisait longtemps, dis donc. Tu dois être contente de l’avoir vue ?
Ana connaissait l’existence des grands-parents d’Eliseu. Celle-ci lui avait expliqué leur rôle déterminant dans sa vie. Ils étaient un peu comme les anges gardiens de la famille et se manifestaient seulement lorsque cela devenait nécessaire.
Si Fatima est apparue à Eliseu, c’est qu’elle en avait grand besoin, songea Ana. Eliseu ne va pas si bien non plus, donc ! conclut-elle.
Elle se tourna vers sa bien-aimée :
— Écoute, si tu veux, on pourrait peut-être faire une pause toutes les deux ? J’avoue que je ne sais plus trop bien où j’en suis… J’aime ma vie auprès de toi, mais quelque chose s’est rompu en moi… Je ne peux pas t’en dire davantage, j’en suis désolée… Je ne le sais pas moi-même.
Eliseu la prit dans ses bras à nouveau et enfouit son visage dans ses beaux cheveux si noirs et si doux avant de lui répondre :
— Ça va être difficile, mais je crois aussi que c’est ce que nous devrions faire. On a besoin toutes les deux d’un temps pour réfléchir. Ce sera sans doute pour mieux repartir, ajouta-t-elle en l’embrassant à pleine bouche.
Quelques heures plus tard, alors qu’elles se promenaient main dans la main au bord du lac, elles reprirent leur conversation :
— Tu connais la Bretagne ? demanda Eliseu.
— Non, aucune idée. J’aime bien ici, tu sais, s’empressa-t-elle d’ajouter, inquiète de quitter ce lieu enchanteur.
— Si tu es d’accord, il nous reste deux semaines de vacances avant de remonter dans les Hauts de France. Que dirais-tu que j’aille en Bretagne pendant que toi, tu resterais dans notre location, ici, à Samoëns ?
Ana lui serra la main.
Rester seule ici ? comment vais-je me débrouiller ? je ne vais pas m’ennuyer ? pensa-t-elle prise de panique.
— Heu… réussit-elle à articuler.
— Ana, tu parles le français aussi bien que moi à présent, même mieux je crois, ajouta-t-elle en lui souriant. Et puis, tu aimes Samoëns, non ?
— OK, capitula Ana en soupirant. Tu vas me manquer, mais tu as raison. Tu as besoin de liberté et moi, besoin de me retrouver… Prends la voiture. Ici, je n’en ai pas besoin et, de toute façon, il y a le bus si j’ai envie de me promener dans la région.
Eliseu l’étreignit un instant qui leur parut hors du temps puis elles reprirent leur promenade tranquillement.
C’était décidé. Demain, Eliseu partirait pour la Bretagne. Elle traverserait la France d’est en ouest. Elle avait soudain soif de découvrir ce beau pays qui était un peu devenu le sien. Marie lui avait souvent parlé de son amie d’enfance, Catherine, qui habitait Plouescat, dans le Finistère. Eliseu était quasi certaine qu’elle l’accueillerait à bras ouverts. Catherine était une Bretonne dans l’âme et prendrait plaisir à lui faire découvrir les plus jolis coins de sa région.
Elle l’appellerait ce soir.
L’itinéraire sur son GPS indiquait 10 heures de trajet pour arriver à Plouescat où Catherine l’attendait avec plaisir pour le dîner. Elle quitta Samoëns vers 8 h. Un lundi matin, elle espérait ne pas rencontrer trop de circulation sur la route. Arrivée à Cluse, elle rejoignit l’autoroute. Elle régla sa radio et commença à chantonner, accompagnant la chanson qu’elle entendait sur les ondes. Il faisait beau, la voie était dégagée. Elle se sentait heureuse : elle était en vacances ! Pourquoi s’inquiéter davantage ?
D’un naturel optimiste, un sentiment puissant de liberté toute neuve l’envahit. Tout était possible. Elle avait la jeunesse pour elle, la santé et pourquoi pas aussi la beauté !
Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur et se sourit à elle-même. Une frimousse bronzée et parsemée de taches de rousseur sur le nez lui rendit son sourire. Deux yeux en amande, couleur noisette la regardaient, amusés. Elle se sentait pleine de vitalité et d’espoir.
Le matin d’un nouveau départ ? pensa-t-elle. Ana se débrouillera sans moi, c’est certain. Deux semaines dans une vie, ce n’est pas grand-chose, mais c’est parfois suffisant pour un retour sur soi-même et pour faire le point. En plus, après les Alpes, je vais découvrir une nouvelle région de France dont on m’a déjà tant parlé : la Bretagne et ses côtes découpées, ses îles si nombreuses, ses menhirs, ses légendes…
Elle se prit à rêver tout éveillée à cette belle région de France.
Vers midi, elle s’arrêta sur une aire d’autoroute pour refaire le plein d’essence et dévorer le pique-nique qu’Ana lui avait préparé avec amour. Elle lui envoya un SMS pour la remercier et lui donner de ses nouvelles : elle se trouvait à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand, à un peu plus de 6 h de Plouescat. Catherine travaillait et elle ne serait pas libre avant 19 h. Eliseu ne voulait pas arriver trop tôt afin de ne pas la déranger. Elle avait été adorable au téléphone, heureuse de l’accueillir le temps qu’elle souhaiterait.
Elle vivait seule à présent, car ses trois enfants avaient leur propre vie, loin de la maison familiale. Eliseu lui tiendrait compagnie et elle lui avait déjà proposé des excursions dans le Finistère et aussi dans le Morbihan qu’elle connaissait très bien pour avoir travaillé longtemps à Carnac.
Elle lui ferait découvrir les mégalithes, Auray, le joli bourg proche de Sainte-Anne d’Auray qui était lui-même un centre de pèlerinage reconnu dans le monde des chrétiens. Elle avait également mentionné l’Île aux Moines ainsi que Vannes, la ville préfecture. Vannes possédait un centre-ville ancien qui débouchait sur un joli port méritant le détour selon elle. Elle semblait intarissable sur le sujet !
Tant de belles choses à découvrir, se réjouit Eliseu tout en quittant l’aire de repos.
Elle mit son clignotant à gauche pour s’insérer sur l’autoroute. Tout en accélérant, elle appuya sur la pédale d’embrayage afin de passer la cinquième.
C’est alors qu’elle comprit que quelque chose n’allait pas. Elle eut beau enfoncer le pied droit sur la pédale, celle-ci restait coincée et rien ne se passait : impossible de changer de vitesse ! Eliseu sentit un vent de panique la saisir. En panne ! Sa voiture était en train de la lâcher, ici sur l’autoroute ! Au milieu de nulle part ! Comment était-ce possible ? Elle l’avait bien fait réviser avant leur départ, comme leur avait conseillé son père, Manuel. Tout allait bien. Alors ? Que se passait-il ?
Eliseu essaya de maintenir la voiture sur la voie d’insertion et bloqua le volant fermement de ses deux mains. Son esprit allait à toute vitesse. Que devait-elle faire ? Ou plutôt, que pouvait-elle faire ? L’aire d’autoroute était derrière elle, elle la voyait encore dans son rétroviseur.
Si seulement j’avais pu tomber en panne là-bas, regretta-t-elle un instant avant de se ressaisir.
Elle appuya sur la pédale de frein qui elle répondait encore et mit ses warnings. Elle parvint à s’échouer sur la bande d’arrêt d’urgence. Elle coupa le contact et enfin, le véhicule arrêta sa course folle.
Eliseu poussa un soupir de soulagement en enclenchant le frein à main. Elle avait au moins réussi à éviter le fossé, mais les camions qui passaient près d’elle produisaient des déplacements d’air qui secouaient sa petite Fiat 500 à chaque fois. Elle ne pourrait pas rester ici trop longtemps et encore moins sortir de la voiture.
Elle réfléchit à toute allure. Que ferait son père dans une telle situation ? Bien sûr, il appellerait sa compagnie d’assurance ! Vite, elle se pencha vers la boîte à gants et l’ouvrit. Les papiers de la voiture s’y trouvaient, lui avait assuré Manuel. Sous une pile d’objets qui attendaient d’être rangés à leur place, elle mit enfin la main sur son attestation d’assurance. Elle l’appela sans plus tarder. Son téléphone était encore suffisamment chargé, tout allait bien de ce côté.
Une voix charmante lui répondit au bout de quelques manœuvres qu’elle suivit à la lettre. L’assureur ferait au plus vite pour lui envoyer une camionnette de dépannage.
Il faisait étouffant dans la voiture, sous un soleil au zénith. Où se trouvait-elle exactement ? Elle regarda sur son téléphone portable et repéra les villages les plus proches de l’aire de repos qu’elle venait de quitter. Elle se trouvait au Nord-Est de Clermont, en plein Massif central, à 6 h 30 de sa destination prévue ! Elle devait prévenir Catherine qu’elle ne pourrait pas être présente ce soir au dîner.
Elle l’appela, mais tomba sur sa messagerie. Elle travaillait, bien sûr, elle n’y avait plus pensé. Elle laissa un message bref, mais explicite et promit de la rappeler lorsqu’elle serait en mesure de lui dire quand elle arriverait en Bretagne.
Mais alors, pensa-t-elle inquiète, où vais-je passer la nuit ? Le garagiste connaîtra peut-être un hôtel non loin où je pourrai attendre pendant la réparation de la Fiat. Enfin, si elle est réparable !
Mon Dieu, que ferait-elle si tel n’était pas le cas ? Attendre devenait insupportable. Elle se rappela les conseils de son professeur de yoga… Choisir la respiration ventrale, se concentrer sur ses inspirations et expirations pour calmer le mental. C’est ce qu’elle s’efforça de pratiquer pendant quelques minutes et le calme revint lentement.
Elle rouvrit son téléphone et alla sur Google. Il y avait un hôtel, non loin de là. Le site montrait quelques photos, il paraissait accueillant, situé au bord de la rue principale, au carrefour d’un petit village de montagne, Vollore Montagne. Elle crut lire l’enseigne de l’hôtel en façade : « hôtel des touristes ».
Le bout du monde, pensa-t-elle.
Elle songea à appeler Ana, mais changea d’avis au dernier moment. Elle allait s’inquiéter pour rien. Elle l’appellerait tranquillement lorsqu’elle en saurait davantage. Elle referma son téléphone et se cala dans son siège. Le camion de dépannage allait bien finir par arriver…
Le garagiste qui apparut au volant d’une dépanneuse une demie heure plus tard lui fit signe de rester dans son véhicule. Sortir était beaucoup trop dangereux. Il fit une manœuvre et vint se placer devant elle, sur la bande d’arrêt d’urgence. Il sortit les cordages nécessaires et accrocha l’avant de la Fiat. D’un signe, Eliseu comprit qu’elle allait grimper à l’arrière de la dépanneuse sans quitter son volant. Elle se laissa guider et quelques minutes plus tard, elle reprenait l’autoroute, juchée sur la remorque, avec une vision particulière du paysage…
Me voilà en excursion, se dit-elle amusée, comme si j’étais à l’étage d’un bus ! Après tout, ç’aurait pu être bien pire. Je ne m’en tire pas si mal, pensa-t-elle en admirant les alentours en parfaite touriste. Elle sentait la confiance revenir en elle.
Le conducteur quitta l’autoroute à la sortie suivante, en direction de Noirétable.
Après avoir inspecté la Fiat sous toutes ses coutures, le verdict du garagiste tomba : la voiture était un ancien modèle et changer tout l’embrayage nécessitait de commander les pièces. Ce qui prendrait sans doute la semaine et viderait en grande partie son budget vacances…
Effarée, Eliseu ne sut quoi répondre… Elle allait passer une semaine ici, dans ce coin perdu, au milieu de nulle part, quand la Bretagne et tous ses trésors l’attendaient ? Elle prit quelques secondes pour digérer l’information, puis, résignée, tendit les clés au garagiste. Que pouvait-elle faire d’autre, de toute façon ? Elle n’avait pas les moyens de s’acheter une nouvelle voiture. Comprenant son désarroi, l’épouse du garagiste lui conseilla de rappeler son assureur. Peut-être que les clauses du contrat prévoyaient une solution dans ce cas de force majeure ? Pleine d’espoir, Eliseu rappela et eut rapidement la réponse attendue. L’assureur lui proposait de couvrir 5 nuits d’hôtel et paierait la course du taxi qui l’y amènerait. Soulagée, Eliseu proposa l’hôtel qu’elle avait repéré dans l’après-midi et attendit le taxi qui arriva peu après.
Le chauffeur était un vieil homme charmant de la région. Il parlait avec un accent marqué et l’invita à s’asseoir à ses côtés après avoir placé son sac de voyage sur la banquette arrière de son Opel Break. Ils cheminèrent tranquillement sur une route secondaire, à travers un paysage de montagne et de forêts de sapins. Le soleil était moins fort à présent et la chaleur devenait supportable. Le coude appuyé contre le rebord de la fenêtre ouverte, le vieil homme la regarda en souriant :
« Eh bien, ma p’tite dame, c’est vraiment pas de chance, hein, ce qu’il vous arrive… Un embrayage complet à changer, ça va chercher une belle somme, ça c’est sûr !
Il semblait sincèrement désolé pour elle et Eliseu lui rendit son sourire :
— Bah, ça aurait pu être tellement plus grave. J’aurais pu me trouver sur la voie de gauche par exemple, vous imaginez, hein ? Je ne sais pas comment j’aurais fait pour m’arrêter…
— Ah, c’est bien de prendre les choses comme ça ! Vous avez bien raison ! Et puis, ça vous donne l’occasion de découvrir notre belle région. Vous connaissez le Massif central ?
— Non, pas du tout, répondit Eliseu. Je partais en Bretagne, voyez-vous. Une amie m’attend là-bas.
— Ah, la Bretagne, c’est quelque chose, ça. Jolie région ! Ma femme adore. On y a passé pas mal d’étés là-bas quand les enfants étaient petits. Bah, si tout va bien, la voiture sera prête lundi prochain : ça vous donne une semaine pour visiter le coin, ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil. Vous verrez, c’est pas mal non plus par ici !
— Vous êtes de la région ? lui demanda Eliseu.
— Je suis venu il y a plus de trente ans de ça et vous voyez, j’y suis toujours ! Je suis tombé amoureux de la région et… des beaux yeux de ma Georgette, dit-il en riant.
— Et vous connaissez le village où je m’arrête ?
— Vollore Montagne ? Ah, vous y serez tranquille, ça c’est certain ! Vous pourrez faire de belles balades autour du village. Je suis certain qu’Olivia vous conseillera mieux que moi là-dessus.
— Olivia ? demanda Eliseu.
— Oui, Olivia et Jean, les propriétaires de l’hôtel où je vous descends, ma p’tite dame. Vous verrez, ils sont très gentils. Nous y voilà, d’ailleurs. »
Curieuse, Eliseu regarda autour d’elle. L’hôtel était fidèle aux images qu’elle avait vues sur Google : des tables étaient installées à l’extérieur, devant un haut bâtiment de deux étages. On pouvait lire en grand sur la façade : Hôtel Les Touristes.
Le sac déposé à ses pieds, le taxi repartit. Elle n’avait plus d’autre alternative que d’entrer. Sans voiture dans ce coin perdu, elle dépendrait de l’hôtel pour le gîte et aussi pour le couvert…
Olivia, qui avait entendu le taxi, se précipita à sa rencontre :
« Bienvenue, mademoiselle. J’ai été prévenue de votre arrivée par votre assureur. Pas de chance, ce qu’il vous arrive, ajouta-t-elle, compatissante. Entrez donc, vous verrez, il fait plus frais à l’intérieur.
Le chauffeur n’avait pas menti. Olivia était une personne chaleureuse qui s’empressa de lui donner toutes les informations nécessaires à son séjour.
— J’ai compris que votre voiture est en réparation dans un garage de Noirétable, c’est bien ça ?
Eliseu acquiesça.
— Vous devez être bien fatiguée, avec toutes ces émotions et la route… reprit-elle. Je vous ai choisi notre meilleure chambre de la maison, celle qui donne sur le côté, avec terrasse. Vous verrez, c’est la plus calme. On n’y entend presque pas la circulation. En même temps, vous me direz, ce n’est pas non plus une autoroute, hein ma p’tite dame, dit-elle en riant. Comme vous allez rester quelques jours parmi nous, autant que vous vous sentiez comme chez vous, ajouta-t-elle gentiment en lui montrant le chemin. Vous serez bien tranquille, ici, vous verrez. Il y a une table sur la terrasse, vous pourrez y prendre vos repas si vous ne souhaitez pas toujours descendre dans la salle de restaurant. »
Un peu étourdie par son débit et par son accent, Eliseu la remercia et la suivit jusque sa chambre. Elle avait hâte de se poser, de prendre une douche rafraîchissante et pourquoi pas, de profiter de cette fin d’après-midi sur la terrasse.
La chambre était décorée avec goût, dans le style montagnard qu’elle venait de quitter, à Samoëns. Elle essaya le grand lit, placé en face de la baie vitrée donnant sur la terrasse. Elle se sentait bien dans cette chambre douillette, en sécurité, comme dans un cocon. Étrange sensation, elle n’était pourtant jamais venue ici auparavant… Fatima y était-elle pour quelque chose ? Eliseu lui adressa un sourire à l’aveuglette, certaine que sa grand-mère était là et veillait sur elle. Elle poussa un soupir de soulagement.
Je vais être bien ici. La terrasse donne sur un ruisseau en contrebas, pensa-t-elle. On l’entend chanter. La vue sur la montagne est magnifique. Il me faudrait mon cahier pour croquer ce paysage…
Et elle alla fouiller son sac de voyage. Elle avait pris ses crayons, mais pas de cahier ni de bloc-notes…
Ah, zut ! Quelle étourdie je fais ! je demanderai à Olivia où je peux en acheter. Le repas est à 19 h, j’ai le temps de me reposer un peu sur la terrasse.
Elle s’installa sur une des chaises longues mises à sa disposition et admira les environs. L’hôtel se situait au bord de la rue principale qui traversait le village de bout en bout. À gauche, elle décrivait quelques virages avant de grimper dans la montagne et de s’y perdre. Elle aperçut quelques maisons en bord de route, avec leur petit jardin attenant. À droite, la rue menait à une petite place face à un bâtiment ressemblant à une mairie ainsi qu’à un parking jouxtant un étang. Puis, la forêt reprenait ses droits et la route disparaissait dans un dernier virage plus haut, au milieu des fougères et des sapins.
Elle entendait au loin le bruit régulier émis par une entreprise.
Sans doute une scierie, pensa-t-elle. Le bois doit être la matière première ici. Demain, j’irai explorer ce village pittoresque, je suis certaine qu’il y aura debons dessins à faire, se dit-elle avant de s’assoupir, bercée par le chant du ruisseau.
Elle fut réveillée par la sonnerie de son téléphone. Elle sursauta et regarda qui l’appelait. Ana ! Avec tous ces évènements, elle avait oublié de l’appeler ! Elle s’empressa de répondre à sa bien-aimée :
« Oh, Ana, excuse-moi, j’ai complètement oublié de t’appeler.
— Ah, enfin, Eliseu ! répondit Ana soulagée. Je suis heureuse de t’entendre. Tu es encore au volant ? où es-tu ?
— Tu ne vas pas me croire, j’en suis sûre ! Devine où je suis ?
Ana hésita avant de répondre :
— Tu n’es pas à Sainte-Anne ?
Eliseu éclata de rire et lui expliqua toutes ses mésaventures. Ana était stupéfaite.
— Et tu dis que tu en as pour la semaine ? Ça va aller ? Pourquoi n’as-tu pas pris de voiture de location ?
— J’aurais bien aimé, mais cela faisait des frais supplémentaires et de toute façon, ils avaient prêté toutes leurs voitures de courtoisie.
— Tu ne vas pas t’ennuyer, toute seule dans ce coin perdu ? Tu en es certaine ? lui demanda-t-elle inquiète.
— Bah, j’ai quelques bons livres à lire et la région est très belle, vraiment. Je vais me renseigner sur les coins à visiter à pied ou en bus, je verrai bien. Demain, je vais aller visiter le village. Il a l’air mignon. Tu verras, je t’enverrai des photos. Et le paysage m’inspire, tu sais. Il me donne envie de dessiner à nouveau…
— Ah, trop génial, Eliseu ! super nouvelle ! quelle bonne idée ! profite alors et tiens-moi au courant pour la voiture. Je vais te laisser, tu dois être fatiguée, après toutes ces aventures…
— Attends, Ana, ne raccroche pas tout de suite ! s’écria Eliseu, et toi ? Comment s’est passée cette journée ? Tu ne me parles pas de toi, ma chérie…
— Heu… hésita Ana, la maison était un peu sale, alors j’ai fait un peu de ménage…