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Une étrange étoile illumine soudain le ciel et s'écrase sur Bordeaux, plongeant Jules, encore marqué par sa récente rupture, dans une expérience de mort imminente. Ce choc le transforme profondément. Les radiations de l’étoile confèrent d’étranges pouvoirs à certains humains à travers le monde : on les appelle les héristars. Trois ans plus tard, Jules est contraint de retourner à Bordeaux, sa ville natale maudite, à la recherche de son amie Lucie, disparue mystérieusement, ravivant un passé sombre et douloureux dans un monde transformé par l'influence de cette étoile.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Adrien Zervo prend la plume afin de partager son univers fantastique, élaboré à partir de sa passion pour les superhéros.
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Seitenzahl: 550
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Adrien Zervo
La chute de l’étoile
Tome I
Un retour précipité
Roman
© Lys Bleu Éditions – Adrien Zervo
ISBN :979-10-422-0718-2
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Il entendait des pas. Des va-et-vient incessants. Le plancher n’arrêtait pas de craquer. En fond sonore, une voix monotone, sans doute celle d’un journaliste. Il ouvrit les yeux. Allongé sur le canapé rouge du petit salon, avec la télévision pour seule lumière, il n’avait strictement aucune idée de l’heure qu’il pouvait être.
Soudain, la porte s’ouvrit et son père fit irruption dans la pièce, l’air inquiet.
— Jules, tu vas être en retard.
— De quoi tu parles ? demanda le jeune homme d’une voix faible.
— Il est neuf heures. Tu as cours dans trente minutes.
Le fils aîné de la famille Domaire prit une grande inspiration pour éviter de se mettre en colère.
— Papa, on est samedi.
Embarrassé, Yves ne sut quoi répondre. Afin de ne pas perdre la face, il décida d’ouvrir les volets et les rayons du soleil envahirent la pièce. Dehors, un temps magnifique faisait presque oublier l’orage de la veille. La lumière se faufilait dans chaque recoin de la pièce, dévoilant la poussière qui planait au-dessus des meubles.
Ses yeux lui faisaient affreusement mal. Trop d’éclairage d’un coup. Il les frotta énergiquement et quitta le canapé.
Premier réflexe : consulter son téléphone portable. Des mails. Des pubs. Un courriel de son professeur de « Cultures de la communication ». Jules leva les yeux au ciel. Encore du travail, soupira-t-il intérieurement. Retour au menu principal. Pas d’autres notifications. Et surtout, pas de SMS de Camille Rispal. Tu t’attendais à quoi ?
Blasé, il reposa son mobile sur la table basse, se dirigea vers la cuisine et se servit un bol de céréales. Sa petite sœur, Adèle, le dévisagea avec dédain. Jules portait un tee-shirt bleu ciel avec en son centre un imposant logo du bouclier de Captain America, un caleçon rouge, des chaussettes dépareillées. Sa coiffure avait pris les plis des coussins du canapé… Il faisait peine à voir.
— C’est toi qui me déposes au Conservatoire ? demanda Adèle à son grand frère.
— Peux pas, répondit-il en se rongeant les ongles. Je dois voir Naya.
Jules emporta le bol de céréales dans le petit salon. Le regard vide, il gobait la télévision. Il changea de chaîne, machinalement. Après le JT du matin, le Téléachat. Il zappa une nouvelle fois. Tfou et les Totally Spies. Toute sa jeunesse. Il avait beau changer de programme, rien ne pouvait le distraire. Peut-être que l’information en continu lui ferait oublier ses problèmes durant quelques secondes ?
Place à une émission culturelle. Une journaliste dévoilait les bandes-annonces des prochains films : « Cinéma à présent : les fans de Star Wars attendent avec impatience la sortie du septième volet de la saga, intitulé Le réveil de la Force, qui sortira en décembre prochain, presque quarante ans après Un nouvel espoir. Alors qu’un autre extrait est attendu dans les prochains jours, le réalisateur J. J. Abrams a fait savoir… »
Mauvaise pioche, se dit Jules en songeant à ce qu’auraient été ses prochaines vacances. Il fouilla dans les tiroirs de la commode et sortit une enveloppe kraft qui contenait deux places pour la Comic-Con de Paris1. Une pour lui et une pour son meilleur ami, Florent Folio. De rage, il les déchira. Au même moment, sa mère entra dans la pièce.
— C’est la première fois que je te vois en dehors du canapé, dit-elle avec une pointe d’ironie.
Son sarcasme l’agaçait. Elle ne comprenait pas le dixième de ce qu’il traversait. Jules s’était enfin décidé à reprendre sa vie en main après sa rupture avec Camille. Mais à l’heure actuelle, passer ses après-midi allongé sur le sofa à visionner des téléfilms niais, c’était son seul réconfort. Durant ces quelques instants, il ne pensait pas à leur séparation et c’était pour lui une grande bouffée d’air frais.
— Tu ne dois pas déjeuner avec Naya ? demanda sa mère.
— Flemme.
— Jules…
Pour elle, il devait sortir, voir du monde. Aller n’importe où pourvu que ce soit loin de ce fichu canapé rouge. Elle était persuadée que c’était la seule solution pour qu’il aille mieux. Sauf qu’en termes de séparation, Marie Domaire n’y connaissait rien. Mariée très jeune avec le père d’Adèle et Jules, elle connaissait depuis une vie de famille des plus tranquilles, sans aucun nuage à l’horizon dans leur couple parfait. Alors quels conseils pouvait-elle bien lui donner pour l’aider à surmonter sa rupture avec Camille ?
— C’est bon, je plaisante. J’y vais.
— Tu pourras conduire Adèle au Conservatoire ?
— Non, répondit-il avec fermeté.
Il faisait comme s’il n’en avait rien à faire. En réalité, Jules adorait sa sœur. Si physiquement elle ressemblait davantage à leur père que lui, elle avait pris les excès de leur mère. Trop curieuse, envahissante, extravagante… Et ces aspects-là agaçaient Jules plus que tout. Pas question pour lui de passer du temps avec une deuxième fouine qui le cuisinerait sur sa vie privée pendant tout le trajet. Avec nonchalance, il se leva, sans prendre la peine de débarrasser son bol de céréales.
Un peu plus tard, en début d’après-midi…
Balade sur le Pont de pierre. Une chaleur épouvantable. Des cyclistes qui roulaient dans tous les sens, y compris sur les voies du tramway. Quelques coureurs. Des couples, par-ci par-là. Au loin, les terrasses des Quais, noires de monde.
Jules venait de rejoindre Naya. Ils aimaient se retrouver dans ce coin-là de Bordeaux. Ces jours-ci, sa meilleure amie faisait tout pour lui changer les idées. Avec elle, il pouvait discuter de tous les sujets. Elle était, elle aussi, passionnée de cinéma. Ils avaient prévu de se rendre Rive Droite pour assister à l’une des dernières projections du film Vice Versa.
Ils se promenaient en silence. Malgré tous les efforts de Naya, rien ne pouvait le consoler. Le jeune homme était au plus mal. Celle qu’il pensait être l’amour de sa vie avait plié bagage, car leur relation avait franchi un point de non-retour. Le cœur rempli de tristesse, Jules marchait sans grande conviction avec une Naya impuissante face au désarroi de son meilleur ami.
— Tu as des nouvelles de Camille ? finit-il par demander.
— Tu sais bien que non. Et même si j’en avais, je ne pense pas que ça serait une bonne idée de les partager avec toi. Camille est partie s’installer à Toulouse, chez sa tante. C’est tout ce que je sais.
Il s’arrêta de marcher. Son front dégoulinait de sueur.
— C’est de ma faute. Si seulement je n’avais pas…
Naya lui prit les mains.
— Non, Jules. Ce n’est pas de ta faute. C’était sa décision. Elle aurait pu quitter Florent ou ne pas s’engager avec toi. Mais elle a fait son choix. Elle vous voulait tous les deux. Et elle vous a perdu tous les deux aussi.
Jules, moyennement convaincu par les arguments de Naya, répondit :
— Quel genre de mec peut faire ça à son meilleur ami ? Lui promettre d’être sincère et lui voler sa nana la seconde d’après ?
— Il est trop tard pour se poser des questions, lança-t-elle avec franchise.
Puis, regrettant de telles paroles, elle rectifia le tir :
— Tu ne lui as rien volé du tout. Camille est venue vers toi.
— C’est la même chose pour moi. Le résultat reste inchangé : Florent se trouve à l’hôpital, les médecins ne savent même pas s’il remarchera un jour. Et Camille est partie.
Autour de lui, le monde semblait s’être arrêté. Le fait d’évoquer cette histoire le paralysait. Au milieu de tous ces gens, de cette chaleur insoutenable, Jules n’avait qu’une seule envie : rentrer chez lui. Se blottir dans le canapé rouge, un plaid sur les jambes, rien d’autre. Finalement, il prit son courage à deux mains et continua la marche, avec cette fois-ci un peu plus d’entrain. Que peut-elle bien me faire de pire ? se demanda le jeune homme. Me quitter une deuxième fois ?
— De quoi ça parle au juste, Vice Versa ? dit-il pour changer de sujet.
Pas de réponse. Naya ne se tenait plus à côté de lui, mais loin derrière. Intrigué, il rebroussa chemin. Son amie fixait le ciel, les sourcils froncés. Son teint virait au rouge. Elle qui d’habitude avait la peau très claire, cet aspect rougeâtre ne semblait guère naturel.
— Naya ?
— Regarde…
Jules obéit et regarda dans la même direction qu’elle. Ciel rouge. Un soleil qui se faisait de plus en plus discret. Au loin, une étoile filante qui fonçait droit sur eux. Le monde s’arrêta de nouveau, mais cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’une impression.
Piétons, cyclistes, voitures, tous étaient immobiles, regardant cet étrange spectacle qui recouvrait d’une lumière rouge toute la Métropole bordelaise. Seul le tramway continuait son chemin, inconscient du danger qui approchait. L’étoile grossissait à vue d’œil. En un quart de seconde, on passa de la fascination à l’angoisse. Les murmures se transformèrent en cris. La sympathique promenade du week-end vira immédiatement au cauchemar.
La météorite rouge sang n’était guère plus grande qu’une camionnette. Comme les avions qui traversent le ciel et qui dessinent des lignes au kérosène, elle répandait une fumée pourpre sur sa trajectoire. À quelques secondes de l’impact, on entendit une détonation. Le tonnerre ? Un missile ? Nul ne sut le dire.
L’étoile s’écrasa à quelques dizaines de mètres de Jules et Naya. Le sol trembla sous leurs pieds et ils furent projetés en arrière.
Il ouvrit les yeux. Le temps n’existait plus. Des secondes ? Des minutes ? Il avait sacrément mal au crâne. Ce n’était pas une migraine ni les conséquences d’une soirée trop arrosée. Il posa l’extrémité de ses doigts sur sa tempe. Du sang. Il poussa un cri de douleur et se releva. Son premier mot fut le suivant :
— Naya !
Désorienté, il fit un effort surhumain pour regarder autour de lui. La lumière rouge avait disparu. La foule en panique. Un tramway scindé en deux. Un trou béant au milieu du Pont de pierre. Encore ébloui par la lumière de l’étoile, il ferma les yeux quelques secondes. Lorsqu’il les rouvrit, Naya se tenait devant lui.
— Jules, ta tête… tu saignes !
Il remua les lèvres, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Sa meilleure amie se frotta l’épaule, comme si elle voulait lui faire comprendre quelque chose. Il l’imita et sentit une vive douleur dans le bras. Nouvelle égratignure, du même côté que sa blessure à la tempe. Son tee-shirt blanc était taché, déchiré. Tentant de retrouver l’équilibre, il prit appui sur Naya.
— Les secours vont arriver, dit-elle. Il faut qu’on sorte de là.
Elle ne semblait pas mal en point. Un peu de sang sur les coudes, des blessures superficielles. Encore incapable de formuler une phrase correcte, Jules désigna l’énorme fissure sur le pont, causée par la chute de l’étoile.
— Les gens… l’eau…
Naya comprit. Il faisait allusion aux victimes tombées dans les profondeurs de la Garonne. Elle secoua la tête.
— On ne peut rien faire pour eux, Jules.
Des cris d’angoisse. Des civils en détresse, submergés par les flots. Malgré le choc à la tête et la douleur à l’épaule, il ne pouvait ignorer leurs appels à l’aide.
— Viens, poursuivit Naya, appuie-toi sur moi, les secours ne sont pas loin.
Il désobéit. Il sentit un regain d’énergie traverser son corps, comme une force surnaturelle. Il repoussa sa meilleure amie et, contre toute attente, se mit à courir.
— Jules ! hurla Naya.
Il ne se retourna pas. Au bout d’une dizaine de mètres, après avoir failli trébucher, il accéléra la cadence et quitta le Pont de pierre. Esquivant les équipes de secours, il fit un détour par les Quais et escalada les barrières de sécurité. Sans hésiter, il plongea dans la Garonne.
Il resta quelques secondes dans les profondeurs. L’eau était tiède. Il remonta à la surface et nagea à contre-courant dans un fleuve déchaîné comme jamais. Tant bien que mal, Jules trouva un moyen de rejoindre rapidement les victimes tombées du pont.
Il nagea en direction d’un couple de personnes âgées, coincé dans le tramway qui s’enfonçait dans l’eau. Avec une force sans pareille, il parvint à les sortir de là et les aida ensuite à regagner la terre ferme.
Épuisé, il arriva sur le ponton des catamarans, accompagné par les deux rescapés. Des secouristes les aidèrent à remonter. Trempé jusqu’aux os, les vêtements dans un piteux état, Jules se retrouva dans les bras du couple qu’il venait de sauver. On lui témoigna une reconnaissance infinie.
Il voulut appeler Naya. Il sortit de sa poche son téléphone et tenta d’activer le logiciel de commande vocale. En vain. L’écran était noir. Il comprit que son appareil n’avait pas apprécié le petit plongeon dans la Garonne. Il le jeta par terre et son mobile alla se briser sur le bord du trottoir.
En moins de dix minutes, Jules avait détruit deux années de souvenirs. Les messages, les photos, tous ses moments avec Camille… plus rien. Un nouveau moyen de tout recommencer à zéro, se dit le jeune homme.
Tandis que l’étoile rougeoyante continuait de s’enfoncer dans la Garonne, Jules déambulait au milieu de cette foule en détresse, cherchant désespérément sa meilleure amie. Les yeux encore éblouis par cette lumière pourpre venue de l’espace, il mit un certain temps à s’habituer à celles émises par les véhicules de secours. Sa chute semblait l’avoir propulsé dans un autre univers.
Dans ce cataclysme, il n’entendait que le son de ses propres pas. Sirènes, cris, pleurs, agitation, tout ceci lui paraissait anormalement silencieux. À présent, il marchait sans difficulté. Le fait d’être imbibé d’eau ne le dérangeait pas, lui qui pourtant ne supportait pas la moindre averse. Il serpentait parmi les pompiers et finit par retrouver Naya, en train de se faire examiner.
— Tu es cinglé ! lui lança sa meilleure amie.
Il haussa les épaules, comme si la réponse était évidente :
— Il fallait aider ces gens.
— Dans ton état ? Tu aurais pu y laisser la vie.
Il leva les yeux au ciel. Nullement soucieux de sa remarque, il se pencha vers Naya et l’examina à son tour.
— Tu n’as rien ?
— Quelques plaies sur les coudes, mais ce n’est rien comparé à ta…
Elle s’arrêta net, effleura du bout des doigts la tempe de Jules. Plus rien. Sa blessure s’était refermée, sans laisser d’égratignure. Prise d’un doute, elle demanda :
— Tu… tu n’avais pas… une blessure ?
— Où ça ? À la tempe ?
Il passa une main dans son cuir chevelu. Plus de douleur. Plus de sang. Jules haussa une nouvelle fois les épaules, essayant de dissimuler sa surprise.
— Tu as dû rêver, répondit-il en souriant.
Trois ans après la chute de l’Étoile…
Septembre. Il faisait horriblement chaud. Le sable était sec, brûlant. Le vent ne soufflait plus. Le bruit des vagues l’apaisait, la marée remontait doucement vers la dune. L’air humide et purificateur de l’océan envahissait ses poumons. Allongé sur le dos, au milieu des vagues, il se laissait porter par le courant. L’eau était fraîche, les mouettes et les goélands chassaient les quelques poissons qui nageaient dans la baïne. Au bout d’un certain temps, il sortit de l’eau.
Ses pas s’enfonçaient dans le sable, les grains se collaient à sa peau. Quelques courageux bécasseaux sanderlings s’approchaient de son parasol rayé, à la recherche de nourriture. Il s’allongea sur sa serviette rouge et ferma les yeux. Tandis qu’il s’endormait, Jules se laissait emporter par ses rêves. Un en particulier. Toujours le même.
Tout se déroule dans la forêt de pins, à quelques kilomètres de l’endroit où il réside. Comme sur la plage, l’air est étouffant. Le silence règne. D’habitude, les cigales chantent et les arbres propagent le souffle du vent. Mais pas dans son rêve.
Il est en train de courir. Pas après quelque chose, mais après quelqu’un : sa sœur Adèle, de six ans sa cadette. Elle lui a encore volé le pendentif qu’il veut offrir à Camille. Quelle peste ! Essoufflé, il s’arrête. Il scrute les alentours. Toujours aucun son, si ce n’est le bruit de sa propre respiration.
Elle connaît la forêt par cœur, tout comme lui. Quand ils étaient petits, ils jouaient à cache-cache dans ces bois pendant que leurs parents se promenaient. À présent, c’est lui qui poursuit Adèle dans l’immense labyrinthe boisé.
Cachée derrière un arbre, elle ricane. Elle sait que ça l’énerve. Camille Rispal, c’est toujours un sujet sensible. Elle détient un cadeau d’une denrée rare. Le pendentif représente une pierre bleue que l’on trouve uniquement sur les plages du Cap Ferret. Une légende locale prétend que cette roche n’apparaîtrait qu’une fois tous les dix ans, sur le Banc d’Arguin.
Il compte bien offrir ce collier à Camille la prochaine fois qu’ils se verront. Mais il a fallu qu’Adèle vienne compliquer ses plans. Déjà que sa relation avec Camille est plus que déraisonnable, voilà qu’un problème supplémentaire vient s’ajouter.
— T’as gagné, Adèle. Rends-le-moi maintenant !
Il entend un craquement derrière lui. Sa sœur vient d’écraser accidentellement une cartouche laissée par un chasseur. Repérée, elle sort sa petite tête ronde de derrière l’arbre.
— Tu vas vraiment l’offrir à Camille ?
— Ce ne sont pas tes affaires, répond-il sèchement.
Adèle sourit. Elle aime lui poser des questions sur sa vie privée. Des questions plutôt gênantes.
— Il le sait Florent que tu couches avec sa meuf ?
Jules s’énerve.
— Arrête de parler comme ça ! En plus, tu ne sais même pas ce que ça signifie. Et puis, je te le redis, ce ne sont pas tes affaires.
Cette fois, elle sort complètement de sa cachette, offensée par sa remarque.
— Oh, ça va. Et je suis parfaitement en âge de comprendre ce que veut dire « faire l’amour » quand même.
Il hausse les sourcils et lui lance un regard dédaigneux.
— Ce n’est certainement pas avec toi que je vais discuter de ça. Bon, le collier, il est où ?
Elle lève les yeux au ciel et sort le bijou de sa sacoche en cuir.
— Tiens, ça va, je te le rends. Qu’est-ce que tu peux être susceptible !
Il reprend violemment le collier.
— Ce n’est pas à ma petite sœur de douze ans que je vais confier ma vie privée.
Nouveau sourire. Adèle, d’un air narquois, rétorque :
— Pas si privée que ça, si tu veux mon avis.
— Je m’en fiche de ton avis.
Jules fait demi-tour. Il a déjà vécu ce moment. Sa sœur et lui étaient rentrés à la maison de leur grand-père. Le soir, ils avaient dîné au restaurant pour fêter l’anniversaire de Jules. Il avait eu dix-huit ans, ce jour-là.
Mais le rêve transforme la réalité. Adèle ne rentre pas avec lui. Il se retourne. Il sait ce qui va se passer parce qu’il fait toujours le même rêve.
Adèle reste immobile, devant l’immense pin. Sa joie de vivre, son éternelle bonne humeur, tout s’envole en une fraction de seconde. Elle lui explique qu’elle ne peut pas rentrer à la maison. Vêtue d’une robe blanche (elle la portait aussi ce jour-là), ses cheveux châtains flottent dans le vent. L’air grave, elle demande à son grand frère :
— Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas sauvée ?
La tristesse envahit le jeune homme. Il répète les mêmes mots que d’habitude, comme s’il s’agissait d’une réplique sortie tout droit d’une tragédie.
— Tu sais très bien que j’ai essayé…
— Tu mens. Pourquoi tu n’étais pas présent ce jour-là ?
Il tente toujours de lui expliquer la vérité :
— Adèle…
— Tu m’as laissée mourir, Jules. Seule.
Et c’est à cet instant que le rêve vire au cauchemar. Les rayons du soleil qui passent au travers des branches s’éteignent petit à petit. La chaleur s’enfuit. Le vent se faufile à travers les arbres, tel un serpent. L’atmosphère devient pesante, inquiétante.
Au loin, Jules distingue une silhouette. Vêtue d’une tunique grise, elle porte une capuche qui dissimule son visage. Il s’agit probablement d’un homme, à en juger par sa taille et sa corpulence. L’individu ne marche pas. Il lévite à quelques centimètres du sol.
Il s’approche. Jules a peur. Il est nerveux. Il sait très bien comment ça va se dérouler. Il va hurler. Supplier Adèle de se retourner. Mais elle ne l’écoutera pas. Elle n’entendra pas. Elle restera figée. Dans un ultime effort, il tente à nouveau sa chance :
— Adèle, je t’en supplie, retourne-toi.
Mais sa sœur ne bouge pas. Elle fixe son frère sans comprendre. Derrière la jeune fille, la silhouette s’avance lentement. Mais quelque chose a changé : Jules découvre de nouveaux motifs dessinés sur la tunique de l’individu, au niveau de ses bras. Dans les cauchemars précédents, il ne distinguait que sa silhouette enveloppée d’une tunique grise. À présent, il voit des ailes noires qui serpentent dans son dos. Des yeux rouges, de la même intensité que la lumière de l’Étoile qui est tombée.
Un ange maléfique. L’incarnation de la mort. Il tient une serpe argentée dans chaque main. Il s’approche et fend l’air avec l’une d’elles. Adèle pousse un cri ; son dos est recouvert d’une longue entaille. Elle s’agenouille. Elle est terrifiée. Elle pleure. Avec la serpe qu’il tient à la main droite, l’ange de la mort lui perfore la cage thoracique. Une pointe jaillit du thorax de sa sœur. Adèle s’écroule sur le sol, baignant dans son propre sang.
Dans le schéma habituel de ce cauchemar, l’ange pointe une serpe accusatrice en direction de Jules et disparaît dans une fumée argentée. Pas cette fois. Il pose ses pieds sur le sol, marche d’un pas lent. Jules est à genoux, désemparé par ce qui vient de se produire. Il ne peut détacher son regard de sa petite sœur qui vient de rendre son dernier souffle de vie.
L’ange de la mort se penche, il le fixe. Jules ne peut pas voir à quoi ressemble son adversaire. La capuche qu’il porte s’accompagne d’un voile noir qui recouvre la totalité de son visage. Les yeux rouges disparaissent dans cette épaisse noirceur.
— Tu dois rentrer chez toi, à présent, dit l’ange de la mort. Quelque chose vient de se réveiller. Tiens-toi prêt. Je t’ai laissé un souvenir. Retourne là où ta vie a basculé pour la seconde fois.
Jamais auparavant il n’avait été aussi près de lui. Jules constate qu’il n’est qu’à quelques centimètres de ce fou furieux. Pourtant, il est incapable de faire le moindre mouvement ni même de prononcer des mots. Il est prisonnier de son propre rêve. Simple spectateur, il suit le meurtrier du regard.
L’ange se redresse, fait demi-tour et disparaît dans un épais brouillard. Jules ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Cette phrase ne fait pas partie du cauchemar habituel. Et c’est à ce moment-là qu’une mélodie qu’il connaît très bien retentit dans la forêt. Violoncelles, percussions, trompettes : La marche impériale. Mais qu’est-ce que ça vient faire-là ? pense-t-il. Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? La mélodie semble tomber du ciel, comme un orage qui passe au-dessus de lui. Tout à coup, il comprend. Le monde extérieur. Il doit quitter son rêve.
Cette musique, en plus d’accompagner les pas du plus grand méchant du cinéma, permettait à Jules de savoir que c’était sa mère qui l’appelait. En effet, quand il était adolescent, il lui avait associé cette musique pour souligner à quel point elle était autoritaire. Aujourd’hui, du haut de ses vingt et un ans, il savait que certaines choses ne changeraient jamais.
— Jules, c’est maman.
Elle ne l’avait pas souvent appelé depuis qu’il avait quitté Bordeaux. Depuis l’enterrement d’Adèle.
— Oui ?
— J’ai… j’ai bien peur d’avoir une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
Marie avait la voix qui tremblait. La dernière fois qu’elle s’était adressée à Jules de la sorte, la police venait de leur annoncer la mort de sa petite sœur.
— C’est Lucie. Elle… elle a disparu.
Lucie Cheminade, autrefois meilleure amie d’Adèle. Cheveux châtains, ondulés, petite corpulence. Ils avaient échangé quelques textos ces derniers jours. Elle venait lui rendre visite, de temps en temps. Elle faisait partie des rares personnes avec lesquelles il avait gardé contact.
— Jules ? insista sa mère.
Un milliard de questions. Un milliard de possibilités. À nouveau, un sentiment d’angoisse le pétrifiait. Et ce cauchemar… Quelques secondes avant que sa mère ne l’appelle, l’ange de la mort l’avait mis en garde. Sans la moindre hésitation, il déclara :
— Je vais rentrer.
— Fais vite surtout.
Le jeune homme referma son sac à dos. Parasol en main, il remonta la dune. Scrutant une dernière fois l’horizon, l’écume des vagues, les quelques chalutiers qui s’éloignaient, Jules prit une grande inspiration.
Cette petite plage du Cap Ferret, c’était son havre de paix. Très peu fréquentée par les habitués du coin, Jules y passait le plus clair de son temps. Il bouquinait, se reposait, nageait au milieu des petits poissons. Et comme d’habitude, juste avant de retourner chez lui, il prenait le temps de regarder le paysage.
Ce jour-là, il savait pertinemment qu’il ne retournerait pas sur cette plage avant très longtemps. Ce coup de téléphone venait de clore un chapitre de sa vie. Après avoir quitté Bordeaux pour vivre chez son grand-père, laissant derrière lui sa famille endeuillée, Jules s’était réfugié dans la Presqu’île pendant trois longues années. Et le passé refaisait surface. Il ne pouvait plus s’enfuir ni faire comme si sa vie d’avant n’avait jamais existé.
Un peu plus tard, dans la matinée…
— Tu fais tes valises ? questionna André Domaire, le grand-père paternel de Jules.
Le jeune homme se retourna. Il ne l’avait pas entendu monter les escaliers.
— Maman m’a appelé.
— Quelque chose ne va pas ?
Le vieil homme portait un polo rose saumon. Il avait les mains recouvertes de terre.
— Lucie a disparu, lui expliqua Jules.
— Oh, mon Dieu.
Bouleversé, son grand-père s’assit sur le lit.
— Je vais rentrer à Bordeaux en début d’après-midi.
André analysa la situation.
— Une jeune fille, a priori sans histoire, ne disparaît pas comme ça. Quand elle est venue te voir la semaine dernière, tout allait bien, non ?
Jules prit quelques secondes pour réfléchir.
— En théorie, oui. Ce n’est pas le genre de personne qui se met dans des situations compliquées.
André désigna la valise avec le menton.
— Et retourner à Bordeaux après tout ce temps, c’est la seule solution ?
Épineuse question. Jules n’avait pas passé une seule nuit dans la Belle Endormie depuis qu’Adèle avait été assassinée. La seule idée de franchir la porte de la maison familiale le terrifiait au plus haut point.
— Oui, papi.
Jules referma sa valise et jeta un dernier coup d’œil dans les placards.
— Tu laisses quelques affaires ?
Petit sourire en coin.
— Sait-on jamais ?
Le vieil homme changea de sujet, comme il avait l’habitude de le faire.
— Tu sais qu’un nouveau profiler a été nommé à Bordeaux ? Qu’est-ce que tu en penses ?
Jules déglutit. Cette information lui était complètement sortie de la tête. Depuis la chute de l’Étoile et l’apparition des premiers humains dotés de superpouvoirs, plus rien n’avait de sens dans ce nouveau monde. Ce qui devait être une évolution positive pour l’espèce humaine s’était rapidement transformé en chasse aux sorcières. Le profiler, spécialement recruté par l’État, devait traquer et surveiller tous les mutants qu’il rencontrerait. Par conséquent, Jules était une cible potentielle.
— Ce que je pense, c’est que je vais devoir redoubler de prudence.
— Comme à ton habitude. Fais bien attention à toi surtout.
André le raccompagna dans le jardin. Devant le portail électrique de la maison, Jules demanda une faveur à son grand-père.
— J’aimerais bien m’installer dans ton appartement à Bordeaux, si ça ne te dérange pas.
Une formalité, rien de plus. André ne lui avait jamais rien refusé.
— Tu veux à tout prix éviter de retourner chez toi ?
— Oui.
Jules n’aimait pas parler de ses angoisses à quiconque, même aux membres de sa famille. Mais avec son grand-père, ils avaient tissé des liens incroyables, bien plus forts qu’avec ses parents.
— Il n’est pas meublé…
— Ça ne fait rien. En plus, le cabinet de Michael n’est pas loin. Et avec mon salaire, j’ai largement de quoi me payer des meubles.
Le vieil homme s’empressa de lui ramener les clés. Jules s’apprêtait à partir, lorsqu’André lui posa une dernière question :
— Tu vas te servir de tes dons ?
Jules ne répondit pas. Il sourit.
BlaBla Car. Covoiturage depuis Arès jusqu’à Bordeaux. Jules fit la connaissance d’Erwan, le conducteur. Grand brun, yeux clairs, la trentaine, un membre régulier de la communauté, bien noté par les utilisateurs de l’application. De quoi faire le voyage en toute sérénité, a priori.
— Le Ferret, ce n’est plus ce que c’était, lança Erwan.
— T’entends quoi par-là ? demanda Jules.
— Avant, il y avait moins de monde. Et voilà qu’aujourd’hui c’est devenu l’un des endroits les plus touristiques de France.
Jules approuva. Les bouchons interminables au rond-point de Claouey, le marché du Ferret noir de monde, des kilomètres de voitures garées le long des plages…
— Il faut être patient quand tu viens, c’est sûr.
— Tu savais que c’était de la faute de Guillaume Canet si l’endroit est aussi connu aujourd’hui ?
Surpris, Jules leva un sourcil.
— Quel rapport ?
— Quand il a réalisé Les petits mouchoirs, les gens ont tellement adoré qu’ils se sont empressés de venir visiter la Presqu’île.
— Je ne savais pas que ce film avait eu autant d’impact sur le Ferret.
Ni même dans le cinéma français, se dit le jeune homme. Pour lui, Guillaume Canet c’était avant tout Jeux d’enfants. Quant à la remarque d’Erwan, elle était absurde.
— Comme si ça ne suffisait pas, compléta ce dernier, il a eu la bonne idée de faire une suite. Leonardo Di Caprio a acheté une baraque ici, il n’y a pas si longtemps, t’imagines ? Cet idiot voulait même acheter la Presqu’île. Je me rappelle quand mon père…
Jules n’écoutait plus. Il s’en fichait. Il pensait à son retour à Bordeaux. À la mort de sa sœur. Qui ? Pourquoi ? Après trois années d’enquête, la police en était toujours au même point : Adèle Domaire, une jeune fille de douze ans, avait été sauvagement assassinée alors qu’elle rentrait chez elle. Le meurtrier s’était servi d’une arme blanche et avait poignardé la jeune fille à deux reprises. Une entaille dans le dos et un coup qui avait perforé ses poumons. C’était exactement comme dans le cauchemar que faisait Jules.
Il faisait nuit au moment où Adèle avait été assassinée. Aucun témoin. Aucun indice. Quelques jours plus tard, après plusieurs analyses, les médecins avaient découvert une poudre argentée parsemée sur la peau de la petite Domaire. D’où provenait-elle ? Personne n’était en mesure de répondre à cette question.
Jules avait alors entamé ses propres investigations. Il avait passé en revue chaque minute qui précédait l’heure du crime. Comme Adèle, il avait refait exactement le même trajet qu’elle un nombre incalculable de fois. Il avait lui aussi interrogé le voisinage à la recherche d’un témoin potentiel.
Dans sa chambre, plusieurs photos étaient accrochées au mur et reliées les unes aux autres par un fil rouge, comme le faisaient les agents du FBI dans les séries américaines. Malgré tous ses efforts, le mystère sur la mort d’Adèle demeurait entier.
À l’époque, en l’espace de quelques semaines, il s’était séparé de Camille et Adèle avait perdu la vie. Trop d’évènements douloureux pour un jeune homme de dix-huit ans. Il avait donc pris la décision de partir s’installer chez son grand-père, afin de finir ses études et de prendre du recul sur ce qu’il venait de traverser. Pendant près de trois ans, il n’avait pratiquement pas revu ses parents, ses amis, ni le reste de sa famille. Il s’était pleinement consacré à son BTS et à son travail tout en poursuivant ses investigations en parallèle.
En regroupant tous les éléments de l’enquête, Jules n’avait pas obtenu le début d’une piste. Qui pouvait en vouloir à une jeune fille de douze ans ? Pour lui, le seul mobile du meurtrier était la vengeance. Mais pas contre sa sœur. Contre lui. Et si en commettant ce crime abominable on avait cherché à l’atteindre ?
Au milieu de toute cette enquête, depuis presque trois ans, Jules faisait constamment ce rêve étrange, comme s’il s’agissait d’une reconstitution du meurtre de sa sœur. À peine fermait-il les yeux que la silhouette de l’ange de la mort venait le hanter dans ses moments les plus intimes.
La voiture s’arrêta brusquement. Erwan coupa le contact et descendit du véhicule.
— Le coffre est ouvert, tu peux récupérer tes bagages.
Égaré dans ses pensées, il n’avait strictement rien écouté de ce que le conducteur lui racontait.
— On est déjà à Bordeaux ? ironisa Jules. C’est passé vite. J’ai l’impression qu’on roule depuis cinq minutes.
Un panneau gigantesque, fixé à l’entrée de la Gare Saint-Jean, indiquait : « Bienvenue à Bordeaux, la ville où tout a commencé ».
— Messieurs-dames, nous allons vérifier vos titres de transport, annonça le contrôleur.
Il crut que la voix provenait de son imagination. Pourtant, il voyageait bien à bord du TGV Paris-Bordeaux. Encore endormi, il farfouilla dans son sac à dos et sortit son billet. L’agent de la SNCF, avec beaucoup de mauvaise humeur, lui fit remarquer qu’il ne s’agissait non pas d’un titre de transport, mais d’un ticket de caisse. Le passager s’excusa et sortit le bon papier.
— Oh ! s’exclama le contrôleur. Je ne vous avais pas reconnu. Bienvenue à bord de ce train, M. Belair.
Martin agita ses mains, toujours embarrassé par sa pseudocélébrité. Il afficha un sourire gêné et l’employé continua sa ronde. À peine eut-il le temps de ranger son billet que son téléphone portable vibra.
— Tu es arrivé ?
Son fils, David. Il était resté à Bordeaux le temps que Martin rapatrie les dernières affaires restées chez son ex-femme, à Paris.
— Presque. Une fois que j’aurai déposé les valises à la maison, je retournerai au boulot. Je rentrerai dans la soirée.
Mensonge : Martin avait un rencard. Mais comme son divorce avec la mère de David venait tout juste d’être prononcé, il souhaitait conserver son jardin secret pour le moment.
— Comme tu veux, répondit son fils. Tu fais attention à mes BD, hein ?
Martin sourit.
— Cela va de soi !
Dix heures, place de la Victoire…
Installé à la terrasse d’un café, Martin savourait sa boisson chaude, l’esprit tranquille, attendant son rencard Tinder. Il alluma une cigarette, tira une longue bouffée et ferma les yeux. Il voyait son collègue Christophe – que l’on surnommait Chris – en train de rire aux éclats : « T’es vraiment une gonzesse avec tes mentholées, toi ! » Il sourit en repensant à ça. Il voulait se vider la tête, laisser le boulot de côté et ne plus penser à toute cette histoire de divorce.
Il commanda un autre café qu’on lui apporta au moment où il écrasa sa cigarette dans le cendrier. Il se massa les tempes durant plusieurs minutes. Impossible de faire passer la migraine. La veille, il avait dormi sur le canapé du salon dans son ancien logement, à Paris. Un véritable enfer. Des douleurs musculaires dans le dos, une nuit beaucoup trop courte…
Malgré tout, Martin était fébrile. Son corps tremblait. Impatient de rencontrer cette jeune femme, il n’en demeurait pas moins triste en réalisant à quel point sa vie avait changé en l’espace de quelques mois.
Il y a un an à peine, il habitait Paris et il n’était pas encore devenu profiler pour la police nationale.
Martin Belair avait intégré les forces de l’ordre bien avant la chute de l’Étoile. À l’époque, la police était structurée selon quatre corps de métier, allant du policier en devenir au grade de commissaire. Après avoir été nommé capitaine de police en région parisienne, sa carrière avait pris un tournant décisif l’année qui précédait son installation à Bordeaux.
Six mois après l’arrivée du météore, apparaissaient les premiers « héristars ». L’humanité, persuadée depuis des années d’être arrivée au dernier stade de son évolution, connaissait de profonds changements. En quelques semaines, elle assistait, impuissante, à sa transformation.
À travers les cinq continents, des personnes de tout âge subissaient de plein fouet les radiations émises par l’Étoile. D’abord, leurs yeux devenaient jaunes. Cela ne durait que quelques secondes, dans des circonstances bien particulières. Et puis, les nouveaux pouvoirs des êtres transformés se manifestaient.
Très vite, les scientifiques s’étaient penchés sur le sujet. Les réseaux sociaux relayaient sans cesse de nouvelles informations sur les mutants. Martin, sans doute l’un des policiers les moins doués en informatique, avait demandé de l’aide à ses collègues pour s’inscrire sur les réseaux sociaux, de manière à rester informé.
Trouvant le terme de « mutant » péjoratif, un Français infecté par le virus de l’Étoile avait posté une vidéo de lui sur Twitter dans laquelle il changeait les chaînes de la télé en claquant des doigts, grâce à ses nouveaux pouvoirs. En légende, il avait tagué le slogan « #heristar », qualifiant ainsi les humains transformés d’« héritiers de l’Étoile ». En quelques heures, chaque internaute n’avait plus que ce mot-là à la bouche.
De base, Martin Belair ne s’intéressait guère à tout ce qui se passait sur les réseaux sociaux. Mais sa fascination pour les mutants avait pris le dessus. Au bout d’un an, W9 diffusait la première télé-réalité, intitulée : « La villa des héristars », qui regroupait plusieurs humains transformés par l’Étoile.
Chaque soir, un héristar présentait ses pouvoirs aux autres participants et tous partaient à l’aventure dans certains villages de France, à la recherche de leurs semblables. Martin, qui pourtant avait horreur de ce genre d’émission, suivait avec grand intérêt les aventures des mutants.
S’il devait décrire l’état dans lequel se trouvaient les citoyens du monde entier, Martin les aurait qualifiés d’euphoriques. Tous obnubilés par ceux qui savaient littéralement changer l’eau en vin (d’autres pouvoirs étaient apparus comme celui de pouvoir traverser les murs), personne ne semblait avoir de craintes quant aux conséquences dramatiques que pouvait engendrer une telle évolution.
Tandis que tous ses collègues du commissariat se réunissaient chaque soir après le boulot pour visionner La villa des héristars, Martin attendait sagement que l’État fasse bouger les choses. Il espérait au fond de lui que tout ceci était anodin et que les pouvoirs des mutants seraient toujours inoffensifs pour l’Homme. Mais quelque chose lui laissait entendre le contraire. Et le temps lui avait donné raison.
En quelques mois, on passa de l’euphorie à la peur. Si les héristars de la villa présentaient des pouvoirs plutôt amusants, d’autres mutants dans le monde pouvaient, à eux seuls, détruire tout un village, voire pire.
Au même moment, en France, débutait la campagne pour les élections présidentielles. Suite à la réélection du Président sortant, le pays avait connu une profonde restructuration interne de son administration pour faire face à une éventuelle menace. La police était la première à subir ces changements.
Au milieu de toute cette confusion autour de la chute de l’Étoile, alors que l’incompréhension scientifique était au sommet, le ministre de l’Intérieur et le Président de la République s’étaient penchés sur la réorganisation des services. Ils avaient alors décidé de créer le grade de profiler pour traquer les héristars qui commettaient des délits.
Se réjouissant d’une telle opportunité, Martin n’avait pas hésité à mettre à profit ses compétences dans le but de devenir profiler. Après une semaine de concours et de tests physiques, les vingt policiers sélectionnés partaient en formation à Versailles, pour une durée de huit mois.
À l’issue de cet enseignement, douze d’entre eux avaient validé leur diplôme de profiler. Martin Belair, major de sa promotion, attirait désormais l’attention. Interviews, rencontres avec des politiciens, cérémonies en compagnie du ministre de l’Intérieur et du Président de la République, tout s’était enchaîné. Durant les quelques mois qui précédaient son arrivée à Bordeaux, Martin ne pouvait pas traverser la rue sans se faire aborder.
Nullement à l’aise avec sa nouvelle célébrité (on le surnommait « le premier profiler de France »), il avait profité de tout ce raffut médiatique pour prendre un peu de recul sur son mariage qui battait sérieusement de l’aile. Quelques semaines après la validation de son diplôme, Martin postulait dans la ville de son choix.
Que pouvait-il espérer de mieux que Bordeaux, la ville où tout avait commencé ? Le point de départ de l’évolution de l’humanité. Cette nomination et le déménagement qui en découlait étaient propices à son divorce et à un nouveau départ. Si seulement Rose l’avait suivi ! Mais non, sa fille aînée préférait vivre à Paris. De toute façon, elle avait toujours été plus proche de sa mère que de lui. Heureusement pour le profiler, son fils avait décidé de le rejoindre dans cette nouvelle aventure.
Il sentit une vibration dans sa poche. Perdu dans ses pensées, il retrouva ses esprits et lut : « J’arrive ! ». Il tremblait d’impatience, comme un enfant qui attend d’ouvrir ses cadeaux le soir de Noël. Certaines choses ne changeraient jamais et il était bien content que Tinder en fasse partie. Bien pratique pour essayer d’avoir une vie privée quand on est débordé par le boulot.
Entre le déménagement, les derniers allers-retours à Paris, la procédure de divorce qui lui avait coûté un temps fou, Martin n’avait pas une minute à lui. Ni pour discuter avec son fils, d’ailleurs. Ainsi, chaque soir avant de se coucher, il faisait défiler les profils Tinder dans l’espoir de rencontrer quelqu’un. Pas pour se marier, ni pour refonder une famille, mais simplement pour se changer les idées. Amusante était la situation au départ, avant que Martin ne comprenne le fonctionnement de l’application. Il se trompait dans ses choix et conservait les profils qui ne l’intéressaient pas.
Elle s’appelait Pauline. Quarante-cinq ans, même âge que lui. Blonde sur les photos. Maigre. Passionnée de littérature. Elle arriva l’instant d’après. Tout à fait son genre. Martin craignait d’être déçu en la voyant. Il avait déjà eu des rencards très embarrassants lorsqu’en rencontrant sa promise celle-ci ne ressemblait en rien à ses photos de profil. Il se leva, lui serra la main – pourquoi suis-je autant formel, putain ! – et lui commanda un café.
La demi-heure suivante, ils discutaient de peinture. Le courant passait. Pauline travaillait comme conseillère d’action sociale pour le département. Elle lui expliqua son travail en quelques mots. Martin n’eut pas besoin de parler du sien. Elle connaissait déjà son parcours, comme bon nombre des clients de ce café installés sur les tables voisines qui n’arrêtaient pas de le dévisager depuis son arrivée.
Alors que le rendez-vous se déroulait à merveille pour lui comme pour Pauline, quelque chose vint les interrompre. Embarrassé, Martin décrocha son téléphone et quitta la table.
— T’es dans le coin ? demanda son collègue Christophe.
— Place de la Victoire, pourquoi ?
— Parfait. J’ai besoin de toi. Il faudrait que tu me rejoignes dans le quartier Gambetta.
Il s’adressait à Martin comme si c’était son supérieur hiérarchique. Le profiler n’appréciait pas du tout le ton que prenait son collègue et s’empressa de le lui faire remarquer.
— Écoute, dit-il sèchement, je suis un peu occupé, vois-tu.
Il s’éloigna de la table de sorte que Pauline ne puisse pas entendre sa conversation.
— Tu n’as vraiment pas le temps de te libérer ? insista Chris.
— Tu penses avoir trouvé un héristar ? demanda Martin à voix basse.
— Pas vraiment.
— Alors, pourquoi as-tu besoin de moi ?
Au bout du fil, il entendit l’enquêteur se racler la gorge comme s’il allait lui annoncer une terrible nouvelle.
— Je suis au domicile de Dominique Prinsatou.
Ce nom lui disait quelque chose.
— L’adjoint au maire ?
— En effet. Il vient de mettre fin à ses jours.
Ne voyant toujours pas où Chris voulait en venir, il lui demanda davantage d’explications.
— Pourquoi as-tu besoin que je vienne au juste ? Tu sais bien que je ne dois intervenir que si un héristar est impliqué dans une affaire de meurtre ou bien s’il a commis un délit.
— Mince, les journalistes arrivent ! Viens, Martin, il faut que tu voies ça. Je dois te laisser.
Chris raccrocha, sans un mot de plus. Les yeux rivés sur le téléphone, Martin sursauta lorsqu’on lui posa une main sur l’épaule.
— Quelque chose ne va pas ?
Pauline. Embarrassé, il lui prit les mains.
— J’ai passé un super moment.
— Laisse-moi deviner, répondit-elle avec une légère exaspération. Ton boulot ?
— Je suis sincèrement désolé.
Elle hocha la tête.
— Ne t’en fais pas, je comprends.
— Je t’appelle dès que j’ai fini.
— J’ai hâte que tu me racontes la suite de tes aventures à Paris.
En gentleman, il l’embrassa sur la joue. Et puis, gêné, il demanda :
— Dis-moi, c’est où déjà Gambetta ?
Martin se rendit au domicile de Dominique Prinsatou en tramway. Il en profita pour lire les quelques informations qu’il y avait sur Internet. Dans la politique depuis vingt ans, adjoint au maire à la culture, musicien d’un groupe de jazz… Rien d’extraordinaire. Pourtant, Martin avait senti quelque chose.
En devenant profiler, il devait assumer la lourde tâche de traquer les héristars qui semaient des cadavres derrière eux. Et malgré la peur grandissante des êtres humains et la méfiance des pays vis-à-vis des mutants, les actes criminels commis par les héritiers de l’Étoile se comptaient sur les doigts de la main. Alors que pouvait-il bien espérer en se rendant au domicile de M. Prinsatou ? Rencontrer enfin l’un d’entre eux ? Peu probable.
« Grand théâtre », annonça la voix du tramway. En posant un pied sur le quai, il fut aveuglé par la réverbération du soleil sur les immeubles. Il enfila ses lunettes noires, traversa les rails et manqua de se faire renverser par un cycliste qui travaillait pour une chaîne de fast-food.
Bien sûr qu’il connaissait cet endroit ! Il avait simplement oublié le nom. Il savait désormais se repérer dans Bordeaux, rien à voir avec la banlieue parisienne. Mais il lui fallait plus de temps pour attribuer les vrais noms aux quartiers bordelais, plutôt que de dire : « là où il y a la Fnac ».
Le profiler remonta le cours de l’Intendance en direction de la place Gambetta. Dans un autre contexte, il se serait arrêté à la boutique du chocolatier, située en contrebas. Martin était quelqu’un de très gourmand. Il salivait devant les rangées de macarons entreposés dans la vitrine du magasin. Un véritable festival de couleurs : rouge, vert clair, beige, marron, marron foncé, orange… En se pinçant le ventre au niveau du nombril, il se dit que ce n’était vraiment pas le moment de partir dans les excès alimentaires.
Le domicile de M. Prinsatou était somptueux. Un grand appartement situé cours de l’Intendance au troisième étage d’un immeuble qui faisait l’angle avec la rue Vital Carles. Il y avait quatre chambres, chacune dotée d’une salle de bains, deux balcons et un grand salon décoré par de nombreuses reproductions de Vincent Van Gogh. Au milieu de la pièce, Dominique Prinsatou était assis sur une chaise, bras sur la table, les yeux grands ouverts. À côté de lui, un verre, une bouteille d’eau de javel, une autre de détergeant et pour finir, une lettre manuscrite.
Installé dans la cuisine, Christophe écoutait le témoignage du garçon qui, en rentrant du collège, avait découvert le cadavre de son père. Pendant ce temps, leurs collègues de la police scientifique relevaient les empreintes. Martin sortit une paire de gants en latex et photographia la lettre de suicide avant qu’elle ne soit mise sous plastique.
« Chérie, mon fiston, pardonnez-moi, car j’ai fauté. En rentrant du travail mardi dernier, je n’ai pas porté secours à un homme qui se faisait agresser dans la rue. Il est mort parce que je n’ai pas agi. J’en suis désolé. Cela me ronge et je ne peux plus faire comme si de rien n’était. Je ne mérite pas de vivre. Dominique. »
Martin relut la lettre qui, au premier regard, sonnait un peu faux. Au cours de sa carrière, il avait déjà vu un certain nombre de personnes finir comme M. Prinsatou. Alors pourquoi Chris tenait absolument à ce qu’il soit présent ? Même s’il faisait toujours partie des forces de police, le profiler devait se concentrer sur les affaires qui impliquaient des héristars. Et cette mort ressemblait en tout point à un suicide. À moins que…
Un petit point rouge dans le creux de l’oreille attira son attention. Du sang. Martin se pencha près du cadavre de la victime. La même chose de l’autre côté. Le profiler se redressa et Chris se dirigea vers lui.
— T’en penses quoi ?
— C’est… étrange.
Que pouvait-il lui dire d’autre ? La lettre paraissait enfantine, peu crédible au regard du parcours professionnel de l’homme politique. Et après ?
— Cette lettre me semble fausse, dit Chris.
— Disons que le mobile paraît un peu absurde, mais bon, il faut approfondir.
Martin se pencha de nouveau vers la tête de la victime.
— On dirait que ses tympans ont été perforés.
Il n’était pas médecin, ni spécialiste de l’audition. Mais aux dernières nouvelles, ingurgiter des produits ménagers pour mettre fin à ses jours ne causait pas de tels saignements au niveau des oreilles.
— Docteur ? demanda Chris en s’adressant au médecin légiste.
Il désigna les oreilles de Prinsatou.
— Effectivement, c’est inexplicable, répondit le médecin après une brève analyse. Je l’avais déjà remarqué. J’en saurai sûrement davantage d’ici peu. Pas de coupure. Il semblerait que les tympans aient été perforés.
Martin dévisagea Chris, le regard blasé.
— Je te vois venir, lui dit-il.
Son collègue se pencha pour lui chuchoter au creux de l’oreille.
— Et si on en tenait un ?
Martin étouffa un rire.
— Un politicien met fin à ses jours, du sang sort de ses oreilles et toi ça te suffit pour dire qu’il s’agit d’un héristar ?
Chris ne semblait pas prendre en compte sa remarque.
— Avoue quand même que c’est bizarre !
— Un homme est mort. Il s’agit d’un suicide. Ou bien alors, c’est un assassinat. On a déjà eu des cas comme ça lorsque je bossais à Paris. C’étaient des suicides assistés ou bien des crimes déguisés en suicides. Cette méthode ne date pas d’aujourd’hui, Chris. J’ai enquêté sur des affaires comme ça bien avant la chute de l’Étoile.
Peu convaincu, le policier, qui par ailleurs était un adepte des théories du complot, renchérit :
— Pour moi, il ne s’agit pas d’un suicide. Je viens d’interroger le petit (il désigna l’adolescent qui se tenait dans la cuisine) et il m’a dit qu’il ne comprenait absolument pas le geste de son père.
— Chacun a son jardin secret que l’on cache à son entourage. Tu ne connais jamais vraiment les gens qui te sont proches.
Chris accompagna ses questions par de grands gestes.
— Et comment tu expliques le sang dans les oreilles ?
Ce qu’il peut m’agacer… pensa Martin. Son collègue ne faisait jamais preuve de patience lorsqu’il menait une enquête.
— Il faut déjà commencer par attendre les résultats définitifs de l’autopsie, lui fit remarquer le profiler.
— Moi, j’te dis que c’est un héristar qui est derrière tout ça. Mon sixième sens est en alerte.
Martin rit intérieurement. Quel sixième sens ? Chris passait le plus clair de son temps à visionner des vidéos sur YouTube qui appuyaient les théories du complot à propos des attentats du 11 septembre. Pour le profiler, son intuition ne valait pas grand-chose.
— Ta parano l’est davantage, si tu veux mon avis.
Chris grimaça. Martin ne voulait pas poursuivre la conversation. Inutile de raisonner quelqu’un d’aussi têtu. Son collègue extrapolait les éléments à chaque affaire depuis que Martin était arrivé à Bordeaux. Au moindre indice qui paraissait louche, Chris échafaudait ses théories les plus absurdes pour essayer de convaincre Martin qu’il s’agissait bien d’un héristar. Mais jusqu’à preuve du contraire, il s’était toujours trompé.
Le profiler se dirigea vers la cuisine. Martin prit soin de refermer la porte pour ne pas que le fils de la victime puisse voir le cadavre de son père se faire embarquer par l’équipe médicale.
Avant d’être profiler, Martin travaillait à la Brigade de Protection des Mineurs. Il avait la capacité de dialoguer facilement avec les enfants, de se mettre à leur place, de les rassurer et le plus important : les écouter. Il commença par se présenter.
— Je m’appelle Martin, je suis policier. Quel est ton prénom ?
— Amaury, répondit l’enfant sans le regarder.
Le blondinet était scolarisé en sixième dans un collège privé, d’après le carnet de correspondance posé sur la table. Le profiler se dit que Chris avait dû l’interroger sur des éléments très protocolaires : « À quelle heure es-tu rentré chez toi ? », « Est-ce que tu as vu ou entendu quelque chose en rentrant ? », etc. Martin voulait en apprendre davantage sur l’homme qui venait de mourir et seul son fils était en mesure de l’aider. La vraie question était : « Est-ce que quelque chose pouvait laisser entendre que Dominique Prinsatou allait se suicider ? »
— Ton papa n’est pas allé travailler aujourd’hui ?
Pourquoi est-ce que je fais ça ? se demanda Martin. Ce n’est pas mon rôle. Je suis en train de devenir aussi paranoïaque que Christophe.
— Non, c’est son jour de repos.
Martin reçut un texto de Chris qui avait choisi ce moyen de communiquer avec lui sans le déranger pendant qu’il questionnait le gamin.
— On a prévenu ta maman, me dit mon collègue.
— Elle est à Lisbonne pour son travail.
— Je sais. Mes gars ont quand même réussi à la joindre. Elle a pris le premier avion. Elle devrait arriver en fin d’après-midi.
Mes gars, songea Martin après coup. Il ne dirigeait plus d’équipe depuis belle lurette. Désormais, il travaillait en solo.
Amaury hocha la tête. Il ne pouvait décrocher son regard du carrelage de la cuisine.
— Sur quoi travaillait ton papa en ce moment ?
Le môme haussa les épaules.
— Il ne me parle… parlait pas beaucoup de son travail, vous savez. Je sais qu’il avait un rendez-vous avec le maire la semaine prochaine pour organiser le carnaval des Deux Rives.
Mis à part la traditionnelle Foire aux Plaisirs des Quinconces, Martin ignorait tout des évènements qui se tenaient habituellement à Bordeaux.
— Je ne sais pas exactement en quoi consiste ce carnaval, tu veux bien m’expliquer ?
— Ça date des années quatre-vingt-dix, je crois. Tous les ans, ils définissent un thème : soit il s’agit d’un pays, soit il s’agit d’un dress code.
— Quand est-ce qu’a lieu ce carnaval ?
— En mars.
N’ayant pas de calepin sur lui, Martin ouvrit un bloc-notes virtuel sur son téléphone et nota les informations.
— Quand tu as quitté la maison ce matin, tu as remarqué quelque chose de particulier ?
— Papa était déjà réveillé. Il travaillait sur son ordinateur.
— Quoi d’autre ?
— Je lui ai dit que je n’avais qu’un seul cours ce matin. Il m’a dit : « à tout à l’heure » et je suis parti au collège.
Martin tenta une autre approche pour en savoir davantage sur M. Prinsatou.
— Tu connais le mot de passe de son ordinateur ? Cela permettrait aux informaticiens de gagner du temps.
Sceptique, Amaury fixa le profiler avec méfiance.
— Pourquoi auriez-vous besoin d’accéder à son ordinateur puisque mon père s’est suicidé ?
Martin manquait souvent de tact et de diplomatie pour dire les choses. Mais il savait aussi comment rattraper ce défaut.
— Ton père travaillait pour le maire. C’était quelqu’un d’important. Nous devons être très vigilants sur la procédure, même s’il s’agit d’un suicide. Les journalistes vont vouloir vous poser des questions, à ta maman et à toi. Nous ne devons écarter aucune piste, tu comprends ?
Le collégien sembla gober son histoire.
— Je ne connais pas son mot de passe, dit Amaury. Mais je sais peut-être comment vous aider à accéder à ses documents.
— Je t’écoute.
— J’ai une session sur son ordinateur. Si je vous donne le mot de passe, peut-être que vous pourriez mettre ma session en tant qu’administrateur et comme ça vous accéderiez au contenu de celle de mon père ?
Martin n’en revenait pas. Il était dépassé par les technologies. Déjà, pour s’inscrire sur Tinder, il avait cliqué sur « refuser » lorsque l’application lui demandait l’autorisation pour le géolocaliser. Du coup, les cinq premiers jours, il discutait avec des femmes qui habitaient aux quatre coins de la France. Alors rien que le fait d’entendre les mots « session » et « administrateur », ça suffisait pour qu’il considère Amaury comme un pirate informatique.
— Tu peux me le noter quelque part ?
— Bien sûr.
Amaury s’exécuta. Il attrapa un post-it sur lequel il inscrivit « amjedusor ». Martin, fan inconditionnel d’Harry Potter, remarqua tout de suite la référence.
— Tu aurais aimé avoir le même nom de famille que Voldemort ?
Le blondinet haussa les épaules.
— Je viens de finir le tome deux, expliqua-t-il. J’attends de tous les lire avant de voir les films.
Toute l’enfance de Rose et David. Martin sourit en repensant à ses longs week-ends devant la télé à regarder l’intégrale des Harry Potter.
— Deux policiers vont rester avec toi le temps que ta maman arrive. Il est préférable pour vous que vous alliez dormir ailleurs, au moins pour cette nuit. Tu as de la famille près d’ici ?
— La sœur de ma mère habite à Bègles.
Martin hocha la tête. Il posa une main sur l’épaule du garçon. Lorsqu’il travaillait à la Brigade, il détestait conclure par des phrases vides de sens comme : « Ça va aller », « Tu vas t’en sortir » ou encore « Prends soin de toi ». C’était évident que tout finirait par s’arranger avec le temps. Mais à cet instant précis, le monde du petit Amaury venait de s’effondrer et aucune parole ne lui apporterait du réconfort.
— Alors ? demanda Chris quand Martin sortit de la cuisine.
Sa conversation avec Amaury avait semé le doute dans son esprit, mais pas au point de penser qu’un héristar était derrière la mort de ce pauvre homme.
— Le geste de Dominique Prinsatou est surprenant, admit le profiler.
Chris sourit. Ou plutôt, il jubilait.
— Tu as des pistes ? Le gamin t’a dit quelque chose ?
Martin calma les ardeurs de son collègue d’un geste de la main.
— On peut sans doute accéder à l’ordinateur de son père. Je n’ai pas tout compris, mais Manu saura se débrouiller. Donne-lui ça – il tendit le post-it sur lequel Amaury avait écrit. C’est le mot de passe de la session du petit.
— Très bien. Dis-moi, tu as ce qu’il faut pour trouver les empreintes ?
Chris faisait allusion à la pierre précieuse capable de détecter la présence des héristars. Martin fouilla dans ses poches et secoua la tête.
Un quart d’heure plus tard, il était dehors. Deux policiers étaient restés au domicile de la victime en attendant le retour de Mme Prinsatou et deux autres se tenaient devant l’entrée, interdisant l’accès aux journalistes et aux petits curieux. À ce propos, on l’avait photographié à plusieurs reprises. Sa tête devait déjà être sur tous les réseaux sociaux. On allait spéculer. Pourquoi le nouveau profiler s’était-il rendu sur les lieux d’un suicide ?
Martin essayait d’oublier tout ça. Si on lui posait des questions, il dirait qu’il se trouvait-là par hasard. Et avec ses talents d’enquêteur, il pouvait aisément aider ses collègues. Relax, se dit-il pour se rassurer, tu as déjà menti plusieurs fois en conférence de presse pour couvrir tes arrières.
Finalement, il se laissa commander par son estomac et fit un tour à la boutique du chocolatier. Il se dit qu’il aurait pu faire pire comme excès et repartit avec « seulement » une boîte de dix macarons au citron. Il traversa la place de la Comédie, le sac de gourmandises entre les mains. Il emprunta le cours du Chapeau-Rouge et s’installa sur un banc. En deux bouchées, il termina le premier macaron. C’était délicieux. Lui qui n’était pas un grand fan de citron, il s’était presque réconcilié avec l’agrume.