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Trois ans après le décès de Black Death, une série de disparitions énigmatiques secoue le campus de Pessac. Alors que Jules mène l’enquête, il est confronté à une rencontre aussi surprenante qu’imprévue : une héristar, nommée Lucie, présentant des traits similaires aux siens, semble également investie dans cette affaire. Ensemble, ils découvrent que l’organisation HORUS a conçu l’Artéfact, une arme redoutable capable de neutraliser les pouvoirs des héristars. Piégés lors d’une soirée privée à laquelle ils se sont infiltrés, ils réalisent que tout leur échappe. Dans ce troisième volet des aventures de Jules Domaire, les vérités éclatent au jour le jour.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Adrien Zervo prend la plume afin de partager son univers fantastique, élaboré à partir de sa passion pour les superhéros.
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Seitenzahl: 650
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Adrien Zervo
La chute de l’étoile
Tome III
La sève dans le sang
Roman
© Lys Bleu Éditions – Adrien Zervo
ISBN : 979-10-422-2562-9
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À mon père, mon tout premier lecteur…
Prologue
Les chandelles se sont éteintes
Trois mois après la disparition d’Amandine Cheminade…
Il ne pouvait pas dormir dans sa chambre. Cette maison lui donnait toujours des frissons. La séparation de ses parents, son retour précipité pendant l’affaire du Frémisseur, la voix d’Adèle qui résonnait entre ces murs… Voilà pourquoi il se retrouvait encore allongé sur le canapé rouge du petit salon. Le plaid sur les jambes n’était pas nécessaire, mais ça le réconfortait.
Comme autrefois, il s’était enfermé dans le noir avec pour seule lumière celle de la télévision. L’appareil n’avait d’ailleurs jamais été changé depuis ses quinze ans. Les touches de la télécommande fonctionnaient une fois sur deux, sans parler de la crasse qui s’était incrustée.
Une journaliste questionnait le porte-parole du gouvernement, invité spécial de la matinale sur France News. À mi-chemin entre le sommeil et le réveil, Jules ne comprenait que des bribes.
— Oamme éonoique oncernant les eunes ? demandait la journaliste.
— Travail our a jeunesse… répondit le porte-parole.
Jules trouva la force d’attraper la télécommande qui était posée sur la table basse pour éteindre la télévision. Il dut s’y reprendre à deux fois. Toutes ces émissions matinales lui rappelaient son ancien travail d’assistant parlementaire et pour rien au monde il ne voulait remettre les pieds dans le milieu politique. Pour rien au monde, songea-t-il en se remémorant sa dernière dispute avec Michael Tourneville.
Le jeune homme reposa la télécommande et ferma les yeux pour essayer une énième fois de trouver le sommeil. Impossible de s’endormir. Son esprit errait entre le réel et le monde des rêves. Malgré tous ses efforts, quelque chose l’empêchait de basculer dans les bras de Morphée. Dans moins de trois heures, Jules se rendrait à des funérailles, raison pour laquelle il n’arrivait pas à poser son cerveau.
C’était le troisième enterrement auquel il assisterait. Monique Domaire, sa grand-mère, Adèle, sa petite sœur et maintenant… Ne prononce pas son nom, lui souffla Zoydra, tu n’es pas encore prêt.
Jules avait fui ses responsabilités après la mort de Martin Belair. Une visite courte et beaucoup trop formelle chez l’ex-femme du profiler pour y déposer des affaires et échanger quelques mots. Le jour même, il avait une rencontre pour le moins inattendue avec sa fille, Rose, sans savoir que c’était elle. Mais il ne s’était pas rendu à ses funérailles.
Jules estimait ne pas mériter sa place parmi les proches de Martin. Ce n’était pas de ma faute, mais presque, s’était-il dit le jour de l’enterrement. Le jeune homme avait été présomptueux lorsque Black Death avait attaqué Bordeaux. Rongé par sa maladie, persuadé de venir à bout du terroriste, Zoydra avait échoué aux yeux du monde entier. Pire : il avait dû ensuite abandonner ses amis pour se rendre dans la Terre des Oubliés, laissant de ce fait Martin à la merci de ce fou furieux. « Ce n’est pas ton combat », lui avait dit Michael Tourneville. Ce n’était d’ailleurs pas le seul de son entourage qui désapprouvait ses agissements. À ce moment précis, Jules se pensait condamné. Il s’était isolé à tel point qu’il n’avait que faire de mourir en essayant d’arrêter Black Death. Mais il n’avait pas songé au fait qu’il pouvait encore une fois perdre des gens à qui il tenait.
« Nous sommes amis, alors ? », lui avait demandé Martin quelque temps après l’arrestation de son fils. « Il faut croire que oui », avait répondu le jeune homme, pour qui cela ne faisait aucun doute.
Jules n’arrivait pas à dormir parce qu’il songeait aussi à sa toute dernière conversation avec Martin. Loin de tout, dans ce petit village d’Égypte, il lui avait passé un coup de téléphone. C’était court. Jules n’aimait pas s’éterniser. Il entendait encore le bruit des pièces de Livres égyptiennes qui tombaient dans la fente de la cabine téléphonique. À son retour, il voulait lui dire toute la vérité à propos de son fils David qui n’avait été que l’instrument d’Horus. Hélas, Martin ne le saurait jamais.
Son téléphone se mit à vibrer et il quitta ses sombres pensées. En parlant du loup… se dit-il. Rose Belair. Elle aussi avait du mal à dormir pour lui envoyer un SMS à une heure aussi matinale. Jules se frotta les yeux pour déchiffrer son message. « Comment te sens-tu ? » lui demandait-elle. Triste, en colère, dans une incompréhension la plus totale… Que pouvait-il bien lui répondre ? Ne sois pas terre-à-terre, ne sois pas impulsif comme tu l’étais avec Camille, lui dit Zoydra. Si seulement…
Tout ce qu’il voulait c’était du temps. Encore sous le choc d’avoir découvert les origines de sa prétendante, il était partagé par cet étrange sentiment, mélange à la fois de colère et de désir. Pour une fois, il mit sa fierté de côté. Jules voulait plus que tout la revoir. Pas parce qu’il se sentait seul, mais parce qu’il l’appréciait réellement. Les quelques jours qu’ils avaient passés ensemble, avant que Jules n’apprenne qu’officiellement Rose s’appelait Belair et non Bourdon, étaient merveilleux. Pour la première fois depuis son histoire avec Camille, Jules avait eu l’impression de pouvoir être lui-même. C’était sans doute la chose la plus importante à ses yeux.
Quelques heures avant d’apprendre que Rose était la fille de Martin, Jules venait de passer une autre nuit en sa compagnie. Elle devait se rendre à Bordeaux pour assister à une conférence et elle lui avait envoyé un message pour qu’ils se voient. Jules avait dîné avec elle avant de l’inviter chez lui et c’était un second rendez-vous très agréable.
« Tu me manques », écrivit-il. Au diable son ego, au diable les convenances. Rose ne sortait pas avec son meilleur ami, elle n’était pas non plus une commissaire qui le traquait sans relâche. Par conséquent, il n’avait aucune raison de la repousser, aucune raison de ne pas être heureux, aucune raison de ne pas être lui-même.
Jules verrouilla ensuite son téléphone et ferma les yeux quelques minutes. Il aurait aimé profiter de ce moment tranquille un peu plus longtemps, mais sa mère fit irruption dans la pièce.
— Toujours sur ce fichu canapé rouge ? lança-t-elle.
Un soupçon d’ironie avec une pointe de nostalgie, à peine perceptible. L’art et la manière qu’elle n’avait pas pour dire les choses. Il détestait ça. Marie était toujours aussi titillante, comme lorsque Jules avait quinze ans.
— Les vieilles habitudes ont la vie dure, répondit-il en souriant.
Le petit salon était plongé dans l’obscurité, les volets étaient fermés. La lumière du couloir éclairait parfaitement la silhouette rachitique de Marie Domaire. Habillée de noir, les cheveux relevés en chignon, elle paraissait dix ans de plus en étant coiffée de la sorte.
— Tu remarqueras tout de même que j’ai arrêté de passer mon temps à me morfondre devant des téléfilms, compléta Jules avec une pointe d’humour.
Il faisait écho aux jours qui avaient suivi sa rupture avec Camille.
— J’ai aussi remarqué que tu avais arrêté de te siffler des bols de céréales à tour de bras.
Marie désigna la table basse du petit salon.
— Dis-moi, reprit-elle, je rêve ou tu as appris à débarrasser ?
Autrefois, durant cette fameuse période post-rupture, Jules prenait tous ses repas ici, avachi devant la télévision. Le désordre et l’odeur de renfermé régnaient en maîtres dans le petit salon. Le jeune homme ne parlait presque plus à ses parents ni à sa sœur. En y repensant, Jules se demandait comment il avait fait pour tomber aussi bas. Une véritable épave, se dit le jeune homme en se revoyant affalé sur le sofa, les yeux constamment rivés sur son téléphone en attendant un message de Camille.
— Je ne sais pas ce que fait ton père, dit Marie en regardant sa montre, mais j’espère qu’il ne va pas trop tarder. J’ai peur qu’il y ait des bouchons sur l’autoroute.
Émilien, son compagnon, pointa le bout de son nez quelques secondes plus tard, clés de voiture en main.
— Tout est prêt ? demanda Jules qui trouvait le temps long.
— Oui, répondit Marie en mettant la lumière en marche. Je vois que tu es déjà habillé, nous pouvons y aller. Le trajet sera long, tu voudras conduire ?
Le jeune homme secoua la tête. Il se leva, ouvrit les volets et regarda le paysage avec amertume. Dehors, les nuages envahissaient le ciel. Pas le moindre rayon de soleil. Cette lumière grisâtre se reflétait dans le petit salon et lorsque Marie éteignit la lumière, la pièce semblait avoir perdu son âme.
— Ta chemise est toute froissée, remarqua son beau-père. Tu as dormi avec ?
— Je n’ai pas vraiment dormi, soupira Jules.
Il s’était réveillé en pleine forme aux alentours de quatre heures du matin. Ne sachant pas trop quoi faire en attendant l’heure du départ, il avait repassé sa chemise et avait enfilé les vêtements pour la cérémonie. Tous ces préparatifs pour finalement se recoucher en espérant trouver le sommeil, en vain.
— Tu vas dire quelques mots pour lui rendre hommage ? poursuivit sa mère.
— Non.
Ferme et définitif. Jules avait écrit tout un discours au cas où. Deux pages à ressasser le passé, à résumer leur rencontre, leurs péripéties (sans trop en dévoiler non plus). Il avait tout mis à la poubelle. Premièrement, il estimait ne pas être à sa place en assistant aux funérailles. Le fait de revoir sa famille après tout ce temps, en sachant quels problèmes ils avaient dû traverser, le fait de ne pas avoir pu lui dire au revoir et de s’être quittés en mauvais termes. N’y avait-il rien eu de bien dans leur relation ?
Ce rendez-vous dans le bar Place Nansouty avait été le dernier. Et il a fallu qu’on se dispute…
— Tu ne prends pas ton parapluie ? demanda Émilien avant de refermer la porte d’entrée.
— Pas aujourd’hui.
Dans les Landes, on annonçait de la pluie. Jules s’en moquait éperdument. Pour lui dire au revoir, il affronterait vents et averses.
Dehors, le portail automatique du jardin coulissa et Yves Domaire gara son véhicule à côté de celui de son ex-femme. Il quitta précipitamment sa voiture et coinça sa cravate dans la portière.
— Veuillez m’excuser, dit-il en se libérant, les quais étaient complètement bouchés, c’était l’horreur.
Il salua Émilien, embrassa son fils et monta avec lui à l’arrière de la voiture. Marie prit le volant.
— Allez, dit-elle une fois sa ceinture attachée, c’est parti pour une heure et demie de trajet.
— Pas de ralentissement à l’horizon, sourit Émilien en connectant son téléphone portable à la tablette tactile du véhicule.
À peine étaient-ils partis que Jules reçut un SMS de Lucie Cheminade. Il rangea son téléphone sans prendre la peine de lire le message. Que pouvait-elle faire de plus pour l’aider à surmonter son chagrin ?
— Ça va ? chuchota Yves. Tu as l’air fatigué.
— J’enchaîne les insomnies, répondit Jules le front aplati contre la vitre.
— J’imagine…
Vers onze heures, ils arrivèrent dans la commune de Vieux-Boucau-les-Bains, dans les Landes. Il pleuvait des cordes, comme l’avait annoncé la météo. Marie s’abrita sous le parapluie de son compagnon, Jules se retrouva trempé en quelques secondes. Chemise noire, jean sombre, il n’avait pas froid malgré le temps.
— Je sais que c’est un moment difficile pour toi, dit son père à voix basse. Moi aussi, sa mort m’a bouleversé.
Jules avançait péniblement, gêné par l’eau de pluie qui s’était répandue dans ses chaussures.
— Difficile ? répondit-il. C’est juste que je n’arrive pas à réaliser que je ne la reverrai jamais.
— Je suis là si besoin. Je sais que tu es aussi peu bavard que moi lorsqu’il s’agit de parler de tes émotions, mais ça ne peut pas te faire de mal de discuter avec quelqu’un.
Le jeune homme avait la boule au ventre. Un sentiment de tristesse mélangé à de la peur. Toujours cette certitude de ne pas être à sa place. Il ne voulait parler à personne. Il voulait rentrer chez lui. Le fait de revoir certains de ses anciens camarades du lycée n’arrangeait pas les choses. Il répondit froidement :
— Je veux que tout ça se termine et vite. Je fais ça pour elle et c’est insupportable de se retrouver parmi tous ces gens.
Les Domaire s’étaient garés à quelques dizaines de mètres du cimetière. Lucie et Paul les attendaient devant l’entrée, abrités. Quelques regards furtifs à droite, à gauche. Comme il s’y attendait, il y avait beaucoup de gens qu’il connaissait. Mehdi Abar était présent. Le profiler ignorait toujours l’identité secrète de Zoydra. Jules ne pouvait pas, par conséquent, s’adresser à lui. Il décida de passer son chemin quand une main se posa sur son épaule.
— Tu n’as pas répondu à mon message, lança Lucie.
Robe noire, cheveux attachés, son amie avait pris du muscle depuis ces derniers mois. Ses épaules étaient devenues plus larges, ça lui allait plutôt bien.
— Je… je n’ai pas vu que tu m’avais écrit.
Ou plutôt, je n’ai pas pris le temps de regarder. Ils n’avaient jamais cessé de se voir depuis la disparition d’Amandine. Mais le contexte actuel était beaucoup trop douloureux pour lui. Depuis quelques jours, c’était silence radio.
— Tu as préparé un discours ?
— Qu’est-ce que vous avez tous avec ça ? s’emporta Jules. Pas question que je prenne la parole. Ce serait déplacé.
— Tu la connaissais bien. Tu as beaucoup compté pour elle.
— Là n’est pas la question.
D’autres camarades du lycée, des filles du cheerleading, arrivèrent à la cérémonie. Chacune lui lança un drôle de regard en le voyant. De la tête aux pieds, Jules était observé.
— Tu vois, poursuivit-il, j’ai l’impression d’arriver comme un cheveu sur la soupe.
Lucie acquiesça et changea de sujet.
— D’ailleurs, à propos du lycée et de ton passé, tu penses que Florent va venir ? Je veux dire, ce serait bizarre, non ?
Jules se raidit et serra les poings. Impossible, se dit le jeune homme. Il est encore à l’hôpital psychiatrique, loin de tout. Il ne le quittera pas. Il y passera le restant de ses jours. Et peu importe le contexte.
— Un autre Folio a fait le chemin jusqu’ici, en tout cas, répondit-il en désignant l’individu du menton.
Baptiste, le frère cadet de Florent, venait de garer sa voiture sur le parking. Les cheveux en bataille, une chemise noire toute froissée, il faisait peine à voir. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, Jules et lui avaient échangé quelques coups. Avec satisfaction, Jules lui avait donné une bonne leçon tout en prenant soin de s’assurer que Baptiste n’était pas un héristar.
— Qu’est-ce qu’il fait ici, lui ? demanda Lucie.
Jules soupira.
— Colle-aux-basques s’entendait bien avec elle.
Ce surnom amusa beaucoup son amie qui se pinça la lèvre supérieure pour s’empêcher de sourire. Baptiste s’avança timidement vers eux et hésita avant de les saluer.
— Comment ça va ? demanda-t-il.
La poignée de main ne fut guère agréable pour le petit Folio qui grimaça lorsque ses os craquèrent. Colle-aux-basques semblait si fragile.
— Sacrée poigne… dit Baptiste en serrant les dents.
— Tu es venu seul ? lança Jules sèchement.
— Avec qui voulais-tu que je vienne ?
Le jeune homme ressentit un pincement au cœur. Après coup, cette remarque était à la fois blessante et hors de propos. Baptiste lui faisait de la peine. Durant leur adolescence, il en avait assez bavé comme ça. Jules se demandait d’ailleurs pourquoi Baptiste ne s’était jamais plaint du comportement qu’ils avaient eu, lui et son frère, à son égard. Cela frôlait le harcèlement, parfois.
— Si je puis me permettre, reprit le petit Folio, je suis surpris que tu sois venu. Ça fait un peu… tache, si tu vois ce que je veux dire.
— Non, dit Jules en s’avançant et en collant son front contre celui de Baptiste. Tu veux qu’on remette ça ? Et si tu m’expliquais un peu le fond de ta pensée, Colle-aux-basques ?
— Vous êtes sérieux, les gars ? s’interposa Lucie qui sentait que les deux hommes risquaient d’en venir aux mains. Vous êtes à un enterrement, comportez-vous dignement !
— Ma mère m’attend, prétexta Baptiste en reculant.
Jules n’avait pourtant pas croisé Mme Folio.
— Comme c’est dommage.
Un sourire forcé, une tape sur l’épaule et Baptiste entra dans la chapelle.
— Tu vois, chuchota Jules, il est venu seul.
— C’était quoi cette manière de lui parler ? demanda Lucie en fronçant les sourcils.
D’un air dédaigneux, Jules prétexta :
— Je n’ai jamais été tendre avec lui.
— Avant, oui, mais là vous n’êtes plus au lycée…
— Ça n’a rien de méchant, répondit Jules pour justifier ses actes. Baptiste a longtemps été notre souffre-douleur. Le vilain petit canard de la bande.
C’était toujours aussi jouissif de se moquer du petit Folio, même des années après le lycée. Il était si collant, si bizarre, si insignifiant.
— Tu dis ça comme si tu en étais fier… déplora son amie.
— Pas le moins du monde, mentit le jeune homme. Et en plus, je trouve que j’ai été soft avec lui.
Lucie jeta un œil aux invités qui s’asseyaient sur les bancs de la chapelle.
— Il a toujours une tête d’ado, je trouve. Il a ton âge en plus, non ?
— Un an de moins, rectifia Jules. Il a sauté une classe.
— Je trouve qu’il fait jeune, commenta Lucie en observant Baptiste.
— Et sa dégaine n’arrange rien.
Quelques boutons d’acné sur le visage, le petit Folio ne semblait pas, en effet, avoir dépassé le stade de l’adolescence.
— Arrête de le regarder, il a tellement peu d’amis et de vie sociale qu’il va croire que tu t’intéresses à lui.
Lucie lui donna un coup de coude dans le bras, comme si elle voulait lui signifier qu’il poussait le bouchon un peu trop loin.
— Ça commence, fit-elle en montrant du doigt le maître de cérémonie.
Elle lui emboîta le pas. Le reste des invités entra dans la petite chapelle. Jules se fit le plus discret possible. Il s’assit au dernier rang, loin de ses parents et d’Émilien. Devant se tenait Lucie qui venait de rejoindre Paul. Focalisé sur le déroulement de la cérémonie, le jeune homme ne vit pas sa meilleure amie arriver.
— Jules ? murmura Naya pour s’annoncer.
Il était tout content de la voir. Elle s’assit et il la serra immédiatement dans ses bras. Jamais il n’avait eu autant besoin d’elle qu’en cet instant. Pour une fois, Naya venait sans Théo, son copain. Depuis l’attentat de Black Death, il ne la quittait plus d’une semelle. C’était touchant de le voir aussi investi dans leur relation. Il passait souvent la chercher après le travail, même si Naya habitait à côté de son cabinet d’ostéopathie. Parfois, leur relation fusionnelle agaçait Jules qui ne pouvait pas voir sa meilleure amie sans que son homme ne soit présent.
C’était complètement contradictoire d’être agacé parce que Naya ne pouvait pas le voir aussi souvent qu’auparavant seul. Durant ses trois années passées au Cap Ferret, Jules ne l’avait invitée qu’une seule fois. De retour à Bordeaux, il l’avait revue de temps en temps et malgré toute sa bonne volonté, son exil au Cap Ferret les avait éloignés plus qu’il ne l’aurait voulu. Naya n’avait plus besoin de lui, ou du moins, c’était ce dont il avait l’impression. Il passait après Théo, ce qui était tout à fait compréhensible.
Le jeune homme avait retenu la leçon. Depuis qu’il était retourné de son périple en Égypte et qu’il avait contacté Naya en plein milieu de la nuit, le fameux soir où Black Death détenait le député, sa meilleure amie lui avait reproché de ne pas avoir été plus présent depuis l’attentat. Jules s’en était énormément voulu et il avait rectifié le tir. De plus, comme il n’avait toujours pas retrouvé du travail, il déjeunait avec elle une fois par semaine.
La cérémonie débuta par un long discours prononcé par un membre de la famille que le jeune homme n’avait jamais rencontré. Ensuite, les parents prirent la parole. Ils la décrivaient à la perfection. Chacun racontait une situation anecdotique sur son enfance, des moments assez drôles qui venaient mettre un peu de lumière dans cette tragédie. En fond sonore, une petite mélodie au piano accompagnait les prises de parole.
Jules se souvenait que son amie adorait la musique classique. Elle écoutait Beethoven, Mozart ou encore Chostakovitch pendant qu’elle révisait. C’était si émouvant de l’imaginer à nouveau avec ses longs cheveux bruns, la tête plongée dans les bouquins d’économie. Pour terminer, le maître de cérémonie lança la toute dernière musique de la playlist, à la demande du père de la défunte. La mélodie de Way down we go retentit dans toute la chapelle.
Une demi-heure plus tard, la pluie avait miraculeusement cessé. Dehors, les employés des Pompes Funèbres transportaient le cercueil pour l’inhumer. Sous l’œil attentif du maître de cérémonie, ils procédèrent à la mise en terre.
— Vous pouvez déposer des fleurs, pour celles et ceux qui le souhaitent, dit ce dernier.
Les pas étaient silencieux. Les roses se couchaient délicatement sur le cercueil couleur noyer. Les yeux rivés au sol, le son des pleurs des invités autour de lui, Jules sentait que les larmes coulaient à flots. Devant lui, Lucie prit son beau-père dans les bras, Marie fit de même avec Émilien. Le temps s’arrêta brusquement. Des souvenirs ressurgirent, principalement des moments de bonheur.
Le goût des premières cigarettes, la sensation de ses lèvres lorsqu’il l’embrassait. Leurs retrouvailles, leurs adieux. Plus jamais je ne veux perdre quelqu’un d’aussi jeune que moi ! s’était-il promis à la mort d’Adèle.
Dehors, cette odeur d’humidité que Jules détestait plus que tout venait chatouiller ses narines. Il s’éloigna brusquement des invités, son père le rejoignit rapidement.
— Je ne peux pas rester… bégaya-t-il. C’est… c’est trop dur ! Pas elle. Pas Camille !
Jules quitta la cérémonie et trouva refuge derrière un arbre. Il donna un violent coup de poing dans le tronc, quelques branches lui tombèrent dessus. De nouveau, il éclata en sanglots. Assis, il essuya ses larmes et se focalisa sur sa respiration afin de retrouver son calme. Quelques gouttes transparentes atterrirent sur sa main droite : de la sève… Il n’y était pas allé de main morte en cognant cet arbre.
Pour une raison qui lui échappait totalement, Jules se lécha le revers de la main. La sève avait un goût agréable, légèrement sucré. Soudain, le jeune homme eut cette étrange impression de déjà-vu. Il regarda sa main comme si ce n’était pas la sienne. Ses lèvres étaient collantes, sa bouche pâteuse.
— Jules ? Tout va bien ?
Il sursauta et s’essuya la main sur son jean. Naya avait elle aussi quitté la cérémonie. Lentement, elle s’approcha de lui. Elle ne boitait presque plus. Après des mois et des mois de rééducation, elle avait appris à marcher sans canne. Sa meilleure amie boitillait encore, mais c’était impressionnant de voir avec quelle volonté elle avait surmonté tout ça.
— Oui, je… j’avais besoin d’un petit moment tranquille.
Elle s’assit à côté de lui.
— Je me souviens du soir où vous vous êtes séparés. Tu es venu chez moi et tu m’as dit que plus jamais tu ne pleurerais pour une fille.
— J’étais persuadé que plus jamais je ne retomberais amoureux.
Quel souvenir, ça aussi ! Le train qui partait de Bordeaux-Saint-Jean et qui s’arrêtait à Toulouse-Matabiau. Camille qui était montée dedans malgré tous ses efforts pour la retenir. « Je t’aime », lui avait-il dit pour la première et dernière fois. Le soir même, il avait dormi chez Naya. Son chagrin était insurmontable. Du moins, c’était ce qu’il pensait avant que sa sœur ne soit assassinée.
— Et aujourd’hui, reprit Naya, tu penses toujours que c’est la vérité ?
Jules, le regard mélancolique, répondit :
— Depuis Camille, j’ai eu une histoire d’amour qui a beaucoup compté. Enfin, si on peut appeler ça une histoire d’amour. Je dirais plutôt que c’était une relation intense.
— Tu fais allusion à Océane Maillard ?
Il secoua la tête.
— Non, avec Océane, ça n’avait rien à voir. J’ai rencontré quelqu’un quand j’étais chez mon grand-père, au Cap Ferret.
Étonnée, Naya commenta :
— Tu me l’apprends…
Encore un mensonge par omission. À l’exception de son grand-père, de Michael et de l’un de ses anciens camarades du BTS, personne n’était au courant de cette relation. Ses amis, et en particulier Naya, devaient tous penser la même chose : après sa rupture avec Camille, Jules avait dû se morfondre pendant trois ans. Pas tout à fait…
— Ah, répondit le jeune homme, ne m’en veux pas. Tu sais que je n’aime pas trop m’étaler sur ce que j’ai vécu là-bas.
« La bulle du Cap Ferret », comme il l’appelait souvent, avait eu du mal à éclater. Il s’était trop enraciné sur la Presqu’île au point d’oublier la réalité des choses. Presque trois années vécues dans une insouciance la plus totale. Finalement, si Lucie n’avait pas été kidnappée par le Frémisseur, Jules serait sûrement resté chez son grand-père encore longtemps.
— Et comment ça s’est terminé ?
Le jeune homme s’en voulait d’avoir évoqué cette histoire. Tout ce qui faisait allusion de près ou de loin à son exil au Cap Ferret devait absolument rester secret. Perturbé par la mort si soudaine de Camille, il s’était laissé aller à ses émotions.
— Disons que je n’ai pas été très sympa avec elle. Nous nous sommes quittés en mauvais termes et quand j’ai voulu faire machine arrière, c’était trop tard.
C’était plus ou moins ce qui s’était passé, à peu de détails près. Sentant que Naya risquait de lui poser d’autres questions, auxquelles il n’avait certainement pas l’intention de répondre, Jules détourna le regard et aperçut Lucie qui marchait dans leur direction.
— Je te cherchais, dit cette dernière.
— Je ne pouvais pas rester, répondit Jules en se relevant. Tu voulais me dire quelque chose ?
Lucie salua Naya et répondit :
— Non, rien de particulier. Je voulais te dire au revoir. Il faut que nous partions, Paul est pressé.
— D’accord. Je te contacte très bientôt, c’est promis.
Nouvelles embrassades. Poignée de main très formelle avec Paul Cheminade qui venait de les rejoindre. Naya se releva à son tour et le serra dans ses bras. Une fois ses amis partis, Jules fixa la pierre tombale. Lentement, il s’approcha, tandis que tous les invités retournaient à leur voiture. Dernières larmes, dernier mouchoir.
— Repose en paix, Camille.
Deux semaines après l’enterrement de Camille Rispal…
Christophe Lombal, que tout le commissariat surnommait Chris, détestait son boulot. La première fois qu’il s’était rendu sur une scène de crime, ça lui avait flanqué la gerbe. Tous ses collègues s’étaient moqués de lui. « Tu permets que j’immortalise ce moment ? » avait lancé l’un d’eux en le prenant en photo avec un appareil. Ébloui par le flashe de l’argentique, le moment si gênant que venait de vivre Christophe venait d’être immortalisé. Depuis, impossible de faire oublier ce moment à ses collègues. Cependant, plusieurs années après ce fâcheux incident, la carrière de l’enquêteur avait pris une toute autre tournure.
Une étoile s’était écrasée à Bordeaux. Durant les semaines suivantes, les radiations qu’elle émettait avaient conféré à certains humains des pouvoirs, plus ou moins importants. Partout dans le monde, on assistait à l’émergence des mutants, que la communauté de Twitter surnommait « les héristars ». À partir de ce moment-là, la vie de chaque être humain avait basculé. Pour l’enquêteur, cela signifiait de nouveaux défis à relever. Dans les couloirs de l’Hôtel de Police, celui que les flics surnommaient « Christophe Malofoie » avait pris un nouveau départ.
Le commissaire, cet imbécile d’ivrogne moustachu, venait d’être hospitalisé en urgence. Les médecins lui avaient diagnostiqué un cancer du pancréas. Ce fumier a enfin ce qu’il mérite ! s’était dit Chris. L’enquêteur était son bizuth, son souffre-douleur, son larbin qui lui apportait son café tous les matins. « Tu as bien mis trois sucres dedans, hein, Malofoie ? » lui demandait systématiquement le commissaire avec un sourire jusqu’aux oreilles. Attention, de temps en temps, il variait les plaisirs en le surnommant « Vogalène ».
Ce grossier personnage engrainait les nouvelles recrues dans ses moqueries. Dès qu’un bleu venait d’être nommé au commissariat, le commissaire commençait les présentations par : « Laisse-moi te raconter ce qui est arrivé un jour à ce dégourdi de Malofoie ». Cela faisait rire toute la brigade et les nouveaux qui n’avaient vraiment aucun respect à son égard.
Une fois débarrassé de son odieux supérieur, Christophe avait pris les rênes du commissariat. Cela n’avait duré que quelques mois. Pour le commissaire, on parlait d’un départ à la retraite anticipé. Ce pauvre type était de toute façon condamné. L’enquêteur se voyait déjà comme le prochain commissaire. Beaucoup de turnovers dans ce service, les flics allaient et venaient. Petit à petit, il était parvenu à redorer sa réputation. Son surnom s’était volatilisé lorsque son supérieur était tombé malade. Enfin une opportunité de récompenser son travail à sa juste valeur. Mais tous ses espoirs le concernant avaient immédiatement cessé lorsque Martin Belair, celui que la presse surnommait « le premier profiler de France », avait débarqué à Bordeaux.
La nomination de Martin avait fait couler beaucoup d’encre. Était-il réellement indépendant ? Quelle était l’étendue de sa législation ? Finalement, est-ce que la ville avait vraiment besoin d’un commissaire ?
Lorsque Nathalie, son ex-femme, avait demandé le divorce quelques années plus tôt, Chris avait fait une dépression. Difficile pour l’enquêteur de remonter la pente après cet épisode. « Tu n’accomplis rien de vraiment utile », lui disait Nat. Il se sentait humilié à la fois dans sa vie professionnelle comme personnelle.
Malgré les appréhensions qu’il avait au départ concernant Martin, ils avaient bien démarré. C’était lui, pas le profiler, ni cet Ange qui se faisait appeler Zoydra, qui avait découvert le sang dans les oreilles de Dominique Prinsatou. La toute première enquête sur Bordeaux qui impliquait un héristar. Adepte des théories du complot (et il ne s’en cachait pas !), Chris avait su flairer le danger bien avant Belair. Un mutant capable de manipuler les gens simplement en ouvrant la bouche ? Inconcevable, à l’époque ! Ah, Martin, se disait-il, comment as-tu pu être aussi naïf ?
L’enquête sur le Frémisseur pataugeait, la nouvelle commissaire, Océane Maillard, était complètement larguée. Chris voulait simplement l’aider, voler à son secours comme Zoydra le faisait avec les civils. Océane… Oh, ça oui, elle l’attirait. Si seulement il s’était remis de son divorce avec Nathalie, si seulement il n’avait pas gerbé lors cette foutue enquête au début de sa carrière de flic, il se serait jeté à l’eau avec cette Océane. Il aurait été plus confiant, plus sûr de lui. Encore une femme qui lui filait entre les doigts.
Après des mois d’enquête, on avait découvert l’horrible vérité à propos du Frémisseur. David Belair, le rejeton de Martin, était en réalité l’homme au masque de vers, ce tueur en série décérébré qui sévissait à Bordeaux. Quelle ironie ! Parfois, lorsque le danger se situe juste sous nos yeux, il est plus difficile à voir.
Une fois son fils placé en détention dans un hôpital psychiatrique, le premier profiler de France avait mis les voiles et s’était reconverti dans le privé comme détective. Quel gâchis ! Chris aimait bien Martin, c’était un excellent flic. Toute cette histoire s’était très mal terminée, mais d’après lui, Belair n’aurait jamais dû quitter la police. Il avait ça dans le sang à tel point qu’il avait presque réussi à convaincre l’enquêteur que faire équipe avec Zoydra était une bonne idée. Lui qui méprisait les héristars, Martin lui avait offert un regard nouveau sur les mutants.
Ce n’était pas pour rien que quelques années plus tard, lorsqu’un autre héristar s’en était pris à Bordeaux, son ancien coéquipier avait fait son grand retour. Océane, Mehdi et Martin, les trois meilleurs policiers de la ville, étaient tous réunis dans un but commun. Ce retour précipité de Martin sur le devant de la scène lui avait coûté la vie. Black Death avait tué l’ex-profiler, tout le commissariat était anéanti par cette nouvelle. La fin d’une époque. Il revoyait son partenaire consommer du café à l’excès, lui rentrer dans le lard à chaque fois que Chris extrapolait, tenir tête à cet infâme Procureur pendant l’affaire du Frémisseur. Quel numéro, ce Martin ! Ensuite, il y avait eu le nouveau.
Mehdi Abar. Un autre style. Plus discret, pas très bavard, plutôt froid et distant. Efficace. Beaucoup moins borderline que Martin. Le profiler connaissait son job, il travaillait avec efficacité malgré sa toute petite expérience au sein de la police. Chris avait eu du mal au début. Mehdi paraissait légèrement hautain. Il ne semblait pas prendre en compte l’avis de son équipe. Un des rares aspects positifs que Christophe appréciait chez ce nouveau chef : le profiler voulait agir seul et éviter le plus possible de faire appel à Zoydra.
Après la mort de Martin, Christophe avait eu la trouille. À Bordeaux, c’était le chaos total. L’Ange, sans doute le personnage le plus controversé de l’histoire des héristars, s’était fait humilier publiquement quelques semaines plus tôt. Les gens pouvaient avoir leur avis sur le sujet, Zoydra avait l’étoffe d’un protecteur. Depuis sa défaite sur le Pont Chaban-Delmas (et sa mort présumée), Chris allait au travail avec la boule au ventre.
Finalement, le retour du champion quelque temps plus tard avait permis aux forces de police d’en finir pour de bon avec les terroristes qui se faisaient appeler les Oubliés. L’histoire était à présent derrière eux, les Bordelais se relevaient péniblement des meurtres et des attentats. Mais pour Christophe, l’histoire ne s’arrêtait pas là, bien au contraire.
C’était le jour de l’investiture d’Anne Lepage. Scotché devant la télé, l’enquêteur buvait une bière pendant que les images de la nouvelle Présidente de la République défilaient. Les militaires étaient au garde-à-vous, les trompettes accompagnaient leurs pas. Pourvu qu’elle fasse le nécessaire… se disait-il. Pas comme son prédécesseur, cette espèce de guignol incapable, celui qui n’avait fait que brasser du vent depuis la Chute de l’Étoile. Ah ! Qu’est-ce qu’il avait pu malmener le pays !
Black Death, c’était de sa faute. Fournir des armes à une dictature pour qu’elle opprime davantage son peuple, qui lui avait suggéré cette idée abominable ? Christophe pouvait comprendre le raisonnement du terroriste qui cherchait à se venger de ce que la France lui avait fait. À l’heure où les héristars se manifestaient à travers le monde entier, il valait mieux privilégier les relations diplomatiques.
Christophe avait voté pour la candidate. Pas par défaut, mais par conviction. Il voyait en elle une femme redoutable qui saurait protéger la France de tous ces malades, quelqu’un qui ne mâchait pas ses mots et qui répondrait aux mutants par la plus grande des fermetés. La voir ainsi prononcer son discours à la fois autoritaire et rassurant le confortait dans son choix. De toute manière, Anne Lepage avait eu un boulevard lors des élections présidentielles puisque personne en face d’elle n’était crédible.
Le téléphone portable de Christophe avait sonné. Un drôle de jeune homme s’était présenté, affirmant qu’il était membre de l’équipe de la Présidente et qu’une personne de renom voulait entrer en contact avec lui. À la fois heureux et inquiet, Christophe n’avait pas su comment réagir. On avait ensuite transféré son appel. Son interlocuteur s’était présenté, un certain Paul Cheminade (ce nom lui disait quelque chose).
— Mon cher Christophe, avait-il dit au bout d’un moment, j’ai des projets pour vous. J’aimerais fortement que vous soyez des nôtres.
Des nôtres ? C’était à la fois flippant et intimidant. Paul Cheminade lui avait parlé d’un projet gouvernemental top secret, une branche de la police destinée à enquêter plus en profondeur sur les héristars, notamment ceux comme Zoydra et Black Death, dans le but d’éviter à tout prix qu’un nouvel attentat ne soit commis sur le sol français. « Vous jouerez un rôle clé dans l’histoire de notre pays », disait son interlocuteur. Sceptique, mais persuadé de servir son pays en travaillant avec cet homme, Christophe avait accepté.
Pourtant, plus les jours passaient, plus tout ceci avait l’air d’être une gigantesque farce. Le dénommé Paul Cheminade était le dirigeant d’une grande entreprise spécialisée dans les travaux et la rénovation. Un homme particulièrement influent qui avait construit son empire bien avant la Chute de l’Étoile et l’émergence des héristars. Pourquoi diable était-il dans l’équipe d’Anne Lepage ?
En tapant son nom dans la barre de recherche, Christophe avait compris pourquoi le nom de Cheminade lui était familier. Lucie, l’une de ses filles adoptives, avait été kidnappée par le Frémisseur en personne. Encore une des victimes du fils de Martin. Paul faisait peut-être ça par vengeance ou pour protéger ses filles.
Comme il s’en doutait, ce que l’homme d’affaires laissait entrevoir n’était que la partie émergée de l’iceberg. Plus l’enquêteur traitait avec lui, plus il s’enfonçait dans un complot politique qui dépassait toutes ses craintes : meurtres, disparitions, blanchiment d’argent… Pourquoi n’as-tu pas suivi ton instinct en refusant sa proposition ? se lamentait Christophe, bien trop tard pour revenir en arrière.
Il avait été menacé. Beaucoup de fois. Paul Cheminade le tenait à sa merci. Une fois embarqué avec ces gens-là, impossible de s’enfuir. Au départ, il devait simplement leur remettre une copie des dossiers sur lesquels Mehdi Abar enquêtait. Des héristars, en somme. Un blondinet âgé d’une vingtaine d’années à peine passait chaque vendredi à son domicile pour récupérer les photocopies des dossiers qu’on lui demandait. M. Cheminade était sans doute trop occupé pour venir en personne.
Et puis, après les dossiers, ils en avaient demandé davantage. Tu t’attendais à quoi ? se lamentait l’enquêteur. Chris était pieds et poings liés. On lui disait qu’il agissait pour son pays, que grâce à lui, on empêcherait de nombreux héristars de transformer d’autres tramways en lignes de feu1. Alors, avait-il réellement sauvé son pays en exécutant cette journaliste, Camille Rispal ?
« Vous n’avez pas le choix », lui avait dit M. Cheminade. « Nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur vous, M. Lombal. Vous avez une nièce, n’est-ce pas ? Mia, si je ne m’abuse ». Quel salopard ! La vie de cette jeune femme ne valait pas celle d’un membre de sa famille. Surtout pas Mia. Alors, un soir, il avait orchestré sa mort.
Tout était planifié, de A à Z. Camille Rispal rendait visite à ses parents dans les Landes et d’après les dires de Paul Cheminade, la relation qu’elle entretenait avec sa famille était plutôt tendue. Le moment idéal pour se débarrasser d’elle. Loin de son travail en Île-de-France, de ses amis, de ses repères, elle était vulnérable.
Christophe avait pris sa voiture tôt le matin jusqu’à Vieux-Boucau-les-Bains. Un temps ensoleillé pour une journée automnale, un monde fou sur l’A63. Il pensait qu’en partant aux aurores, il aurait l’autoroute pour lui tout seul. Foutaises. Après d’interminables bouchons entre Cestas et Salles, le trafic s’était fluidifié. Plus il se rapprochait de la commune, plus il avait envie de faire demi-tour. Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ?
Il l’avait aperçue une fois, à l’occasion des funérailles de Martin Belair. Une femme plutôt grande, très brune avec de jolis yeux verts. Comme tout le monde ce jour-là, elle ne pouvait retenir ses larmes. Christophe n’avait alors aucune idée de ce que cette journaliste représentait pour son ancien coéquipier. Trop jeune pour être sa maîtresse ou bien une ancienne collègue à lui lorsqu’il bossait à la BPM. D’où connaissait-elle Martin ?
Suite à l’ultimatum de Paul Cheminade, l’enquêteur avait découvert les fondements de toute cette histoire. Camille Rispal enquêtait sur Dimitri Novak, le trafiquant d’armes ukrainien qui avait fourni à Black Death son gaz neurotoxique. Rescapée de cette terrible boucherie le soir où Zoydra avait exécuté l’Ukrainien et ses hommes, la journaliste avait ensuite trouvé refuge chez Martin Belair. Mais alors, pourquoi est-ce que M. Cheminade tenait-il autant à ce que Camille Rispal disparaisse du paysage ?
Après un interminable trajet et une journée de filature, Christophe avait trouvé un moyen simple et efficace de se débarrasser de la journaliste. Comme elle venait de Paris et que Vieux-Boucau était mal desservi par les transports, impossible pour la jeune femme de ne pas louer de véhicule. Qui plus est, elle devait faire beaucoup de route pour se rendre sur la côte Landaise.
Ainsi, en début de soirée, lorsque Camille dînait chez ses parents, Christophe avait saboté les freins de sa voiture de location. Une manœuvre relativement simple et efficace qui serait fatale à la jeune femme. L’agence de location serait probablement mise en cause, les assurances entreraient dans la partie avec divers avocats, l’affaire serait sans doute portée au tribunal, mais personne ne se douterait que quelqu’un était derrière tout ça, surtout pas un flic.
Si le trajet pour venir jusque dans les Landes était incroyablement long, cela n’avait pas été le cas pour le retour. Dans la nuit, les lampadaires défilaient. Quelques camions sur l’autoroute de l’autre côté, des imprudents qui dépassaient les cent cinquante kilomètres-heure. « La journée s’est bien terminée », avait-il envoyé par texto durant le trajet. Il ne voulait pas que leurs communications puissent être interprétées autrement. « Super nouvelle ! » avait répondu l’agent de liaison.
Le lendemain, on apprenait le décès tragique de Camille Rispal qui avait eu un accident de voiture sur la nationale à la sortie de Vieux-Boucau-les-Bains. « Le patron va convenir d’un rendez-vous d’ici quelques jours », avait-il reçu.
À présent, il s’apprêtait à rejoindre son maître-chanteur dans un parking souterrain du centre-ville. Ressassant cette terrible histoire, Chris ne vit pas que quelqu’un l’attendait au fond dans une Peugeot rouge. Appel de phares, l’enquêteur s’avança prudemment. Le voiturier, un rouquin avec une silhouette aussi imposante que celle de Schwarzenegger, ouvrit la portière arrière. Canne en bois, mocassins, jean clair et chemise noire, Paul Cheminade quitta son siège avec difficulté.
Il ne l’avait vu qu’une seule fois, pendant l’enquête sur le Frémisseur. Il avait accompagné sa fille pour signer quelques papiers, une procédure des plus banales. Dans son souvenir, Paul Cheminade était nettement moins rachitique que maintenant. Il faisait vieux et presque sénile avec ses cheveux dégarnis. D’immenses cernes sous les yeux, des joues creuses, la peau abîmée… Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ?
— Il me semblait que vous étiez moins grand, Lombal.
L’enquêteur n’était pas là pour rire.
— Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-il froidement.
M. Cheminade balaya son agressivité d’un geste de la main.
— Allons, ne nous enflammons pas, mon cher. Je voulais simplement m’assurer que vous aviez fait le nécessaire pour effacer vos traces.
L’enquêteur se massa les sourcils avec le pouce et l’index.
— Les Rispal sont effondrés, dit-il dans un soupir. Camille était leur fille unique. Que voulez-vous savoir d’autre ?
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
Chris se racla la gorge.
— Personne ne pourra se douter que j’ai assassiné la journaliste.
Le fait de le dire à haute voix lui permit de réaliser la gravité de son geste. Chris venait de se confesser quelques semaines après le crime. Bizarrement, il se sentait soulagé de pouvoir en parler.
— Parfait, c’est ce que je voulais entendre. Les journalistes sont de véritables emmerdeurs, vous le savez mieux que quiconque. Lorsque David Belair terrorisait la ville, la police était harcelée jour et nuit, vous vous en souvenez ?
— Et alors ?
Paul Cheminade fut pris d’une violente quinte de toux. Son chauffeur lui proposa un mouchoir et l’homme d’affaires cracha du sang.
— Et alors, reprit-il la gorge égosillée, ces vautours s’acharnent nuit et jour lorsqu’une affaire se présente à eux. En plus, Camille était une excellente enquêtrice, sa mort risque de soulever de nombreuses questions.
— Ne vous en faites pas, mon père tenait un garage auto, la mécanique ça me connaît. Je ne suis pas un amateur. J’ai fait ça proprement. Juste assez pour la tuer et pas trop pour qu’on soupçonne un meurtre.
M. Cheminade claqua des doigts.
— Je suis fier de vous, Chris ! Sincèrement, je suis soulagé d’entendre tout ça. Vous permettez que je vous appelle Chris ?
— Faites donc.
Petit sourire en coin. L’enquêteur était à sa merci.
— Vous savez, j’ai mis du temps avant de vous recruter.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Disons que cela fait plusieurs années que je cherche à…
— … à infiltrer la police ?
M. Cheminade sourit nerveusement, agacé par le terme que l’enquêteur venait d’employer.
— À trouver quelqu’un de confiance, rectifia-t-il. Mon entreprise a besoin de profils comme le vôtre pour éradiquer le mal.
L’homme d’affaires parlait comme l’un de ses fanatiques religieux qui faisaient partie d’une secte.
— J’étais une proie facile, c’est ça ?
Petite tape sur l’épaule.
— Non, non, ne vous dévalorisez pas. Je vous trouve malin et audacieux.
Chris se mit à trembler. Ses compliments ne semblaient pas sincères.
— Alors, pourquoi moi ?
— Au regard de vos états de service, je trouve que la Police vous a particulièrement négligé.
— Vous n’avez pas idée…
Il revoyait parfaitement le sourire triomphant de son coéquipier qui l’avait photographié avec son putain d’appareil photo argentique, le flash qui avait éclairé le vomi sur sa chemise.
— Je vous offre une chance d’aider à nouveau votre pays, M. Lombal. De faire un boulot qui changera vraiment les choses. Et avouez que c’est quand même plus plaisant de traquer les héristars plutôt que d’aider une vieille dame à retrouver ceux qui lui ont dérobé sa boîte à bijoux ! En éjectant Mme Rispal du paysage, vous avez permis à mes employés d’effectuer pleinement leurs tâches.
Chris ne s’attendait pas à ce que l’homme d’affaires le laisse filer aussi facilement.
— Quelle est la suite du programme ? demanda l’enquêteur.
Paul rit aux éclats.
— Vous au moins, vous êtes quelqu’un de direct. Efficace et pas très bavard… comme je les aime.
— Les voyous, ça me connaît. On n’en a jamais fini avec eux.
Son interlocuteur passa du rire à la colère.
— Un voyou ? Vous pensez réellement que je suis un voyou ? Mon cher, vous n’avez pas idée de tout ce que j’ai pu faire ces dernières années. Si vous dormez sur vos deux oreilles, c’est grâce à moi et à tout ce que j’ai accompli.
— Vous avez permis à Anne Lepage de devenir Présidente de la République, et après ?
Christophe prêchait le faux pour avoir le vrai. Même si Paul Cheminade était un proche de l’Élysée, il n’avait jamais fait partie de l’équipe de campagne de la Présidente. Du moins, pas de manière officielle. Pourtant, M. Cheminade semblait avoir une influence sur l’exécutif.
— Je suis l’homme de l’ombre, celui qui fait la pluie et le beau temps.
Il saisit Chris par la gorge. Quelle force incroyable ! Ses iris devinrent orange. Ses bras doublèrent de volume et déchirèrent les manches de sa chemise. Le petit gringalet qu’il était avait la force de Goliath. L’enquêteur paniqua. Depuis quand les héristars avaient les yeux de cette couleur ? Sans difficulté, Paul le souleva et lui ôta par la même occasion toute envie de faire le malin. Approchant son visage du sien, il murmura :
— Vous continuerez d’être mes yeux et mes oreilles, désormais. J’en sais beaucoup sur vous, M. Lombal. Pas que sur votre famille ou sur vos collègues. Je sais ce que vous pensez des héristars, je sais quelles sont vos convictions politiques sur le sujet et croyez-moi, nous partageons bien plus que ce que vous ne pouvez imaginer.
— Lâchez-moi… dit-il avec difficulté.
Son haleine empestait la chair en décomposition.
— Anne Lepage a une vision administrative et morale de la chose. Son pouvoir dépend du peuple et de sa majorité. Pas moi. L’avantage d’être un travailleur indépendant, mon cher Christophe, c’est que vous n’êtes pas pieds et poings liés par toutes ces administrations, ces instances. Ainsi, la créature qui sommeille en moi a beaucoup de projets pour les mutants.
Des dents pointues, prêtes à le dévorer. L’enquêteur ferma les yeux. Tu n’es qu’un lâche, se dit-il.
— D’ici quelques années, je mettrai sur pied une arme capable d’en finir pour de bon avec cette communauté. Zoydra et ses camarades de jeu redeviendront humains. Plus personne n’aura peur de prendre le tramway ou de tenir une conférence de presse. Le monde sera à nouveau libre et nous cesserons d’être soumis à la dictature des héristars.
Était-ce de la pure folie ou Paul Cheminade était réellement capable d’inverser le processus qui avait transformé les humains en mutants ? Un monde sans héristars, vraiment ?
— Je veux que vous laissiez ma famille tranquille.
L’homme d’affaires desserra sa main, l’enquêteur s’écroula sur le sol. En tombant, il se mordit la lèvre supérieure.
— Ça ne dépend que de vous.
Chris risqua un œil. Paul avait retrouvé son apparence humaine. La terrible image de ses yeux orange resterait à jamais gravée dans sa mémoire.
— Dès aujourd’hui, considérez que vous êtes en vacances. Une fois que je serai parti, vous effacerez bien sûr toute trace de nos conversations.
— Cela va de soi, répondit Christophe en se relevant.
Paul s’appuya sur sa canne et remonta dans sa voiture. Tandis que le voiturier démarrait le moteur, la vitre teintée se baissa.
— Une dernière chose, M. Lombal. Nous vous surveillons constamment. Chaque donnée informatique vous concernant est transmise à ma société. Des personnes de confiance épluchent ensuite ces données. Autrement dit, Big Brother is watching you. N’essayez pas d’entamer des recherches sur moi ou sur ma famille.
— À propos de votre famille, justement… Votre fille, Amandine…
Une profonde tristesse s’afficha sur le visage de l’homme d’affaires.
— Laissez vos collègues s’en charger. J’ai moi-même mis des hommes de confiance sur le coup. Ne vous mêlez pas de ça.
— D’accord.
— Donc, je reprends : cherchez une agence de voyages si l’envie vous prend de partir à l’étranger vous ressourcer, continuez à vous rincer l’œil sur les sites pornographiques si cela vous enchante, mais laissez mon entreprise en dehors de tout ça, compris ?
— C’est très clair.
— Si jamais j’apprenais que vous ne respectiez pas mes conditions, inutile de vous dire ce qui arrivera à votre famille ?
Chris déglutit. Paul sourit.
— Profitez du temps que je vous accorde pour réfléchir à quoi ressemblerait le monde si les héristars n’en faisaient plus partie. Et dites-vous bien que ce sera aussi grâce à vous.
La voiture quitta le parking souterrain. Christophe resta plusieurs minutes à regarder la place de stationnement vide. Sa chemise blanche était recouverte de poussière, son pantalon beige était râpé au niveau du genou droit. Encore sous le choc, il n’entendit pas tout de suite la sonnerie de son portable.
— Bon sang Chris, t’es passé où ?
Mehdi Abar au bout du fil. Ça captait mal dans le souterrain.
— Un souci personnel. J’arrive dans dix minutes.
— Grouille-toi, c’est le rush au commissariat !
Il n’en avait rien à faire. Il voulait qu’on lui foute la paix une bonne fois pour toutes.
— J’arrive je t’ai dit. Je ne suis pas loin.
— On compte sur toi, répondit sèchement le profiler.
Je n’en doute pas. L’enquêteur retourna à sa voiture et attrapa un mouchoir dans la boîte à gants. Il s’essuya la lèvre recouverte de sang et inséra la clé dans le contact.
— Merde ! hurla-t-il dans l’habitacle tout en cognant son volant.
Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Coup d’œil furtif dans le rétroviseur intérieur. Au moment de démarrer le moteur, Christophe remarqua qu’il avait de la poudre argentée sur les mains.
Trois ans après la disparition d’Amandine Cheminade…
Ce qu’il pouvait détester ce genre d’endroit ! L’odeur du cannabis, les gens complètement défoncés qui lui marchaient dessus pour se rapprocher le plus possible des enceintes. Plusieurs DJ mixaient. La marée humaine, dans la pénombre de la nuit, sous un ciel particulièrement étoilé, écoutait cette musique agressive et répétitive.
Plus il se rapprochait des basses, plus il voulait rentrer chez lui. Ils appelaient ça de la « Trance », il appelait ça du bruit. Au milieu de tous ces fêtards, Jules fermait les yeux. Il sentait les vibrations des basses dans sa poitrine et même jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Il aurait aimé être chez lui, posé sur son canapé. Rose se serait sûrement endormie devant Netflix, pour changer. Depuis des semaines, elle lui cassait les pieds pour qu’il l’attende avant de regarder la deuxième saison de Do you know?, le nouveau phénomène de la plateforme.
En y repensant, il sourit : elle était incorrigible. Après tout ce cinéma, elle avait fini par lancer l’épisode de la saison deux, sans lui. Quelle chieuse ! Mais quoi de plus normal dans une relation aussi passionnée que la leur ?
Elle s’était installée chez lui, quelques mois à peine après le début de leur histoire. Jules avait découvert ce qu’était la vie de couple, Rose avait appris ce que signifiait être amoureuse. L’un dans l’autre, tout s’était enchaîné avec une grande fluidité. Le jeune homme avait surmonté le fait que la jolie blonde était la fille de son ami Martin.
Rose travaillait dans un cabinet de notaires. Elle n’avait eu aucun mal à trouver du travail lorsqu’elle avait quitté Paris. Après s’être fait licencier par le député Michael Tourneville, Jules n’avait pas vraiment retrouvé un emploi stable. Il y a trois années de cela, à pareille époque, jamais il n’aurait songé qu’un jour il serait à découvert. Si son salaire généreux lui manquait, ce n’était pas le cas de son métier d’assistant parlementaire. Ne rien faire de ses journées à part de l’exercice physique et quelques virées nocturnes, ça lui convenait parfaitement. Mais le fait d’être passé de trois mille euros nets par mois à presque rien l’obligeait à serrer la ceinture.
Nouvelle bousculade. Arrête de réfléchir à ta vie, lui souffla Zoydra. Ce n’était ni l’endroit ni le moment pour s’égarer dans ses pensées. Il alluma son portable « professionnel » et relut les derniers SMS qu’il avait échangés avec Mehdi Abar.
Si Jules se trouvait au milieu de ce concert le soir de la fête de la musique, c’était pour une raison bien précise : depuis le début du mois de mai, quatre étudiants étaient portés disparus. D’après le profiler, nul doute sur le fait que tous avaient des pouvoirs hors du commun. Soucieux du bien-être de sa communauté (et n’ayant pas grand-chose d’autre à faire depuis la mort de Black Death), Jules avait une nouvelle fois entamé ses propres investigations.
Depuis la disparition présumée d’Amandine Cheminade, ni lui ni Lucie n’avaient découvert une piste sérieuse conduisant jusqu’à elle. Idem pour Horus, l’organisation derrière les agissements du Frémisseur. Trois années venaient de s’écouler. Lucie s’était complètement enfermée dans cette enquête pour retrouver sa sœur disparue, un peu comme Jules lorsqu’il cherchait à découvrir l’identité d’Ezra.
Même si aujourd’hui Lucie et lui ne se parlaient presque plus, le jeune homme poursuivait ses recherches de son côté. La sœur de son amie, probablement enlevée par Ezra lui-même, s’était évaporée subitement sans aucune explication. Autrefois, l’Ange de la mort avait assassiné Adèle et cela ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’une vengeance personnelle envers Jules. Mais Amandine… ce retournement de situation ajoutait à son enquête une complexité supplémentaire.
De jour comme de nuit, la disparition d’Amandine le hantait. En parallèle de tout cela, son némésis n’avait pas donné signe de vie depuis ce fameux jour où il avait secouru Zoydra des griffes de Black Death. Ezra, aussi manipulateur que cruel, préparait sûrement quelque chose de terrible et il ne se manifesterait qu’en temps voulu. Autrement dit, qu’elle l’accepte ou non, Lucie ne reverrait pas sa sœur jumelle avant que l’Ange de la mort ne le décide. Bien entendu, Jules ne pouvait pas exprimer le fond de sa pensée devant Lucie. Si le jeune homme avait su faire preuve de lucidité face à ce drame, son amie ne parvenait pas à surmonter la disparition d’Amandine. Et c’était tout à fait normal !
Arrête de penser à ça, le pressa son alter ego. Reprenons depuis le début. Tu es ici pour l’enquête. Nouvelle lecture des SMS de Mehdi. On y est. Le dernier étudiant disparu s’appelle Olivier Mallet. D’après les éléments fournis par le profiler, une semaine auparavant, l’étudiant se trouvait près du campus de Pessac qui fêtait en musique la fin des examens. Heureusement pour l’enquête, Olivier s’était acheté une montre connectée qu’il portait le soir de sa disparition. Ainsi, Jules avait pu retracer ses derniers déplacements. Aucun problème pour que Zoydra accède aux pièces à conviction du dossier.
Encore une magouille de Mehdi. Depuis les attentats de Bordeaux et l’élection d’Anne Lepage, le métier de profiler était devenu similaire à celui d’un chasseur. Retrouver un maximum d’héristars, les faire recenser auprès de la Préfecture et savoir à quel rang ils appartenaient. Plus ils avaient de pouvoirs, plus ils en bavaient. La peine capitale pour les mutants célébrait son deuxième anniversaire et dix de ses semblables s’étaient déjà retrouvés dans le couloir de la mort. Comment en était-on arrivé là ?
La France était le pays des Droits de l’Homme, celui qui avait lutté pendant des années pour abolir la peine de mort. Avant la Chute de l’Étoile, certains dirigeants politiques avaient évoqué son rétablissement. Tous avaient échoué, le débat semblait clos. Mais avec l’apparition des héristars, les cartes avaient été redistribuées. La peur gouvernait le pays. Aucune solution ne s’offrait réellement à l’État pour lutter contre les débordements des mutants. Ainsi, lorsque le Parlement avait fait voter la loi visant à appliquer la peine de mort pour les héristars qui avaient commis des meurtres, les Français ne s’y étaient pas opposés.
Mehdi désapprouvait tout cela. La police traquait les mutants sans relâche et tout le monde fermait les yeux sur les héristars portés disparus. L’administration préférait d’abord protéger les humains. Pas le profiler. Jules avait trouvé un allié sur qui compter. De ce fait, Mehdi le renseignait régulièrement sur ce genre d’affaires.
On le bouscula. Une jeune femme. Rousse. La vingtaine, vingt-cinq tout au plus. Débardeur noir. Short en jean. Pas de soutien-gorge. Les pupilles dilatées, son haleine empestait l’alcool. Elle se pencha vers lui et murmura :
— Dis-moi, tu ne chercherais pas de quoi t’amuser ce soir ?
Il faillit éclater de rire. Qu’est-ce qu’elle allait bien lui proposer qu’il n’eût pas déjà essayé ? De l’ecsta ? Déjà pris, lui souffla Zoydra. Aucune drogue ne pouvait l’atteindre. Cocaïne, cannabis, héroïne… Pas le moindre tremblement. Pas le moindre effet.
— Non merci, répondit-il en souriant.
Elle sentait la fraise, c’était un parfum bon marché.
— Si tu changes d’avis, continua la jeune femme aux cheveux roux, tu sais où me trouver ! J’ai des cachets magiques qui te permettront de profiter pleinement de la musique et de t’ambiancer.