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Ce roman de l'un des pères fondateurs du roman policier, souvent considéré comme son chef d'oeuvre, nous livre un subtil portrait de la société du 19e. Cette fois, on ne suit pas un enquêteur et, s'il y en a un, son rôle est tout à fait marginal. On suit le prévenu et les angoisses de ses proches. Jacques de Boiscoran, jeune rentier, à la veille d'un mariage qui le comble, est accusé d'un crime odieux. Clamant son innocence, il est vite submergé par les circonstances qui l'accablent et le désigne comme le coupable. La Justice se met alors en marche, impitoyable. Ses proches se démènent pour le blanchir. L'erreur judiciaire, l'échafaud ou le bagne ne sont pas loin...
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Émile Gaboriau (November 9, 1832 - September 28, 1873), was a French writer, novelist, and journalist, and a pioneer of modern detective fiction. Gaboriau was born in the small town of Saujon, Charente-Maritime. He became a secretary to Paul Féval, and after publishing some novels and miscellaneous writings, found his real gift in L'Affaire Lerouge (1866). The book, which was Gaboriau's first detective novel, introduced an amateur detective. It also introduced a young police officer named Monsieur Lecoq, who was the hero in three of Gaboriau's later detective novels. Monsieur Lecoq was based on a real-life thief turned police officer, Eugène François Vidocq (1775-1857), whose memoirs, Les Vrais Mémoires de Vidocq, mixed fiction and fact. It may also have been influenced by the villainous Monsieur Lecoq, one of the main protagonists of Féval's Les Habits Noirs book series. The book was published in the Pays and at once made his reputation. Gaboriau gained a huge following, but when Arthur Conan Doyle created Sherlock Holmes, Monsieur Lecoq's international fame declined. The story was produced on the stage in 1872. A long series of novels dealing with the annals of the police court followed, and proved very popular. Gaboriau died in Paris of pulmonary apoplexy.
Du reste, voici les faits :
Dans la nuit du 22 au 23 juin 1871, vers une heure, le faubourg de Paris, qui est le principal et le plus populeux faubourg de la jolie ville de Sauveterre, fut mis en émoi par le galop frénétique d'un cheval sonnant sur les pavés pointus.
Quantité de bourgeois se précipitèrent à leurs fenêtres. Ils ne virent dans la nuit sombre qu'un paysan en bras de chemise et la tête nue, talonnant et bâtonnant furieusement une grosse jument blanche qu'il montait à cru.
Ce paysan, après avoir longé le faubourg, prit à droite la rue Nationale – rue Impériale jadis –, traversa la place du Marché-Neuf, tourna la rue Mautrec et s'arrêta court devant la belle maison qui fait l'angle de la rue du Château. C'est là qu'habite le maire de Sauveterre, M. Séneschal, ancien avoué, membre du conseil général.
Ayant mis pied à terre, le campagnard empoigna la sonnette et se mit à la secouer si violemment, qu'à l'instant toute la maison fut debout. La minute d'après, un gros et gras domestique, les yeux encore chargés de sommeil, venait ouvrir, et d'un accent irrité s'écriait tout d'abord :
– Qui êtes-vous, l'homme ? Que voulez-vous ? Avez-vous bu un coup de trop ? Ignorez-vous chez qui vous cassez les sonnettes ?
– Je veux parler à monsieur le maire, répondit le paysan, à l'instant même, réveillez-le…
M. Séneschal était tout réveillé. Drapé dans une ample robe de chambre de molleton gris, un bougeoir à la main, inquiet et dissimulant mal son inquiétude, il venait d'apparaître dans le vestibule et avait entendu.
– Le voilà, le maire, prononça-t-il du ton le plus mécontent. Que lui voulez-vous à cette heure où tous les honnêtes gens sont couchés ?
Écartant le domestique, le paysan s'avança, et sans la moindre formule de politesse :
– Je viens, répondit-il, vous dire de nous envoyer les pompiers.
– Les pompiers !
– Oui, tout de suite, dépêchez-vous ! Le maire hochait la tête.
– Hum !… faisait-il, ce qui était chez lui la manifestation d'une vive perplexité, hum ! hum !
Et qui n'eût été perplexe à sa place !
Pour réunir les pompiers, faire battre la générale était indispensable ; or, en pleine nuit, faire battre la générale, c'était mettre la ville sens dessus dessous, c'était faire bondir d'épouvante dans leur lit les braves Sauveterriens, qui ne l'avaient que trop entendue, depuis un an, cette lugubre batterie, lors de l'invasion prussienne et ensuite pendant la Commune. Aussi :
– S'agit-il d'un incendie sérieux ? demanda M. Séneschal.
– Sérieux ! s'écria le paysan ; comment ne le serait-il pas, par le vent qu'il fait ; un vent à décorner les bœufs !
– Hum ! fit encore le maire, hum ! hum ! C'est que ce n'était pas la première fois, depuis qu'il administrait Sauveterre, qu'il était ainsi réveillé par un campagnard venant crier sous ses fenêtres : « Au secours ! au feu !… »
À ses débuts, saisi de compassion, il se hâtait de réunir les pompiers, il se mettait à leur tête et on courait au lieu du sinistre. Et quand on arrivait, essoufflé, suant, après cinq ou six kilomètres franchis au pas de course, on trouvait quoi ? Quelque méchant pailler valant bien dix écus, achevant de se consumer. On s'était dérangé pour rien.
Les paysans des environs avaient si souvent crié au loup, quand il y en avait à peine l'ombre, que le loup venant pour tout de bon, on devait hésiter à les croire.
– Voyons, reprit M. Séneschal, qu'est-ce qui brûle, en définitive ?…
En présence de tant de délais, le paysan mordait de rage le manche de son fouet.
– Faut-il donc que je vous répète, interrompit-il, que tout est en feu, que tout flambe : granges, métairies, récoltes, maisons, château, tout !… Si vous tardez encore, vous ne trouverez plus pierre sur pierre du Valpinson.
L'effet de ce nom fut prodigieux.
– Quoi ! demanda le maire d'une voix étranglée, c'est au Valpinson qu'est le feu ?
– Oui.
– Chez le comte de Claudieuse ?
– Comme de juste, pardi !
– Imbécile ! que ne le disiez-vous immédiatement ! s'écria le maire. (Il n'hésitait plus.) Vite, dit-il à son domestique, viens me donner de quoi m'habiller… C'est-à-dire, non ! Madame m'aidera, car il n'y a pas une seconde à perdre. Toi, tu vas courir chez Bolton, tu sais, le tambour, et tu lui commanderas de ma part de battre la générale, à l'instant, partout. Tu passeras ensuite chez le capitaine Parenteau, tu lui expliqueras ce qui en est et tu le prieras de prendre la clef des pompes à la mairie, chez le concierge. Attends !… Cela fait, tu reviendras ici, atteler… Le feu au Valpinson !… J'accompagnerai les pompiers !… Allons, cours, frappe aux portes, crie au feu ! On se réunira place du Marché-Neuf !…
Et le domestique s'étant éloigné de toute la vitesse de ses jambes :
– Quant à vous, mon brave, reprit M. Séneschal en s'adressant au paysan, enfourchez votre bête et allez rassurer monsieur de Claudieuse, qu'on ne perde pas courage, qu'on redouble d'efforts, les secours arrivent.
Mais le paysan ne bougeait pas.
– Avant de retourner au Valpinson, dit-il, j'ai encore une commission à faire en ville.
– Hein ! vous dites ?…
– Il faut que j'aille chercher, pour le ramener avec moi, monsieur Seignebos, le médecin…
– Le docteur ! Y a-t-il donc quelqu'un de blessé ?
– Oui, le maître, monsieur de Claudieuse.
– L'imprudent ! Il se sera jeté au danger, selon son habitude…
– Oh, non ! C'est qu'il a reçu deux coups de fusil.
Peu s'en fallut que le maire de Sauveterre ne laissât échapper son bougeoir.
– Deux coups de fusil ! s'écria-t-il. Où ? Quand ? Comment ? De qui ?
– Ah ! je ne sais pas.
– Cependant…
– Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'on l'a porté dans une petite grange, où le feu n'était pas encore. C'est là que je l'ai vu, étendu sur une botte de paille, blanc comme un linge, les yeux fermés et tout couvert de sang.
– Mon Dieu ! serait-il donc mort ?
– Il ne l'était pas quand je suis parti.
– Et la comtesse ?
– La dame de Claudieuse, répondit le paysan, avec un accent marqué de vénération, était dans la grange, agenouillée près de monsieur le comte, lavant ses blessures avec de l'eau fraîche. Les deux petites demoiselles étaient là aussi…
M. Séneschal frissonnait.
– Un crime aurait donc été commis, murmura-t-il.
– Pour cela, oui, sûrement.
– Par qui ? Dans quel but ?
– Ah ! voilà !…
– Monsieur de Claudieuse est très emporté, c'est vrai, très violent, mais c'est le meilleur et le plus juste des hommes, tout le monde le sait.
– Tout le monde.
– Il n'a jamais fait que du bien dans le pays.
– Personne n'oserait dire le contraire.
– Quant à la comtesse…
– Oh ! fit vivement le paysan, c'est la sainte des saintes.
Le maire essayait de conclure.
– Le coupable, poursuivit-il, serait donc un étranger. Nous sommes infestés de vagabonds, de mendiants de passage. Il n'est pas de jour qu'il ne se présente à la mairie, pour demander des secours de route, des hommes à figure patibulaire.
De la tête, le paysan approuvait.
– C'est bien mon idée, dit-il. Et la preuve, c'est qu'en venant je songeais qu'après avoir averti le médecin, je ferais peut-être bien de prévenir la justice…
– Inutile ! interrompit M. Séneschal, c'est un soin qui me regarde. Avant dix minutes je serai chez le procureur de la République… Allons, ne ménagez pas votre cheval, et dites bien à madame de Claudieuse que nous vous suivons.
De sa vie administrative, le maire de Sauveterre n'avait été si rudement secoué. Il en perdait la tête, ni plus ni moins que ce fameux jour où il lui était tombé à l'improviste neuf cents mobiles à nourrir et à loger. Jamais, sans l'assistance de sa femme, il n'en eût fini de se vêtir. Pourtant, il était prêt lorsque son domestique reparut.
Ce brave garçon s'était acquitté de toutes ses commissions, et déjà, dans le lointain de la haute ville, retentissaient les roulements sourds de la générale.
– Maintenant, attelle, lui dit M. Séneschal. Que la voiture soit devant la maison quand je reviendrai.
Dehors, il trouva tout en rumeur. À chaque fenêtre, une tête s'allongeait, curieuse ou terrifiée. De tous côtés, des portes brusquement refermées claquaient.
Pourvu, mon Dieu ! pensait-il, que je trouve Daubigeon chez lui.
Successivement procureur impérial, puis procureur de la République, M. Daubigeon était un des grands amis de M. Séneschal. C'était un homme d'une quarantaine d'années, au regard fin, au visage souriant, qui s'était obstiné à rester célibataire et qui s'en vantait volontiers. On ne lui trouvait à Sauveterre ni le caractère ni l'extérieur de sa sévère profession. Certes, on l'estimait fort, mais on lui reprochait amèrement sa philosophie optimiste, sa bonhomie souriante et surtout sa mollesse à requérir, une mollesse qui, disait-on, dégénérait en une coupable inertie dont le crime s'enhardissait.
Lui-même s'accusait de n'avoir pas le feu sacré, et, selon son expression, de dérober à la froide Thémis le plus de temps qu'il pouvait, pour le consacrer aux Muses familières. Collectionneur éclairé, il avait la passion des beaux livres, des éditions rares, des reliures précieuses, des belles suites de gravures, et le plus clair de ses dix mille francs de rentes passait à ses chers bouquins. Érudit de la vieille école, il professait pour les poètes latins, pour Virgile et pour Juvénal, pour Horace surtout, un culte que trahissaient d'incessantes citations.
Réveillé en sursaut comme tout le monde, ce digne et galant homme se dépêchait de s'habiller pour courir aux renseignements, lorsque sa vieille gouvernante, tout effarée, vint lui annoncer la visite de M. Séneschal.
– Qu'il entre ! s'écria-t-il, qu'il entre ! Et dès que le maire parut :
– Car vous allez m'apprendre, continua-t-il, pourquoi tout ce tumulte, ces cris et ces roulements de tambour. Clamor que virum, clangorque tubarum.
– Un épouvantable malheur arrive, prononça M. Séneschal.
Tel était son accent, qu'on eût juré que c'était lui qui était atteint. Et ce fut si bien l'impression de M. Daubigeon que tout aussitôt :
– Qu'est-ce, mon cher ami ? fit-il. Quid ? Du courage, morbleu ! du sang-froid !… Souvenez-vous que le poète conseille de garder dans l'adversité une âme toujours égale : Æquam, memento, rebus in arduis, Servare mentem…
– Des malfaiteurs ont mis le feu au Valpinson ! l'interrompit le maire.
– Que me dites-vous là ! grands dieux ! O Jupiter. Quod verbum audio…
– Victime d'une lâche tentative d'assassinat, le comte de Claudieuse se meurt peut-être en ce moment.
– Oh !…
– Le tambour que vous entendez réunit les pompiers, que je vais envoyer combattre l'incendie, et si je me présente chez vous à cette heure, c'est officiellement, pour vous dénoncer le crime et demander bonne et prompte justice !
Il n'en fallait pas tant pour glacer toutes les citations sur les lèvres du procureur de la République.
– Il suffit ! dit-il vivement. Venez, nous allons prendre nos mesures pour que les coupables ne puissent échapper.
Lorsqu'ils arrivèrent dans la rue Nationale, elle était plus animée qu'en plein midi, car Sauveterre est une de ces sous-préfectures où les distractions sont trop rares pour qu'on n'y saisisse pas avidement tout prétexte d'émotion.
Déjà les tristes événements étaient connus et commentés. On avait commencé par douter, mais on avait été sûr, lorsqu'on avait vu passer au grand galop le cabriolet du docteur Seignebos, escorté d'un paysan à cheval.
Les pompiers, de leur côté, n'avaient pas perdu leur temps.
Dès que le maire et M. Daubigeon furent signalés sur la place du Marché-Neuf, le capitaine Parenteau se précipita à leur rencontre, et portant militairement la main à son casque :
– Mes hommes sont prêts, déclara-t-il.
– Tous ?
– Il n'en manque pas dix. Quand on a su qu'il s'agissait de porter secours au comte et à la comtesse de Claudieuse, nom d'un tonnerre ! vous comprenez que personne ne s'est fait tirer l'oreille.
– Alors, partez et faites diligence, commanda M. Séneschal. Nous vous rattraperons en route. Nous allons, de ce pas, monsieur Daubigeon et moi, prendre monsieur Galpin-Daveline, le juge d'instruction.
Ils n'eurent pas loin à aller. Ce juge, précisément, les cherchait par la ville depuis une demi-heure, il arrivait sur la place et venait de les apercevoir.
Vivant contraste du procureur de la République, M. Galpin-Daveline était bien l'homme de son état, et même quelque chose de plus. Tout en lui, de la tête aux pieds, depuis ses guêtres de drap jusqu'à ses favoris d'un blond risqué, dénonçait le magistrat. Il n'était pas grave, il était l'incarnation de la gravité. Nul, bien qu'il fût jeune encore, ne se pouvait flatter de l'avoir vu sourire ni entendu plaisanter. Et, telle était sa roideur, qu'au dire de M. Daubigeon, on l'eût cru empalé par le glaive même de la loi.
À Sauveterre, M. Galpin-Daveline avait la réputation d'un homme supérieur. Il pensait l'être. Aussi s'indignait-il d'opérer sur un théâtre trop étroit et de dépenser les grandes facultés dont il se croyait doué à des besognes vulgaires, à rechercher les auteurs d'un vol de fagots ou de l'effraction d'un poulailler. C'est que ses démarches désespérées pour obtenir un poste en évidence avaient toujours échoué. Vainement, il avait mis tous ses amis en campagne. Inutilement, il s'était, en secret, mêlé de politique, disposé à servir le parti, quel qu'il fût, qui le servirait le mieux.
Mais l'ambition de M. Galpin-Daveline n'était pas de celles qui se découragent, et en ces derniers temps, à la suite d'un voyage à Paris, il avait donné à entendre qu'un brillant mariage ne tarderait pas à lui assurer les protections qui, jusqu'alors, avaient manqué à ses mérites.
Lorsqu'il rejoignit M. Séneschal et M. Daubigeon :
– Eh bien ! commença-t-il, voici une terrible affaire, et qui va certainement avoir un immense retentissement.
Le maire voulait lui donner des détails.
– Inutile, lui dit-il. Tout ce que vous savez, je le sais. J'ai rencontré et interrogé le paysan qui vous avait été expédié. (Puis, se retournant vers le procureur de la République) : Je pense, monsieur, poursuivit-il, que notre devoir est de nous transporter immédiatement sur le théâtre du crime.
– J'allais vous le proposer, répondit M. Daubigeon.
– Il faudrait avertir la gendarmerie…
– Monsieur Séneschal vient de la faire prévenir. L'agitation du juge d'instruction était grande, si grande qu'elle faisait en quelque sorte éclater son écorce d'impassible froideur.
– Il y a flagrant délit, reprit-il.
– Évidemment.
– De telle sorte que nous pouvons agir de concert, et parallèlement, chacun selon notre fonction, vous requérant, moi statuant sur vos réquisitions…
Un ironique sourire glissait sur les lèvres du procureur de la République.
– Vous devez assez me connaître, répondit-il, pour savoir qu'il n'y a jamais avec moi de conflit d'attributions ; je ne suis plus qu'un vieux bonhomme, ami du repos et de l'étude. Sum piger et senior, Pieridumque cornes…
– Alors, rien ne nous retient plus ! s'écria M. Séneschal, qui bouillait d'impatience, ma voiture est attelée ! Partons !
De Sauveterre au Valpinson, par la traverse, on ne compte qu'une lieue ; seulement c'est une lieue de pays, elle a sept kilomètres.
Mais M. Séneschal avait un bon cheval, le meilleur peut-être de l'arrondissement, affirmait-il, en montant en voiture, à M. Galpin-Daveline et à M. Daubigeon. Le fait est qu'en moins de dix minutes ils eurent rejoint les pompiers, partis bien avant eux.
Ces braves gens, presque tous maîtres ouvriers de Sauveterre, maçons, charpentiers et couvreurs, se hâtaient cependant de toute leur énergie. Éclairés par une demi-douzaine de torches fumeuses, ils allaient, peinant et soufflant, le long du chemin raboteux, poussant leurs deux pompes et le chariot qui contenait le matériel de sauvetage.
– Courage, mes amis ! leur cria le maire en les dépassant. Bon courage !
À trois minutes de là, galopant dans la nuit du train d'un cavalier de ballade, un paysan à cheval apparut sur la route.
M. Daubigeon lui commanda de s'arrêter. Il obéit. C'était le même homme qui déjà était venu à Sauveterre donner l'alarme.
– Vous revenez du Valpinson ? lui demanda M. Séneschal.
– Oui, répondit le paysan.
– Comment va le comte de Claudieuse ?
– Il a repris connaissance.
– Qu'a dit le médecin ?
– Qu'il s'en tirera probablement. Et moi je cours chez le pharmacien chercher des remèdes.
Pour mieux entendre, M. Galpin-Daveline, le juge d'instruction, se penchait hors de la voiture.
– La rumeur publique accuse-t-elle quelqu'un ? demanda-t-il.
– Personne.
– Et l'incendie ?
– On a de l'eau, répondit le paysan, mais pas de pompes, que voulez-vous qu'on fasse !… Et le vent qui redouble !… Ah ! quel malheur, quel malheur !
Et il piqua des deux, pendant que M. Séneschal rouait de coups son pauvre cheval, lequel, sous ce traitement extraordinaire, loin d'avancer plus vite, se cabrait et faisait des bonds de côté.
C'est que l'excellent maire était exaspéré. C'est que ce crime lui paraissait comme un défi à son adresse et la plus cruelle injure qu'on pût faire à son administration.
– Car, enfin, répétait-il pour la dixième fois à ses compagnons de route, est-il naturel, je vous le demande, est-il logique qu'un malfaiteur soit allé s'adresser précisément au comte et à la comtesse de Claudieuse, à l'homme le plus considérable et le plus considéré de l'arrondissement, à une femme dont le nom est synonyme de vertu et de charité ?
Et intarissable, malgré les cahots de la voiture, M. Séneschal racontait tout ce qu'il savait de l'histoire des propriétaires du Valpinson.
Le comte Trivulce de Claudieuse était le dernier descendant d'une des plus vieilles familles du pays. À seize ans, vers 1832, il s'était embarqué en qualité d'enseigne de vaisseau, et pendant de longues années il n'avait fait à Sauveterre que de rares et de brèves apparitions. Il était capitaine de vaisseau en 1859, et désigné pour l'épaulette de contre-amiral, lorsque tout à coup il avait donné sa démission et était venu s'installer au château de Valpinson, lequel ne gardait plus, de ses antiques splendeurs, que deux tourelles tombant en ruine au milieu d'énormes amas de pierres noircies et moussues. Deux années durant, il y avait vécu seul, se réédifiant tant bien que mal un logis, et, des bribes éparses de la fortune de ses ancêtres, se reconstituant, à force de soin et d'activité, une modeste aisance.
On pensait bien qu'il finirait ses jours ainsi, lorsque le bruit s'était répandu qu'il allait se marier. Et le bruit, chose rare, était vrai. M. de Claudieuse, un beau matin, était parti pour Paris, et par les lettres de faire-part qui étaient arrivées peu après, on avait appris qu'il venait d'épouser la fille d'un de ses anciens camarades de promotion, Mlle Geneviève de Tassar de Bruc.
L'étonnement avait été grand. Le comte avait tout à fait grand air et était encore remarquablement bien de sa personne ; mais il venait d'avoir quarante-sept ans, et Mlle de Tassar de Bruc en avait à peine vingt. Ah ! si la nouvelle mariée eût été pauvre, on eût compris et même approuvé le mariage. Il est si naturel qu'une fille sans dot sacrifie son cœur à la question du pain quotidien. Mais tel n'était pas le cas. Le marquis de Tassar de Bruc passait pour riche et avait, disait-on, compté à son gendre cinquante mille écus.
Alors, on s'était imaginé que la jeune comtesse devait être laide à faire peur, infirme ou contrefaite pour le moins, idiote peut-être ou d'un caractère impossible. Erreur. Elle était apparue, et on était demeuré saisi de sa noble et calme beauté. Elle avait parlé, et chacun était resté sous le charme. Ce mariage était-il donc, comme on dit à Sauveterre, un mariage d'inclination ? On le crut. Ce qui n'empêcha pas quantité de vieilles dames de hocher la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c'est trop entre deux époux, et que cette union ne serait pas heureuse.
Les faits n'avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics. À dix lieues à la ronde, il n'existait pas de ménage aussi parfaitement uni que celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux enfants, deux filles, qu'ils avaient eues à quatre ans d'intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé le bonheur à leur paisible foyer.
De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai, gardé ses habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère et froide, une parole brève. Il était, de plus, d'une si extrême violence que la plus légère contradiction empourprait son visage. Mais la comtesse était le calme et la douceur mêmes, et comme elle savait toujours se jeter entre la colère de son mari et celui qui se l'était attirée, comme ils étaient l'un et l'autre justes, bons jusqu'à la faiblesse, généreux et pitoyables aux malheureux, ils étaient adorés.
Il n'y avait guère que sur l'article chasse que M. de Claudieuse n'entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute l'année sur son gibier avec la sollicitude inquiète d'un avare, multipliant les gardes et les défenses, poursuivant les braconniers avec un tel acharnement qu'on disait : « Mieux vaut lui voler cent pistoles que lui tuer un merle. »
M. et Mme de Claudieuse vivaient d'ailleurs assez isolés, absorbés par les soins d'une vaste exploitation agricole et par l'éducation de leurs filles. Ils recevaient rarement, et on ne les voyait pas quatre fois par hiver à Sauveterre, chez les demoiselles de Lavarande ou chez le vieux baron de Chandoré. Tous les étés, par exemple, vers la fin de juillet, ils s'installaient, pour un mois, à Royan, où ils avaient un chalet. Tous les ans, également, à l'ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses filles, passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient Paris.
Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas moins que les catastrophes de 1870. En apprenant que les Prussiens vainqueurs foulaient le sol sacré de la patrie, l'ancien capitaine de vaisseau sentit se réveiller en lui tous ses instincts de Français et de soldat. Quoi qu'on pût faire pour le retenir, il partit. Légitimiste obstiné, il se déclarait prêt à mourir pour la République, pourvu que la France fût sauvée. Sans l'ombre d'une hésitation, il offrit son épée à Gambetta, qu'il détestait. Nommé colonel d'un régiment de marche, il se battit comme un lion, depuis le premier jour jusqu'au dernier, où il fut renversé et foulé aux pieds en essayant d'arrêter l'affreuse débandade d'un des corps d'armée de Chanzy.
Revenu au Valpinson à la signature de l'armistice, personne, hormis sa femme, n'avait pu lui arracher un mot de cette douloureuse campagne. On l'engageait à se présenter aux élections, et certainement il eût été élu ; il refusa, disant que s'il savait se battre, il ne savait pas discourir.
Mais c'est d'une oreille distraite que le procureur de la République et le juge d'instruction écoutaient ces détails, qu'ils connaissaient aussi bien que M. Séneschal.
Aussi tout à coup :
– N'avançons-nous donc pas ? demanda M. Galpin-Daveline ; j'ai beau regarder, je n'aperçois aucune apparence d'incendie.
– C'est que nous sommes dans un bas-fond, répondit le maire. Mais nous approchons, et lorsque nous serons en haut de cette côte que nous gravissons, soyez tranquille, vous verrez…
Cette côte est bien connue dans le département, et même célèbre sous le nom de montagne de Sauveterre. Elle est si raide et formée d'un granit si dur que les ingénieurs qui ont tracé la route nationale de Bordeaux à Nantes se sont détournés d'une demi-lieue pour l'éviter. Elle domine donc tout le pays, et, parvenus à son sommet, M. Séneschal et ses compagnons ne purent retenir un cri.
– Horresco ! murmura le procureur de la République.
Le foyer même de l'incendie leur était encore caché par les hautes futaies de Rochepommier, mais les jets de flamme s'élançaient bien au-dessus des grands arbres, illuminant tout l'horizon de sinistres lueurs…
Toute la campagne était en mouvement. Le tocsin sonnait à coups précipités à l'église de Bréchy, dont le clocher tronqué se détachait en noir sur la pourpre du ciel. Dans l'ombre, retentissaient les rauques mugissements de ces conques marines dont on se sert pour appeler les ouvriers des champs. Des pas effarés sonnaient le long des sentiers, et des paysans passaient en courant, un seau de chaque main.
– Les secours arriveront trop tard ! dit M. Galpin-Daveline.
– Une si belle propriété, dit le maire, si savamment aménagée !
Et, au risque d'un accident, il lança son cheval au galop sur le revers de la côte, car le Valpinson est tout au fond de la vallée, à cinq cents mètres de la petite rivière.
Tout y était terreur, désordre, confusion. Et pourtant les bras n'y manquaient pas, ni la bonne volonté. Aux premiers cris d'alarme, tous les gens des environs étaient accourus, et il en arrivait encore à chaque minute, mais personne ne se trouvait là pour diriger.
Le sauvetage du mobilier surtout les préoccupait. Les plus hardis tenaient bon dans les appartements et, en proie à une sorte de vertige, jetaient par les fenêtres tout ce qui leur tombait sous la main. Et dans le milieu de la cour, s'amoncelaient pêle-mêle les lits, les matelas, les chaises, le linge, les livres, les vêtements…
Cependant une immense clameur salua l'arrivée de M. Séneschal et de ses compagnons.
– Voilà monsieur le maire ! s'écriaient les paysans, rassurés par sa seule présence et prêts à lui obéir.
M. Séneschal, du reste, jugea bien d'un coup d'œil la situation.
– Oui, c'est moi, mes amis, dit-il, et je vous félicite de votre empressement, il s'agit, à cette heure, de ne pas gaspiller nos forces. La ferme, les chais et les bâtiments d'exploitation sont perdus, abandonnons-les. Concentrons nos efforts sur le château… Organisons-nous ! La rivière est tout proche, formons la chaîne. Tout le monde à la chaîne, hommes et femmes !… Et de l'eau, de l'eau… voilà les pompes.
On les entendait, en effet, rouler comme un tonnerre. Les pompiers parurent. Le capitaine Parenteau prit la direction des secours. Et, enfin, M. Séneschal put s'informer du comte de Claudieuse.
– Le maître est là, lui répondit une vieille femme en montrant, à cent pas, une maisonnette à toit de chaume, c'est le médecin qui l'y a fait transporter.
– Allons le voir, messieurs, dit vivement le maire au procureur de la République et au juge d'instruction.
Mais ils s'arrêtèrent au seuil de l'unique pièce de cette pauvre demeure. C'était une grande chambre, au sol de terre battue, aux solives noircies et toutes chargées d'outils et de paquets de graines. Deux lits à colonnes torses et à rideaux de serge jaunâtre, deux bons grands lits de Saintonge, occupaient tout le fond. Sur celui de gauche, une petite fille de quatre à cinq ans dormait, roulée dans une couverture, sous la garde de sa sœur, de deux ou trois ans plus âgée. Sur le lit de droite, le comte de Claudieuse était étendu, ou plutôt assis, car on avait entassé sous ses reins tout ce qu'on avait pu arracher d'oreillers à l'incendie.
Il avait le torse nu et ruisselant de sang, et un homme, le docteur Seignebos, en bras de chemise et les manches retroussées jusqu'au coude, s'inclinait vers lui et, une éponge d'une main, un bistouri de l'autre, semblait absorbé par quelque grave et délicate opération. Vêtue d'une robe de mousseline claire, la comtesse de Claudieuse était debout au pied du lit de son mari, pâle, mais sublime de calme et de fermeté résignée. Elle tenait une lampe et en dirigeait la lumière selon les indications du docteur. Dans un coin, deux servantes étaient assises sur un coffre et, leur tablier relevé sur la tête, pleuraient.
Singulièrement ému, le maire de Sauveterre prit enfin sur lui d'entrer. Ce fut le comte de Claudieuse qui le premier l'aperçut :
– Eh ! c'est ce brave Séneschal ! dit-il. Approchez, cher ami, approchez !… L'année 1871, vous le voyez, est une année fatale. De tout ce que je possédais, il ne restera plus, au jour, que quelques pelletées de cendres…
– C'est un grand malheur, répondit le digne maire, mais nous en avons craint un bien plus irréparable… Dieu merci, vous vivrez…
– Qui sait ! Je souffre terriblement…
Mme de Claudieuse tressaillit.
– Trivulce ! murmura-t-elle d'une voix doucement suppliante, Trivulce !
Jamais amant n'arrêta sur l'amie de son âme un regard plus tendre que celui dont M. de Claudieuse enveloppa sa femme.
– Pardonne-moi, chère Geneviève, pardonne-moi mon manque de courage…
Un spasme nerveux lui coupa la parole, et tout aussitôt, d'une voix éclatante comme une trompette :
– Monsieur ! s'écria-t-il, docteur ! Tonnerre du ciel !… Vous m'écorchez !
– J'ai là du chloroforme, prononça froidement le médecin.
– Je n'en veux pas !
– Résignez-vous alors à souffrir… Et tenez-vous tranquille, car chacun de vos mouvements augmente la souffrance. (Sur quoi, épongeant un filet de sang qui venait de jaillir sous son bistouri) : Du reste, ajouta-t-il, nous allons prendre quelques minutes de repos. Mes yeux et ma main se fatiguent… Je ne suis plus jeune, décidément.
Le docteur Seignebos avait soixante ans. C'était un petit homme au teint bilieux, maigre, chauve, d'une tenue plus que négligée, et porteur d'une paire de lunettes d'or qu'il passait sa vie à retirer, à essuyer et à remettre.
Sa réputation médicale était grande, on citait de lui, à Sauveterre, des cures merveilleuses ; cependant il n'avait que peu d'amis. Les ouvriers lui reprochaient sa morgue dédaigneuse, les paysans son âpreté au gain, et les bourgeois ses opinions politiques.
On rapporte qu'un soir, dans un banquet, il s'était écrié en levant son verre : « Je bois à la mémoire du seul médecin dont j'envie la pure et noble gloire : à la mémoire de mon compatriote le docteur Guillotin, de Saintes ! » Avait-il vraiment porté ce toast ? Le positif, c'est qu'il se posait en démocrate farouche, et qu'il était l'âme et l'oracle des petits conciliabules socialistes des environs. Il étonnait quand il entamait le chapitre des réformes qu'il rêvait et des progrès qu'il concevait. Et il faisait frémir par le don dont il parlait de « porter le fer et le feu jusqu'au fond des entrailles pourries de la société ».
Ces opinions, des théories utilitaires souvent étranges, certaines expériences plus étranges encore qu'il poursuivait au su et vu de tous, avaient fait douter parfois de l'intégrité de l'intellect du docteur Seignebos. Les plus bienveillants disaient : « C'est un original. »
Cet original, comme de raison, n'aimait guère M. Séneschal, un ancien avoué réactionnaire. Il tenait en piètre estime le procureur de la République, un inutile fureteur de bouquins. Mais il détestait cordialement M. Galpin-Daveline.
Pourtant, il les salua tous les trois, et sans se soucier d'être ou non entendu de son malade :
– Vous voyez, leur dit-il, monsieur de Claudieuse en très fâcheux état. C'est avec un fusil chargé de plomb de chasse qu'on lui a tiré dessus, et les désordres des blessures de cette origine sont incalculables. J'inclinerais volontiers à croire qu'aucun organe essentiel n'a été atteint, mais je n'en répondrais pas. J'ai vu souvent, dans ma pratique, des lésions minuscules telles qu'en peut produire un grain de plomb, lésions mortelles cependant, ne se révéler qu'après douze ou quinze heures.
Il eût continué longtemps, s'il n'eût été brusquement interrompu :
– Monsieur le docteur, prononça le juge d'instruction, c'est parce qu'un crime a été commis que je suis ici. Il faut que le coupable soit retrouvé et puni. Et c'est au nom de la justice que, dès ce moment, je requiers le concours de vos lumières.
Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos, M. Séneschal et le procureur de la République lui-même. Rien plus n'existait qu'un crime dont l'auteur était à découvrir, et un juge : lui.
Mais il avait beau exagérer sa raideur habituelle et ce dédain des sentiments humains qui a fait à la justice plus d'ennemis que ses plus cruelles erreurs, tout en lui tressaillait d'une satisfaction contenue, tout, jusqu'aux poils de sa barbe, taillée comme les buis de Versailles.
– Donc, monsieur le médecin, reprit-il, voyez-vous quelque inconvénient à ce que j'interroge le blessé ?
– Mieux vaudrait certainement le laisser en repos, gronda le docteur Seignebos, je viens de le martyriser pendant une heure, je vais dans un moment recommencer à extraire les grains de plomb dont ses chairs sont criblées. Cependant, si vous y tenez…
– J'y tiens…
– Eh bien ! dépêchez-vous, car la fièvre ne va pas tarder à le prendre.
M. Daubigeon ne cachait guère son mécontentement.
– Daveline ! faisait-il à demi-voix, Daveline !
L'autre n'y prenait garde. Ayant tiré de sa poche un calepin et un crayon, il s'approcha du lit de M. de Claudieuse, et toujours du même ton :
– Vous sentez-vous en état, monsieur le comte, demanda-t-il, de répondre à mes questions ?
– Oh ! parfaitement.
– Alors, veuillez me dire ce que vous savez des funestes événements de cette nuit.
Aidé de sa femme et du docteur Seignebos, le comte de Claudieuse se haussa sur ses oreillers.
– Ce que je sais, commença-t-il, n'aidera guère, malheureusement, les investigations de la justice… Il pouvait être onze heures, car je ne saurais même préciser l'heure, j'étais couché, et depuis un bon moment j'avais soufflé ma bougie, lorsqu'une lueur très vive frappa mes vitres. Je m'en étonnai, mais très confusément, car j'étais dans cet état d'engourdissement qui, sans être le sommeil, n'est déjà plus la veille. Je me dis bien : « Qu'est-ce que cela ? », mais je ne me levai pas. C'est un grand bruit, comme le fracas d'un mur qui s'écroule, qui me rendit au sentiment de la réalité. Oh ! alors, je bondis hors de mon lit, en me disant : « C'est le feu !… » Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que je me rappelais qu'il y avait, dans ma cour et autour des bâtiments, seize mille fagots de la coupe de l'an dernier… À demi vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'étais fort troublé, je l'avoue, à ce point que j'eus toutes les peines du monde à ouvrir la porte extérieure. J'y parvins cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que j'entendis tout près de moi une détonation…
D'un geste, le juge d'instruction interrompit.
– Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d'une remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu'il importe de préciser. C'est bien au moment juste où vous paraissiez qu'on a tiré sur vous ?
– Oui, monsieur.
– Donc l'assassin était tout près, à l'affût. Il savait que, fatalement, l'incendie vous attirerait dehors et il attendait…
– Telle a été, telle est encore mon impression, déclara le comte.
M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.
– Donc, lui dit-il, l'assassinat est le fait principal que doit retenir la prévention ; l'incendie n'est qu'une circonstance aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver plus sûrement à la perpétration du crime… (Après quoi, revenant au comte) : Poursuivez, monsieur, dit le juge d'instruction.
– Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier mouvement, mouvement tout instinctif, d'ailleurs, fut de me précipiter vers l'endroit d'où m'avait paru venir le coup de fusil. Je n'avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à l'épaule et au cou. Cette seconde blessure était plus grave que la première, car le cœur me faillit, la tête me tourna, et je tombai…
– Vous n'aviez pas même entrevu le meurtrier ?
– Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m'a semblé voir… j'ai vu un homme s'élancer de derrière une pile de fagots, traverser la cour et disparaître dans la campagne.
– Le reconnaîtriez-vous ?
– Non.
– Mais vous avez vu comment il était vêtu, vous pouvez me donner à peu près son signalement ?
– Non plus. J'avais comme un nuage devant les yeux, et il a passé comme une ombre.
Le juge d'instruction dissimula mal un mouvement de dépit.
– N'importe, fit-il, nous le retrouverons… Mais continuez, monsieur.
Le comte hocha la tête.
– Je n'ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il. J'étais évanoui, et ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai repris connaissance, ici, sur ce lit.
Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Lorsqu'il eut terminé :
– Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il importe de savoir ce qui s'est passé après votre chute. Qui pourrait me l'apprendre ?
– Ma femme, monsieur.
– Je le pensais. Madame la comtesse a dû se lever en même temps que vous ?
– Ma femme n'était pas couchée, monsieur.
Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit d'un coup d'œil pour reconnaître que le costume de la comtesse n'était pas celui d'une femme éveillée en sursaut par l'incendie de sa maison.
– En effet, murmura-t-il.
– Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles, celle qui est là sur ce lit, enveloppée d'une couverture, est atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femme était restée près d'elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles donnent sur le jardin, du côté opposé à celui où le feu a été mis…
– Comment donc madame la comtesse a-t-elle été avertie du désastre ? demanda le juge d'instruction.
Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse s'avança.
– Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur, répondit-elle, j'avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà passé près d'elle la nuit précédente, j'étais un peu lasse, et j'avais fini par m'assoupir, lorsque je fus réveillée par une détonation… à ce qui m'a semblé. Je me demandais si ce n'était pas une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement. Plus étonnée qu'inquiète, je quittai la chambre de mes filles. Ah ! monsieur, telle était déjà la violence de l'incendie qu'il faisait clair, dans l'escalier, comme en plein jour. Je descendis en courant. La porte extérieure était ouverte, je sortis… À cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j'aperçus le corps de mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m'entendait plus, son cœur avait cessé de battre, je le crus mort, j'appelai au secours d'une voix désespérée…
M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.
– Bien ! approuva d'un air satisfait M. Galpin-Daveline, très bien !
– Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est profond le sommeil des gens de la campagne… Il me semble que je suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari. À la longue, cependant, les clartés de l'incendie éveillaient nos métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant : « Au feu ! » M'apercevant, ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie brûlait, les chais remplis d'eau-de-vie étaient en feu, et la toiture de notre maison s'allumait de tous côtés. Et personne de sang-froid !… Ma tête était à ce point perdue que j'oubliais mes enfants et que leur chambre était déjà pleine de fumée, lorsqu'un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus horrible des périls… Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir… Cet incendie nous ruine peut-être ; que m'importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés !
C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à maîtriser leur émotion. Lui haussait les épaules et grommelait entre les dents :
– Formalités ! Subtilités ! Puérilités !
Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans une écuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du comte de Claudieuse.
Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d'un ton bref, s'adressant à M. Galpin-Daveline :
– Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans doute ?
Offensé – on l'eût été à moins –, le juge d'instruction fronça le sourcil, et froidement :
– Je sais, monsieur, dit-il, l'importance de votre besogne, mais ma tâche n'est ni moins grave ni moins urgente.
– Oh !…
– Par conséquent, vous m'accorderez bien cinq minutes encore, monsieur le docteur…
– Dix si vous l'exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous déclare que chaque minute qui s'écoule désormais peut compromettre la vie du blessé.
Ils s'étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se toisaient avec des yeux où éclatait la plus violente animosité. Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de Claudieuse ?
La comtesse dut le craindre, car, d'un accent de reproche :
– Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce…
Peut-être son intervention n'eût-elle pas suffi, si M. Séneschal et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s'adressant en même temps à l'un des adversaires.
Des deux, M. Galpin-Daveline était encore le plus obstiné ; car, en dépit de tout, reprenant la parole :
– Je n'ai plus, monsieur, dit-il à M. de Claudieuse, qu'une question à vous adresser : où et comment étiez-vous placé ? Où et comment pensez-vous qu'était placé l'assassin au moment du crime ?
– Monsieur, répondit le comte d'une voix évidemment fatiguée, j'étais, je vous l'ai dit, debout, sur le seuil de ma porte, faisant face à la cour. L'assassin devait être posté à une vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.
Ayant écrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le médecin.
– Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C'est à vous maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif : à quelle distance était le meurtrier lorsqu'il a fait feu ?
– Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.
– Ah ! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline, la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les moyens de se faire respecter. Vous êtes médecin, monsieur, et la médecine est arrivée à répondre d'une façon presque mathématique à la question que je vous pose…
M. Seignebos ricanait.
– Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige ! fit-il. Quelle médecine ? La médecine légale, sans doute, celle qui est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents d'assises…
– Monsieur !…
Mais le médecin n'était pas d'un naturel à supporter un second échec.
– Je sais ce que vous m'allez dire, poursuivit-il tranquillement. Il n'est pas un manuel de médecine légale qui ne tranche souverainement le problème dont il s'agit. Je les ai étudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs les magistrats instructeurs. Je connais l'opinion de Devergie et celle d'Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant et Chaudey… Je n'ignore pas que ces messieurs prétendent décider à un centimètre près la distance d'où un coup de fusil a été tiré. Je ne suis pas si fort. Je ne suis qu'un pauvre médecin de campagne, moi, un simple guérisseur… Et, avant de donner une opinion qui peut faire tomber la tête d'un pauvre diable, la tête d'un innocent, peut-être, j'ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à des expériences.
Il avait si évidemment raison quant au fond, sinon quant à la forme, que M. Galpin-Daveline se radoucit.
– C'est à titre de simple renseignement, monsieur, dit-il, que je vous demande votre avis. Votre opinion raisonnée et définitive fera nécessairement l'objet d'un rapport motivé.
– Ah !… comme cela…
– Veuillez donc me communiquer officieusement les conjectures que vous a inspirées l'examen des blessures de monsieur de Claudieuse.
D'un geste prétentieux, M. Seignebos rajusta ses lunettes.
– Mon sentiment, répondit-il, sous toutes réserves, bien entendu, est que monsieur de Claudieuse s'est parfaitement rendu compte des faits. Je crois volontiers que l'assassin était embusqué à la distance qu'il indique. Ce que je puis affirmer, par exemple, c'est que les deux coups de fusil ont été tirés de distances différentes, l'un de beaucoup plus près que l'autre, et la preuve, c'est que si l'un d'eux, celui de la hanche, a, comme disent les chasseurs, « écarté » légèrement, l'autre, celui de l'épaule, a presque « fait balle »…
– Mais on sait à combien de mètres un fusil fait balle, interrompit M. Séneschal, qu'agaçait le ton dogmatique du docteur.
M. Seignebos salua.
– On sait cela ? fit-il. Qui ? Vous, monsieur le maire ? Moi je déclare l'ignorer. Il est vrai que je n'oublie pas, comme vous semblez l'oublier, que nous n'avons plus, comme autrefois, deux ou trois types seulement de fusils de chasse. Avez-vous réfléchi à l'immense variété d'armes françaises, anglaises, américaines et allemandes qui sont aujourd'hui répandues partout ? Comment osez-vous, monsieur, vous prononcer si délibérément ? Ignorez-vous donc, vous, un ancien avoué et un magistrat municipal, que c'est sur cette grave question que roulera tout le débat de la cour d'assises ?
Après quoi, décidé à ne plus rien répondre, le médecin reprenait son bistouri et ses pinces, lorsque tout à coup, au-dehors, des clameurs éclatèrent, si terribles que M. Séneschal, M. Daubigeon et Mme de Claudieuse elle-même se précipitèrent vers la porte.
Et ces clameurs, hélas !, n'étaient que trop justifiées.
La toiture du bâtiment principal venait de s'effondrer, ensevelissant sous ses décombres embrasés le pauvre tambour qui, deux heures plus tôt, avait battu la générale, Bolton, et un pompier, nommé Guillebault, le plus estimé des charpentiers de Sauveterre, un père de cinq enfants. Le capitaine Parenteau semblait près de devenir fou, et c'était à qui se dévouerait pour arracher à la plus horrible des morts ces infortunés, dont on entendait, par-dessus le fracas de l'incendie, les hurlements désespérés.
Toutes les tentatives pour les secourir devaient échouer. Un gendarme et un fermier des environs, qui avaient essayé d'arriver jusqu'à eux, faillirent rester dans la fournaise et ne furent retirés qu'au prix d'efforts inouïs, et dans le plus triste état, le gendarme surtout.
Alors, véritablement, on se rendit compte de l'abominable crime de l'incendiaire… Alors, en même temps que les colonnes de fumée et les tourbillons d'étincelles, montèrent vers le ciel des cris de vengeance :
– À mort, l'incendiaire, à mort !…
C'est à ce moment que la plus légitime des fureurs inspira M. Séneschal. Il savait, lui, ce qu'est la prudence des campagnes et combien il est difficile d'arracher à un paysan ce qu'il sait. Se dressant donc sur un monceau de débris, d'une voix claire et forte :
– Oui, mes amis, s'écria-t-il, oui, vous avez raison ; à mort ! Oui, les courageuses victimes du plus lâche des crimes doivent être vengées… Il faut retrouver l'incendiaire, il le faut absolument !… Vous le voulez, n'est-ce pas ? Cela dépend de vous… Il est impossible qu'il ne soit pas parmi vous un homme qui sache quelque chose… Que celui-là se montre et parle. Souvenez-vous que le plus léger indice peut guider la justice… Se taire, mes amis, serait se rendre complice. Réfléchissez, consultez-vous…
De rapides chuchotements coururent à travers la foule, puis tout à coup :
– Il y a quelqu'un, dit une voix, qui peut parler.
– Qui ?
– Cocoleu ! Il était là tout au commencement. C'est lui qui est allé chercher dans leur chambre les filles de la dame de Claudieuse. Qu'est-il devenu ? Cocoleu !… Cocoleu !…
Il faut avoir vécu tout au fond des campagnes, en pleins champs, pour imaginer, pour comprendre l'émotion et la colère de tous ces braves gens qui se pressaient autour des ruines embrasées du Valpinson. L'habitant des villes, lui, n'a nul souci du brigand sinistre qui, pour voler, tue. Il a le gaz, des portes solides, et la police veille sur son sommeil. Il redoute peu l'incendie : à la première étincelle, toujours quelque voisin se trouve pour crier « au feu ! » Les pompes accourent, et l'eau jaillit comme par enchantement. Le paysan, au contraire, a la conscience des périls de son isolement. Un simple loquet de bois ferme son huis, et nul n'est chargé d'assurer la sécurité de ses nuits. Attaqué par un assassin, ses cris, s'il appelle, ne seront pas entendus. Que le feu soit mis à sa maison, elle sera en cendres avant l'arrivée des premiers secours, trop heureux s'il se sauve et s'il réussit à sauver sa famille des flammes.
Aussi, tous ces campagnards, que venait de remuer la parole de M. Séneschal, s'employaient fiévreusement à retrouver celui qui, pensaient-ils, savait quelque chose : Cocoleu.
Tous le connaissaient bien, et de longue date. Il n'en était pas un seul, parmi eux, qui ne lui eût donné une beurrée ou une écuellée de soupe, quand il avait faim ; pas un seul qui ne lui eût abandonné une botte de paille dans le coin d'une écurie, quand il pleuvait ou qu'il faisait froid et qu'il voulait dormir. C'est que Cocoleu était de ces infortunés qui traînent à travers la campagne le poids de quelque terrible difformité physique ou morale.
Quelque vingt ans plus tôt, un des gros propriétaires de Bréchy, ayant fait bâtir, avait fait venir d'Angoulême une demi-douzaine de peintres-décorateurs qui passèrent chez lui presque tout l'été. Un de ces peintres avait mis à mal une pauvre fille de ferme des environs, nommée Colette, qu'avaient affolée sa longue blouse blanche, ses fines moustaches brunes, sa gaieté, ses chansons et ses propos galants.
Mais les travaux achevés, le séducteur s'était envolé avec ses camarades, sans plus se soucier de la malheureuse que du dernier cigare qu'il avait fumé. Elle était enceinte, pourtant.
Lorsqu'elle ne sut plus dissimuler son état, elle fut jetée à la porte de la maison où elle était employée, et ses parents, qui avaient bien du mal à se suffire, la repoussèrent impitoyablement. Dès lors, hébétée de douleur, de honte et de regrets, elle erra de ferme en ferme, demandant l'aumône, insultée, raillée, brutalisée même quelquefois.
C'est au coin d'un bois, un soir d'hiver, que seule, sans secours, elle mit au monde un garçon. Comment la mère et l'enfant n'étaient-ils pas morts de froid, de faim et de misère !… Il est des grâces d'état incompréhensibles.
Pendant plusieurs années, on les vit traîner leurs haillons autour de Sauveterre, vivant de la générosité, chèrement achetée, des paysans. Puis la mère mourut, abandonnée, comme elle avait vécu. On ramassa son corps un matin, sur le revers d'un fossé. L'enfant restait seul.
Il avait huit ans, il était assez fort pour son âge ; un fermier en eut pitié et le prit pour garder ses vaches. Le petit misérable n'en était pas capable.
Tant qu'il avait eu sa mère, on avait attribué à son existence sauvage son mutisme, ses regards effarés, ses allures de bête traquée. Lorsqu'on essaya de s'occuper de lui, on reconnut que nulle intelligence ne s'était éveillée en ce pauvre cerveau déprimé. Il était idiot, et de plus atteint d'une de ces effroyables maladies nerveuses dont les accès agitent tout le corps, et particulièrement les muscles du visage, de mouvements convulsifs. Il n'était pas muet, mais ce n'est qu'avec des efforts inouïs et en bégayant lamentablement qu'il parvenait à articuler quelques syllabes. Parfois, des paysans en belle humeur lui criaient :
– Dis-nous comment tu t'appelles, et tu auras un sou.
Il en avait pour cinq minutes à bégayer, avec toutes sortes de contorsions, le nom de sa mère :
– Co… co… co… lette.
De là son surnom.
On avait constaté qu'il n'était bon à rien ; on cessa de s'intéresser à lui ; il se remit à vagabonder comme jadis.
C'est vers cette époque que le docteur Seignebos, en allant à ses visites, le rencontra un matin sur la grande route. Cet excellent docteur, entre autres théories surprenantes, soutenait alors que l'imbécillité n'est qu'une façon d'être du cerveau, un oubli de la nature aisément réparable par l'adjonction de certaines substances connues, de phosphore, par exemple. L'occasion d'une expérience mémorable était trop belle pour qu'il ne s'empressât pas de la saisir.
Il fit monter Cocoleu près de lui, dans son cabriolet, l'installa dans sa maison et le soumit à un traitement dont le secret est resté entre lui et un pharmacien de Sauveterre, bien connu pour ses opinions avancées.
Au bout de dix-huit mois, Cocoleu avait considérablement maigri. Il parlait peut-être un peu moins malaisément, mais son intelligence n'avait fait aucun progrès appréciable.
Découragé, M. Seignebos fit un paquet des quelques nippes qu'il avait données à son pensionnaire, les lui mit dans la main et le poussa dehors en lui défendant de revenir jamais.
Le médecin avait rendu un triste service à Cocoleu. Désaccoutumé des privations, déshabitué d'aller de porte en porte demander son pain, le pauvre idiot eût péri de besoin si sa bonne étoile ne l'eût amené au Valpinson. Touchés de sa détresse, le comte et la comtesse de Claudieuse résolurent de se charger de lui.
Seulement, c'est en vain qu'ils essayèrent de le fixer à l'une de leurs métairies, où ils lui avaient fait donner un lit. L'humeur vagabonde de Cocoleu l'emportait sur tout, même sur la faim. L'hiver, par le froid et la neige, on le tenait encore. Mais dès les premières feuilles, il reprenait ses courses sans but à travers les bois et les champs, restant souvent des semaines entières sans reparaître.
À la longue, pourtant, s'était éveillé en lui quelque chose qui ressemblait assez à l'instinct d'un animal domestique patiemment dressé. Son affection pour Mme de Claudieuse se traduisait comme celle d'un chien, par des gambades et des cris de joie dès qu'il l'apercevait. Souvent, quand elle sortait, il l'accompagnait, courant et bondissant autour d'elle, toujours comme un chien. Il aimait aussi les petites filles, et il paraissait souffrir qu'on l'écartât d'elles, car on l'en écartait, redoutant pour des enfants si jeunes la contagion de ses tics nerveux.
Avec le temps aussi, il était devenu capable de rendre quelques petits services. Il était certaines commissions faciles dont on pouvait le charger. Il arrosait les fleurs, il allait appeler un domestique, il savait porter une lettre à la poste de Bréchy. Même, ses progrès avaient été assez sensibles pour inspirer des doutes à quelques paysans défiants, lesquels prétendaient que Cocoleu n'était pas si « innocent » qu'il en avait l'air, que c'était « un malin » au contraire, qui faisait la bête pour bien vivre sans travailler.
– Nous le tenons ! crièrent enfin quelques voix ; le voilà ! le voilà !…
La foule s'écarta vivement, et presque aussitôt, maintenu et poussé en avant par plusieurs hommes, un jeune garçon parut.
– Il s'était caché là-bas, derrière une haie, disaient ces hommes, et il ne voulait pas venir, le mâtin !
Le désordre des vêtements de Cocoleu attestait en effet une résistance opiniâtre.
C'était un garçon de dix-huit ans, imberbe, très grand, extraordinairement maigre, et si dégingandé qu'il en paraissait contrefait. Une forêt de rudes cheveux roux s'emmêlait au-dessus de son front étroit et fuyant. Et ses petits yeux, sa large bouche meublée de dents aiguës, son nez, largement épaté, et ses immenses oreilles donnaient à sa physionomie une expression étrange d'effarement et d'idiotisme, et aussi, pourtant, de ruse bestiale.
– Qu'est-ce que nous allons en faire ? demandèrent les paysans à M. Séneschal.
– Il faut le conduire au juge d'instruction, mes amis, répondit le maire, là, dans la petite maison où vous avez porté monsieur de Claudieuse…
– Et il faudra bien qu'il parle, grondèrent les paysans. Tu entends, n'est-ce pas ? Allons ! arrive…
Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité, ni le docteur Seignebos, ni M. Galpin-Daveline n'avaient fait un mouvement pour reconnaître ce qui se passait au-dehors.
Le médecin s'apprêtait à reprendre son opération, et méthodiquement, tranquille autant que s'il eût été chez lui, dans son cabinet, il lavait l'éponge dont il venait de se servir et essuyait ses pinces et ses bistouris.
Le juge d'instruction, lui, debout au milieu de la chambre, les bras croisés, semblait suivre de l'œil, dans le vide, d'insaisissables combinaisons. Peut-être songeait-il que sa bonne étoile l'avait enfin guidé vers cette cause retentissante qu'il avait si longtemps et si inutilement appelée de tous ses vœux.
Mais M. de Claudieuse était loin de partager leur indifférence. Il s'agitait sur son lit, et dès que M. Séneschal et M. Daubigeon reparurent, pâles et bouleversés :
– Pourquoi tout ce tumulte ? interrogea-t-il.
Et lorsqu'on lui eut appris la catastrophe :
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