Le Dossier 113 - Emile Gaboriau - E-Book

Le Dossier 113 E-Book

Emile Gaboriau

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Beschreibung

Un vol important vient d'être commis rue de Provence à Paris, au préjudice de la banque Fauvel. Or, deux personnes seulement connaissaient la combinaison du coffre duquel 300000 francs ont été soustraits... Après une enquête sommaire, la police arrête Prosper Bertomy, le caissier principal. Mais une seconde enquête commence, menée par l'inspecteur Fanferlot, surnommé l'Écureuil, qui découvre l'existence de Nina Gipsy, une mystérieuse jeune femme entretenue par le caissier... Fanferlot fait alors appel au redoutable policier Lecoq. Aux côtés de celui-ci, il remonte la piste d'une affaire beaucoup plus complexe. Et nous voilà transportés des années en arrière, sous la Restauration, tandis que l'auteur nous dévoile une mystification d'envergure, historique, tout autant que criminelle.

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Le Dossier 113

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Le Dossier 113

 Emile Gaboriau

1

On lisait dans tous les journaux du soir du mardi 28 février 186. le fait divers suivant :

Un vol très considérable, commis au préjudice d’un honorable banquier de la capitale, M. André Fauvel, a mis ce matin en émoi tout le quartier de la rue de Provence. Des malfaiteurs d’une audace et d’une habileté extraordinaires ont réussi à pénétrer dans les bureaux, et là, forçant une caisse qu’on avait tout lieu de croire inattaquable, ils se sont emparés de la somme énorme de trois cent cinquante mille francs en billets de banque.

La police, aussitôt prévenue, a déployé son zèle accoutumé, et ses investigations ont été couronnées de succès. Déjà, dit-on, un employé de la maison, le sieur P. B., est arrêté ; tout fait espérer que ses complices seront bientôt sous la main de la justice.

Quatre jours durant, Paris entier ne s’occupa que de ce vol.

Puis, de graves événements survinrent : un acrobate se cassa la jambe au Cirque, une demoiselle débuta sur un petit théâtre, et le fait divers du 28 février fut oublié.

Mais les journaux, pour cette fois, avaient été – peut-être à dessein – mal ou du moins inexactement renseignés.

Une somme de trois cent cinquante mille francs avait été, il est vrai, soustraite chez M. André Fauvel, mais non de la façon indiquée. Un employé, en effet, avait été arrêté provisoirement, mais on n’avait recueilli contre lui aucune charge décisive. Ce vol, d’une importance insolite, restait sinon inexplicable, du moins inexpliqué.

Au surplus, voici les faits, tels qu’ils se trouvent relatés avec une exactitude méticuleuse aux procès-verbaux d’enquête.

2

La maison de banque André Fauvel, rue de Provence, numéro 87, est très importante, et, grâce à son nombreux personnel, a presque les apparences d’un ministère.

C’est au rez-de-chaussée que sont situés les bureaux, et les fenêtres, qui prennent jour sur la rue, sont garnies de barreaux assez gros et assez rapprochés pour décourager toutes les tentations.

Une large porte vitrée donne accès dans un immense vestibule où stationnent du matin au soir trois ou quatre garçons.

À droite, se trouvent les pièces où le public est admis et un couloir qui conduit au guichet de la caisse principale.

Les bureaux de la correspondance, du grand-livre et de la comptabilité générale sont à gauche.

Au fond, on aperçoit une petite cour vitrée sur laquelle ouvrent sept ou huit guichets, inutiles en temps ordinaire, indispensables lors de certaines échéances.

Le cabinet de M. André Fauvel est au premier, à la suite de ses beaux appartements.

Ce cabinet communique directement avec les bureaux par un petit escalier noir, étroit et fort raide, qui débouche dans la pièce occupée par le caissier principal.

Cette pièce, que dans la maison on appelle « la caisse », est à l’abri d’un coup de main, et presque d’un siège en règle, blindée qu’elle est, ni plus ni moins qu’un monitor[1].

D’épaisses plaques de tôle garnissent les portes et la cloison où est pratiqué le guichet, et une forte grille obstrue le conduit de la cheminée.

Là se trouve, scellé dans le mur par d’énormes crampons, le coffre-fort, un de ces meubles fantastiques et formidables qui font rêver le pauvre diable dont la fortune entière tient à l’aise dans un porte-monnaie.

Chef-d’œuvre de la maison Becquet, ce coffre-fort a deux mètres de haut sur un mètre et demi de large. Entièrement en fer forgé, il est à triple paroi, et à l’intérieur se trouvent des compartiments isolés pour le cas d’incendie.

Une clé, petite et mignonne, ouvre ce meuble. C’est que, pour ouvrir, la clé est la moindre des choses. Cinq boutons d’acier mobiles, sur lesquels sont gravées toutes les lettres de l’alphabet, constituent surtout la force de l’ingénieux et puissant appareil de fermeture. Avant de songer à introduire la clé dans la serrure, il faut pouvoir replacer les lettres des boutons dans l’ordre où elles se trouvaient quand on a fermé.

Aussi, chez M. Fauvel, comme partout, du reste, ferme-t-on la caisse avec un mot qu’on change de temps à autre.

Ce mot, le chef de la maison et le caissier le connaissent seuls. Ils ont aussi chacun une clé.

Avec un tel meuble, possédât-on plus de diamants que le duc de Brunswick, on doit dormir sur les deux oreilles.

On ne court, ce semble, qu’un danger, celui d’oublier le mot qui est le « Sésame ouvre-toi » de la porte de fer…

Cependant, le 28 février au matin, les employés de la maison Fauvel arrivèrent à leurs bureaux comme d’ordinaire.

À neuf heures et demie, chacun était à sa besogne, lorsqu’un homme d’un certain âge, très brun, à tournure militaire, en grand deuil, se présenta dans le bureau qui précède la caisse, et où travaillent cinq ou six employés.

Il demandait à parler au caissier principal.

Il lui fut répondu que le caissier n’était pas encore arrivé, et que d’ailleurs la caisse n’ouvre qu’à dix heures, ainsi que l’annonce un grand écriteau placé dans le vestibule.

Cette réponse parut déconcerter et contrarier au dernier point le nouveau venu.

– Je pensais, dit-il d’un ton sec frisant l’impertinence, que je trouverais quelqu’un à qui m’adresser, m’étant entendu hier avec monsieur Fauvel. Je suis le comte Louis de Clameran, maître de forges à Oloron ; je viens retirer trois cent mille francs confiés à la maison par mon frère, dont je suis l’héritier. Il est surprenant qu’on n’ait pas donné d’ordres…

Ni le titre du noble maître de forges, ni ses raisons ne parurent toucher les employés.

– Le caissier n’est pas arrivé, répétèrent-ils, nous ne pouvons rien.

– Alors, conduisez-moi près de monsieur Fauvel.

Il y eut une certaine hésitation, mais un jeune employé nommé Cavaillon, qui travaillait près de la fenêtre, prit la parole.

– Le patron est toujours sorti à cette heure, répondit-il.

– Je repasserai donc, fit M. de Clameran.

Et il sortit, sans saluer ni même toucher le bord de son chapeau, comme il était entré.

– Pas poli, le client, fit le petit Cavaillon, mais il n’a pas de chance, car voici justement Prosper.

Le caissier principal de la maison André Fauvel, Prosper Bertomy, est un grand beau garçon de trente ans, blond, avec des yeux bleus, soigné jusqu’à la recherche et mis à la dernière mode.

Il serait vraiment très bien s’il n’outrait le genre anglais, se faisant froid et gourmé à plaisir, et si un certain air de suffisance ne gâtait sa physionomie naturellement riante.

– Ah ! vous voilà ! s’écria Cavaillon, on est déjà venu vous demander.

– Qui ? un maître de forges, n’est-ce pas ?

– Précisément.

– Eh bien ! il reviendra. Sachant que j’arriverais tard ce matin, j’ai pris mes mesures hier.

Prosper avait ouvert son bureau, tout en parlant, il y entra refermant la porte sur lui.

– À la bonne heure ! s’écria un des employés, voilà un caissier qui ne se fait pas de bile. Le patron lui a fait vingt scènes parce qu’il arrive toujours trop tard, il s’en soucie comme de l’an quarante.

– Il a, ma foi, bien raison, puisqu’il obtient tout ce qu’il veut du patron !

– D’ailleurs, comment viendrait-il matin ; un garçon qui mène une vie d’enfer, qui passe toutes les nuits dehors. Avez-vous remarqué sa mine de déterré, ce matin ?

– Il aura encore joué, comme le mois passé ; j’ai su par Couturier qu’en une seule séance il a perdu mille cinq cents francs.

– Sa besogne en est-elle moins bien faite ? interrompit Cavaillon. Si vous étiez à sa place…

Il s’arrêta court. La porte de la caisse venait de s’ouvrir et le caissier s’avançait d’un pas chancelant.

– Volé ! balbutiait-il, on m’a volé !…

La physionomie de Prosper, sa voix rauque, le tremblement qui le secouait exprimaient si bien une affreuse angoisse, que tous les employés ensemble se levèrent et coururent à lui.

Il se laissa presque tomber entre leurs bras, il ne pouvait plus se soutenir, il se trouvait mal, il fallut l’asseoir.

Cependant ses collègues l’entouraient, l’interrogeant tous à la fois, le pressant de s’expliquer.

– Volé, disaient-ils ; où, comment, par qui ?

Peu à peu, Prosper revenait à lui.

– On a pris, répondit-il, tout ce que j’avais en caisse.

– Tout ?

– Oui, trois paquets de cent billets de mille francs et un de cinquante. Les quatre paquets étaient entourés d’une feuille de papier et liés ensemble.

Avec la rapidité de l’éclair la nouvelle d’un vol s’était répandue dans la maison de banque ; les curieux accoururent de toutes parts ; le bureau était plein.

– Voyons, disait à Prosper le jeune Cavaillon, on a donc forcé la caisse ?

– Non, elle est intacte.

– Eh bien, alors…

– Alors il n’en est pas moins un fait, c’est qu’hier soir j’avais trois cent cinquante mille francs, et que je ne les retrouve plus ce matin.

Tout le monde se taisait ; seul, un vieil employé ne partagea pas la consternation générale.

– Ne perdez donc pas ainsi la tête, monsieur Bertomy, dit-il ; songez que le patron doit avoir disposé des fonds.

Le malheureux caissier se dressa tout d’une pièce ; il s’accrochait à cette idée.

– Oui ! s’écria-t-il, en effet, vous avez raison ; ce sera le patron.

Puis réfléchissant :

– Non, reprit-il d’un ton de découragement profond, non, ce n’est pas possible. Jamais, depuis cinq ans que je tiens la caisse, monsieur Fauvel ne l’a ouverte sans moi. Deux ou trois fois il a eu besoin de fonds, et il m’a attendu ou envoyé chercher plutôt que d’y toucher en mon absence.

– Peu importe, objecta Cavaillon ; avant de se désoler, il faut l’avertir.

Mais déjà M. André Fauvel était prévenu. Un garçon de bureau était monté à son cabinet et lui avait dit ce qui se passait.

Au moment où Cavaillon proposait de l’aller chercher, il parut.

M. André Fauvel est un homme de cinquante ans environ, de taille moyenne, aux cheveux grisonnants. Il est assez gros, légèrement voûté, comme tous les travailleurs acharnés, et il a l’habitude de se dandiner en marchant.

Jamais une seule de ses actions n’a démenti l’expression de bonté de son visage. Il a l’air ouvert, l’œil vif et franc, la lèvre rouge et bien épanouie. Né aux environs d’Aix, il retrouve, quand il s’anime, un léger accent provençal qui donne une saveur particulière à son esprit ; car il est spirituel.

La nouvelle portée par le garçon l’avait ému, car, lui d’ordinaire assez rouge, il était fort pâle.

– Que me dit-on ? demanda-t-il aux employés qui s’écartaient respectueusement devant lui, qu’arrive-t-il ?

La voix de M. Fauvel rendit au caissier l’énergie factice des grandes crises ; le moment décisif et redouté était arrivé ; il se leva et s’avança vers son patron.

– Monsieur, commença-t-il, ayant pour ce matin le remboursement que vous savez, j’ai, hier soir, envoyé prendre à la Banque trois cent cinquante mille francs.

– Pourquoi hier, monsieur ? interrompit le banquier. Il me semble que cent fois je vous ai ordonné d’attendre au jour même.

– Je le sais, monsieur, j’ai eu tort, mais le mal est fait. Hier soir j’ai serré ces fonds, ils ont disparu, et cependant la caisse n’a pas été forcée.

– Mais vous êtes fou ! s’écria M. Fauvel, vous rêvez !

Ces quelques mots anéantissaient toute espérance, mais l’horreur même de la situation donnait à Prosper, non le sang-froid d’une résolution réfléchie, mais cette sorte d’indifférence stupide qui suit les catastrophes inattendues.

C’est presque sans trouble apparent qu’il répondit :

– Je ne suis pas fou, par malheur, je ne rêve pas, je dis ce qui est.

Cette placidité dans un tel moment parut exaspérer M. Fauvel. Il saisit Prosper par le bras, et le secouant rudement :

– Parlez ! cria-t-il, parlez ! qui voulez-vous qui ait ouvert la caisse ?

– Je ne puis le dire.

– Il n’y a que vous et moi qui sachions le mot ; il n’y a que vous et moi qui ayons une clé !

C’était là une accusation formelle, du moins tous les auditeurs le comprirent ainsi.

Pourtant, le calme effrayant du caissier ne se démentit pas. Il se débarrassa doucement de l’étreinte de son patron, et, bien lentement, il dit :

– En effet, monsieur, il n’y a que moi qui aie pu prendre cet argent…

– Malheureux !

Prosper se recula, et, les yeux obstinément attachés sur les yeux de M. André Fauvel, il ajouta :

– Ou vous !

Le banquier eut un geste de menace, et on ne sait ce qui serait arrivé si tout à coup on n’avait entendu à la porte, donnant sur le vestibule, le bruit d’une discussion.

Un client voulait absolument entrer, malgré les protestations des garçons, et, en effet, il entra. C’était M. de Clameran.

Tous les employés réunis dans le bureau se tenaient debout, immobiles, glacés ; le silence était profond, solennel. Il était aisé de voir que quelque question terrible, question de vie ou de mort se débattait entre tous ces hommes.

Le maître de forges ne voulut rien voir. Il s’avança, toujours le chapeau sur la tête, et du même ton impertinent, il dit :

– Il est dix heures passées, messieurs.

Personne ne répondit, et M. de Clameran allait poursuivre, lorsqu’il aperçut le banquier qu’il n’avait pas vu. Il marcha droit à lui.

– Enfin ! monsieur ! s’écria-t-il, je vous trouve, et c’est vraiment fort heureux. Déjà une fois, ce matin, je me suis présenté, la caisse n’était pas ouverte, le caissier n’était pas arrivé ; vous étiez absent.

– Vous vous trompez, monsieur, j’étais dans mon cabinet.

– On m’a cependant affirmé le contraire, et tenez, c’est monsieur que voici qui me l’a assuré.

Et du doigt le maître de forges désignait Cavaillon.

– Cela d’ailleurs importe peu, reprit-il ; je reviens, et cette fois non seulement la caisse est fermée, mais on me refuse l’entrée des bureaux. Bien m’en a pris de violer la consigne ; vous allez me dire si je puis, oui ou non, retirer mes fonds.

M. Fauvel écoutait tremblant de colère ; de blême il était devenu cramoisi ; pourtant il se contenait.

– Je vous serais obligé, monsieur, dit-il enfin d’une voix sourde, de vouloir bien m’accorder un délai.

– Il me semble que vous m’aviez dit…

– Oui, hier. Mais ce matin, à l’instant, j’apprends que je suis victime d’un vol de trois cent cinquante mille francs.

M. de Clameran s’inclina ironiquement.

– Et faudra-t-il attendre bien longtemps ? demanda-t-il.

– Le temps d’aller à la Banque.

Aussitôt, tournant le dos au maître de forges, M. Fauvel revint à son caissier.

– Préparez un bordereau, lui dit-il ; envoyez au plus vite ; qu’on prenne une voiture pour retirer les fonds disponibles à la Banque.

Prosper ne bougea pas.

– M’avez-vous entendu ? répéta le banquier près d’éclater.

Le caissier tressaillit ; on eût dit qu’il sortait d’un songe.

– Envoyer est inutile, répondit-il froidement, la créance de monsieur est de trois cent mille francs, et il ne nous reste pas cent mille francs à la Banque.

Cette réponse, on eût juré que M. de Clameran l’attendait, car il murmura :

– Naturellement…

Il ne prononça que ce mot ; mais sa voix, son geste, sa physionomie signifiaient clairement : « La comédie est bien jouée, mais c’est une comédie, et je n’en suis pas dupe. »

Hélas ! pendant que le maître de forges laissait ainsi percer brutalement son opinion, les employés, après la réponse de Prosper, ne savaient que penser.

C’est que Paris, à ce moment, venait d’être éprouvé par d’éclatants sinistres financiers. La tourmente de la spéculation avait fait chanceler de vieilles et solides maisons. On avait vu des hommes honorables et des plus fiers aller de porte en porte implorer aide et assistance.

Le crédit, cet oiseau rare du calme et de la paix, hésitait à se poser, prêt à ouvrir ses ailes au moindre bruit suspect.

C’est dire que cette idée d’une comédie convenue à l’avance entre le banquier et son caissier pouvait fort bien se présenter à l’esprit de gens, sinon prévenus, au moins très à même de comprendre tous les expédients qui, en faisant gagner du temps, peuvent assurer le salut.

M. Fauvel avait trop d’expérience pour ne pas deviner l’impression produite par la phrase de Prosper ; il lisait le doute le plus mortifiant dans tous les yeux.

– Oh ! soyez tranquille, monsieur, dit-il vivement à M. de Clameran ; ma maison a d’autres ressources, veuillez prendre patience, je reviens.

Il sortit, monta jusqu’à son cabinet, et, au bout de cinq minutes, reparut tenant à la main une lettre et une liasse de titres.

– Vite, Couturier, dit-il à un de ses employés, prenez ma voiture qu’on attelle, et allez avec monsieur jusque chez monsieur de Rothschild. Vous remettrez la lettre et les titres que voici, et, en échange, on vous comptera trois cent mille francs que vous donnerez à monsieur.

Le désappointement du maître de forges était visible ; il sembla vouloir excuser son impertinence.

– Croyez, monsieur, commença-t-il, que je n’avais aucune intention offensante. Voici des années, déjà, que nous sommes en relations et jamais…

– Assez, monsieur, interrompit le banquier, je n’ai que faire de vos excuses. Il n’y a, en affaires, ni connaissances ni amis. Je dois, je ne suis pas en mesure, vous êtes… pressant ; c’est juste, vous êtes dans votre droit. Suivez mon commis, il vous remettra vos fonds.

Puis se tournant vers les employés qu’avait attirés la curiosité :

– Quant à vous, messieurs, dit-il, veuillez regagner vos bureaux.

En un moment la pièce qui précède la caisse fut vide. Seuls les commis qui y travaillent y étaient restés, et assis devant leur pupitre, le nez sur leur papier, ils semblaient absorbés par leur besogne.

Encore sous le coup des rapides événements qui venaient de se succéder, M. André Fauvel se promenait de long en large, agité, fiévreux, laissant par intervalles échapper quelque sourde exclamation.

Prosper, lui, était resté debout, appuyé à la cloison. Pâle, anéanti, les yeux fixes, il paraissait avoir perdu jusqu’à la faculté de penser.

Enfin, après un long silence, le banquier s’arrêta devant Prosper ; il avait pris son parti et arrêté ses déterminations.

– Il faut pourtant nous expliquer, dit-il ; passez dans votre bureau.

Le caissier obéit sans mot dire, presque machinalement, et son patron le suivit, prenant bien soin de refermer la porte derrière lui.

Rien dans ce bureau n’annonçait le passage de malfaiteurs étrangers à la maison. Tout était en place ; pas un papier n’avait été dérangé.

Le coffre-fort était ouvert, et sur la tablette supérieure on voyait un certain nombre de rouleaux d’or, oubliés ou dédaignés par les voleurs.

M. Fauvel, sans se donner la peine de rien examiner, prit une chaise et ordonna à son caissier de s’asseoir. Il était devenu parfaitement maître de soi et sa physionomie avait repris son expression habituelle.

– Maintenant que nous sommes seuls, Prosper, commença-t-il, n’avez-vous rien à m’apprendre ?

Le caissier tressaillit, comme si cette question eût pu l’étonner.

– Rien, monsieur, dit-il, que je ne vous aie appris.

– Quoi ! rien… Vous vous obstinez à soutenir une fable ridicule, absurde, que personne ne croira. C’est de la folie. Confiez-vous à moi, là est le salut. Je suis votre patron, c’est vrai, mais je suis aussi et avant tout votre ami, votre meilleur ami. Je ne saurais oublier que voici quinze ans que vous m’avez été confié par votre père et que depuis ce temps je n’ai eu qu’à me louer de vos bons et loyaux services. Oui, il y a quinze ans que vous êtes chez moi. Je commençais alors l’édifice de ma fortune, et vous l’avez vue grandir pierre à pierre, assise par assise. Et à mesure que je m’enrichissais, je m’efforçais d’améliorer votre position à vous, qui, tout jeune encore, êtes le plus ancien de mes employés. À chaque inventaire j’ai augmenté vos appointements.

Jamais Prosper n’avait entendu son patron s’exprimer d’une voix si douce, si paternelle. Une surprise profonde se lisait sur ses traits.

– Répondez, poursuivait M. Fauvel, n’ai-je pas toujours été pour vous comme un père ? Dès le premier jour, ma maison vous a été ouverte ; je voulais que ma famille fût la vôtre. Longtemps vous avez vécu comme mon fils, entre mes deux fils et ma nièce Madeleine. Mais vous vous êtes lassé de cette vie heureuse. Un jour, il y a un an de cela, vous avez commencé à nous fuir, et depuis…

Les souvenirs de ce passé évoqué par le banquier se présentaient en foule à l’esprit du malheureux caissier ; peu à peu il s’attendrissait ; à la fin, il fondit en larmes, cachant sa figure entre ses mains.

– On peut tout dire à son père, reprit M. André Fauvel, que l’émotion de Prosper gagnait, ne craignez rien. Un père n’offre pas le pardon, mais l’oubli. Ne sais-je pas les tentations terribles qui, dans une ville comme Paris, peuvent assaillir un jeune homme ? Il est de ces convoitises qui brisent les plus solides probités. Il est des heures d’égarement et de vertige où l’on n’est plus soi, où l’on agit comme un fou, comme un forcené, sans avoir, pour ainsi dire, la conscience de ses actes. Parlez, Prosper, parlez.

– Eh ! que voulez-vous que je vous dise ?

– La vérité. Un homme vraiment honnête peut faillir, mais il se relève et rachète sa faute. Dites-moi : « Oui, j’ai été entraîné, ébloui, la vue de ces masses d’or que je remue a troublé ma raison, je suis jeune, j’ai des passions !… »

– Moi ! murmura Prosper, moi !

– Pauvre enfant, dit tristement le banquier, croyez-vous donc que j’ignore votre vie, depuis un an que vous avez déserté mon foyer ? Vous ne comprenez donc pas que tous vos confrères vous jalousent, qu’ils ne vous pardonnent pas de gagner douze mille francs par an. Jamais vous n’avez fait une folie que je n’en aie été prévenu par une lettre anonyme. Je pourrais vous dire le nombre de vos nuits passées au jeu et les sommes perdues. Oh ! l’envie a de bons yeux et l’oreille fine. Je sais quel cas on doit faire des lâches dénonciations, mais j’ai dû m’informer. Il n’est que juste que je sache comment vit l’homme auquel je confie ma fortune et mon honneur.

Prosper essaya un geste de protestation.

– Oui, mon honneur, insista M. Fauvel, d’une voix que le ressentiment de l’humiliation essuyée rendait plus vibrante ; oui, mon crédit, qui aurait pu être compromis aujourd’hui par cet homme. Savez-vous ce que vont me coûter les fonds qu’on va donner à monsieur de Clameran ? Et ces titres que je sacrifie, je pouvais ne pas les avoir, vous ne me les connaissiez pas !

Le banquier s’arrêta comme s’il eût espéré un aveu qui ne vint pas.

– Allons, Prosper, du courage, un bon mouvement !… Je vais me retirer, et vous visiterez de nouveau la caisse ; je parierais que, dans votre trouble, vous n’avez pas bien cherché… Ce soir, je reviendrai, et je suis sûr que dans la journée vous aurez retrouvé, sinon les trois cent cinquante mille francs, au moins la majeure partie de cette somme… et ni vous ni moi nous ne nous souviendrons demain de cette fausse alerte.

Déjà M. Fauvel s’était levé et s’avançait vers la porte ; Prosper le retint par le bras.

– Votre générosité est inutile, monsieur, dit-il d’un ton amer ; n’ayant rien pris, je ne puis rien rendre. J’ai bien cherché, les billets de banque ont été volés.

– Mais par qui, pauvre fou ! par qui !

– Sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, je jure que ce n’est pas par moi.

Un flot de sang empourpra le front du banquier.

– Misérable ! s’écria-t-il, que voulez-vous dire ? Ce serait donc par moi ?

Prosper baissa la tête et ne répondit pas.

– Ah ! c’est ainsi, reprit M. Fauvel, hors d’état de se contenir, vous osez !… Alors, entre vous et moi, monsieur Prosper Bertomy, la justice prononcera. Dieu m’est témoin que j’ai tout fait pour vous sauver. Ne vous en prenez qu’à vous de ce qui va arriver. J’ai fait prier le commissaire de police de vouloir bien venir jusqu’ici ; il doit m’attendre dans mon cabinet ; dois-je le faire prévenir ?

Prosper eut ce geste d’affreuse résignation de l’homme qui s’abandonne, et d’une voix étouffée, il répondit :

– Faites !

Le banquier était près de la porte, il l’ouvrit, et après un dernier regard jeté à son caissier, il cria à un garçon de bureau :

– Anselme, priez monsieur le commissaire de police de prendre la peine de descendre.

[1] Type de cuirassé créé pendant la guerre de Sécession. (N. d. E.)

3

S’il est un homme du monde que nul événement ne doive émouvoir ni surprendre, toujours en garde contre les mensonges des apparences, capable de tout admettre et de tout s’expliquer, c’est à coup sûr un commissaire de police de Paris.

Pendant que le juge, du haut de son tribunal, ajuste aux actes qui lui sont soumis les articles du Code, le commissaire de police observe et surveille tous les faits odieux que la loi ne saurait atteindre. Il est le confident obligé des infamies de détail, des crimes domestiques, des ignominies tolérées.

Peut-être avait-il encore, lorsqu’il est entré en charge, quelques illusions ; après un an, il n’en conserve plus.

S’il ne méprise pas absolument l’espèce humaine, c’est que souvent, à côté d’abominations sûres de l’impunité, il a découvert des générosités sublimes qui resteront sans récompense. C’est que, s’il voit d’impudents coquins voler la considération publique, il se console en songeant aux héros modestes et obscurs qu’il connaît.

Tant de fois ses prévisions ont été trompées qu’il en est arrivé au scepticisme le plus complet. Il ne croit à rien, pas plus au mal qu’au bien absolu, pas plus à la vertu qu’au vice.

Forcément, il en arrive à cette conclusion navrante qu’il n’y a pas des hommes, mais bien des événements.

Prévenu par le garçon de bureau, le commissaire de police mandé par M. Fauvel ne tarda pas à paraître.

C’est de l’air le plus calme, il faudrait dire le plus indifférent, qu’il entra dans le bureau.

Un petit homme, tout de noir habillé, portant cravate en corde autour d’un faux col douteux, le suivait.

C’est à peine si le banquier prit la peine de saluer.

– Sans doute, monsieur, commença-t-il, on vous a appris quelles circonstances pénibles me forcent à avoir recours à vos bons offices ?

– Il s’agit, m’a-t-on dit, d’un vol.

– Oui, monsieur, d’un vol odieux, inexplicable, commis dans ce bureau où nous sommes, dans cette caisse que vous voyez là, ouverte, et dont mon caissier – et il montrait Prosper – a seul le mot et la clé.

Cette déclaration parut tirer le malheureux caissier de sa morne stupeur.

– Pardon, monsieur le commissaire, dit-il d’une voix éteinte, mon patron, lui aussi, a la clé et le mot.

– Bien entendu, cela va sans dire.

Ainsi, dès les premiers mots, le commissaire était fixé.

Évidemment, ces deux hommes s’accusaient réciproquement. De leur aveu même, l’un d’eux pouvait seul être le coupable.

Et l’un était le chef d’une maison de banque très importante, l’autre un simple caissier. L’un était le patron, l’autre l’employé.

Mais le commissaire de police était bien trop habitué à dissimuler ses impressions pour que rien, au-dehors, ne trahît ce qui se passait en lui. Pas un muscle de sa figure ne bougea.

Seulement, devenu plus grave, il observait alternativement le caissier et M. Fauvel, comme si de leur contenance, de leur attitude, il eût pu tirer quelque induction profitable.

Prosper était toujours fort pâle et aussi abattu que possible ; il était affaissé sur sa chaise et ses bras pendaient inertes le long de son corps.

Le banquier, au contraire, se tenait debout, rouge, animé, l’œil étincelant, s’exprimant avec une violence extraordinaire.

– Et l’importance de la soustraction est énorme, poursuivait M. Fauvel ; on m’a pris une fortune, trois cent cinquante mille francs ! Ce vol pourrait avoir pour moi des suites désastreuses. Il est tel moment où, faute de cette somme, le crédit de la plus riche maison peut être compromis.

– Je le crois, en effet, le jour d’une échéance…

– Eh bien ! monsieur, j’avais précisément pour aujourd’hui un remboursement considérable.

– Ah ! vraiment !…

Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation du commissaire de police ; un soupçon, le premier, venait d’effleurer son esprit. Le banquier le comprit, il tressaillit et reprit très vite :

– J’ai fait face à mes engagements, mais au prix d’un sacrifice désagréable. Je dois ajouter que si on eut exécuté mes ordres, ces trois cent cinquante mille francs ne se seraient pas trouvés dans la caisse.

– Comment cela ?

– Je n’aime pas à avoir chez moi, la nuit, de grosses sommes. Mon caissier avait la consigne d’attendre toujours à la dernière heure pour envoyer chercher les fonds qui étaient déposés à la Banque de France. Je lui avais surtout formellement défendu de rien garder en caisse le soir.

– Vous entendez ? dit le commissaire à Prosper.

– Oui, monsieur, répondit le caissier, ce que dit monsieur Fauvel est parfaitement exact.

À la suite de cette explication, le soupçon du commissaire de police, loin de s’affirmer, se dissipait.

– Enfin, reprit-il, un vol a été commis. Par qui ? Le voleur est-il venu du dehors ?

Le banquier hésita un moment.

– Je ne le crois pas, répondit-il enfin.

– Et moi, déclara Prosper, je suis sûr que non.

Le commissaire de police avait préparé ces réponses, il les attendait. Mais il ne pouvait lui convenir d’en poursuivre sur-le-champ toutes les conséquences.

– Cependant, objecta-t-il, on doit tout prévoir. Et s’adressant à l’homme qui l’accompagnait :

– Voyez donc, monsieur Fanferlot, dit-il, si vous ne découvrirez pas quelque indice échappé à l’attention de ces messieurs.

M. Fanferlot, dit l’Écureuil, doit à une agilité qui tient du prodige le sobriquet dont il est fier. De grêle et chétive apparence, en dépit de ses muscles d’acier, on le prendrait, à le voir boutonné jusqu’au menton dans sa mince redingote noire, pour un sixième clerc d’huissier. Sa physionomie est de celles qui inquiètent. Il a le nez odieusement retroussé, des lèvres minces et de petits yeux ronds d’une agaçante mobilité.

Employé depuis cinq ans à la police de sûreté, Fanferlot brille de se distinguer, de se faire un nom ; il est ambitieux. Hélas ! toujours les occasions lui ont manqué, ou le génie.

Déjà, avant que le commissaire eût parlé, il avait fureté partout, étudié les portes, sondé les cloisons, examiné le guichet, fouillé les cendres de la cheminée.

– Il me paraît bien difficile, répondit-il, qu’un étranger ait pu pénétrer ici.

Il tournait autour du bureau.

– Cette porte, demanda-t-il, est fermée le soir ?

– Toujours à clé.

– Et qui garde cette clé ?

– Le garçon de bureau, auquel je la remets chaque soir en me retirant, répondit Prosper.

– Lequel garçon, ajouta M. Fauvel, couche dans la pièce d’entrée sur un lit de sangle qu’il tend tous les soirs et qu’il détend tous les matins.

– Est-il ici ? demanda le commissaire.

– Oui, monsieur, répondit le banquier.

Aussitôt, il entrouvrit la porte et appela :

– Anselme !

Ce garçon, homme de confiance s’il en fut, était depuis dix ans au service de M. Fauvel. Certes, il ne pouvait être soupçonné, et il le savait ; mais l’idée d’un vol est terrible, et il tremblait comme la feuille en se présentant.

– Avez-vous couché cette nuit dans la pièce voisine ? lui demanda le commissaire de police.

– Oui, monsieur, comme d’ordinaire.

– À quelle heure vous êtes-vous couché ?

– Vers les dix heures et demie ; j’avais passé la soirée au café d’à côté, avec le valet de chambre de monsieur.

– Et vous n’avez entendu aucun bruit cette nuit ?

– Aucun ! et cependant j’ai le sommeil si léger que, si parfois monsieur descend à la caisse lorsque je suis endormi, le bruit de ses pas me réveille.

– Monsieur Fauvel vient donc souvent à la caisse la nuit ?

– Non, monsieur, très rarement, au contraire.

– Y est-il venu la nuit dernière ?

– Non, monsieur, j’en suis parfaitement sûr, ayant à peine fermé l’œil à cause du café que j’avais bu avec le valet de chambre.

– C’est bien, mon ami, fit le commissaire de police, vous pouvez vous retirer.

Anselme sorti, M. Fanferlot reprit ses recherches. Il avait ouvert la porte du petit escalier du banquier.

– Où conduit cet escalier ? demanda-t-il.

– À mon cabinet, répondit M. Fauvel.

– N’est-ce pas là, dit le commissaire, qu’on m’a conduit en arrivant ?

– Précisément.

– J’aurais besoin de le voir, déclara M. Fanferlot, je voudrais étudier cette issue.

– Rien n’est si facile, fit avec empressement M. Fauvel ; venez, messieurs, venez aussi, Prosper.

Le bureau particulier de M. André Fauvel est composé de deux pièces : d’abord le salon d’attente, somptueusement décoré ; puis le cabinet de travail ayant pour tous meubles un immense bureau, trois ou quatre fauteuils de cuir, et, de chaque côté de la cheminée, un secrétaire et un cartonnier.

Ces deux pièces n’ont que trois portes : l’une est celle de l’escalier dérobé, l’autre donne dans la chambre à coucher du banquier ; la troisième ouvre sur le vestibule du grand escalier, et c’est par cette dernière que sont introduits les clients et les visiteurs.

D’un coup d’œil, M. Fanferlot eut inventorié la pièce où se trouve le bureau. Il semblait dépité, en homme qui s’est flatté de l’espoir de saisir quelque indice et qui ne trouve rien.

– Voyons de l’autre côté, dit-il.

Aussitôt il passa dans le salon d’attente, suivi du banquier et du commissaire de police.

Prosper restait seul dans le cabinet de travail.

Si grand que fût le désordre de ses idées, il ne pouvait pas ne pas comprendre que de minute en minute sa situation s’aggravait.

Il avait demandé, il avait accepté la lutte avec son patron, cette lutte était engagée, et désormais il ne dépendait plus de sa volonté de la faire cesser ou d’en arrêter les conséquences.

Ils allaient maintenant combattre, sans trêve ni merci, utilisant toutes armes, jusqu’à ce que l’un des deux succombât, payant de son honneur sa défaite.

Aux yeux de la justice, quel serait l’innocent ?

Hélas ! le malheureux employé ne sentait que trop combien peu les chances étaient égales, et le sentiment de son infériorité l’accablait.

Jamais, non jamais, il n’aurait cru que son patron réaliserait ses menaces. Car enfin, dans un procès comme celui qui allait s’engager, M. Fauvel avait autant à risquer et bien plus à perdre que son commis.

Assis dans un fauteuil près de la cheminée, il s’abîmait dans les plus sombres réflexions, lorsque la porte de la chambre à coucher du banquier s’ouvrit.

Une jeune fille remarquablement belle parut sur le seuil.

Elle était assez grande, svelte, et son peignoir du matin, serré au-dessus des hanches par une cordelière de soie, faisait valoir toutes les richesses de sa taille. Brune, avec de grands yeux doux et profonds, son teint avait la pâleur mate et unie de la fleur du camélia blanc, et ses beaux cheveux noirs encore en désordre, échappant au léger peigne d’écaille qui les retenait, retombaient à profusion, en grappes bouclées, sur son cou du dessin le plus exquis.

C’était là cette nièce de M. André Fauvel, dont il avait parlé tout à l’heure : Madeleine.

En apercevant Prosper Bertomy dans ce cabinet où, probablement, elle croyait rencontrer son oncle seul, elle ne put retenir une exclamation de surprise :

– Ah !…

Prosper, lui, s’était levé comme s’il eut reçu un choc électrique. Ses yeux si complètement éteints brillèrent tout à coup, comme s’il eut entrevu une messagère d’espérance.

– Madeleine ! prononça-t-il, Madeleine !

La jeune fille était devenue plus rouge qu’une pivoine. Elle semblait tout d’abord disposée à se retirer, elle fit même un pas en arrière ; mais Prosper s’étant avancé vers elle, un sentiment plus fort que sa volonté l’emporta et elle lui tendit sa main qu’il prit et serra respectueusement.

Ils restèrent ainsi en présence, immobiles, oppressés ; si émus que tous deux ils baissaient la tête, redoutant la rencontre de leurs regards ; ayant tant de choses à se dire, que ne sachant comment commencer, ils se taisaient.

Enfin, Madeleine murmura d’une voix à peine intelligible :

– Vous, Prosper, vous !

Ces seuls mots rompirent le charme. Le caissier abandonna cette main si blanche qu’il tenait, et c’est du ton le plus amer qu’il répondit :

– Oui, c’est bien Prosper, votre compagnon d’enfance, soupçonné, accusé aujourd’hui du vol le plus lâche et le plus honteux ; Prosper, que votre oncle vient de livrer à la justice, et qui, avant la fin de la journée, sera arrêté et jeté en prison.

Madeleine eut un geste du plus sincère effroi, ses yeux exprimèrent une compassion profonde.

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, que voulez-vous dire ?

– Quoi, mademoiselle, vous ne le savez pas ? Madame votre tante, vos cousins ne vous ont rien dit ?

– Rien. J’ai à peine vu mon cousin ce matin, et ma tante est si souffrante que je venais tout inquiète chercher mon oncle. Mais, de grâce, parlez, dites, que vous arrive-t-il ?

Le caissier hésita. Peut-être eut-il l’idée d’ouvrir son cœur à Madeleine, de lui découvrir ses pensées les plus secrètes : un souvenir du passé, qui traversa son cœur, glaça sa confiance. Il secoua tristement la tête et dit :

– Merci, mademoiselle, de cette preuve d’intérêt, la dernière sans doute que je recevrai de vous ; mais permettez-moi, en me taisant, de vous épargner un chagrin, de m’épargner la douleur de rougir devant vous.

Madeleine l’interrompit d’un geste impérieux.

– Je veux savoir, prononça-t-elle.

– Hélas ! mademoiselle, répondit le caissier, vous n’apprendrez que trop tôt mon malheur et ma honte ; et alors, oui, alors vous vous applaudirez de ce que vous avez fait.

Elle voulut insister ; au lieu de commander, elle pria, mais la détermination de Prosper était prise.

– Votre oncle est à côté, mademoiselle, reprit-il, avec le commissaire et un agent de police, ils vont revenir ; de grâce, retirez-vous, qu’ils ne vous voient pas…

Tout en parlant, il la repoussait doucement, bien qu’elle résistât un peu, et il parvint à refermer la porte.

Il était temps, le commissaire de police et M. Fauvel rentraient. Ils avaient visité le salon d’attente, examiné le grand escalier et ils n’avaient pu rien entendre de ce qui se passait dans le cabinet.

Mais Fanferlot avait entendu pour eux.

Ce limier excellent n’avait pas perdu le caissier de vue. Il s’était dit : il va se croire seul, son visage parlera, je surprendrai un sourire, un clignement d’yeux qui m’éclaireront.

Laissant donc M. Fauvel et le commissaire à leurs recherches, il s’était mis en observation. Il avait vu la porte s’ouvrir et Madeleine entrer, il n’avait perdu ni un geste ni un mot de la scène rapide qui venait d’avoir lieu entre Prosper et la jeune fille.

Ce n’était rien, il est vrai, que cette scène, chaque phrase laissait deviner une réticence ; mais M. Fanferlot est assez habile pour compléter tous les sous-entendus.

Il n’avait encore qu’un soupçon ; mais c’était un soupçon, quelque chose, une hypothèse, un point de départ.

Même il lui semblait, tant il est prompt à bâtir tout un plan sur le moindre incident, que dans le passé de ces gens qu’il ne connaissait pas, il entrevoyait un drame.

C’est que si le commissaire de police est un sceptique, l’agent de la sûreté a la foi : il croit au mal.

Voici, pensait-il, ce qui est : le jeune homme aime cette jeune fille, qui est, ma foi, fort jolie, et comme de son côté il est très bien, il en est aimé. Ces amours ont contrarié le banquier, je comprends cela, et ne sachant comment se débarrasser honnêtement de cet amoureux importun, il a imaginé cette accusation de vol qui est assez ingénieuse.

Ainsi, dans la pensée de M. Fanferlot, le banquier s’était simplement volé lui-même, et le caissier, innocent, était victime de la plus odieuse machination.

Mais cette conviction de l’agent de la sûreté ne devait guère, pour le moment du moins, servir Prosper.

Fanferlot, l’ambitieux, l’homme qui veut arriver, qui a soif de renommée, était parfaitement décidé à garder pour lui seul ses conjectures.

Je vais laisser marcher les autres, se disait-il, et j’irai seul de mon côté. Quand, plus tard, grâce à un incessant espionnage, à force de patientes investigations, j’aurai réuni les éléments d’une belle et bonne condamnation, je démasquerai le coquin.

Du reste, il était radieux. Il trouvait donc enfin ce crime tant cherché qui devait le faire célèbre. Rien n’y manquait, ni les circonstances odieuses, ni le mystère, ni l’élément romanesque et sentimental représenté par Prosper et Madeleine.

Réussir semblait difficile, presque impossible ; mais Fanferlot, dit l’Écureuil, est plein de confiance en son génie d’investigation.

Cependant la visite de l’étage supérieur était terminée et on était redescendu dans le bureau de Prosper.

Le commissaire de police, si calme à son entrée, devenait de plus en plus soucieux. Le moment de prendre un parti approchait, et il hésitait encore, on le voyait.

– Vous le voyez, messieurs, commença-t-il, nos recherches n’ont fait que confirmer nos opinions premières.

M. Fauvel et le caissier eurent le même signe d’assentiment.

– Et vous, monsieur Fanferlot, continua le commissaire, que pensez-vous ?

L’agent de la sûreté ne répondit pas.

Occupé à étudier à la loupe la serrure du coffre-fort, il donnait les signes les plus manifestes de surprise. Sans doute il venait de faire quelque découverte de la dernière importance.

Sous le coup, en apparence, d’une émotion pareille, M. Fauvel, Prosper et le commissaire de police se levèrent vivement et entourèrent l’agent de la sûreté.

– Vous avez trouvé quelque indice ? demanda le banquier.

Fanferlot se retourna d’un air contrarié. Il se reprochait de n’avoir pas su dissimuler mieux ses impressions.

– Oh ! fit-il insoucieusement, c’est bien peu de chose, ce que j’ai constaté.

– Encore, voudrions-nous savoir…, insista Prosper.

– Je viens simplement d’acquérir la preuve que ce coffre-fort a été tout récemment ouvert ou fermé, je ne sais lequel, avec une certaine violence et une grande précipitation.

– Comment cela ? demanda le commissaire de police devenu attentif.

– Ici, monsieur, tenez, sur la porte, apercevez-vous cette éraillure qui part de la serrure ?

Le commissaire prit la loupe dont venait de se servir l’agent de la sûreté, se baissa, et, à son tour, examina longuement et attentivement le coffre-fort. On distinguait très bien une éraillure légère, qui avait enlevé une couche de vernis sur une longueur de douze ou quinze centimètres, de haut en bas.

– Je vois, dit le commissaire, mais qu’est-ce que cela prouve ?

– Oh ! rien du tout, répondit Fanferlot ; c’est précisément ce que je disais.

Oui, en effet, Fanferlot disait cela, mais il ne le pensait pas.

Cette égratignure – récente, on ne pouvait le nier – avait pour lui une signification qui échappait aux autres ; il y découvrait une confirmation de ses suppositions. Il se disait que le caissier, eût-il pris des millions, n’avait aucune raison de se presser. Le banquier, au contraire, descendant de nuit, à pas de loup, dans la crainte d’éveiller le garçon couché à côté, venant pour dévaliser sa propre caisse, avait mille raisons de trembler, de se hâter, de retirer précipitamment la clé qui, glissant hors de la serrure, avait éraillé le vernis.

Résolu de démêler seul l’écheveau embrouillé de cette affaire, l’agent de la sûreté devait garder pour lui ses conjectures, de même qu’il taisait l’entrevue surprise entre Madeleine et Prosper.

Bien plus, il se dépêcha de faire oublier, autant qu’il le pouvait, cet incident.

– Pour conclure, reprit-il en s’adressant au commissaire de police, je déclare que personne d’étranger n’a pu s’introduire ici. Cette caisse d’ailleurs est parfaitement intacte. On n’a exercé sur les boutons mobiles aucune pression suspecte. Je puis affirmer qu’on n’a essayé sur la serrure aucun instrument d’effraction, on n’y a pas introduit un cure-dent. Ceux qui ont ouvert connaissaient le mot et avaient la clé.

Cette affirmation si formelle d’un homme qu’il savait habile mit fin aux hésitations du commissaire de police.

– Voilà qui est dit, prononça-t-il, il ne me reste plus qu’à demander à monsieur Fauvel un moment d’entretien.

– Je suis à vos ordres, monsieur, répondit le banquier.

Prosper comprit, il plaça avec affectation son chapeau bien en évidence sur une table, comme pour montrer qu’il n’avait pas l’intention de s’éloigner, et passa dans le bureau voisin.

Fanferlot sortit également ; mais le commissaire de police avait eu le temps de lui faire un signe que les autres ne virent pas, et auquel il répondit.

Il signifiait, ce signe : « Vous me répondez de cet homme. »

L’agent de la sûreté n’avait nul besoin de cet encouragement à une attentive surveillance. Ses soupçons étaient trop vagues, trop vif était son désir de réussir, pour qu’il pût consentir à perdre Prosper de vue, à cesser de l’étudier.

C’est pourquoi, entré dans le bureau sur les pas du caissier, il alla s’établir tout au fond, dans l’ombre, sur une banquette, parut chercher une position commode, se tourna, se retourna, bâilla à se démettre la mâchoire, et finalement ferma les yeux.

Prosper, lui, était allé s’asseoir à la place et devant le pupitre d’un des employés absent pour le moment. Les autres brûlaient de connaître le résultat de l’enquête sommaire, la plus ardente curiosité brillait dans leurs yeux, pourtant ils n’osaient interroger.

N’y tenant plus, le petit Cavaillon, le défenseur du caissier, se risqua :

– Eh bien ? hasarda-t-il.

Prosper haussa les épaules.

– On ne sait pas, répondit-il.

Était-ce conscience de son innocence, certitude de l’impunité, insouciance du résultat ? Les employés remarquaient, non sans une stupéfaction profonde, que le caissier avait repris son attitude accoutumée, cette sorte de hauteur glaciale qui tient les gens à distance et qui lui avait fait tant d’ennemis dans la maison.

De son émotion, si grande tout à l’heure qu’il faisait pitié à voir, il n’avait gardé d’autres traces qu’une pâleur plus grande, un cercle plus brun autour de ses yeux rougis et le désordre de ses cheveux encore humides de la sueur froide de l’épouvante.

Jamais un étranger, entrant, n’aurait supposé que ce jeune homme, qui était là, assis, jouant machinalement avec un crayon, était sous le coup d’une accusation de vol et allait être arrêté.

Bientôt, cependant, il cessa de remuer le crayon qu’il tenait ; il attira à lui une feuille de papier et y traça en hâte quelques lignes.

Eh ! eh ! pensa Fanferlot, dit l’Écureuil, dont l’ouïe et la vue fonctionnaient à miracle, malgré son profond sommeil, eh ! eh ! on fait ses petites confidences au papier ; nous allons donc enfin savoir quelque chose de positif.

Sa courte lettre écrite, Prosper la plia soigneusement, la réduisant au moindre volume possible, et, après un regard furtif donné à l’agent de la sûreté, toujours immobile dans son coin, il la jeta au petit Cavaillon avec ce seul mot :

– Gypsy !

Tout cela fut exécuté avec un tel sang-froid, si prestement, avec une si rare habileté, que Fanferlot – un amateur – en fut émerveillé, confondu, et même un peu inquiet.

Diable ! se dit-il, pour un innocent, mon jeune homme a plus d’estomac et de nerf que beaucoup de mes vieilles pratiques. Ce que c’est pourtant que l’éducation.

Oui, innocent ou coupable, il fallait que Prosper fût doué d’une robuste énergie pour affecter cet imperturbable calme, pour faire preuve de cette présence d’esprit ; car enfin, de l’autre côté, en ce moment même, son sort, son avenir, son honneur, sa vie en décidaient. Et il avait trente ans !…

Avant d’agir, soit déférence fort naturelle, soit espoir de faire jaillir quelque lueur d’une conversation plus intime, le commissaire de police avait tenu à prévenir le banquier.

– Le doute n’est plus possible, monsieur, dit-il dès qu’ils furent seuls ; c’est ce jeune homme qui vous a volé. Je manquerais à mon devoir si je ne m’assurais provisoirement de sa personne ; le parquet ensuite l’élargira ou maintiendra son arrestation.

Cette déclaration parut toucher singulièrement le banquier.

– Pauvre Prosper ! murmura-t-il.

Et, voyant l’étonnement de son interlocuteur, il ajouta :

– Jusqu’aujourd’hui, monsieur, j’ai eu en sa probité la foi la plus absolue : je lui aurais, sans hésiter, confié ma fortune. Je me suis presque mis à ses genoux pour obtenir l’aveu d’un moment d’égarement, lui promettant pardon et oubli : je n’ai pu le toucher. Je l’aimais, et maintenant encore, malgré les soucis et les humiliations que je prévois, je ne saurais le haïr.

Le commissaire eut l’air de ne pas comprendre.

– Comment, demanda-t-il, des humiliations ?

– Quoi ! monsieur, fit vivement M. Fauvel, la justice ne doit-elle pas être et n’est-elle pas une pour tous ? De ce que je suis chef de maison pendant qu’il n’est qu’employé, s’ensuit-il qu’on doive me croire sur parole ? Pourquoi ne me serais-je pas volé moi-même ? On connaît des exemples. On me demandera des faits, je serai obligé d’exposer à un juge la situation exacte de ma maison, de lui expliquer mes affaires, de lui dévoiler le secret et le mécanisme de mes opérations.

– Il se peut, en effet, monsieur, qu’on vous demande quelques explications, mais votre honorabilité bien connue…

– Hélas ! lui aussi était honnête. Qui eût été soupçonné si ce matin je n’avais pu trouver à l’instant cent mille écus ? Qui serait soupçonné si je ne pouvais prouver que mon actif disponible dépasse mon passif de plus de trois millions ?…

Pour tout homme de cœur, la pensée, la possibilité, l’apparence d’un soupçon est une souffrance cruelle ; le banquier souffrait, le commissaire s’en aperçut.

– Soyez tranquille, monsieur, dit-il, avant huit jours la justice aura réuni assez de preuves pour établir la culpabilité de ce malheureux, que nous pouvons maintenant faire revenir.

Prosper rappelé revint avec M. Fanferlot, qu’on avait eu bien du mal à éveiller, et c’est sans un tressaillement, avec tous les dehors de l’insensibilité la plus complète qu’il s’entendit annoncer qu’il était arrêté.

Il répondit simplement, sans la moindre emphase :

– Je jure que je suis innocent !

M. Fauvel, bien plus troublé que son caissier, essaya une dernière tentative :

– Il en est temps encore, mon enfant, fit-il, au nom du Ciel, réfléchissez…

Prosper ne sembla pas l’entendre. Il tira de sa poche une petite clé qu’il plaça sur la cheminée.

– Voici, monsieur, dit-il, la clé de votre caisse. J’espère, pour moi, que vous reconnaîtrez un jour que je ne vous ai rien pris ; j’espère pour vous que vous ne le reconnaîtrez pas trop tard.

Puis, comme tout le monde se taisait, il reprit :

– Avant de partir, voici les livres, les papiers, les états nécessaires à celui qui me remplacera. Je dois en outre vous avertir que, sans parler des trois cent cinquante mille francs volés, je laisse en caisse un déficit.

Déficit !… Ce mot sinistre dans la bouche d’un caissier éclata comme un obus aux oreilles des auditeurs de Prosper.

Sa déclaration devait d’ailleurs être bien diversement interprétée :

Un déficit ! pensa le commissaire de police ; comment, après cela, douter de la culpabilité de ce jeune homme ? Avant de voler sa caisse en gros, il se faisait la main par des filouteries de détail.

Un déficit ! se dit l’agent de la sûreté ; il faut maintenant, pour douter de l’innocence de ce pauvre diable, lui supposer une perversité de préméditation inadmissible ; coupable, il eût évidemment remis l’argent dont il a disposé.

L’explication que donna Prosper devait singulièrement diminuer et la signification et la gravité du fait.

– Il manque à ma caisse, reprit-il, trois mille cinq cents francs, qui se décomposent ainsi : deux mille francs pris par moi en avance sur mon traitement, quinze cents francs avancés à plusieurs de mes collègues. Nous sommes aujourd’hui le dernier jour du mois, on paye demain les appointements, par conséquent…

Le commissaire de police l’interrompit.

– Étiez-vous autorisé, demanda-t-il sévèrement, à puiser à la caisse selon vos besoins et à faire des avances ?

– Non, mais il est évident que monsieur Fauvel ne m’aurait pas refusé la permission d’obliger des camarades. Ce que j’ai fait se fait partout ; j’ai simplement suivi l’exemple de mon prédécesseur.

Le banquier répondit par un geste d’approbation.

– Pour ce qui m’est personnel, continua le caissier, j’avais en quelque sorte le droit que je me suis arrogé, ayant dans la maison toutes mes économies, c’est-à-dire une quinzaine de mille francs.

– C’est exact, appuya M. Fauvel, monsieur Bertomy a cette somme au moins chez moi.

Ce dernier incident vidé, la mission du commissaire de police était terminée, son procès-verbal d’enquête sommaire était clos. Il annonça qu’il allait se retirer et ordonna au caissier de se préparer à le suivre.

D’ordinaire, ce moment où la réalité brutale éclate, où on sent qu’on ne s’appartient plus, qu’on perd sa liberté, ce moment est affreux.

À cette injonction fatale : « Suivez-moi ! » qui ouvre, pour ainsi dire, les portes de la prison, on voit les plus insouciants et les plus endurcis faiblir, verser des larmes et demander grâce.

Prosper, lui, ne perdit rien de ce flegme étudié qu’il affectait, et qu’intérieurement le commissaire de police taxait d’impudence extraordinaire.

Lentement, avec autant de calme et d’aisance que s’il se fût agi tout bonnement d’aller déjeuner en ville, il prit son pardessus, répara le désordre de sa chevelure, prit ses gants et dit :

– Je suis prêt, monsieur, à vous accompagner.

Déjà le commissaire de police avait serré son portefeuille et salué M. Fauvel.

– Partons ! dit-il.

Ils sortirent, et c’est avec une tristesse morne, les yeux humides de larmes qu’il ne retenait qu’à grand-peine, que le banquier les regarda s’éloigner.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, que ne m’a-t-on volé le double, et que ne m’est-il permis d’estimer encore mon pauvre Prosper et de le garder près de moi comme autrefois !

C’est Fanferlot, l’homme à l’oreille toujours ouverte, qui recueillit et nota cette phrase, et prompt au soupçon, trop disposé à accorder à autrui un fonds d’astuce égal au sien il ne fut pas fort éloigné de croire qu’elle avait été prononcée à son intention.

Il était resté le dernier dans le bureau, sous prétexte de chercher un parapluie qu’il n’avait jamais eu, et il se retirait avec une lenteur calculée, non sans avoir répété à plusieurs reprises qu’il reviendrait voir si on ne l’avait pas trouvé.

Régulièrement, c’est à lui que revenait la charge de garder et de conduire Prosper ; mais au moment du départ, il s’était approché du commissaire de police, et, dans l’intérêt de l’affaire, il avait demandé et obtenu sa liberté d’action.

Le billet écrit par Prosper, ce billet qu’il sentait dans la poche du petit Cavaillon, lui trottait par la tête. Même, une fois revenu dans le bureau du caissier, il avait eu bien soin de laisser la porte entrebâillée, guettant du coin de l’œil, prêt à s’élancer au moindre mouvement du jeune employé.

S’emparer de cette preuve écrite, qui devait être importante, pouvait paraître la chose la plus aisée du monde. Que fallait-il faire ? Simplement arrêter Cavaillon, l’effrayer, lui demander le billet, et, au besoin, le lui prendre de force. L’agent de la sûreté eut un moment cette idée.

Oui, mais à quoi menait cet éclat ? À rien, du moins à un résultat incomplet et équivoque.

Fanferlot était persuadé que ce billet était destiné, non au jeune employé, mais à une tierce personne. Violenté, Cavaillon ferait-il connaître cette personne, qui pouvait fort bien ne pas porter le nom prononcé par le caissier : Gypsy. Et en mettant tout au mieux, s’il parlait, ne mentirait-il pas ?

Après mûres réflexions, l’agent de la sûreté décida, en sa sagesse policière, qu’il était puéril de demander un secret quand on pouvait le surprendre. Épier Cavaillon, le suivre, le saisir si bien en flagrant délit qu’il ne pût nier, n’était qu’un jeu.

Puis ces façons d’agir étaient bien mieux dans le caractère de l’employé de la rue de Jérusalem, qui est doux et silencieux de son naturel, et qui, par profession, a horreur du bruit, de l’éclat, de tout ce qui ressemble à de la violence.

Le plan de Fanferlot était irrévocablement arrêté quand il arriva au vestibule.

Là, il fit causer adroitement un garçon de bureau, et après quatre ou cinq questions absolument oiseuses en apparence, il acquit cette certitude que la maison Fauvel n’a pas d’issue rue de la Victoire et que les employés ne peuvent entrer et sortir que par la grande porte de la rue de Provence.

De ce moment, la tâche qu’il s’était imposée ne présentait plus l’ombre d’une difficulté. Il traversa rapidement la rue et alla s’établir, en face, sous une porte cochère.

Son poste d’observation était admirablement choisi. Non seulement, il pouvait de sa place surveiller les allées et les venues de la maison de banque ; mais encore il avait vue sur toutes les fenêtres. En se haussant sur la pointe des pieds, il distinguait, à travers les carreaux, Cavaillon penché sur son pupitre.

Fanferlot resta longtemps sous sa porte. Mais il est patient, mais il lui est arrivé maintes fois, pour un intérêt moindre, de rester à l’affût des journées et des nuits entières.

D’ailleurs, il n’avait pas le loisir de s’ennuyer. Il étudiait la valeur de ses découvertes, pesait ses chances, et, comme Perrette sur la vente de son pot au lait, il bâtissait sur son succès l’édifice de sa fortune.

Enfin, vers une heure, l’agent de la sûreté vit Cavaillon se lever, quitter son vêtement de bureau pour endosser son habit de ville et prendre son chapeau.

Bon ! se dit-il, le gaillard va sortir, ouvrons l’œil.

L’instant d’après, en effet, Cavaillon parut à la porte de la maison de banque. Mais avant de poser le pied sur le trottoir, il regardait de droite et de gauche ; il hésitait.

Se méfierait-il de quelque chose ? pensa Fanferlot.

Non, le jeune employé ne se défiait de rien ; seulement, ayant une commission à faire, craignant que son absence ne fût remarquée, il se demandait quel chemin prendre pour couper au plus court.

Bientôt, il se décida ; il gagna le faubourg Montmartre, le remonta et prit la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il marchait très vite, se souciant peu des murmures des passants qu’il coudoyait, et l’agent de la sûreté avait presque peine à le suivre.

Arrivé rue Chaptal, Cavaillon tourna court et entra dans la maison qui porte le numéro 39.

Il avait à peine fait trois pas dans le corridor assez étroit que, se sentant frapper sur l’épaule, il se retourna brusquement et se trouva face à face avec Fanferlot.

Il le reconnut très bien, si bien qu’il devint tout pâle et se recula, cherchant des yeux une issue pour fuir.

Mais l’agent de la sûreté avait prévu la tentation ; il barrait absolument le passage. Cavaillon se sentit pris.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix étranglée par la peur.

Ce qui distingue surtout M. Fanferlot, dit l’Écureuil, de ses confrères, c’est sa douceur exquise et son urbanité sans égale.

Même avec ses pratiques il est parfait, et c’est avec les plus grands égards, avec les formules les plus obséquieuses de la civilité, qu’il empoigne et coffre les gens.

– Vous daignerez, cher monsieur, répondit-il, excuser ma liberté grande, mais j’aurais à demander à votre obligeance un petit renseignement.

– Un renseignement, à moi ?

– À vous, oui, cher monsieur, à monsieur Eugène Cavaillon.

– Mais je ne vous connais pas.

– Oh ! que si ; vous m’avez très bien vu ce matin. Il s’agit d’ailleurs de la moindre des choses, et si vous vouliez me faire l’honneur d’accepter mon bras et de sortir un instant avec moi, vous me combleriez.

Que faire ? Cavaillon prit le bras de M. Fanferlot et sortit avec lui.

La rue Chaptal n’est pas une de ces voies bruyantes et encombrées où les voitures constituent pour le piéton un perpétuel danger. On n’y trouve que deux ou trois boutiques, et, du coin de la rue Fontaine, occupée par un pharmacien, jusqu’en face de la rue Léonie, s’étend un grand mur triste percé çà et là de petites fenêtres qui éclairent des ateliers de menuiserie.

C’est une de ces rues où l’on peut causer à l’aise, sans être à tout moment forcé de descendre du trottoir, et M. Fanferlot et Cavaillon ne devaient pas craindre d’être troublés par les passants.

– Voici donc le fait, cher monsieur, commença l’agent de la sûreté, monsieur Prosper Bertomy vous a, ce matin, lancé fort adroitement un petit billet.

Cavaillon pressentait vaguement qu’il allait être question de ce billet ; il s’était efforcé de se préparer, de se mettre en garde.

– Vous vous trompez, répondit-il en devenant rouge jusqu’aux oreilles.

– Pardon ! je serais, daignez le croire, au regret de vous donner un démenti, mais je suis certain de ce que j’avance.

– Je vous assure que Prosper ne m’a rien remis.

– De grâce, cher monsieur, ne niez pas, insista Fanferlot, vous me forceriez à vous prouver que quatre employés l’ont vu vous jeter un billet écrit au crayon et plié fort menu.

Le jeune employé comprit que s’obstiner en présence d’un homme si bien renseigné serait folie ; il changea donc de système.

– Soit, fit-il, c’est vrai, j’ai reçu un billet de Prosper ; seulement, comme il était pour moi seul, après l’avoir lu je l’ai déchiré et j’en ai jeté les morceaux au feu.

Ce pouvait fort bien être la vérité. Fanferlot en eut peur, mais comment s’en assurer ? Il se souvint que les ruses les plus grossières sont celles qui réussissent le mieux, et confiant dans son étoile, il dit, à tout hasard :

– Je me permettrai, cher monsieur, de vous faire remarquer que ceci n’est point exact ; le billet vous a été confié pour être transmis à Gypsy.

Un geste désespéré de Cavaillon apprit à l’agent qu’il ne s’était pas trompé ; il respira.

– Je vous jure, monsieur, commença le jeune commis…

– Ne jurez pas, cher monsieur, interrompit Fanferlot, tous les serments du monde sont inutiles. Non seulement vous n’avez pas déchiré ce billet, mais vous êtes entré dans cette maison pour le remettre à qui de droit et vous l’avez dans votre poche.

– Non, monsieur, non !…

M. Fanferlot ne releva pas cette dénégation, il poursuivit de sa plus douce voix :

– Et ce billet, vous allez être assez aimable, j’en suis persuadé, pour me le communiquer ; croyez que sans une nécessité absolue…

– Jamais ! répondit Cavaillon.

Et croyant le moment favorable, il essaya, en donnant une violente secousse, de dégager son bras pris sous le bras de Fanferlot et de s’enfuir.

Mais il en fut pour sa tentative, l’agent de la sûreté est aussi fort que doux.

– Prenez garde de vous faire mal, mon jeune monsieur, dit l’homme de la préfecture, et croyez-moi, confiez-moi ce billet.

– Je ne l’ai pas !

– Allons, bon ! voici que vous allez me réduire à des extrémités pénibles. Savez-vous ce qui va arriver, si vous vous entêtez ? J’appellerai deux sergents de ville qui vous prendront chacun un bras et vous conduiront chez le commissaire de police, et une fois là, j’aurai la douleur de vous fouiller bon gré mal gré. Tenez, franchement, vous me désolez.

Certes, Cavaillon était dévoué à Prosper, mais il lui était prouvé clair comme le jour qu’une lutte ne le mènerait à rien, qu’il n’aurait même pas le temps d’anéantir « le corps du délit ».

Livrer le billet dans ces conditions, ce n’était pas trahir ; il se résigna en maudissant son impuissance, pleurant presque de rage.

– Vous êtes le plus fort, dit-il ; j’obéis.

En même temps, il tira de son portefeuille le malencontreux billet et le remit à l’agent de la sûreté.

Les mains de Fanferlot tremblaient de plaisir en dépliant le papier, et cependant, fidèle à ses habitudes de méticuleuse politesse, une fois la lettre ouverte, il s’inclina devant Cavaillon en murmurant :

– Vous permettez, n’est-ce pas, cher monsieur ? je suis navré, en vérité, de l’indiscrétion.

Enfin il lut :

Chère Nina,

Si tu m’aimes, vite, sans une minute d’hésitation, sans réflexions, obéis-moi. Au reçu de ce mot, prends tout ce que tu as à toi, à la maison – tout absolument – et va t’établir dans quelque maison meublée à l’autre bout de Paris. Ne te montre pas, disparais autant que tu le pourras. De ton obéissance dépend peut-être ma vie. Je suis accusé d’un vol considérable et je vais être arrêté. Il doit y avoir cinq cents francs dans le secrétaire, prends-les. Laisse ton adresse à Cavaillon qui t’expliquera ce que je ne puis te dire. Bon espoir quand même, et à bientôt.

Prosper.

Moins consterné, Cavaillon eût pu surprendre sur la figure de l’agent de la sûreté tous les signes d’un immense désappointement.

Fanferlot s’était bercé de cet espoir qu’il allait s’emparer d’un document très important, et, qui sait ? peut-être d’une preuve irrécusable de l’innocence ou de la culpabilité de Prosper. Au lieu de cela, il venait de mettre la main sur un billet d’amoureux, s’inquiétant moins de soi que de la femme aimée.

Il avait beau se creuser la cervelle, il ne découvrait, à cette lettre, aucune signification précise, aucun sens déterminé. Elle ne prouvait rien, ni pour ni contre celui qui l’avait écrite.

Ces deux mots : « tout absolument » étaient, il est vrai, soulignés, mais on pouvait les interpréter de tant de façons !…

Cependant, l’agent de la sûreté crut devoir poursuivre.

– Cette madame Nina Gypsy, demanda-t-il à Cavaillon, est sans doute une amie de monsieur Prosper Bertomy ?

– C’est sa maîtresse.

– Ah ! et elle demeure là, au numéro 39 ?

– Vous le savez bien, puisque vous m’avez vu entrer.