La folie d’un ange - Tome 2 - Stéphane Breguy - E-Book

La folie d’un ange - Tome 2 E-Book

Stéphane Breguy

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Beschreibung

Un saut dans le temps d’une dizaine d’années révèle les séquelles laissées par les actions d’un Ange en folie au début des années 50. Cet événement avait autrefois suscité de vives discussions et fait couler beaucoup d’encre dans tout un département, voire au-delà. Une histoire qu’un grand nombre avait depuis oubliée ou reléguée dans l’obscurité d’un tiroir fermé à clé mais qui pourrait bien raviver des souvenirs depuis longtemps endormis.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Dans le premier tome de "La folie d’un Ange", Stéphane Breguy a exploré des secrets enfouis de l’après-guerre mais il n’a pas voulu laisser les lecteurs sans réponse. C’est ainsi que le deuxième tome transporte les lecteurs une décennie plus tard pour découvrir le destin des protagonistes.

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Couverture

Page de titre

Stéphane Breguy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La folie d’un ange

Tome II

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Stéphane Breguy

ISBN : 979-10-422-3234-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

Dans une vie, il y a des maux qui pèsent, qui hantent, qui disparaissent furtivement mais reviennent plus violemment. Ces maux sont ceux qui traumatisent, ceux qui s’installent au plus profond de votre esprit, bien décidés à ne pas vous lâcher. Ces maux sont ceux de victimes, infligés par des coupables qui, un jour, pourraient devenir, à leur tour, victimes de leur culpabilité. Ce jour-là, les victimes ressentent un apaisement, un allègement des maux, mais restent tout de même marquées par le passé. Ces maux ne s’oublient pas et pourtant la vie continue. On fait avec, en espérant un avenir meilleur et en souhaitant que cette justice morale ou immorale du « retour de bâton » permette d’éviter que les victimes de ces maux se multiplient encore et encore dans l’indifférence totale de ceux qui ont échappé à ces traumatismes de la vie.

Dans cette campagne vendéenne des années 60, on a oublié ce scandale qui avait fait couler tant d’encre il y a plus de dix ans. Un jeune pensionnaire, fou à lier, avait éventré un Frère, censeur d’un pensionnat réputé et élitiste, à la suite d’une mise à l’isolement pour violence déjà. Un traumatisme à l’époque… Et pourtant, la vie a repris son cours, comme si de rien n’était ; le crime avait été puni, l’apaisement avait été permis.

La folie d’un ange - Tome II

 

 

 

 

 

Juillet 1962, il règne une certaine excitation sur la place de la Vendée à la Roche-sur-Yon. En effet, deux autocars « Chausson » vont bientôt prendre la route pour mener 60 jeunes, âgés de 10 à 14 ans, dans les montagnes pyrénéennes pour quinze jours de vacances sans les parents. Deux prêtres et un chauffeur par bus accompagnent l’expédition. Une excitation qui s’exprime entre cris de joie et larmes d’appréhension. Cris de joie de ceux qui retrouvent les copains sur la place et s’impatientent de revivre, une nouvelle fois, ces moments inoubliables des colonies qu’ils ont déjà vécus les années passées, loin de l’autorité parentale. Larmes d’appréhension de ceux qui partent pour la première fois loin du cocon familial, qui ne reconnaissent aucun des visages des camarades qui monteront dans ces autocars vers l’inconnu.

Pour canaliser ou rassurer ces jeunes vacanciers, quatre prêtres se sont portés volontaires sur cette période de vacances scolaires. Ce sont des prêtres issus des paroisses des alentours ou des pensionnats privés qui ont fermé leurs portes pour ces deux mois de trêve estivale. Ces quatre prêtres ont l’expérience de ces colonies puisque chaque année, on les retrouve sur une ou deux missions d’accompagnement. Il y a Frère Jean, un solide morceau qui en impose par sa carrure mais qui est une crème de gentillesse. On ne s’y trompe d’ailleurs pas quand on voit la réaction des habitués qui se précipitent pour le saluer et le supplient de monter dans son bus.

— Ouh là, Ouh là ! Ah Ah Ah ! Vous n’avez pas changé, bande de petits gaillards ! Vous êtes bein mignons, mes petits, mais vous savez bein que les groupes sont faits à l’avance… Mais vous tracassez donc point, on aura quinze jours pour pousser la chansonnette lors des veillées…

Car oui, en plus d’être sympathique, Frère Jean adore les veillées en musique. C’est un peu l’ambianceur de la colonie.

Ambianceur, Frère Luc l’est un peu moins. À l’opposé de Frère Jean, Frère Luc est un petit bout d’homme sec et plus autoritaire. Il aime rigoler aux boutades, au comportement parfois excentrique de Frère Jean mais ne sourira qu’aux comportements mesurés des jeunes. Tel un petit roquet, il a tendance à aboyer rapidement dès que l’excitation monte chez les jeunes vacanciers. Mais c’est un binôme qui plaît aux habitués qui les ont surnommés « Laurel et Hardy ». Et il faut dire qu’il pourrait y avoir une certaine ressemblance avec ce duo bien connu du cinéma de l’époque même si le petit Laurel vendéen n’a rien de la personnalité naïve du personnage original.

Dans le second autocar, on trouvera Frère Louis. Très apprécié aussi des jeunes garçons un peu turbulents car Frère Louis c’est la bonne pâte, toujours souriant, toujours bienveillant, il en est touchant. Jamais Frère Louis ne s’énerve, au pire il perd ponctuellement son sourire. Mais curieusement, cela suffit souvent à calmer les plus virulents qui comprennent instantanément qu’ils sont allés trop loin. Les jeunes se tournent souvent vers lui lorsqu’ils ont besoin de se confier sur un sujet qui leur pèse ou pour un conseil.

Enfin, il y a le bourru, Frère Jean-Pierre.

— Normalement, c’est Frère Jean, mais pour faire la différence avec « Hardy », le bourru, il a rajouté le prénom d’son paternel derrière, explique un des jeunes vacanciers à son petit frère qui part pour la première fois en colonie.

Frère Jean-Pierre est un grognon, toujours à ronchonner. Et il vaut mieux ne pas trop le titiller parce que le bourru a la voix qui porte. Il paraîtrait même que ses soufflantes ont le pouvoir de vous gominer les cheveux en arrière tellement elles sont puissantes. Enfin ça, c’est ce que disent les habitués mais ça n’a jamais été prouvé. L’avantage, c’est que Frère Jean Pierre est un gourmand et son apaisement s’achète facilement avec des sucreries. Il a un bon coup de fourchette aussi, et donc une digestion un peu plus longue qui l’embarque dans une sieste bien profonde après chaque repas. Ce sont des détails que les jeunes cernent très vite.

La compagnie de transport a assigné deux jeunes chauffeurs d’environ 25 ans à cette colonie : Mathieu et Benjamin. Une surprise pour les accompagnateurs qui ne s’étaient pas rendu compte que Lucien et Paul, qui étaient au volant depuis des années, avaient largement atteint l’âge de la retraite. Une surprise qui semble, toutefois, bien rassurer les parents des vacanciers qui n’étaient plus très sereins ces derniers temps de voir leurs enfants partir pour un si long trajet avec des chauffeurs à la « trop » longue expérience.

Il est donc 9 h du matin en ce dimanche de juillet lorsque, après une dernière embrassade aux parents, les petits vacanciers prennent place dans les autocars « Chausson » qui les mèneront près de Bagnères-de-Bigorre dans les Hautes-Pyrénées. Même si ces bus grand confort (pour l’époque) paraissent ravir les enfants et les parents, le voyage restera, tout de même, long et pénible, pour leurs occupants. Les chants des premières heures laisseront place, assez rapidement, aux filets de baves et ronflements malgré les quelques « arrêts pipi » et pauses pique-niques prévus pour ponctuer le chemin. C’est donc exténués que les petits Vendéens arriveront à bon port, aux alentours de 23 h, n’ayant même plus la force de défaire leur baluchon. Un exercice, que les accompagnateurs reporteront, bien volontiers, au lendemain matin.

Et il faut dire que le lendemain matin viendra vite, voir trop vite. C’est, en effet, à 7 h 30 précise qu’au son de la cloche à vache, le réveil retentit. Selon l’adage, l’avenir appartenant à ceux qui se lèvent tôt, les jeunes Vendéens devront se faire une raison, la grasse matinée ne fera pas partie du programme de la colonie. L’emploi du temps sera militaire sur les premières heures de la journée :

* Réveil à 7 h 30 ;

* Toilette rapide aux lavabos ;

* Petit-déjeuner à 8 h ;

* Courte messe de 8 h à 8 h 30 ou vaisselle et rangement du réfectoire (par petits groupes et à tour de rôle) ;

* 9 h 15, début des activités.

 

Chaque jour sera orchestré de la même façon et ce n’est donc qu’à partir de 9 h 15 que les véritables vacances commenceront.

Cette première journée sera, toutefois, une journée plus souple sur les horaires afin de ne pas effrayer d’emblée les petits touristes et de créer la cohésion entre eux. La messe sera d’ailleurs remplacée par le mot d’accueil du directeur de la colonie : Frère Benoit. C’est lui qui a initié une petite dizaine d’années plutôt cette colonie pyrénéenne. Ce Frère Benoit est un prêtre bedonnant, voire un peu plus, qui se déplace difficilement avec une canne. Il a longtemps enseigné en Vendée, d’ailleurs, et s’est exilé dans les montagnes, dans cette auberge mise à disposition par la paroisse, pour se rapprocher de la nature, raconte-t-il. Il a très vite repris contact avec ses proches du bocage vendéen pour mettre en place cet échange pendant les vacances scolaires, en été comme en hiver. Il faut bien dire, cependant, que les séjours hivernaux n’ont pas su séduire beaucoup de monde jusqu’à présent, au contraire des colonies estivales.

Frère Benoit officialise donc le début des vacances auprès des jeunes aventuriers présents sur cette première quinzaine :

— Mes chers petits ! Amis vendéens ! C’est un grand plaisir pour moi, pardon, pour toute notre équipe, de vous accueillir ici aux portes du parc national des Pyrénées. Nous allons vous faire découvrir la montagne et ses richesses naturelles. Un décor que Dieu a voulu pur et sain mais aussi envoûtant. Vous allez aussi redécouvrir ces métiers que l’on trouve en Vendée mais que l’on pratique différemment ici comme celui de fromager, celui de gardien de bestiaux, celui de garde forestier et bien d’autres encore. Vous allez faire de belles balades sportives où vous aurez le plaisir de la marche mais aussi de la baignade ou bien de la tyrolienne. Et puis au début de la deuxième semaine, vous partirez en randonnée de trois jours pour goûter aux joies du camping en montagne et atteindre le fameux pic du Midi. Comme vous le voyez, vous n’allez pas vous ennuyer.

Bien entendu, en contrepartie de tout ce bon temps, vous devrez aussi répondre par ces valeurs de respect que nous a enseigné le Seigneur et que, j’en suis sûr, vous ont transmis vos parents. Mais le Seigneur nous a aussi enseigné la solidarité et vous devrez donc participer aux tâches ménagères, à la cuisine et à la lessive. C’est effectivement de l’entraide que je vous parle. Et puis, pour débuter chaque journée sous un rayon de lumière sacrée, vous assisterez chaque jour à une courte messe après le petit-déjeuner, afin de démarrer du bon pied.

Avez-vous des questions ? conclut-il avec un large sourire.

— Oui mon Père ! intervient naïvement un jeune homme téméraire qui vient pour la première fois en vacances. Mon Père, vu qu’on est en vacances… Bah, on y est vraiment obligé de s’faire la messe tous les jours ?

Une intervention osée qui eut le don de méduser les autres camarades et de figer un instant, puis faire disparaître spontanément le sourire du directeur du centre.

— Mon garçon ! N’oubliez pas une chose… C’est grâce à l’église que vous êtes ici, que vous pouvez profiter de ces vacances. N’oubliez pas que sans l’église et ses représentants, vous seriez resté en Vendée dans les jupons de Maman, répond de manière très sarcastique le Frère Benoit.

— Pour sûr que non, rétorque l’effronté avec un aplomb certain.

— Ah bon ? Parce que vos parents auraient pu vous offrir ces vacances ? s’impatiente le Frère.

— Bah non, bien sûr. Mais pour rester dans les jupons d’maman, faut-y en avoir une, pi la mienne, bein elle est morte y a belle lurette… répond le jeune homme avec un détachement plus que déstabilisant.

Le Frère Benoit pâlit instantanément devant ce coup de massue que vient de lui asséner le garçon et pris au dépourvu, se contente de :

— Et bien à tour de rôle, vous serez exemptés de messe pour faire la vaisselle du petit-déjeuner. Puis se tournant vers les accompagnateurs :

— Messieurs, vous pouvez commencer les activités, le repas sera servi à midi précise.

Sans attendre, il reprend sa canne et quitte son estrade pour retourner à son bureau, l’air légèrement chafouin.

Les regards à la fois impressionnés et amusés, par exception, compatissants, se tournent alors instinctivement vers le perturbateur devenu centre d’intérêt du groupe. Le brouhaha gagne alors la classe qui fera office de chapelle durant le séjour. Un brouhaha que les accompagnateurs auront bien du mal à faire cesser.

La matinée sera occupée par des activités sportives comme le football et le tire à la corde, afin de ramener le calme mais surtout d’évincer le sujet d’excitation.

À l’heure du repas, les amitiés commencent à se dessiner, les petits clans se forment et l’ambiance est au beau fixe. Le réfectoire est pensé comme celui que l’on retrouve dans beaucoup de pensionnats de l’époque. Trois grandes tables d’une vingtaine de places accueillent les jeunes colons. Faisant face à ces trois lignées de petits affamés, une table de six places est réservée au Frère Benoit, à son bras droit, le Frère Rolland, et aux quatre accompagnateurs, les Frères Jean, Luc, Louis et Jean-Pierre. Puis, à part, une petite table de quatre qui isole les deux chauffeurs, Mathieu et Benjamin, ainsi que deux hommes à tout faire originaires du village voisin. Il s’agit d’un père, Charles dit Charlo, et son fils Paul dit Paulo. Charlo est un bonhomme qui a bonne mine, comme on dit par ici. Un de ces bonhommes qui fait honneur au travail du cuisinier en ne laissant rien dans son assiette ou dans celle de ses voisins de tables. Quand on lui fait remarquer qu’il a bon appétit, il aime à répliquer :

— On voit bein, qu’c’est po te, qu’fait la vaissellle. J’ commence le boulot pour l’y aider.

Paulo est un jeune homme d’une vingtaine d’années, à peine plus jeune que Mathieu et Benjamin, mais qui a un léger retard mental. Très vite la risée de ses camarades d’école, son père a préféré le prendre sous son aile, dès l’âge de douze-treize ans pour éviter la dérive. Mais Paulo est un bosseur et il a plutôt intérêt car Charlo ne lui laisse rien passer.

Cette mise à l’écart du reste de l’encadrement, sur une petite table excentrée, aurait pu frustrer le quatuor. Mais cela ne semble pas être le cas. En effet, c’est même plutôt la bonne ambiance qui semble régner à cette table. À tel point que la frustration de la mise à l’écart semblerait même plus gagner les Frères accompagnateurs.

Il faut dire que Charlo a une manière de raconter les choses qui ne laisse pas indifférent et sait inclure l’humour dans un récit au demeurant anodin. De plus, le retard mental de Paulo fait qu’il a tendance à rigoler par mimétisme avec un certain décalage temporel, ce qui accentue l’euphorie du moment.

— Ça fait longtemps qu’vous travaillez ici ? demande Benjamin à Charlo.

— Alors, de une, dis-me tu, pa’ce que j’va point t’entend’ sinon, j’entends po le vous, ça m’siffle dans les oreilles. P’is de deux, oh que oui qu’ça fait que’ques’ années à c’t’heure, répond Charlo, récoltant un rire timide d’approbation des deux chauffeurs.

— C’est bein simp’, commence à expliquer le bonhomme.

— Hi, hi, hi ! se met à rire Paulo.

— Bon ça, les gars, va-t-y falloir l’y habituer pa’ce que ça va arriver souvent. L’gamin vous a vu rire, donc veint d’comprend’ qu’y avait sans doute une drôlerie… Alors bein, i’s’dit : j’fais pareil qu’eux aut’, explique le Père.

— Ah oui ? C’est marrant ça… Benjamin est surpris.

— Marrant, non lassant surtout, corrige Charlot faisant à nouveau rigoler ses deux interlocuteurs avant de reprendre son récit.

— Donc comme j’disais, c’est bein simp’.

— hihihi, réagit le fiston.

— Bon… c’est pô simp’, mais c’est bein simp quand même, enchaîne le conteur. J’suis arrivé là dès la fin d’la guerre. L’curé d’l’époque, Père Firmin, c’était un bon gars qui voulait qu’les jeunes oublient les horreurs d’la guerre. Même si faut bein dire, qu’y en a qu’ont bein p’us souffert que nous aut’ ailleurs. Il a bein vite organisé l’endroit pour qu’y a des jeunes qui avaient un comportement difficile, cause, choqués par des choses qu’i’s avaient vu ou bein, simplement la disparition d’un parent, qui viennent se r’faire la c’rise quoi. Pi quand, j’su réapparu dans l’ coin, bein m’a dit. Mon Charlo t’a montré qu’t’es un bon gars, qu’t’es débrouillard, j’t’embauche pour bosser avec moi.

— Vous, pardon, tu, faisais quoi pendant la Grande Guerre ? demande Mathieu.

— J’existais pas.

— Hein, comment ça ? réagit Benjamin.

— Bein, j’étais invisible, j’existais pas, insiste Charlo.

— Ah, j’ai compris, t’as déserté ? comprend Mathieu.

— Dam Non, bon dieu Non, un déserteur, jamais d’la vie ! s’énerve Charlo.

— Non, Non, Non, pas, Non, Non ! s’affole Paulo, alertant tout le réfectoire et faisant réagir le Frère Benoit.

— Que se passe-t-il là-bas !? Si les adultes ne montrent pas l’exemple, où va-t-on ? Charles, tenez votre fils, si ce n’est pas trop vous demander.

— Pardon, Frère Benoit ! Dis pardon, toi.

— Pa Pa’don, Frère Benoit, s’exécute le jeune homme.

— Ça par exemp’, jamais l’curé d’l’époque, nous aurait mis à la tab’ des gueux comme c’ui-ci. Mais faut croire que l’bon dieu, à c’t’ heure, préfère qu’on soit pô tous égaux. Marmonne le paternel vexé.

— Bon mais si t’étais pas déserteur, t’étais quoi pour pas exister ? insiste Mathieu.

— J’étais résistant… j’faisais passer les gars en Espagne, au nez et à la barbe d’le putains d’Chleuhs. Mais bouche cousue, pas un mot, hein !

— Chhhhhhhut, enchérit le fiston pour appuyer son père.

— T’inquiète pas pour ça, on n’est pas des balances et au contraire, c’est fort c’que t’as fait, les rassure Benjamin.

— En tous cas, pour sûr, j’étais là bein avant l’aut’ Seigneur des lieux, pi j’connais bein p’u tous les coins et recoins d’la région que lui i’n’ connaît la parcelle du centre. Pa’c’que j’ai p’t êt’ d’la bedaine mais moi j’sais encore la bouger ma bedaine. C’est po comme l’seigneur qu’à besin d’une canne pour la t’nir pi qu’a pu d’souffl’, une fois qu’il a passé d’la tab’ au cabinet. Alors peut bein s’croire au-dessus nous, mais pour vrai, jamais l’arriv’ra à la soulever aussi haut sa bedaine, même avec l’aide du Bon Dieu. Peste l’homme à tout faire.

— Ah Ah Ah ! Si j’comprends bien, c’est ton copain le Frère Benoit ? rigole Mathieu.

— Eh, eh ! Non j’m’emballe mais.

— Ah Ah Ah ! coupe Paulo.

— Mais jamais m’a fait d’mal ou posé problème… tempère Charlo. I’court pas assez vite.

Le premier contact aura donc été railleur mais plutôt fédérateur à la table des exclus.

Aux tables des jeunes colons, l’ambiance est également plutôt conviviale. Mais l’attention de ce premier repas est, surtout, tournée vers Pierre, le petit impertinent qui a su déstabiliser Frère Benoit. Une notoriété soudaine qui a le don de surprendre l’intéressé qui n’a fait que poser une question sans arrière-pensée.

— Bah quoi ? J’ai rien dit… T’as envie toi d’aller à la messe tous les matins pendant les vacances ? Moi, non, j’ai pas envie d’aller à la messe tous les matins. J’préfère faire la vaisselle, moi.

— J’ai aimé comment tu l’as couémé (cassé) avec l’histoire des jupons ! relève Raphaël, un jeune dont le physique annonce déjà la « bête à connerie ».

— Bah quoi, c’est vrai, mon père i’ porte pas d’jupon, mon père… Ou alors c’est qu’il a vraiment trop bu, mais c’est rare, répond Pierre avec son air quelque peu naïf qu’il sait mettre en avant pour amuser les copains.

— Hein !? Quoi ton père, il met des jupons quand il a trop bu ? s’esclaffe Romain.

— Mais non, enfin j’en sais rien, quand il a trop bu, ça fait belle lurette que j’ai mis la viande dans l’torchon, moi. I’ boit que l’soir et moi j’suis po du soir, alors j’sais po, moi, rectifie Pierre. Non il en met que pour aller à la messe, alors c’est pour ça qu’on va p’us à l’église.

En moins d’une demi-journée, Pierre aura su, par son humour, se hisser sur un piédestal auprès des copains de la colonie.

C’est bien à la table des Frères que la monotonie semble être la plus présente. Le nez dans l’assiette, il n’y a pas beaucoup de paroles. Il faut dire que pour qu’une communication soit active dans un groupe, on sait tous qu’il faut un meneur. Mais lorsque le meneur en question s’apparente à un gargantuesque Frère Benoit, l’assiette prend plus d’importance que n’importe quel sujet de discussion. Aussi pesante soit la situation pour les invités à la table, c’est une chance offerte aux jeunes pour que le repas se passe dans une réelle décontraction. En effet, le gourmand obnubilé par les victuailles semble ne conserver que deux de ses sens, l’odeur et le goût. Plus rien ne vit autour de sa bulle. Alors les autres frères font preuve de clémence envers les jeunes et leurs rigolades, car ce sera pour eux leur seule distraction ou échappatoire pendant le repas. Mais ce n’est pas une surprise pour ces expérimentés accompagnateurs qui connaissent bien l’énergumène depuis ces quelques années qu’ils le côtoient.

Après chaque repas, cinq ou six enfants sont désignés pour laver la vaisselle avec les cuisinières. En effet, chaque jour, trois femmes âgées de la paroisse donnent de leur temps, bénévolement, pour préparer les repas avec les produits donnés ou achetés auprès des producteurs locaux. Ce sont les permanentes qui sont présentes depuis quelques années maintenant. Elles sont aidées dans leurs tâches par quelques jeunes femmes du village, leurs petites filles, en général. Elles viennent également le jour du départ pour un grand ménage des lieux. Comme Charlo et Paulo, ces femmes ont commencé leurs actions solidaires auprès du Père Firmin, après la guerre. C’est en vérité tout le hameau qui vit autour de cette colonie. En effet, ces anciens qui ont terminé leur carrière professionnelle, comme les agriculteurs qui ne termineront leur carrière que le jour du grand départ, ont tous vécu le grand conflit, puis se sont retrouvés après coup, isolés dans leur campagne montagnarde, à ressasser autour d’une partie de cartes et d’un verre, ou plusieurs, d’alcool de plantes inspiré de l’izzara basque, ou d’une piquette locale inspirée plus du vinaigre Amora que du château Petrus. Alors, à chaque vacance scolaire, la venue de ces jeunes vendéens amène un certain rayon de soleil à ces gens dévoués. Et puis, dans chaque bus qui amène les vacanciers, il y a toujours deux ou trois caisses de produits vendéens destinés à ces bonnes âmes. Un présent en guise de rémunération qui suffit au plaisir de ces bénévoles.

Cet après-midi, les activités proposées aux jeunes resteront très basiques, le véritable programme lié à la montagne ne commençant réellement que le second jour. Ce sera donc, balle aux prisonniers, courses en sac, partie de football, loup-chaîne et goûter bien sûr, une tartine de pain de deux livres avec beurre et copeaux de chocolat, et un verre de lait frais du matin, pour entrecouper les activités.

Le premier soir ne sera pas animé mais même si plusieurs réclameront en vain les talents d’ambianceur de Frère Jean, la fatigue liée au trajet de la veille et à l’excitation de ce premier jour aura vite raison des jeunes. À 21 h, tout ce petit monde est plongé dans les bras de Morphée.

C’est donc au petit matin du deuxième jour, après la messe pour certains, dont font partie Pierre et Raphaël, et la vaisselle pour d’autres, que l’aventure montagnarde commence. Et ce sera une journée découverte et sportive. Une petite randonnée de quatre ou cinq kilomètres pour atteindre la ferme du père Gustave qui n’a rien d’un religieux. Il faudra de la concentration aux jeunes colons pour comprendre les explications du fermier car le père Gustave a cet accent bien particulier qui consiste à manger la moitié des syllabes des mots qui constituent une phrase. La présentation de l’activité du jour imagera bien ces propos.

— bein l’bjour li jeunes, dam che bein k’tent d’li vèr à matin à casau. Vais p’voi’ li montrer ma b’lot al estibe avec Li baca, pi r’veindrons pou la Fabric d’li p’tit lait ou d’il fromach. À fin d’j’née en s’rez bein pu qu’n’import’ que’ badaud d’le baroegue su’l baca.

Les regards interloqués des jeunes se croisent. Pas un ne semble saisir les paroles de leur hôte, ce qui amuse beaucoup les Frères, habitués à cette réaction lors des premières rencontres avec le père Gustave. Le message était pourtant simple :

« Bien le bonjour, les jeunes, je suis bien content de vous voir ce matin à la maison. Je vais pouvoir vous montrer mon boulot (travail) au pâturage d’été avec les vaches, puis nous reviendrons pour la production du petit lait et des fromages. En fin de journée, vous en saurez bien plus sur les vaches que n’importe quel badaud de la vallée ».

Les jeunes seront toutefois vite séduits par ce parler si particulier qui inspirera quelques imitateurs en herbe. Ils seront également séduits par cette journée riche en découvertes, telles que « Li Biehl » (le vieux), le chien berger de Gustave qui, à lui tout seul, maîtrise un cheptel d’une bonne vingtaine de vaches, les rassemble, les guide. Ils se souviendront assurément de la traite des vaches, tant pour l’expérience nouvelle (pour certains) que pour le côté coquin que certains ont relevé avec malice ou avec gêne.

— Lor gamin, t’i bein arrouy, c’est-y la première foué qu’ti tat’ d’le toussal ? Ti p’l’air benaise… Aaah ! se plaît à chambrer le fermier.

« Alors, gamin, t’es bien rouge, c’est la première fois que tu tâtes le mamelon ? Tu n’as pas l’air à l’aise »…

Et puis après avoir assisté à chacune des étapes de la fabrication du fromage, tout ce petit monde retrouvera ses esprits avec la dégustation accompagnée d’un bon verre de lait. Une journée à l’image de l’estomac, bien pleine, qui aura rassasié nos vacanciers. Le soir même, un bouillon et une pomme suffiront amplement à contenter les jeunes colons éreintés par la journée mais satisfaits de cette première expérience montagnarde.

Il y en a deux qui auraient pourtant bien apprécié une petite soirée musicale. En effet, Mathieu et Benjamin, les deux chauffeurs n’avaient pas grand-chose à faire aujourd’hui, ils n’étaient pas conviés aux festivités du jour. Certes, ils se sont fait une petite randonnée de deux-trois heures sur les pentes au départ du centre. Ils ont respiré l’air pur, déambulé à travers des chemins plus ou moins escarpés, observé la nature en mangeant un très bon casse-croûte au jambon et fromage des montagnes. Ils ont longuement échangé sur le rôle qu’occupait Charlo lors de la Grande Guerre, bien décidés à lui demander de raconter en détail ses manœuvres. Mais cette ballade leur a surtout offert un véritable regain d’énergie, plus que de la fatigue, et ils auraient bien assisté aux premières exhibitions musicales du Frère Jean, tant plébiscitées par les jeunes qui le connaissent. Ce sera pour une prochaine fois, et peut-être même dès le lendemain puisque le programme des jeunes se cantonnera aux environs.

Pour nos deux chauffeurs, la prochaine activité, et la seule du séjour d’ailleurs est de conduire les petits Vendéens et leurs accompagnateurs au point de départ de leur aventure de trois jours vers le pic du Midi en début de deuxième semaine, et bien évidemment d’aller les chercher à leur retour. Ils ont toutefois obligation de rester au centre ou à proximité immédiate, en attendant, pour pouvoir réagir immédiatement en cas d’alerte accident de l’un des randonneurs.

Alors, comment s’occuper sans frustration lorsqu’on est dans un si beau cadre naturel que l’on ne peut explorer… C’est décidé, ils ne copieront pas leurs prédécesseurs qui passaient leur temps à squatter les caves de chaque maison du hameau pour s’imprégner du sang du Christ, Amen… Non, Mathieu et Benjamin épauleront Charlo et Paulo dans leurs tâches quotidiennes afin de voyager avec le père à travers les souvenirs de la résistance et de connaître les petites histoires secrètes du hameau, les cancans surtout, avec le fils.

En ce troisième jour, les émotions des jeunes Vendéens vont dessiner des montagnes. En effet, si de prim abord, l’intitulé interpelle, questionne seulement, il provoque surtout l’émoi chez de jeunes garçons de 10 à 14 ans d’après-guerre. Frère Rolland, qui gère le centre en l’absence de Frère Benoit, absence de nécessité mais bien plus souvent de paresse, annonce donc le thème de la journée, avec une certaine fierté.

— Messieurs, Messieurs ! Aujourd’hui, je vous ai préparé une rencontre bien particulière, une fierté de la région que vos parents nous envient certainement… Le Frère, tout émoustillé, fait régner le suspense…

Nous allons vous faire découvrir, dans la ferme de notre ami Rolland, et oui il porte le même prénom que moi, hi hi hi, c’est fou, non ? Les regards moqueurs s’échangent dans une assistance aux abois, ou presque…

Bref, nous allons vous faire rencontrer le « Noir de Bigorre » !

Cette annonce crée la surprise. Une surprise plutôt négative à l’oreille de nos jeunes Vendéens, qui s’offusquent même de l’annonce. Et la réaction candide du petit Pierre ne se fait pas attendre :

— Frère Rolland ! Je n’irai point… Papa m’a toujours appris à respecter les autres, alors, je n’irai point, moi, à ce genre de cirque moqueur, papa i’ voudrait pas !

— Moi non, plus. Vous êtes religieux et vous osez nous montrer un noir comme un animal de foire, enchérit Romain, le regard sombre.

— Ah, ah, ah ! s’esclaffe Frère Jean avec sa voix portante.

— Vous en riez, Frère Jean !? s’offusque Romain.

— Mais oui, j’en ris, mon bon Romain, répond Frère Jean. Car lorsque vous rencontrerez le « Noir de Bigorre », vous vous rendrez bein compte qu’on est bein loin de la triste époque de l’esclavage ou du clown chocolat. Mon pauvre ami, vous serez surpris de votre erreur et vous vous en voudrez même d’avoir eu ces pensées.

— Oui bah, pendant la guerre y avaient bien des africains qui nous ont aidé, mon père, i m’la dit, continue Pierre. Alors on n’a po l’droit de s’moquer ! Non, on n’a po l’droit.

— C’est bein c’que j’viens de dire à Romain, préparez déjà vos prières pour vous faire pardonner de ces mauvaises pensées mes petits… insiste encore Frère Jean.

— En tous les cas, c’est une réaction un peu naïve mais ma foi valeureuse, conclut le Frère Rolland avec un sourire amusé tourné vers ses confrères.

C’est donc à contrecœur que certains suivront le groupe jusqu’à la ferme de Rolland, à la rencontre du « Noir de Bigorre ». Et effectivement, la surprise sera grande et déroutante, notamment pour les deux petits impulsifs.

— Oh mais ce sont des sangliers, c’est pas des hommes ! Regarde Pierre, ce sont des sangliers, c’est pas des Noirs ! s’exclame Julien, un petit blondinet de la bande.

— On dit pas c’est mais ce sont, reprend Frère Luc ou Laurel, avec son air aimable.

— On dit surtout du cochon noir, et po du sanglier, corrige Frère Jean-Pierre pour qui tout ce qui peut terminer dans l’assiette est familier.

— Oui bah, Sanglier ou Cochon, i’s ont bien mangé mais i’s ont oublié de faire la toilette ce matin, intervient avec son humour inné Pierre, faisant rire l’assistance.

— Et c’est pas les seuls, chuchote Romain à son copain en regardant discrètement vers Frère Jean Pierre.

— Bon au lieu de ricaner, les Chouans, vous avez réfléchi à la prière de pardon pour vos mauvaises pensées du matin ? lance Hardy (ou Frère Jean).

Un petit pic taquin qui a le don de faire rougir les deux acolytes, effectivement un peu gênés de leur impulsivité matinale, et de retourner les rires moqueurs de l’assistance à leur encontre.

Toute la matinée, l’intérêt des enfants sera capté par les explications passionnées du fermier, plus audible que le père Gustave, la veille, sur l’élevage de ces cochons si particuliers aux yeux de jeunes gens qui ne les avaient jamais vus que roses, voire exceptionnellement tachetés.

Mais la deuxième partie de journée sera émotionnellement plus compliquée. En effet, après avoir découvert puis sympathisé ou même s’être attaché à ces « Noirs de Bigorre », le Frère Rolland a prévu un atelier cuisine l’après-midi au centre. En effet, accompagnés de quelques femmes du village, les enfants prépareront le repas du soir où seront conviés le fermier Rolland, et les conjoints et enfants des cuisinières, soit une petite centaine de personnes au total. L’ampleur du travail ne fait pas peur aux jeunes, car ils ne mesurent pas la difficulté, et ils seront aidés par des expertes des grandes tablées. Mais ce qui les dégoûte particulièrement c’est que ce soir les convives dégusteront les côtes de porc « Noir de Bigorre ». Heureusement que les tourtes aux myrtilles préparées pour le dessert viendront remonter le moral des troupes car, il faut bien le dire, les côtes n’auront pas un grand succès auprès des petits colons, beaucoup plus auprès des adultes. La soirée sera festive, puisque, enfin, autour d’un feu de joie, Frère Jean mènera la chansonnette autour des airs connus de Georges Brassens, Edith Piaf, Bourvil ou autres Charles Trenet, Maurice Chevalier…

La journée du lendemain sera plus culturelle, très naturelle, plus proche de la flore pyrénéenne, presque scientifique. En effet, Frère Rolland, « Laurel et Hardy », « le Bourru » et « Louis, la bonne pâte » accompagneront le groupe dans une petite randonnée à la découverte des plantes utilisées pour soigner, cuisiner et distiller. Même si, dans un premier temps, le thème n’attire pas forcément le public visé, il en ressortira une journée très instructive où chacun trouvera son intérêt dans la variété des plantes et leur utilité.

De leur côté, les deux jeunes chauffeurs vendéens épauleront les deux hommes à tout faire dans leur tâche quotidienne. Au programme du jour, ce sera débroussaillage d’une grande parcelle située derrière le centre. Ils s’enrichiront des aventures résistantes de Charlo pendant le conflit de 39-45. Et il faut dire, que le Résistant ne décrit que très rarement, mais avec passion, ces expéditions de l’ombre, même s’il sait ne raconter que ce qui peut être raconté.

— Charlo, on va v’nir vous filer un coup d’main, Mathieu et moi, annonce Benjamin.

— Bah ! Po la peine, n’sont po payés pour ça, les gars, pi je n’sé po p’us payé non p’us pour pouvoir vous r’filer une partie d’not’ paie pour c’te boulot… répond Charlo.

— Non, mais on n’te demande rien, si on s’en tient à c’qu’on nous paie, on va s’faire chier pendant ces 15 jours, parce que, sorti de not’ aller-r’tour de la s’maine prochaine, bein… le rassure Mathieu.

— Pi on avancera deux fois plus vite à quat’, pi tu nous paieras avec tes récits de résistant, d’ac’ ? rajoute Benjamin.

— Et bein d’ac, comme tu dis… Paulo t’y vois po d’inconvénient à c’qu’on partage le boulot ? demande Charlo à son fils.

— Super ! Oui, c’est super, copains ! se réjouit le jeune homme. Mais eh ? I’ va gueuler Frère Benoit, I’ va po nous payer si c’est po lui qu’a dit !

— Pfff, sort po d’sa cage le gros, t’inquiète po, l’en saura rein. Pi c’est po les voisins du village qui iront lui baver, n’le supportent point, alors, le rassure le paternel.

— C’est vrai ça, papa, hihihi, ah ah ! Le supportent po, le Gros Ah Ah Ah ! Le gros, Ah Ah Ah ! Il est gros, il est gros, il est gros, Ah Ah Ah !

— C’est bon Paulo, on a compris. Calme le père.

C’est donc décidé, le quatuor partira pour une journée de travail physique ponctué par les récits passionnés d’un ancien résistant.

— Mais au fait, c’est vrai ça, il est où le gros, comme tu l’appelles ? demande Benjamin.

— Ah Ah Ah ! Il est gros, il est gros, oh qu’il est gr.

— Paulo Stop ! intervient Charlo. Il est dans sa chambre, sans doute.

— Mais, ça fait deux jours qu’on l’a pas vu, il est mourant ? reprend Benjamin.

— Ah, Ah ! Sûr que non ! I’s goinfre toute la journée, pi i dort, pi i s’re goinfre, pi’ va déposer sa pêche, pi I’ s prend un goûter pi et pi et pi…

— Nooon !? réagissent simultanément les deux chauffeurs.

— Dam sûr, po vrai Paulo ?

— Ah, Ah, Ah, il est gros, c’est un gros porc, un gros porc que c’est, Ah Ah, c’est un gros, c’est un gros !

— Mais I’ vit dans un garde-manger ou quoi ? Parce qu’il en faut de la graille pour nourrir la bête ? demande Mathieu.

— C’est les p’tites du village qui l’servent, mais c’est point d’ gaieté d’cœur, c’est bein plu’ une punition. Surtout quand’ faut lu faire la toilette…

— Quoi !? Les deux Vendéens se regardent, choqués.

— Bein, n’ont po l’choix, il engraisse leurs vieux avec deux trois sous, alors bein, ferme les yeux, pi serre la mâchoire pi aïe dont va dont !

— Mais i’ leur fait des choses ? demande Benjamin.

— J’en sais rein, pi j’veux point savoir. La seule chose que j’sais, c’est qu’j’y confierais po mon Paulo. Allez au boulot les gars, la journée est po si longue.

Le quatuor se met donc au travail avec ces questions laissées sans réponses sur le sort de ces jeunes servantes qui hante l’esprit des deux chauffeurs. Puis à la première pause du matin, alors que Charlo a sorti le morceau de pain et une terrine de sanglier (et non de noir du Bigorre), les deux jeunes aides tentent de relancer le sujet. Mais l’homme à tout faire botte en touche.

— J’aurais po du vous en causer, j’vois bein qu’ ça vous turlupine… Bon, posez-moi vos questions sur la résistance si vous voulez pi j’ va vous répond.

Benjamin, bien que comme Mathieu, toujours perturbé par l’affaire Frère Benoit, se lance.

— Comment tu t’es lancé dans la résistance, t’as été recruté ?

— Non, deux copains et moi, on a fait par nous-mêmes. On aurait dû être au front comme plusieurs d’ nos copains. Mais au début, on a été chiffe molle. On s’est planqué. J’sais bein, c’est po courageux. Pi au fur et à mesure qu’on a vu les let ‘ v’nir annoncer aux familles qu’nos copains, bah i tombaient tous comme les feuilles en automne, on a commencé à s’dire qu’on avait bein fait mais qu’on pouvait po rester sans rein faire pour leur mémoire. Alors, on a commencé à réfléchir comment c’qu’on pouvait protéger nous-mêmes les familles du village quand les Chleus i’ s’point’raient. Alors, on a commencé à créer des cachettes dans la montagne, un peu comme Robin des bois dans sa forêt. Vous connaissez Robin des bois ?

— Oui, oui, répondent les deux jeunes hommes déjà accrochés au récit.

— Bon, bah donc on a fait pareil… Pi on a créé des pièges sur les sentiers, du style que t’y perds une jambe, ou qu’tu tombes de haut, ou bein qu’tu t’prends une barrique de chaux sur la goule, ou qu’tu finis en confettis. Un coup qui t’fait dire : Bon Dieu sont po là pour rigoler. Bref, tout pour laisser du temps aux gens du village de r’joind’ la frontière avant qu’les boches nous rattrapent. Mais en fait, not’ résistance a été bein pu utile pour sauver des p’tits juifs qu’nous aut’, bein pu utile pour semer les pourris d’la guestapo qu’les boches au début. Z’en ont pris dans la goule les trait’ de la nation. Pi la dernière année, en 44, bein là les chleus i’ sont arrivés, pi là y a eu du carnage. Nous aut’ on s’en est sorti parce qu’on était qu’trois à la tête du mouvement mais y en a qu’ont pris p’us cher sur Pouzac, Trébons ou Montgaillard, oui parc’ que les chleus z’étaient po là pour rigoler. Non c’était po joli… Pi c’est su l’chemin du r’tou (retour) qu’on a trouvé Paulo. L’avait po p’us d’quatre ans, pi l’était là, le r’gard perdu, assis à côté d’sa pauv mère étalée, la goule dans la boue, fusillée dans l’dos.

Le récit est glaçant. Alors que Paulo est déjà reparti au débroussaillage, les deux Vendéens sont figés par ce qu’ils entendent. Charlo a les trémolos dans la voix en évoquant sa rencontre avec Paulo.

— Mais donc Paulo… c’est pas ton fils ? demande prudemment Benjamin.

— Ça l’est dev’nu. Son vrai père il l’a jamais connu, pi j’suis po sûr qu’il a jamais été avec sa mère. Jamais personne n’a pu nous dire. En tous les cas, à c’t’heure c’est bein mon fils et l’Pere Firmin m’a bein aidé pour qu’ce soit ainsi pi po autrement. Bon, allez, allez, on y va, va point laisser l’gamin se faire tout le champ quand même, conclut Charlo sentant qu’il ne retenait plus son émotion.

— Tu nous montreras plus tard tes cachettes dans la montagne, pi tes pièges ? demande Mathieu.

— Oui, mon gars, mais po aujourd’hui… J’sais po pourquoi qu’j’ai commencé à vous raconter, j’le raconte jamais d’habitude. Allez, au boulot !

Le travail avancera bien durant toute la journée, à tel point que ce travail prévu pour deux jours initialement, sera terminé avant l’heure du goûter. On ne reparlera pas de la rencontre entre père et fils, en tous les cas pas avec Charlo. Mais la froideur de l’histoire sera toutefois abordée, dans leur chambrée, entre les deux jeunes chauffeurs qui ne sont pas restés insensibles.

En ce qui concerne, les jeunes colons. Le retour se fait dans la joie, en chantant, « Nous n’irons plus au bois », la comptine chantée de Madame de Pompadour. Comme une petite part de vérité dans le titre qui illustre un sentiment partagé par nos petits colons. En effet, même si elle était instructive, les enfants n’ont réellement apprécié que la dernière partie de la journée où les bonnes âmes du village leur ont remis un petit pot de miel, une fillette de liqueur de plantes et un échantillon de fleurs séchées très odorantes. Un petit présent destiné aux parents en souvenir de la colonie. Bien sûr, ces souvenirs seront gardés jusqu’au retour par les Frères pour éviter tout débordement, notamment avec l’eau-de-vie.

Une fois de plus, l’ambiance du soir sera festive, au son de la guitare de Hardy. Même Laurel se mettra à pousser la chansonnette, bien aidé dans sa retenue habituelle par les biens faits de l’eau-de-vie de plantes à laquelle les Frères, eux aussi, ont eu le droit, mais sans l’obligation de la conserver jusqu’au retour. Ce soir encore, bien que présent au repas, Frère Benoit sera absent des festivités, sans doute trop fatigué de ses activités du jour. Mais cela ne semble pas tracasser l’assistance, bien au contraire.

Les deux jours suivants mèneront les jeunes au contact des chèvres et des moutons. La démonstration de la tonte des moutons impressionnera beaucoup les jeunes vacanciers. Puis, ils auront le droit à une baignade dans le lac. Ils prendront, également, plaisir à fabriquer un radeau sous les directives de Frère Luc et Frère Louis ou « Laurel » et « Louis, la bonne pâte ».

Charlo, quant à lui, amènera son fiston et ses deux « arpettes » (apprentis) dans les sous-bois des pentes pyrénéennes pour récupérer le bois destiné à la fabrication des barrières qui borderont la parcelle débroussaillée la veille. Un travail pénible qui durera deux jours. Ce sera aussi l’occasion de montrer quelques endroits emblématiques des actions menées une petite quinzaine d’années plus tôt par notre résistant, lors du grand conflit. Des moments privilégiés et émouvants que les deux jeunes chauffeurs ne bouderont pas, bien au contraire.

Le dimanche matin, tout ce petit monde aura droit à une messe de deux heures, menée conjointement par Frère Benoit et Frère Rolland avant d’avoir quartier libre, limité, toutefois, à l’enceinte du centre. Une journée sans programme, idéale pour faire la transition entre les deux semaines et à la veille du départ pour la fameuse randonnée de trois jours prévue le lendemain matin au chant du coq. Et chez les jeunes on verra apparaître les infatigables, comme le petit groupe de Pierre et Raphaël, qui alterneront les roulades sur la parcelle en pente, les tirs à la corde et le jeu du facteur, et les pépères qui, comme les Frères ou les chauffeurs, passeront leur après-midi allongés dans l’herbe, à se faire caresser par les rayons du soleil et le doux vent des montagnes, refaisant le monde ou somnolant tout simplement. Une journée reposante et tranquille jusqu’au moment tant attendu de la douche hebdomadaire prévue avant le repas. Car c’est bien après celle-ci que la catégorie des pépères va déguster sévère. Et on ne parle pas là du repas mais bien des coups de soleil liés aux fameuses caresses de l’après-midi. On ira même jusqu’à retarder le repas d’une demi-heure pour que nos jeunes métissés puissent profiter d’une séance de relaxation aux rondelles de concombre et aux compresses de menthe poivrée. Une scène qui engendrera les moqueries de certains comme Pierre ou Raphaël.

— Bien l’bonjour jolies demoiselles alors on joue les princesses ! Pierre va aller vous chercher la cire pour dépoiler vos jolies gambettes… se moque Raphaël avec un air singeant la Bourgeoisie.

— Mais j’sais po faire ça moi, mon père i s’épile po, moi… ou alors sous ses jupons ?? Mais moi, j’sais po, moi… reprend Pierre avec un brin de naïveté calculé.

— Allez oust, sortez, vous n’êtes pas drôle ! Les envoie valser Laurel qui n’arrive, cependant, pas à masquer le rictus qui retient un éclat de rire.

Un moment douloureux et drôle à la fois. Drôle, sauf pour Frère Benoit qui n’apprécie pas ce contretemps alors que son ventre gargouille déjà depuis une bonne heure. Il passera donc son temps du dîner à accabler les Frères sur leur négligence face à la situation. Des reproches acceptés par les Frères, car effectivement les coups de soleil auraient pu être évités par plus de prévention.

Le réveil étant prévu dès 5 h du matin, le coucher se fera dès la fin du repas et les ronflements viendront planer sur le dortoir dans la demi-heure suivante.

— 05 h 00, il est 5… heuuure, il faut se lever, mes petits. Frère Louis tente, avec toute sa délicatesse, un réveil en douceur.

Mais les paupières sont lourdes à cette heure de la nuit ou du matin, on ne sait pas trop. La tentative en douceur n’a pas grand succès. Alors c’est Hardy, ou Frère Jean qui prend le relais. Et avec la grandeur de son coffre, il entame ce refrain de Ray Ventura :

— Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, ça vaut mieux que d’avaler d’la mort au rat, ça vaut mieux que de sucer d’la naphtaline…

Surprenant réveil mais efficace puisque le Frère ambianceur réussira à lever l’ensemble de la colonie. Il s’en tiendra juste au refrain, évitant ainsi les passages peu « catholiques » de certains couplets. Efficace, mais il n’en tirera, cependant, pas l’euphorie habituelle de ses prestations musicales. Le petit-déjeuner sera servi sous forme de pique-nique à l’arrivée au point de départ de la randonnée, il ne faudra donc pas plus de 45 min pour réunir l’ensemble des aventuriers et leurs accompagnateurs aux portes des deux cars. Les deux chauffeurs, Benjamin et Mathieu, sont bien présents pour accomplir la première des deux missions qui les attendent, à savoir, conduire les jeunes au pied du sentier.

C’est un trajet plutôt tranquille de près d’une heure qui mènera ce petit convoi en direction du village de La Mongie, avec des occupants quelque peu somnolents.

Le soleil est déjà levé sur la petite station de la Mongie. Et si la fraîcheur matinale aide au réveil des petits randonneurs, les rayons chaleureux viennent apporter un certain réconfort, voire un véritable entrain aux petits courageux. Et dès la descente du bus, il va en falloir pour décharger tout le matériel nécessaire à l’expédition. En effet, en plus des effets personnels de chacun, on décharge des tentes, des bâtons de marche, des vivres, des jerricans d’eau… un amas de matériel qui fait peur à voir.

— Tout ça ! Mais j’va jamais pouvoir porter tout ça moi, j’suis pas Hercules, moi… s’affole Pierre.

— Comment ça, tu n’vas pas pouvoir porter tout ça ? Mais comment on va faire, si t’es pas capable de porter tout ça ? On annule tout alors, parce que tous tes copains s’attendent à ce que tu portes tout tout seul, mon garçon. N’est-ce pas les copains ? se moque Laurel ou Frère Luc, avec cette froideur dont il aime jouer.

Pierre ne sait trop à quoi s’en tenir. Est-ce du lard ou du cochon ? Et son visage ne cache pas son inquiétude, ce qui déclenche l’hilarité de tout le groupe.

— Hein, hein, hein… J’savais bein qu’ c’était une titillade, un titillem’… une blague. J’suis po fou, moi. Quelque peu perturbé par ce revers, le jeune homme en perd ses mots.

— Titillation, mon p’tit Pierre. C’est titillation le mot que tu cherchais, jeune homme. Mais tu as raison, on utilise plus le mot blague ou bêtise ou sottise ou bien bobard voire pourquoi pas galéjade… l’achève Frère Luc.

Frère Jean-Pierre, pressé d’aller prendre le pique-nique du petit-déjeuner, décide d’accélérer les choses. Le ventre gargouillant, il explique alors l’organisation.

— Bon Allez, Allez ! On rigole, on rigole mais faut qu’ ça avance à c’t’ heure. Alors on a créé quatre groupes, parce qu’on est quatre chefs de groupe, logique. Chacun ira derrière son Frère référent à l’appel de son nom. Quand on sera sur le chemin de randonnée, chacun restera dans son groupe et les plus rapides attendront ou aideront les copains, ou bien le Frère, si c’est le Frère qui traîne. Oui, bein sûr, j’dis ça pour moi.

Un discours solennel coupé dans sa dynamique par ce dernier aparté qui appelle au rire, vite recadré.

— POP pop pop ! On écoute car j’vais point répéter. Chaque groupe marchera à son rythme mais on a fixé quelques points de rassemblements ou on se retrouvera tous autour d’un goûter ou d’un repas pour reprendre des forces. Le dîner et la nuit sont prévus près d’un gîte, c’est pour ça qu’on n’a pas le repas du soir, y a de bonnes âmes qui nous le préparent là-haut, et pi Frère Jean n’a point oublié sa guitare pour finir la soirée. Bon, alors, pas un bruit, j’fais l’appel à c’t’ heure. Alors avec Frère Luc : Pierre…

Le premier appel annoncé fait éclater de rire l’assistance et pour cause…

— Ah bah, oui, mais là…. Même Frère Grognon se rend compte de la situation et s’en amuse. J’aurais dû commencer par la fin.

Pierre rougit mais Frère Luc le rassure en lui balayant les cheveux de la main. Frère Jean-Pierre continue l’appel et réconforte rapidement le jeune homme en listant un à un l’ensemble du petit groupe de copains.

Les groupes constitués, les baluchons sont distribués et les enfants se rendent compte, à ce moment-là, que ce n’est pas une simple balade qui les attend. Les baluchons sont distribués et pourtant, il reste encore les tentes indiennes au pied des bus, des tentes trois-places pour une soixantaine de randonneurs. Les accompagnateurs seront hébergés dans les gîtes, au chaud.

— Mais Frère Jean-Pierre, qui va porter les tentes ? y’en a vingt, j’ai compté… ose demander Romain.

— Bah, on avait pensé à toi et ton copain Hercules, euh Pierre, pardon, répond Frère Rolland, prenant le pas sur Frère Jean Pierre, sous les rires moqueurs de l’assistance. Mais bon finalement, on a fait appel à quatre compagnons : Gaspard, Melchior, Balthazar et Bethléem. Tiens, bah, d’ailleurs, ils arrivent.

Ce sont quatre ânes menés par un fermier du coin qui arrivent vers le groupe. En effet, ces compagnons seront les porteurs du matériel lourd durant ces trois jours, des compagnons expérimentés qui accompagnent depuis quelques années maintenant les colonies de Bigorre et des alentours. Les jeunes sont en admiration devant ces beaux gabarits d’une zénitude exemplaire devant l’euphorie des jeunes.

— Doucement, doucement ! Bon, allez maintenant, vous allez pouvoir dire au revoir à Benjamin et Mathieu qui vont nous quitter et viendront nous récupérer après-demain et puis on va commencer l’aventure, annonce Hardy (Frère Jean).

Et avant même de partir à l’ascension des pentes pyrénéennes en direction du pic du midi, la première escale se fera au bout de seulement 10 min de marche, au pied de La Chapelle Notre Dame. Une chapelle toute récente, achevée seulement huit ans auparavant, en 1954. Une petite chapelle, très mignonne, qui ne ravit pas pour autant nos jeunes colons. Car ils l’ont bien compris, cinq Frères accompagnateurs ne s’arrêtent pas devant une chapelle par hasard. Et effectivement, une bénédiction par Frère Rolland est prévue avant de se lancer dans les sentiers du Tourmalet. Le calvaire ne durera pas bien longtemps, à peine trois quarts d’heure, et sera ponctué par le petit-déjeuner.

Frère Rolland est le local de l’aventure. Il vit au pied de ces montagnes depuis sa plus tendre enfance. Il connaît donc parfaitement les sentiers, les montagnards, la faune et la flore pyrénéenne. Il sera donc le guide, le meneur de l’aventure. Il évoluera en électron libre et naviguera de groupe en groupe pour s’assurer du bon déroulement de ces trois jours et de la bonne santé de ses randonneurs. C’est lui qui organise chaque année ce genre d’expédition pour la colonie et tout est bien rodé pour que quoiqu’il se passe, une solution ou une adaptation se présente instantanément.

Il est, environ, 8 h 30 quand l’aventure est officiellement lancée. C’est le groupe de Frère Luc, Pierre et Romain qui mènera cette première étape de la journée, aux côtés de Balthazar. Ils n’ont pas encore commencé à entamer les pentes que Pierre demande :

— Frère Luc, qu’est-ce que c’est ça là-bas ?

— Un téléphérique.

— C’est quoi Un Téléfric ?

— Un téléphérique c’est une cabine sur un treuil qui permet de transporter les gens jusqu’à l’observatoire du Pic du Midi.

— Bah c’est ça qu’faut qu’on prenne, pourquoi c’qu’on y va à pied ? s’offusque Pierre.

— Et Balthazar tu l’mets où sur tes genoux ? … Non mais c’est QUE pour ceux qui travaillent à l’observatoire, et qui y montent et descendent tous les jours, explique Frère Luc. Puis, on est venu pour faire une randonnée, pas pour se faire porter, non ?

— Mmm. Le jeune homme n’est pas convaincu.

 

La randonnée a tout juste débuté, et les deux chauffeurs sont déjà attablés au QG de la colonie à petit-déjeuner. Charlo et Paulo sont restés prendre un café avec eux avant de partir s’atteler aux tâches du jour, alors que Frère Benoit est reparti vers sa chambrée, sans doute pour digérer après s’être gavé sur son premier plaisir de la journée. Tel un rustre solitaire, et malgré les valeurs de respect qu’il aime prôner, certes bien souvent en sa faveur, il n’adresse pas un mot aux petites gens que sont chauffeurs ou hommes à tout faire ; c’est tout juste s’il répond aux salutations de politesse qui lui sont adressées.

Bref, c’est une fois de plus, ce qui alimentera les premiers échanges de la table des exclus.

— Quel vieux pedzouille, c’ui-là, s’insurge Mathieu.

— Pedzouille ? Charlo ne comprend pas.

— Oui, Pedzouille, c’est un vieux porc qui veut péter plus haut qu’son cul, mais qu’à aucune classe, un Pedzouille, explique Mathieu.

— C’est une merde, un plouc quoi, enchérit Benjamin.

— Ah Ah, je n’connais’… répond l’homme à tout faire avant qu’intervienne Paulo.

— Ah Ah Ah ! Pedzouille ! Pedzouille ! Pedzouille ! Gros porc ! Plouc, plouc, Ah Ah Ah !

— C’est bon, c’est bon, on a compris. Calme Charlo. Bon allez au boulot, on s’voit plus tard, vous allez sans doute vous r’poser à matin ?

— Oui, c’est ça on va s’reposer, le réveil était matinal… confirme Benjamin avec l’acquiescement de son complice.

Les deux chauffeurs iront donc, dès la fin de leur repas matinal, s’inspirer des activités de ce Frère « Pedzouille » qu’ils vénèrent tant.

 

Pendant ce temps-là, l’ascension des pentes du Tourmalet a bel et bien commencé pour nos jeunes randonneurs en herbe et leurs accompagnateurs. Et déjà, les récompenses à l’effort sportif s’offrent à eux, des récompenses offertes par la nature elle-même. En effet, sur ces pentes dégagées, les animaux des paysans locaux profitent du libre pâturage. On y voit chevaux, chèvres, vaches, moutons. Tous évoluent en groupes plus ou moins importants, comme un parallèle à l’aventure de ces jeunes Vendéens. Nos jeunes seront également attendris par ces petits rongeurs, intrigués par leur présence, et qui viennent en curieux observer le passage du cortège. Ce sont de petites marmottes qui vont et qui viennent, se lèvent puis aussi vite se tapissent, fuient puis réapparaissent…

— Oh, on dirait des « Denise » ! s’extasie Romain.

— Des Denises ? demande Frère Luc.

— Oui enfin, nous c’qu’on appelle des « Denise » chez moi. C’est parce qu’on a une commère au village, qu’est toujours à l’affût de qui qui vient chez l’voisin, qui qui passe sur l’chemin, qui qui parle avec machin… Mais la Denise elle fait mine d’aller ramasser de l’herbe devant chez elle, sauf que devant chez elle, c’est une terrasse en béton. Elle se cache derrière son rideau de cuisine, sauf qu’a la po une bonne vue, alors elle entrouv’ le rideau à moitié, pi tout l’monde la voit. Bon bah, la Denise, chez nous, c’est une « Marie Cancan » po discrète pour un sou. Alors, les gens y s’en amusent, pi des fois ils en jouent, pi bein l’Samedi au marché du village, elle va baver c’qu’elle a vu ou entendu, pi les gens rigolent parce que tout l’monde l’est au courant.

— C’est pas très très gentil, ni respectueux c’que tu m’dis là sur cette pauvre Denise, commente le Frère.

— Non mais c’est rigolo, reconnaît sans gêne Romain, soutenu par quelques rires de camarades.

— Oui sauf quand vot’ mère s’appelait Denise, comme c’est le cas pour moi, répond Laurel.

Un silence gêné s’impose sur le moment au petit groupe de randonneurs éclaireurs. Trente petites secondes de mal-être s’installent puis Frère Luc relance :

— Ma mère s’appelait Laurette et pas Denise, mais voyez l’effet que cela peut faire quand on joue à ce jeu-là. Pensez-y à l’avenir.

— Et encore, t’as de la chance de l’avoir comparé à une marmotte, cette Denise. La marmotte, elle est mignonne, elle est drôle. Nous des « Denise », on appelle ça des langues de vipères, c’est gluant, moche et ça pique comme la mère Lanchon, au village, gluante et moche et qui pique, mais po que par ses cancans qu’elle pique, par sa barbe de vieille aussi, enchérit, une fois de plus sans calcul, Pierre.

— Pierre, vous auriez mieux fait de vous taire… réagit Frère Luc en fronçant les sourcils. Pour votre insistance et votre vulgarité vous allez me réciter trois « notre Père » et trois « je vous salue Marie ».

La désinvolture du jeune homme fait sourire les copains autant qu’elle les surprend à chaque fois qu’elle s’illustre. Mais Frère Luc n’apprécie pas ce genre d’humour dans la bouche d’un enfant. Et pourtant au fond de lui, il aimerait en rire mais cela n’est pas en adéquation avec les valeurs de respect qu’il défend et qui lui sont chères.

Le petit groupe avance à bons pas. Ce ne sont pourtant pas les plus vieux ni les plus robustes mais déjà de bons petits sportifs, habitués à marcher, courir, sauter dans leur campagne vendéenne. Et l’allure est la même dans chaque groupe. À part, peut-être, pour le groupe de Grognon ou Frère Jean Pierre qui s’essouffle vite de par sa corpulence. Si pour se faciliter le trajet, le Frère s’est déjà libéré du poids de son sac à dos en le confiant à Bethléem, le compagnon à quatre pattes, il commence à se dire que les pentes étaient encore douces par rapport à ce qui les attend. Il se dit que déjà l’an dernier il avait souffert sur cette randonnée de trois jours, et qu’il n’aurait pas dû avoir la faiblesse de succomber à tous les plaisirs de la table depuis un an, car porter deux baluchons, le sac à dos et sa bedaine, c’est sans doute trop pour lui.

Cette situation convient parfaitement à Bethléem, car il peut se permettre de faire des pauses régulières pour brouter les quelques herbes sauvages du parcours, il ne sera pas rappelé à l’ordre par son maître du jour qui, lui, en profite pour respirer, boire ou croquer dans une pomme pour récupérer. Un privilège que n’ont pas forcément Gaspard, Melchior et Balthazar dans les groupes précédents. À l’approche de « Coume l’Ayse », un point ravitaillement est prévu pour pallier les éventuelles défaillances avant de grimper un peu plus encore en direction du Pic. Un arrêt d’une quinzaine de minutes normalement. Mais le quart d’heure prévu correspond déjà au retard que compte le groupe de Frère Jean-Pierre.

Frère Rolland laisse à peine le groupe arrivé et s’inquiète des raisons de ce retard :

— Est-ce que tout va bien, y a-t-il eu un souci ?

— Hein ? Un sou, un souci, non pourquoi ? répond Frère Jean-Pierre, cherchant son souffle.

— Bien, cela fait plus d’un quart d’heure, voire presque une demi-heure, que le groupe de Frère Louis est arrivé, alors qu’on avait cinq dix minutes entre chaque groupe.

— Oh ça, oui j’sais bein, Frère Rolland, mais ça c’est Bethléem, tous les cent mètres il s’arrête pour bouffer. Il est comme moi c’t’ animal, c’t un épicurien c’te bête, ose Frère Jean Pierre, sans scrupule, offusquant au passage ses jeunes compagnons médusés par cette mauvaise foi flagrante du religieux.

— Mais mon ami, c’est à vous de mener Bethléem, pas l’inverse. Je vais faire la prochaine section avec vous et vous montrer… annonce Frère Rolland, ce qui soulage ou même semble amuser les jeunes du groupe.

— Nooon, c’est po la peine, j’vais bein l’faire tout seul, j’suis capable d’élever la voix s’il le faut, essaie de se défendre Frère Jean-Pierre.

— Oh, je sais mais de toute manière, je navigue entre les groupes et n’ai pas encore été avec vous autres alors comme ça… Allez, requinquez-vous avec le p’tit goûter et puis on s’en retourne, conclut Frère Rolland sans laisser place à une argumentation.