La malédiction des toubabs - Daniel Maître - E-Book

La malédiction des toubabs E-Book

Daniel Maître

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Beschreibung

Dans le cadre de la coopération franco-ivoirienne, Paola et Damien sont affectés au lycée de garçons de Bingerville, où ils savourent les mystères de l’Afrique avec émerveillement. Mais leur bonheur est de courte durée. Dès la seconde année, une série de crimes secoue la communauté des coopérants, plongeant Paola et Damien dans une spirale de suspense et de danger. La police peine à résoudre ces énigmes, tandis que chaque nouvelle découverte les rapproche au cœur d’une intrigue périlleuse.

À PROPOS DE L'AUTEUR

À la suite d’une carrière riche et diversifiée, Daniel Maître vous entraîne, à travers ses personnages, dans un voyage captivant au cœur de l’Afrique. Entre amitié, amour, haine et vengeance, il offre aux lecteurs une histoire policière assez surprenante dans La malédiction des toubabs.


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Daniel Maître

La malédiction des toubabs

Roman

© Lys Bleu Éditions – Daniel Maître

ISBN : 979-10-422-3860-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Cinq étés de porcelaine – Édité par Associu di i Monacci – 2017 ;

– Mirka ou l’enfance d’un gone – Éditions du Poutan – 2021 ;

– Lisa – Le Lys Bleu Éditions – 2022.

À Paulette,

pour qui les années en Côte d’Ivoire furent les plus belles.

Des culs blancs en Afrique noire

Au-dessus des nuages

C’était un dimanche, c’était à Orly, comme dans la chanson de Gilbert Bécaud.

Je m’en vais l’dimanche à Orly.

Sur l’aéroport on voit s’envoler

Des avions pour tous les pays.

Pour l’après-midi j’ai de quoi rêver.

Je me sens des fourmis dans les idées

Quand je rentre chez moi la nuit tombée.

L’enfant de l’escalier 6, bloc 21 ne réalisera sans doute jamais son rêve…

Damien, lui, ne rêvait pas. Il était bel et bien à bord d’un DC 8 de la compagnie Air Afrique. En ce temps-là, la vie des honnêtes gens n’était pas pourrie par des fanatismes religieux. Pas de file d’attente harassante, pas de fouille humiliante ; on embarquait dans un avion comme on monte dans un bus. Dans le sac de Paola, le 7.65 du grand-père était passé comme une lettre à la poste !

Pour la première fois, il avait en face de lui une hôtesse de l’air, comme dans les livres, qui le priait de boucler sa ceinture. Pour la première fois, il entendait la musique rassurante de l’orchestre Caravelli, pour la première fois, comme dans les romans d’aventures qu’il avait dévorés dans sa jeunesse, il voyait à travers le hublot défiler de plus en plus vite le sol détrempé du tarmac dans le vrombissement assourdissant des réacteurs ; puis le retour au calme, comme un soulagement, après la petite angoisse du décollage, le bruit des ceintures qu’on déboucle, le ronronnement des moteurs en vitesse de croisière, la voix chaleureuse du pilote qui souhaite aux passagers la bienvenue à bord.

Damien était aux anges, pressant très fort la main de sa femme blottie contre lui. Paola l’observait avec un petit sourire en coin. Pour elle, ce vol était loin d’être un baptême de l’air. Lors de ses nombreux allers-retours entre le Continent et la Corse, où elle aimait se ressourcer à Auddè, son village natal, elle avait connu bien sûr les bateaux de la Compagnie Générale Transatlantique, mais aussi le DC-4 puis la Caravelle d’Air France. Mais elle n’avait jamais entrepris un voyage aussi long dans un tel confort. Cependant, elle prenait un malin plaisir à jouer les blasées face à l’enthousiasme de son mari.

Ils avaient quitté un Paris noyé sous un crachin tenace. L’avion poursuivait son ascension dans un épais brouillard. Et puis soudain, il émergea de la grisaille, débouchant dans la pureté d’un ciel azuréen, survolant une mer immaculée de nuages.

Submergé par l’émotion, Damien ressentit pleinement l’intensité de cet instant qu’un chanteur exprimera en allemand sous le nom de Reinhardt Mey et en français sous le nom de Frederik Mey :

Über den Wolken………………………...Au-dessus des nuages

Muss die Freiheit wohl grenzenlos sein..……La liberté semble être infinie

Alle Ängste, alle Sorgen……. Toutes nos craintes et nos peines

Sagt man…………………………………………………….Dit-on

Blieben darunter verborgen………….Seraient ensevelies sous l’horizon

Sous ce plafond nébuleux, tout en bas, il laissait les bonheurs et aussi les tracas, cette année de lune de miel dans leur petit appartement lyonnais alors qu’il effectuait son stage de CAPES pratique et qu’elle poursuivait ses études tout en enseignant dans un collège de la ville ; puis le service militaire qu’il avait eu la chance d’effectuer sur place grâce à ses talents de footballeur, une période pourtant frustrante avec ce sentiment de perdre son temps, alors que Paola « faisait bouillir la marmite ».

Les choses s’étaient gâtées lorsqu’après avoir été démobilisé, il avait dû rejoindre le poste qui lui avait été attribué, du côté de Valenciennes.

Même si les collègues et les élèves avaient pleinement justifié la réputation de gentillesse et de convivialité des gens du Nord, la situation était intenable.

C’est alors qu’il s’était souvenu d’une conversation avec un camarade de régiment, enseignant, qui constituait un dossier pour partir dans l’un de ces pays africains depuis peu indépendants au titre de la « coopération ». Il avait ainsi appris l’existence d’un Ministère de la Coopération. À l’occasion d’un jour de congé, il fit un saut à Paris et se présenta au 20, rue Monsieur.

Rien ne vaut le contact direct. Dans les bureaux du Ministère, tout alla très vite. Depuis Lyon, Paola clamait qu’elle était prête à suivre son mari jusqu’au bout du monde. Ce ne fut pas le bout du monde, mais tout de même… la Côte d’Ivoire !

Leur départ avait été précédé d’un séminaire à Bordeaux où on leur avait administré les vaccins obligatoires et où un envoyé de Côte d’Ivoire leur avait expliqué ce qui les attendait dans son pays. Il était du genre facétieux et s’était complu à noircir (sans jeu de mots !) le tableau, leur montrant la photo d’une piste en latérite en la faisant passer pour une route nationale. Mais globalement, sa présence à Bordeaux avait atteint son but : les rassurer avant le grand saut dans l’inconnu.

Tandis que le tapis de nuages s’effilochait peu à peu pour laisser entrevoir les cimes des Alpes, Damien avait « plein de fourmis dans les idées »…

L’Afrique ! Il allait enfin connaître ce continent mystérieux où ses lectures l’avaient emmené sur les traces d’aventuriers, d’explorateurs, de missionnaires de légende : le Docteur Samuel Ferguson durant ses Cinq semaines en ballon, René Caillé à Tombouctou, Stanley à la recherche de Livingston, Mungo Park qui se noya dans le Niger, Charles de Foucauld assassiné à la porte de son ermitage saharien, De Monfreid en Mer rouge, le Docteur Schweitzer à Lambaréné, Savorgnan de Brazza au Congo quelques années avant Tintin, ou la Baronne von Blixen-Finecke dans sa ferme africaine.

Le seul dont il n’avait jamais entendu parler était un certain BINGER, explorateur puis administrateur de la Côte d’Ivoire. On a donné son nom à une ville qui en fut la capitale entre 1900 et 1934 : BINGERVILLE.

Et c’est dans cette ville, au lycée de garçons que, par un curieux caprice du destin, Damien et Paola avaient été affectés !

L’Afrique. Il en avait rêvé.Elle se matérialisa soudain lorsqu’après le bleu de la Méditerranée ce fut de l’ocre à l’infini : Le Sahara ! Le visage collé au hublot, il dévorait des yeux cette immensité de sable, tandis que des mots magiques envahissaient son esprit : oasis, touareg, caravane, dromadaire, razzia, le Ténéré, Agadès, Tamanrasset ou encore le nom d’un lieu qu’il avait cru longtemps imaginaire : Tataouine ! Il pensa à tous ces voyageurs qui étaient morts de soif sous un soleil de plomb et qu’on n’avait jamais retrouvés ; disparus à jamais dans cet océan minéral comme des marins en mer.

Avec une pensée pour tous ces malheureux, il commanda deux coupes de champagne.

L’Afrique ! Au sortir de l’avion, une bouffée de chaleur, comme une chape de plomb, une moiteur accablante ; le sol brûlant comme une plaque chauffante. Au pied de la passerelle l’oncle de Paola, Zio Anto, la chemise trempée de sueur, les attendait. Il avait ses entrées à l’aéroport. Les Corses ont des entrées partout ! Après avoir serré sa nièce dans ses bras, il toisa avec circonspection le Lyonnais endimanché. « O maschju, si tu ne tombes pas la veste tu vas mourir de chaleur ! Et enlève la cravate. On n’est pas à Lyon ici ! »

Après avoir récupéré les bagages, ils embarquèrent dans un véhicule qui ressemblait plus à un char d’assaut qu’à un 4x4. Le tonton conduisait très vite. En quelques minutes, ils arrivèrent à destination.

Abidjan

Antoine et sa femme Vanina habitaient en Zone 4, le quartier des expatriés, à proximité de l’aéroport. La maison était vaste, entourée d’une végétation luxuriante et, raffinement suprême aux yeux de Damien, agrémentée d’une piscine.

Vanina était une pure Ajaccienne, une Benedetti. Anto était le frère cadet du père décédé de Paola, un Giraschi de Propriano. Il dirigeait une grosse entreprise spécialisée dans le transport de grumes, ces troncs d’arbres non équarris qu’il fallait acheminer du fin fond de la brousse jusqu’au port d’où ils étaient expédiés dans tous les coins du monde.

Il avait débuté avec un seul camion – un grumier – qu’il conduisait lui-même ; puis il avait développé son entreprise et se trouvait à la tête d’une flotte de dix véhicules. Vanina assurait la comptabilité tout en dirigeant sa maison ; mais pas toute seule ! Ce qui interpella Damien au plus haut point ce furent les boys ! Mais les boys des années 60 en Côte d’Ivoire n’étaient pas ceux, maltraités et exploités, de l’époque coloniale. C’étaient des « gens de maison » rétribués au tarif syndical sous le contrôle d’un inspecteur du travail. Malgré tout, le terme de « boy » gardait aux yeux de Damien une connotation colonialiste désagréable.

« Ça te passera », lui glissa le tonton avec un sourire narquois. Excepté les nounous pour les enfants en bas âge, les « gens de maison » étaient généralement des hommes. Mamadou était au service des Giraschi depuis leur installation en Côte d’Ivoire. Sous la direction de Vanina, il était devenu un excellent cuisinier. Le civet de phacochère, version africaine du sanglier en sauce corse, n’avait pas de secret pour lui. C’est ce que Damien et Paola purent constater ce soir-là.

Mais le reste du repas fut typiquement corse : muscat de Patrimonio, vin du Sartenais, charcuterie de Cozzano et pour finir le fiadone1. La cerise sur le gâteau fut une liqueur de myrte concoctée avec amour par une mina2de Propriano.

Les yeux embués de larmes, la tante de Paola leur parla de leurs enfants qui avaient dû quitter le nid familial après le bac pour poursuivre leurs études à Marseille. En attendant la création de l’université d’Abidjan, c’était malheureusement le lot de tous les jeunes expatriés.

La chambre était climatisée et ils purent goûter une nuit de sommeil bienvenue après une telle journée.

Le lendemain, à la demande de Damien, Antoine se fit un plaisir de les emmener sur son lieu de travail.

« Et voilà les bestiaux ! » s’exclama-t-il en montrant les grumiers3 bien alignés sur un immense parking.

« Il en manque trois qui sont en brousse. Celui-là est en instance de départ. »

Effectivement, un chauffeur s’affairait sur l’un des monstres, vérifiant les niveaux, les pneus et les courroies énormes destinées à arrimer les grumes. Il était assisté d’un jeune garçon qui s’installa sur le siège passager.

« Lui, c’est l’apprenti-calé. Il est là pour apprendre, mais surtout pour sauter du camion lors d’un arrêt et placer des cales sous les roues.

Quant aux chauffeurs, ce qui est important lors de leur recrutement, c’est de vérifier que leur permis est authentique et qu’ils ne l’ont pas acheté. La vente de permis est une pratique courante.

— Où partent-ils ? » demanda Paola.

« Du côté de Daloa, à 300 kilomètres. Mais attention : ce n’est pas de l’autoroute ; c’est de la piste en latérite, ce qui explique cette poussière rouge qui recouvre tout. Elle s’insinue même dans les coffres des voitures ! Le pire, c’est la tôle ondulée ; si tu ralentis en dessous de 30 km/h, tu as l’impression que le camion va se désagréger ! »

Damien ne put s’empêcher de penser au film de Clouzot dans lequel Yves Montand, Charles Vanel et leur chargement de nitroglycérine sont confrontés à cette angoissante situation.

Alors que le chauffeur s’installait au volant, Antoine lui remit une enveloppe, ce que sa nièce ne manqua pas de remarquer.

« Vois-tu, les transporteurs sont soumis à une réglementation concernant la charge maximale des camions. Ça dépend du nombre d’essieux. Comme tu peux le constater, celui-ci compte 3 essieux et il ne peut pas transporter plus de 26 tonnes. À Dabou, il y a un poste de contrôle. Il faut monter sur la bascule. Pas question pour le contrôleur de tolérer un dépassement de charge. Quoique… C’est là qu’intervient la petite enveloppe. À ce propos : lorsque vous aurez votre voiture, n’oubliez pas de glisser dans votre permis un billet de 500 francs (CFA)… pour les flics en cas de contravention ! »

C’est ainsi que nos jeunes gens découvrirent ce mal qui ronge l’Afrique « en voie de développement » : la corruption.

L’après-midi fut consacré à la découverte de la ville en compagnie de Zia Vanina.

D’abord les quartiers chics : Le Plateau, centre commercial avec l’Hôtel-restaurant du Bardon, la librairie Barnoin, le club de tennis et, au bord de la lagune, le stade Houphouët-Boigny ; puis Cocody, le palais présidentiel, l’université en construction, le lycée classique et le magnifique Hôtel Ivoire.

Après avoir traversé le pont Houphouët-Boigny qui enjambe la lagune, ils se retrouvèrent à Treichville, un quartier populaire où un ami d’Antoine dirigeait une « boîte à filles » comme le glissa Vanina en baissant la voix.

À Adjamé, autre quartier populaire, elle leur montra en passant son restaurant vietnamien préféré. Comme la plupart des restaurants exotiques, il était tenu par un Ivoirien retraité de l’armée française et son épouse vietnamienne.

« C’est là que nous mangerons ce soir. Mais en attendant, nous allons rentrer et nous rafraîchir un peu, car vous devez être fatigués. » Pendant le retour, ils furent surpris par la tombée de la nuit qui survint en quelques minutes. Vanina remarqua leur étonnement.

« Ici, nous ne sommes pas loin de l’équateur. Le jour se lève et la nuit tombe en quelques minutes. Mais vous vous y ferez vite.

Demain, nous irons à Bingerville découvrir votre lycée et surtout votre case… Ne vous inquiétez pas, il s’agit d’une vraie maison, mais c’est ainsi qu’on les appelle ici ! »

C’est effectivement une vraie maison qu’ils découvrirent le lendemain matin après avoir, dans la relative fraîcheur de l’aube, parcouru les 18 km qui séparent Abidjan de Bingerville.

Les coopérants étaient logés par l’administration locale et l’oncle Antoine avait fait jouer ses relations pour que sa nièce soit bien traitée.

La « case » était située à une extrémité de la ville, au milieu d’un grand terrain, à la lisière de la brousse. Elle comportait deux chambres spacieuses et une grande salle de séjour. Le mobilier était réduit au minimum, mais fonctionnel. Paola remarqua les murs ajourés de la cuisine et des sanitaires.

« On appelle ça des claustras. Ils sont destinés à faciliter la circulation de l’air et à apporter un peu de fraîcheur à l’intérieur », précisa Vanina. « Mais il faudra sans doute prévoir la climatisation pour les chambres. »

Paola avait hâte d’emménager.

« Ce sera pour dimanche. En attendant, allons découvrir votre lycée. »

L’établissement se trouvait à deux pas de leur maison. C’était un grand bâtiment en U sur deux niveaux. À l’intérieur, une galerie à l’air libre faisait le tour de l’étage et desservait toutes les classes. Et toujours les inévitables claustras.

Le proviseur les reçut dans ses appartements en compagnie de son épouse. Tous deux avaient revêtu un boubou, ce vêtement traditionnel long et très ample qui confère à la silhouette une belle noblesse. Ce qui était frappant chez cet homme, c’était le contraste saisissant entre un corps torturé sans doute par une maladie infantile et un visage serein mangé par des yeux d’une incroyable vivacité, des yeux qui portaient sur vous un regard à la fois pénétrant et bienveillant.

Il s’appelait Jérémie Gnaléga. D’après son prénom, Damien supposa qu’il n’était pas musulman et qu’il lui faudrait attendre une autre opportunité pour découvrir la polygamie, ce fantasme de tous les mâles judéo-chrétiens.

Un boy apporta des rafraîchissements, mais c’est la maîtresse de maison qui tint à faire le service.

Leur nouveau patron appartenait à la première génération d’intellectuels de la Côte d’Ivoire postcoloniale. Il avait fait ses études à Montpellier et avait gardé de son séjour en France un excellent souvenir. Il connaissait très bien Lyon, mais il voulut tout savoir sur la Corse.

« Pour moi, c’est le pays natal de Napoléon et de Tino Rossi. Mais il paraît que c’est aussi un petit paradis sur terre. » Paola ne put qu’approuver.

« J’ai eu la visite de votre oncle et c’est ensemble que nous avons choisi votre case. J’espère que vous y serez bien. » Damien et Paola se confondirent en remerciements et prirent congé sur une excellente impression. Ils se rendirent ensuite dans les bureaux où ils firent la connaissance des secrétaires et du censeur. C’était un Français, un Martiniquais. Il avait fait ses études à Paris, un CAPES de lettres modernes et dépendait, comme eux, du ministère de la Coopération. « Entre insulaires, nous devrions bien nous entendre », dit-il avec un large sourire à Paola.

« Quant à notre Lyonnais, nous ferons avec ! »

Damien apprécia le ton jovial et se dit que cette rentrée scolaire s’annonçait bien.

La réunion préparatoire avec tous les professeurs était prévue pour lundi, ce qui leur laissait le temps d’emménager.

Avant de quitter la France, ils avaient vendu leur Dauphine de jeunes mariés. Sur les conseils du tonton, ils avaient commandé une 403.

« C’est du solide, exactement ce qu’il vous faut pour la brousse. »

En attendant d’en prendre possession, ils profitaient de la méhari de Zia Vanina, ce qu’ils appréciaient particulièrement, car, d’après ce qu’on leur avait dit, prendre un taxi à Abidjan c’était s’exposer à voir défiler l’asphalte à travers le plancher rongé par la rouille d’un engin brinquebalant. Sans parler des taxis de brousse surchargés arborant des slogans aussi pittoresques qu’inquiétants : À Dieu va, S’en fout la mort et autres formules funèbres.

Le vendredi soir, Antoine et Vanina avaient l’habitude de « dégager », c’est-à-dire de sortir en ville.

Ce soir-là, ce fut dans un restaurant libanais. Les néo- africains découvrirent les mezzés, le taboulé, la moussaka et les baklavas. Le patron était d’une extrême amabilité. De plus, en bon Libanais, il n’était pas indifférent à la blondeur de Paola qu’il gratifiait de regards appuyés. Damien appréciait modérément ; mais notre Levantin dragueur se fit pardonner en proposant un narguilé : le calumet de la paix !

Ils finirent la soirée au Son des guitares, une réplique du fameux cabaret d’Ajaccio. Le duo Toni et Santa y interprétait les titres-phares de la chanson corse : La complainte corse, Di mi perqué, u mio mulinu et l’incontournable Solenzara. C’est très tard dans la nuit qu’ils regagnèrent la zone 4 et nos jeunes gens eurent beaucoup de peine à trouver le sommeil après une journée si riche en évènements.

Pour Vanina, comme pour toutes les femmes corses de sa génération, la grasse matinée était inconvenante. Ce fut donc un réveil en fanfare en ce samedi matin.

« Les enfants, nous allons faire notre marché. Le plus tôt c’est le mieux, avant qu’il fasse trop chaud. »

LE marché d’Abidjan, c’est celui de Treichville.

Une orgie de couleurs : le chatoiement des boubous et des pagnes, le rouge éclatant des piments, l’or des tranches d’ananas piquées sur des brochettes, le vert des poivrons, une orgie de senteurs : épices, oranges pressées, mangues, cannelle, poivre et piment rouge, une orgie de sons : klaxons, musiques et les cris des femmes interpellant le chaland ; et cette chaleur qui étend inexorablement sa chape de plomb sur la ville.

Mais la reine du marché, c’est… l’ustensile indispensable de la femme africaine : la bassine !

Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les couleurs, en métal ou en plastique.

De celle-ci, en équilibre sur la tête d’une femme au port de reine, débordait un amoncellement de grosses bananes.

« Ce sont des bananes plantain », lui apprit Vanina.

« C’est l’ingrédient essentiel du foutou, un plat traditionnel du pays. »

Plus loin, à même le sol, celle-là servait de baignoire à un bébé en pleurs. Malgré la charge qui pesait sur sa tête, sa mère était en train de s’accroupir, sans rien renverser, pour le calmer.

Une autre, énorme, sur la tête d’un homme moins habile que les femmes puisqu’il s’aidait des bras, pleine de… bassines. Sans doute un marchand de bassines !

Une toute jeune fille les dépassa avec, en équilibre sur sa jolie tête, l’inévitable accessoire, si léger qu’on s’attendait à le voir s’envoler au moindre coup de vent. À l’intérieur, une petite boîte de conserve, tout aussi légère qui intrigua Paola. Sa tante sourit : « C’est une boîte de lait condensé Nestlé. Ce n’est pas à un prof d’allemand que je vais apprendre que Nestlé signifie "petit nid". Et le logo que tu as aperçu sur la boîte représente deux oiseaux dans leur nid. Les Ivoiriens écoutent beaucoup la radio et, entre la retransmission d’un match de foot et un tube d’Alpha Blondy, il y a les pubs. »

Celle de Nestlé est adaptée à la majorité des auditeurs qui sont analphabètes : « Les petits oiseaux dans le nid. »

Ils avaient fait le plein de fruits et légumes. Mais Vanina s’abstint d’acheter de la viande. À sa nièce qui s’en étonnait, elle montra en guise de réponse un étal de boucher, et Paola comprit : les mouches ! Il fallait les chasser pour se servir !

En regagnant la voiture, Vanina fut interpellée par une matrone plantureuse, assise en tailleur au milieu d’une forêt de fruits et légumes gorgés de soleil :

« Alors ma chérie, pas gagner chez moi aujourd’hui ?

— J’ai déjà gagné. Ce sera pour la prochaine fois ! »

À la maison, Damien ne manqua pas de demander ce que signifiait ce « j’ai gagné ».

« Cela veut dire : je l’ai déjà, d’une façon ou d’une autre. Par exemple, quand une femme est enceinte, on dit qu’elle a gagné petit. »

Antoine ne put s’empêcher d’ajouter, bravant la mine désapprobatrice de sa femme : « Et quand elle tapine, on dit qu’elle fait son cul boutique. »

Après leur première sieste africaine, Damien et Paola passèrent le reste de l’après-midi au bord de la piscine. Et c’est là que le dîner fut servi. Il fut précédé de l’inévitable apéro du samedi soir.

En Côte d’Ivoire, les amuse-gueule s’appellent les gnamas gnamas