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Grenoble, années 50 : Alex, étudiant, footballeur et dragueur impénitent, est le témoin privilégié des tourments amoureux et des errances idéologiques de ses amis, Lisa et Clément. Sur fond de la guerre d’Algérie et de règlements de comptes entre Iraniens, il subit le choc d’une série de crimes que la police a le plus grand mal à élucider.
À PROPOS DE L'AUTEUR
À la suite d’une carrière constructive dans plusieurs domaines,
Daniel Maître a voulu, à travers ses personnages, raconter une année universitaire riche en évènements. Entre amitié, amour, haine et vengeance, il offre aux lecteurs une histoire policière assez surprenante dans
Lisa.
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Seitenzahl: 238
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Daniel Maître
Lisa
Roman
© Lys Bleu Éditions – Daniel Maître
ISBN : 979-10-377-8067-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce roman est une œuvre fictive. Toute ressemblance avec des personnages existants serait purement fortuite.
Ça s’est passé à Grenoble, il y a bien longtemps, à l’époque où les étudiants occupaient le centre-ville, au temps de la Peugeot 203, des télégrammes, des cabines téléphoniques, des juke-box, du hula hoop et de la méthode Ogino, le temps de notre jeunesse, le temps des copains, le temps du bonheur, le temps de la guerre d’Algérie, le temps des drames.
Elle ne se réveilla pas lorsqu’il se glissa hors de la tente. Les pins sous lesquels ils campaient n’étaient séparés du rivage que par quelques mètres de sable fin. Encore tout endormi, il les parcourut comme dans un songe. Le contact de l’eau sur ses chevilles acheva de le réveiller. Il réalisa soudain qu’il était nu, mais n’en continua pas moins à avancer.
La nuit était noire, comme ses pensées. La mer était calme, indifférente à ses tourments. Il s’y coula sans bruit et se mit à nager, droit devant lui, attiré, tel un papillon en détresse, par la lumière du phare de la Fourmigue qui se dresse au large de Golfe Juan.
Instinctivement, il retrouva les gestes du crawl qu’il maîtrisait parfaitement. Il se revit à Lyon dans cette piscine Garibaldi où, lors d’une compétition scolaire, il avait, pour la première fois, « cassé la minute » sur le 100 m nage libre. Mais, les études devenant de plus en plus exigeantes, il avait dû renoncer à la natation. Il n’avait pas eu à le regretter puisqu’après le bac il avait été admis en Classe prépa et avait réussi à intégrer le prestigieux Institut National des Sciences Appliquées, L’INSA, qui venait tout juste d’être créé.
Avec un brin d’émotion, il avait découvert les bâtiments sortis de terre sur ce site de la Doua qu’il avait connu couvert de terrains de foot. Au sein de son équipe du Lycée Ampère, il avait participé à quelques matches sur ces terrains exposés à tous les vents. Mais il préférait les sports de glisse, que ce soit dans l’eau ou sur la neige.
Tout jeune il avait été initié au ski et c’est ainsi qu’il avait fini par délaisser l’eau chlorée des piscines pour l’air vivifiant des montagnes. Son excellent niveau lui avait permis de passer le diplôme de moniteur. Sur les pistes enneigées, il était devenu un prophète du fameux planter de bâton.
Quand le prophète est un vieux moniteur acariâtre, comme celui des Bronzés, on n’a qu’une envie : lui planter le bâton dans le dos comme Michel Blanc rêve de le faire. Mais Raphaël était tout, sauf un vieux moniteur acariâtre, et aucun de ses élèves n’avait envie de faire le moindre mal à ce beau blond qui skiait comme un dieu. La gent féminine en particulier buvait ses paroles, et certaines de ces dames l’auraient suivi même sur une piste noire ! CHAMROUSSE était devenu son lieu de prédilection. Il y alternait les descentes à tombeau ouvert, pour son plaisir, et les leçons de ski pour arrondir sa bourse d’étudiant.
C’est sur une piste verte qu’il la vit pour la première fois. On ne peut pas dire qu’elle lui apparut sous son meilleur jour : au milieu d’une douzaine d’apprentis skieurs, cette débutante ne le frappa ni par sa tenue ni par son style. Sa combinaison n’était pas du dernier cri et ne mettait guère sa silhouette en valeur. Quant au style… celui de tout débutant : des jambes flageolantes sur des skis en configuration « chasse- neige », même sur le plat !
Ce qu’il remarqua en premier, ce fut la blondeur de ses cheveux émergeant d’un adorable petit bonnet en laine bleue. Mais le coup fatal, il le reçut lorsque, à la suite d’une énième chute, assise dans la neige, elle enleva les grosses lunettes de soleil qui dissimulaient son visage. Le coup des « yeux revolver », des yeux d’un bleu limpide et profond comme un lac de Finlande. Il ne remarqua même pas la finesse de ses traits, son petit nez mutin et cet adorable sourire confus de l’élève qui n’a pas appliqué la consigne. Il ne vit que ses yeux.
Et à partir de cet instant, il guetta chacune de ses chutes pour retrouver ce moment fugitif de bonheur, lorsqu’il lui tendait la main pour la relever, recevant en retour son sourire innocent et ravageur. Les onze autres élèves étaient passés au second plan et il eut toutes les peines du monde à finir la séance sans laisser paraître le trouble qui l’avait envahi. Quant à elle, concentrée sur le dur apprentissage, elle n’avait pas remarqué le trouble qu’elle provoquait. Ou peut-être était-elle tellement habituée à tourner la tête des hommes qu’elle n’y prêtait plus attention ?
Après cette première séance, il se hâta de retourner au bureau des moniteurs et vérifia avec soulagement que la demoiselle avait pris un forfait de dix leçons. Cela lui laissait le temps de lier plus ample connaissance. Et puis la station n’était alors qu’un gros village et le hasard – plus ou moins provoqué – les amena à s’y rencontrer.
Après le salon de thé, ce fut une soirée en boîte.
Les choses se précisaient. Lisa était bien sûr très attirée par ce garçon si séduisant. Mais, contrairement à beaucoup de filles de son âge, elle avait la tête sur les épaules et n’était pas prête à succomber au « syndrome du moniteur de ski », ce phénomène qui touche nombre de vacancières subjuguées par le charisme d’un dieu des pistes qui se transforme, une fois descendu dans la plaine, en un montagnard balourd et inculte.
C’est donc à Lyon, une fois revenue sur terre, qu’elle se laissa aller à assumer son attirance pour ce garçon qui lui faisait une cour pressante ; une cour à l’ancienne, faite de rendez-vous dans les bars de la ville, de promenades au Parc de la Tête d’Or, non loin de l’INSA, ou dans les rues du vieux Lyon avec, de temps en temps, quelques baisers maladroitement volés. À cette époque – les années 50 –, la pilule de monsieur Pincus n’était pas encore commercialisée. Or l’expression « tomber enceinte » prenait tout son sens lorsque la conception s’était opérée hors des « liens sacrés du mariage ». Car il s’agissait bien alors, pour celle qui avait « fauté », d’une chute dans l’échelle sociale, puisqu’elle était déshonorée aux yeux de la société bien-pensante. C’était donc l’époque du flirt, un exercice délicat, que notre chanteuse-violoniste Catherine Lara a défini ainsi :
La main dans la main,
La main dans l’machin,
Le machin dans la main,
Mais jamais l’machin dans l’machin.
Cela se passait en voiture pour les privilégiés. La vieille moto de Raphaël ne pouvait pas faire l’affaire. On se retrouvait donc dans l’un de ces « cinémas permanents » où le même programme passait en boucle de 14 h à 20 h. Raph et Lisa avaient leurs habitudes du côté de la « Rue de la Ré ».
On arrivait à n’importe quelle heure. La « salle obscure » méritait bien son nom, mais une ouvreuse était là, avec sa petite lampe pour vous guider jusqu’à une place libre ; pour les amoureux, c’était au fond de la salle où l’on pouvait, dans l’obscurité complice, explorer à tâtons l’anatomie de la « personne du sexe opposé » (À l’époque, il était inconcevable de supposer que cela puisse se passer entre personnes de même sexe !).
Quant au film, on ne le regardait que par bribes ; mais après la troisième projection, on en avait tout de même une vague idée !
En fin de journée on se retrouvait dans la rue, comme deux oiseaux de nuit éblouis par les lumières de la ville. Raphaël n’avait pas les moyens d’emmener sa Dulcinée dans l’un de ces fameux bouchons lyonnais. (À cette époque, c’est le garçon qui payait l’addition !) Les deux tourtereaux se contentaient d’un sandwich arrosé d’une bière ou d’un café. Parfois, tard dans la soirée, ils s’offraient un petit extra : deux douzaines d’huîtres accompagnées d’un verre de muscadet du côté de la Place des Jacobins.
Puis il la raccompagnait sagement chez papa et maman.
Papa finissait une carrière de postier. Maman, femme au foyer s’enorgueillissait d’avoir élevé ses filles dans le respect de la morale et des bonnes mœurs et Lisa avait bénéficié de tout l’amour qu’une fille peut recevoir de ses parents. Elle le leur rendait bien et faisait leur fierté : que de compliments sur sa beauté et sa gentillesse ! Et pour couronner le tout, de brillantes études, le bac décroché sans coup férir, puis l’examen de propédeutique qui lui ouvrait les portes de la Faculté de lettres.
Ils avaient vu dans un premier temps d’un œil circonspect cette liaison avec un moniteur de ski. Mais ils avaient été très vite rassurés par le cursus du garçon et par la perspective d’avoir pour gendre un brillant ingénieur.
Les fiançailles furent célébrées en petit comité. Le mariage, ce serait après la fin des études. Le bonheur !
Tandis qu’il nageait, tel un automate, droit devant lui, les souvenirs de ces jours heureux, de ce bonheur perdu, se bousculaient dans sa tête. Calme d’une mer indifférente à son désespoir, tempête sous un crâne. Le sel de ses larmes noyé par le sel marin. Et toujours devant lui, comme un mirage, l’image floue d’un corps voluptueux et d’un visage angélique : Lisa.
C’est à Grenoble, en juin 58, qu’Alex rencontra Lisa pour la première fois…
Alex était un pur produit de l’Éducation Nationale, je veux parler de l’Éducation Nationale d’antan, celle qui inspirait encore le respect. Dès l’âge de quinze ans, il était entré à L’École Normale d’Instituteurs de Lyon comme on entre dans les ordres : quatre ans d’internat en blouse grise et à la sortie la fierté d’appartenir à ce corps des « hussards noirs de la République » chers à Charles Péguy.
Décidant de poursuivre des études d’allemand, il avait, comme tous les étudiants non fortunés, sollicité un poste de pion. C’est ainsi que, durant deux ans, il avait dû concilier son travail, ses études et le foot, sa passion, son exutoire.
En cette fin d’année scolaire, il rentrait tout juste d’Allemagne où il avait effectué le stage d’assistant de français indispensable à l’obtention de la licence.
IL n’avait qu’une hâte : « descendre », au volant de sa vaillante 4 cv, sur la Côte d’Azur où l’attendait Magali, la belle Niçoise avec qui il avait entamé une idylle interrompue par son départ en Allemagne.
Pourquoi ce détour dans la capitale du Dauphiné qui retardait ainsi le moment des retrouvailles ? À cause d’une amie que Magali lui avait présentée avant son exil outre-Rhin.
Tandis qu’il se perfectionnait dans la langue de Goethe, Marité l’avait inscrit presqu’à son corps défendant à un concours qui venait d’être créé, le concours d’entrée à l’I.P.E.S. Et ce jour-là, tout en sirotant son café dans un bar de la Place Grenette, elle tentait de le convaincre.
L’I.P.E.S. était destiné à remédier à une pénurie de professeurs du secondaire. Pour les candidats, propédeutique (l’examen d’entrée à la faculté des lettres) devenait un concours, avec un nombre de places limité. En cas de réussite, lui disait-elle, tu seras pris en charge jusqu’au C.A.P.E.S., et en plus dispensé de l’écrit. Perspective alléchante, et pourtant Alex était plutôt réticent, car d’une part il avait hâte de retrouver Magali et d’autre part il ne se donnait aucune chance de réussir sans préparation face à des concurrents qui s’y consacraient depuis des mois.
Marité était secondée dans son entreprise de séduction par sa nouvelle amie, une belle blonde assise à ses côtés et qui fixait sur lui ses yeux bleus comme la mer.
« On te demande juste de rester avec nous, juste une semaine, ne serait-ce que pour nous servir de chauffeur ! »
Ce que femme veut ! Il est resté. Et il a pris une chambre dans le même hôtel que ces demoiselles.
C’est parti pour une semaine de révisions accélérées, du pur bachotage, du saupoudrage de culture à base d’aide-mémoire pour tenter de limiter les dégâts en géographie, les épreuves de philo et d’allemand ne posant pas de problème.
Lisa (la blonde) est étudiante en lettres modernes et travaille dans sa chambre. Marité rejoint Alex dans la sienne. Des journées entières à travailler. Juste le temps de manger en vitesse. Et puis, la chaleur et la tension nerveuse aidant, quelques galipettes non prévues au programme du concours ! La chair est faible ! Après l’amour, des remords partagés… la chair est triste !
Et puis ça y est. Le jour J. Une salle immense, une centaine de candidats et trois demi-journées d’examen. Le premier jour consacré à la philo et à l’allemand se passe très bien. Le lendemain matin, en géo, il tente de limiter les dégâts. Mais, soit par manque de connaissances, soit parce qu’il a hâte de rejoindre cette fille qui prend de plus en plus de place dans ses pensées, il bâcle sa copie une heure avant le temps imparti et saute dans sa 4 CV, direction Nice par la fameuse route Napoléon.
Son séjour sur la Côte sera bref, car il doit prendre un poste d’instituteur afin d’être rétribué pendant l’été. Il se retrouve donc pour un remplacement dans une école de la banlieue lyonnaise.
À quelques jours des vacances, l’ambiance est très décontractée dans cette petite école. Juin 58, c’est la coupe du monde de football en Suède, celle de l’avènement du roi Pelé, de la médaille de bronze de l’équipe de France et d’un record qui tient toujours : les treize buts de Just Fontaine.
Le personnel enseignant est très féminisé, mais il parvient à convertir ces dames et tout le monde suit l’épopée de l’équipe de France devant la télé en noir et blanc. Les enfants apprécient cette école buissonnière orchestrée par leurs maîtresses.
Et puis la divine surprise sous la forme d’un avis d’appel. Non, ce n’est pas un être préhistorique ; c’est un télégramme.
Mais à ce moment de mon récit, je me dois d’expliquer aux nouvelles générations ce qu’est un télégramme : un message urgent transmis par téléphone, transcrit sur un petit bout de papier, un « bleu » qui est livré au destinataire le plus vite possible (quelques heures à peine). On est loin du SMS ou de l’e-mail !
Le père d’Alex avait débuté sa carrière à la Poste comme porteur de télégrammes. Sportif accompli, il gravissait quatre à quatre les escaliers. Mais comment lutter avec un SMS ?
Et l’avis d’appel ? C’est un télégramme qui vous prie d’entrer en contact téléphonique avec son expéditeur.
C’est alors qu’il faut trouver un téléphone.
On peut entrer dans une poste aux heures ouvrables et s’adresser à une guichetière plus ou moins aimable. Celle-ci vous indiquera une de ces cabines capitonnées comme celle d’où Fernand Raynaud demande le 22 à Asnières. Avec un peu de chance, on pourra obtenir la communication.
Le mieux, si on en a les moyens, c’est d’entrer dans un bar. D’abord commander un café ou une grenadine puis demander si l’on peut téléphoner. Les établissements haut de gamme possèdent une cabine. Sinon c’est la petite caissière qui vous passe le bigophone et tout le monde profite de la conversation.
Alex se souvenait très bien du bar de la rue de la République à Lyon où il était entré ce jour-là : « Le Tonneau ». Il y a des moments de la vie qu’on n’oublie pas.
Au bout du fil, c’est son père. En ouvrant le « Dauphiné Libéré » ce matin, il est tombé sur le résultat du concours des IPES de l’académie de Grenoble. Parmi les lauréats, il est tout étonné de trouver son fils, alors qu’il n’était même pas au courant de sa candidature. Énorme surprise, le Graal, la perspective de pouvoir pour la première fois de sa vie se consacrer durant toute une année universitaire uniquement à ses études et… au foot !
Du coup, il s’offre une coupe de champagne et laisse au garçon un pourboire royal. Puis il s’empresse d’aller acheter le journal. Il n’en croit pas ses yeux. C’est bien son nom, là, en bonne place. Il trouve également celui de Lisa ; mais aucune trace de Marité.
Plus tard, il apprendra qu’il y avait trois postes à pourvoir en allemand et qu’elle n’a obtenu que la quatrième place. Éjectée par l’ami qu’elle avait inscrit à son insu. Triste ironie du sort.
Remords d’avoir fauté avec l’amoureux de son amie, rancœur d’avoir été évincée du concours par l’amoureux en question ? Il n’a plus jamais revu Marité.
Les vacances seront magnifiques et c’est avec impatience qu’il attend la rentrée universitaire. Ce qu’il ne sait pas, c’est que cette année sera tout, sauf un long fleuve tranquille !
Il faisait bon être étudiant à Grenoble dans les années 50. Grenoble est une ville « à taille humaine ». La faculté des lettres et la fac de droit n’avaient pas encore été exilées dans la banlieue. Elles se trouvaient en plein centre, Place de Verdun, et les étudiants vivaient au cœur de la cité.
Et c’est en plein centre qu’Alex dégota un petit appartement, au 4, rue Lafayette, non loin de la fac de lettres et tout près de la Place Grenette. Pour le foot il fallait aller plus loin… évidemment ! Alex appréciait d’autant plus cette proximité qu’il s’était séparé de sa vieille compagne, sa vaillante 4 CV, et qu’il devait maintenant se déplacer pedibus jambis.
Pour la première fois, il se trouvait dans les meilleures conditions de travail. Il décréta que tout échec serait impardonnable et prit derechef deux résolutions :
Retrouver une condition physique mise à mal par la vie de patachon qu’il avait menée en Allemagne, ne serait-ce qu’en reprenant l’habitude de vivre le jour et de dormir la nuit !
S’astreindre à six heures de travail par jour. Objectif raisonnable !
Les cours n’avaient pas repris, mais le restaurant universitaire (resto U) était ouvert. C’est là qu’il retrouva Lisa, accompagnée à sa grande surprise par une vieille connaissance.
Clément avait fait avec Alex un bout de chemin au collège, une vie d’internat très dure sur fond de restrictions et de brimades traumatisantes. C’est avec beaucoup d’émotion qu’ils se remémorèrent ces années difficiles de leur enfance. Lui aussi était ensuite passé par l’École Normale avant d’entamer une licence de lettres à Lyon. Mais au moment d’aborder la dernière épreuve, le certificat de littérature allemande, il s’était heurté à l’intransigeance d’un mandarin qui exigeait que l’on fasse la licence complète. Et c’est ainsi qu’il s’était inscrit à la fac de Grenoble, où le titulaire de la chaire était plus accommodant.
Clem avait beaucoup changé depuis les années de collège. C’était un grand gaillard dégingandé, un corps d’adolescent ayant mal grandi, mais une maturité de vieux sage et un humour pince-sans-rire qui ne pouvait que plaire à Alex.
A priori, ces deux-là n’avaient rien en commun.
Les parents d’Alex étaient de purs citadins, des Lyonnais exilés à la campagne pour des raisons professionnelles, des fonctionnaires en terre inconnue. Et Alex, malgré une faculté d’adaptation salutaire, ne s’y était jamais senti chez lui. Et toute sa vie il ressentirait cette sensation de déracinement ; et toute sa vie il garderait une tendresse particulière pour la ville de sa petite enfance : Lyon.
Clem était un fils de paysans, bien enraciné dans la France profonde. La vie à la campagne n’avait pas de secret pour lui. Tout petit il avait participé aux tâches de la ferme, imitant les adultes pour jeter du grain aux poules ou de l’herbe aux lapins, pousser les moutons vers le pré ou le chat vers la porte, aller chercher du bois, pomper de l’eau pour les vaches, arroser le jardin.
Mais tous deux avaient eu cette chance : comme on dit, « des facilités à l’école » et ce goût immodéré pour la lecture, ce qui leur avait permis, contre toute logique, d’emprunter une voie différente de celle à laquelle ils étaient destinés. Tous deux avaient connu l’épreuve traumatisante de l’internat à onze ans. Tous deux étaient passés par le moule de l’École Normale d’Instituteurs, ce lieu du savoir et de la rigueur. Pour eux, l’école de la République avait parfaitement joué son rôle de creuset dans lequel se fondent les enfants d’origines différentes.
Par rapport à ses deux amis, Lisa se disait qu’elle avait eu de la chance. Son enfance s’était déroulée en douceur auprès de ses parents. Jusqu’au bac elle n’avait pas quitté sa ville natale et le cocon familial. C’était une pure citadine et c’est avec intérêt qu’elle écoutait les confidences champêtres de Clem.
C’est ainsi que se forma ce trio improbable, une fille, deux garçons qui hantaient les bancs de la fac, les rues de Grenoble ou les bars de la Place Grenette. Dans le milieu étudiant, les curieux devaient se demander qui, des deux garçons, était l’heureux élu, sans se douter que les pensées de Lisa et d’Alex étaient ailleurs. Quant à Clem, Alex s’était bien aperçu qu’il avait un faible pour la belle blonde. Il savait bien qu’en aucun cas son ami ne se serait permis la moindre attitude équivoque. Mais son intelligence, sa maturité exerçaient sur ses amis, en particulier sur Lisa, une influence qui ne ferait que croître au fil des semaines.
La rentrée universitaire se passa sans anicroche. Alex était ravi. Pour la première fois, il pouvait suivre les cours en totalité.
Le prof était un vieux monsieur en fin de carrière et ses cours n’étaient guère passionnants. Malgré son âge, le port était altier et la démarche majestueuse, mais sa santé devait être chancelante, car il était souvent absent. Il disposait d’un bureau sans doute équipé d’un canapé dans les locaux de l’université et les mauvaises langues disaient qu’il venait lui-même en robe de chambre et en pantoufles placarder la petite carte : « Monsieur Bertheau est souffrant et n’assurera pas ses cours aujourd’hui. » C’était l’époque où les profs étaient intouchables et omnipotents : l’époque des mandarins.
Alex avait signé une licence au F.C. Grenoble et s’entraînait avec assiduité. En attendant que son transfert depuis son club allemand soit régularisé, il se contentait de participer à des matches amicaux. Clem était son plus fidèle supporter, même s’il préférait le rugby et attendait avec impatience la reprise du tournoi des cinq nations.
Le trio s’astreignait scrupuleusement aux six heures de travail quotidien. Et lorsque le contrat était rempli, on se rendait le soir dans un bar de la Place Grenette. On y retrouvait d’autres étudiants d’horizons très divers.
Parmi eux, un duo en provenance directe d’Algérie, deux anciens élèves d’un lycée d’Oran qui, à l’issue d’une classe prépa, avaient réussi à intégrer une grande école d’ingénieurs ; deux amis de classes sociales tout à fait différentes.
Antoine Perez était l’archétype du pied-noir tel qu’il était perçu dans l’inconscient collectif métropolitain : fils de colons fortunés, ces colons qui « faisaient suer le burnous et refusaient de l’eau aux soldats du contingent ». Une caricature dont Clem se serait volontiers fait l’écho, alors qu’Alex était plus circonspect.
Par contre, il fallait bien reconnaître que le gaillard cochait toutes les cases du pied-noir type : grande gueule, hâbleur, une morgue insupportable, mais aussi le cœur sur la main, grand seigneur et faisant profiter ses amis du train de vie que ses parents lui offraient, en particulier sa voiture, une 203 qui s’apprêtait à vivre une année en surcharge.
François Costa appartenait à une catégorie de pieds-noirs dont Alex, comme la majorité des métropolitains, ignorait l’importance : la classe moyenne, des fonctionnaires, des artisans, des médecins, des infirmières, des sages-femmes, des gens ordinaires, tout, sauf de gros colons profiteurs. Le père de François était postier et sa mère institutrice. Ils n’étaient pas riches, mais avaient réussi à acquérir un appartement à Oran, cet appartement qu’ils allaient devoir abandonner en 62 lorsqu’ils rentreraient en métropole « une main devant une main derrière ».
François était un garçon discret, plutôt secret, voire méfiant comme les Corses de Bonifacio, le berceau de sa famille. Un jeune homme bien élevé, facile à vivre et une passion commune avec Alex : le foot ! Alex lui avait proposé de signer une licence dans son club. Mais il avait refusé et semblait, pour une raison obscure, avoir tiré un trait sur sa carrière de footballeur. Il ne voulait même plus en parler et Alex se demandait bien pourquoi.
En dépit de toutes leurs différences, les deux-pieds noirs s’entendaient bien, solidaires dans l’exil en cet automne dauphinois de grisaille, eux qui n’avaient connu jusqu’à maintenant de dauphinois que le gratin ! Ils habitaient une petite villa de banlieue, propriété des parents d’Antoine. Le grand luxe aux yeux d’Alex !
Les soirées Place Grenette étaient très animées. Malgré une température peu clémente, des groupes de jeunes, plus ou moins turbulents, déambulaient sur les trottoirs et dans la rue piétonne. C’était l’année du hula-hoop et Alex était très intéressé par la virtuosité d’une ravissante petite Anglaise. « Tu vois, Clem, comme j’aimerais être à la place du cerceau ! »
« Les dragueurs », le film de Jean-Pierre Mocky n’était pas encore sorti, mais il était un dragueur avant l’heure. Pas un séducteur, car il avait, sinon la belle gueule de Jacques Charrier, plutôt celle de Bourvil, ce qui ne facilitait pas les choses. Quoique… dans le film, ce n’est pas le plus beau qui gagne ! Pour l’heure, il avait rangé la petite Anglaise dans le registre de ses fantasmes.
Par mauvais temps, les amis avaient leurs habitudes dans une brasserie. Le juke-box fonctionnait à plein régime. C’étaient les débuts de Dalida qui chantait « Bambino ». Les Oranais étaient des champions du baby-foot et les matches Grenoble-Oran tournaient souvent à leur avantage. Tony n’aimait pas perdre et les parties dégénéraient parfois en disputes. Heureusement, Lisa était là pour calmer le jeu. Mais Alex, qui connaissait bien Clément, sentait qu’il n’appréciait guère Tony, et pas seulement parce qu’il était mauvais joueur. C’était aussi le ressentiment d’un enfant du peuple à l’égard d’un nanti et surtout, au-delà du rejet du colon, le rejet du colonialisme. Pour la première fois, Alex décela chez son ami un certain engagement politique.
La soirée s’éternisait jusque tard dans la nuit, d’autant plus que certains se permettaient de veiller sans se soucier du lendemain, des étudiants qui s’offraient à l’issue du bac une année sabbatique aux frais de leurs parents. C’était apparemment le cas pour Tony, « le fils à papa » comme l’appelait Clément. Lui qui avait dû travailler pour se payer ses premières années d’études était outré par ce comportement. Alex s’en tenait à ses résolutions et rentrait à une heure raisonnable, surtout s’il y avait match le lendemain.
Les deux amis sont assis autour d’une table pliante sur des chaises pliantes et dégustent une bouteille de mousseux. Autour d’eux des couples dansent au son d’une musique. C’est de la vraie musique produite par un vrai orchestre, des musiciens en chair et en os et de vrais instruments parmi lesquels l’accordéon règne en maître, et non pas comme aujourd’hui un ingénieur du son qu’on appelle un D.J. Au programme tangos, paso doble, valses, boléros et rumbas avec les incontournables, les « tubes » de l’époque : Le plus beau de tous les tangos du monde, la cumparsita, Espana cani, Reine de musette ou encore Besa me mucho. Il fait très chaud dans cette salle de bal enfumée et Clément qui n’en rate pas une ne peut s’empêcher de livrer sa très personnelle version du cogito de Descartes :
« Je danse donc je sue ».