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Nos bars, nos restaurants, des lieux de convivialité qui nous manquent tant lorsqu’ils sont inaccessibles. On s’y presse pour boire un verre, siroter une boisson que l’on aime et qui finit presque par nous définir. Avec Le bar à histoires, dans tous ces verres peuvent parfois se jouer certains des évènements les plus marquants de nos vies…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Isabelle Comte apprécie particulièrement les fins inattendues. Avec Le bar à histoires, elle signe un assemblage de bouts de vie se terminant sur une note imprévue.
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Seitenzahl: 179
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Isabelle Comte
Le bar à histoires
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Isabelle Comte
ISBN : 979-10-377-7278-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Les cocktails
Cocktail dont les couleurs évoquent le lever du soleil.
Armelle ouvrit lentement les yeux et fut obligée de les refermer immédiatement, incapable de supporter la luminosité aveuglante. Ce qui lui apparaissait comme un flash intense n’était en fait que le reflet coloré de l’aurore naissante filtré par une vitre sale. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi elle avait perçu cette lumière blafarde comme une agression jusqu’à ce qu’elle esquisse un mouvement pour se redresser.
Plusieurs sensations l’assaillirent simultanément : le sentiment de tournis, la nausée fulgurante ; puis le marteau, qui cognait méthodiquement sur sa tempe droite à intervalles réguliers, pulsant au diapason de son cœur, le tout à un rythme bien trop élevé.
En quelques secondes, Armelle se retrouva en sueur, temporairement inapte à toute tentative de mouvement, et dut se rallonger. Elle put uniquement se concentrer sur sa respiration, s’obligeant à en calmer la cadence. Se faisant, elle put alors percevoir l’écho d’une respiration longue, calme, régulière… celle d’un autre corps. Il lui était inenvisageable à cet instant de découvrir qui était cet homme. Plus tard ! Elle se donnait encore quelques secondes de répit avant de devoir affronter la situation. D’abord maîtriser la nausée, puis s’en aller. Elle n’arrivait pas à déterminer précisément s’il y avait d’autres bruits dans la maison, tout était si confus, peut-être un léger grattement lointain, mais rien de vraiment reconnaissable.
La pièce semblait dépourvue de toute décoration sur laquelle fixer son attention, aucun point d’ancrage qui l’aiderait à mobiliser ses souvenirs. Rien qui lui fournisse un indice, aucun détail familier pour stimuler sa mémoire à court terme. Juste ce mur, qui laissait présager un intérieur miteux.
Ce qu’elle savait en revanche de façon certaine, avec une lucidité froide, c’est qu’elle s’était déjà retrouvée dans cette situation. Ne changeaient que le décor et, bien sûr, l’homme dans le lit. Elle avait une fois encore bu jusqu’à perdre le contrôle d’elle-même, perdre la mémoire de ses actes et se réveiller ici, à côté d’un homme, intime pendant la nuit, mais redevenu anonyme dans la clarté du lendemain. Le schéma se répétait, invariablement.
Armelle savait parfaitement comment elle en arrivait là. Elle se laissait griser par les cocktails aux couleurs chatoyantes et sucrés à souhait. Elle était incapable de se freiner, de se fixer une limite et de s’y tenir scrupuleusement. Sa conscience lui faisait signe lorsqu’elle s’approchait de la ligne rouge, l’alertait tandis qu’elle ressentait et reconnaissait ce flottement, cette distance avec le réel. Mais alors même qu’elle savait déterminer ce moment de bascule, elle décidait systématiquement de l’ignorer. Elle ne pouvait pas résister, toute volonté amoindrie par le plaisir de ne plus réfléchir, d’être loin de son quotidien et de se laisser porter par le moment présent. De déterminer elle-même sa propre conduite, même déviante, humiliation incluse.
Chaque fois bien sûr, elle se promettait que ce serait la dernière, que ces week-ends sous l’emprise de l’alcool, mais aussi de l’oubli et des relations sans lendemain seraient maintenant derrière elle, qu’elle ne vivrait plus aucun de ces moments dégradants. Jusqu’au week-end suivant, où toutes ses résolutions se liquéfiaient, se diluant dans le fond coloré de ses tequila sunrise.
À chaque soirée, chaque verre offert par un inconnu, la jeune femme s’engouffrait dans un nouvel espoir. Le destin allait lui faire rencontrer un homme bien, un homme qui serait le sien, pour toute sa vie, ou du moins une partie. D’ailleurs, celui qui, en ce moment, lui jetait des œillades, puis s’avançait prudemment pour lui offrir un cocktail, serait-ce lui ? Elle ne pouvait finalement jamais refuser, par crainte de passer à côté de son âme sœur. Aucune chance de trouver l’homme de sa destinée en restant sur son canapé. Sortir dans les bars était donc devenu indispensable pour sa chasse à l’homme parfait.
Elle avait déjà dû gérer des lendemains gênants, teintés de honte et de dégoût d’elle-même. Comment l’alcool arrivait-il à lui enlever tout critère sélectif, tout sens critique ? Pourquoi n’avait-elle pas vu qu’il n’était pas son type d’homme, que sa conversation, ses goûts, ses blagues étaient si insignifiants, si loin d’elle, et de son idéal masculin ? Pourquoi avait-elle accepté de le suivre alors qu’il ne lui plaisait pas vraiment ?
Probablement parce que lui, ainsi que tous les hommes précédents, si imparfaits, si médiocres même parfois, étaient tout de même la preuve qu’elle avait encore de l’allure, qu’on la courtisait, qu’elle méritait que l’on fasse des efforts pour réussir à la séduire. Cette simple attention suffisait à faire tomber ses barrières, ses résolutions. Alors elle buvait suffisamment pour troubler sa vision et faire taire son analyse. Rien ne restait ensuite fixé en elle, ni son nom, ni la sensation de son corps, ni les mots qu’ils avaient pu échanger. Inconsciemment, son esprit devinait qu’il n’y avait rien d’intéressant à retenir, rien à conserver, si ce n’est la honte. L’oubli semblait finalement préférable, pour ne pas affronter la déchéance de ces nuits-là.
Dès que sa respiration lui permit de refouler suffisamment les vagues de nausée, Armelle mobilisa toute son énergie pour sortir du lit, aussi silencieusement que possible. Le mur lui avait déjà donné le verdict : elle n’allait pas aimer ce qu’elle allait découvrir ni l’homme qui habitait ici, qui serait probablement à l’image de ce décor. Son objectif était de se lever silencieusement, d’arriver à récupérer ses affaires puis réussir à fuir avant qu’il ne se réveille. S’il s’éveillait, il faudrait alors qu’ils se regardent dans la lumière crue du matin, qu’ils parlent, et qu’elle prononce des phrases d’adieux embarrassantes.
L’homme, dont elle était incapable de se rappeler le prénom, était couché sur le ventre, enroulé dans la couette, le visage enfoui dans l’oreiller. Armelle n’arrivait pas à discerner ses traits. Tant mieux. Cela donnait légèrement moins de réalité à ce matin déjà glauque.
Tout à coup, l’inconnu se mit à bouger. Armelle se figea, retenant son souffle. Tournant sur lui-même pour se repositionner en chien de fusil, il offrit à sa vue l’ensemble de son bras gauche. Dans son mouvement, des images multicolores de chiens effrayants se mirent à la fixer. Une multitude de tatouages agressifs de chiens hargneux, tous crocs dehors. Armelle frissonna, cette image ayant permis à son subconscient une vague réminiscence de cette nuit. Elle avait déjà dû être surprise et mal à l’aise devant ce tableau animal lorsque l’homme s’était déshabillé hier soir.
Maintenant immobile, replongé dans son sommeil, il lui laissa enfin le champ libre. Elle se força à se concentrer uniquement sur la recherche de ses affaires, enfila à la hâte sa petite robe noire, si jolie hier soir au bar, si incongrue ce matin, fourra ses sous-vêtements dans les poches de sa veste et attrapa son mini sac en simili cuir.
À pas de loup, elle réussit à quitter la chambre, ouvrant la porte avec mille précautions puis se retrouva dans une pièce unique. Cela lui rappelait vaguement quelque chose… s’était-elle assise sur ce tabouret hier soir ? Elle se souvenait d’une sorte de conversation, ou plutôt d’une explication exaltée de la part de l’inconnu, qu’il lui avait livrée en gesticulant, visiblement passionné par son propre sujet. Impossible de se souvenir dans ce matin vaseux de quoi il s’agissait. Ce qu’elle se remémorait en revanche, c’était le sentiment d’ennui, le désintérêt qu’elle avait ressenti durant son exposé.
Elle aperçut l’extérieur par la grande fenêtre du salon. La nuit gardait encore pour quelques minutes son empreinte sur le ciel et la terre. Le lever de soleil offrait le même dégradé de couleurs que ses tequila sunrise, déversant un éclairage en forme de nuancier jaune et orangé sur l’environnement. Un immense terrain, l’herbe haute, au-delà duquel s’étendaient à perte de vue des champs de blé, des rivières de tournesols. Aucune autre construction dans cette direction, rien que la campagne, sublime, jusqu’à l’horizon. « Et merde ! » Comment rentrer en ville ? Armelle devait trouver le village le plus proche, et donc des transports ; un bus peut-être, ou mieux, une gare pour attraper le premier train qui lui permettrait de rentrer à Bordeaux.
Préoccupée par la distance, la faisabilité et l’urgence de se retrouver chez elle, Armelle ouvrit la porte à toute volée et s’élança dehors…
À peine franchi le seuil, elle ne put faire qu’un seul pas à l’extérieur, puis resta figée dans son élan. La peur lui fit écarquiller les yeux et elle se souvint brusquement de l’objet de la discussion de la veille. Une coulée de sueur glacée se propagea tout le long de sa colonne vertébrale. Elle voulut crier, mais le son resta coincé dans sa gorge, tandis qu’une bile acide remontait le long de son œsophage. Seul un faible gémissement franchit ses lèvres. Ce son pourtant presque inaudible eut pour effet immédiat de décupler le danger.
L’instant d’avant, encore saoule et pressée, la seconde suivante dégrisée et immobile, Armelle fut incapable de réfléchir posément, d’envisager une stratégie, ni de tenter une quelconque action. Elle ne put que le fixer, les yeux dans les yeux.
En une fraction de seconde, son esprit lui envoya le souvenir de son arrivée ici dans la nuit noire, l’inconnu criant quelque chose de bref et d’autoritaire en se garant devant la maison pour qu’elle puisse sortir de la voiture et le suivre en toute sécurité jusqu’à son lit. Elle n’avait pas voulu se confronter à cet homme ce matin, oubliant ainsi que sa protection lui était nécessaire.
Quelques minutes auparavant, son esprit cotonneux n’avait vu dans les tatouages de l’homme que des images.
Sans ordre contraire de son maître, le rottweiler la considéra immédiatement comme une menace et réagit en conséquence, lui sautant au cou, plantant ses crocs puissants dans sa carotide. Il ne lâcherait prise que plusieurs minutes plus tard, lorsque la couleur vive du soleil illuminerait le ciel, et qu’enfin son maître finirait par émerger de sa nuit d’amour alcoolisée.
Cocktail polynésien dont le nom Tahitien signifie « le meilleur ».
Paul descend doucement l’escalier en pierre. Je le vois depuis mon poste d’observation, à travers la grande vitre du bar. Je m’assois toujours à la même place, puis je le guette. C’est devenu mon rituel quotidien. J’arrive à dix-huit heures trente, commande un Mai Tai, puis attends qu’il apparaisse en haut de l’escalier et avance le long du trottoir jusqu’à sa porte d’entrée. Tous les jours, j’assiste à son retour chez lui. Jamais je ne lui parle, ne l’approche même. Je n’en ai plus le droit. Juste celui de laisser affluer mes souvenirs.
1949. Je me revois, si jeune, en classe de première au lycée de Gascogne. Mon nom écrit très lisiblement sur l’avant de mon pupitre au premier rang : Pascale TOPUIS. J’étais une élève brillante, condamnée à l’excellence pour pouvoir prétendre aux études supérieures, si difficilement accessibles aux filles, tout particulièrement celles issues de ma condition sociale. J’étais pourtant déterminée à entrer à la faculté de droit, et ce malgré les obstacles et les préjugés de l’époque.
Dans notre village, les jeunes formaient un petit groupe uni. Nous grandissions ensemble, suivions la même scolarité. La taille de la bourgade ne permettait pas vraiment de choisir ses amis. Nous étions une poignée, soudés et cramponnés les uns aux autres pour nous créer un semblant de vie sociale. Paul et moi nous connaissions donc depuis toujours, mais cette année-là, en quelques mois, il était devenu un homme, passant brutalement d’une amitié enfantine à un physique d’adulte, adoptant soudain la posture d’un prétendant.
Quand j’y repense, il était vraiment beau. Un garçon façonné par les travaux de la ferme familiale dont il prendrait un jour les rênes. Le teint hâlé par le soleil qui brûlait les champs, les muscles dessinés par le travail de la terre. Paul était ancré dans ce terroir. Nous nous sommes embrassés pour la première fois au début de l’été précédant la rentrée des classes, à la lueur de la pleine lune, sous le grand saule pleureur qui marquait l’entrée de sa propriété. Nous arpentions la campagne, tantôt en groupe, tantôt en amoureux, et profitions de cette liberté et de nos amours de jeunesse. Pascale et Paul. Nos deux initiales similaires. Je le revois encore, les gravant à de multiples reprises sur le tronc des grands arbres qui nous cachaient du monde.
Élève de terminale, je redoublais d’efforts pour prouver au monde que j’avais ma place à l’université. Au début des années cinquante, le baccalauréat représentait l’achèvement d’études plus que satisfaisantes. Mais moi j’avais soif d’apprendre, je me sentais avide de voir plus loin que mon village natal. Je me languissais de découvrir d’autres mondes que le mien, des horizons nouveaux. Je me rappelle parfaitement l’ambivalence que je ressentais alors. L’amour de ma région natale, sécurisante, belle et prévisible, et parallèlement l’ennui, l’impatience de me mêler à d’autres groupes, de visiter d’autres lieux. Je ne cachais rien à Paul de mes projets d’études supérieures. Il ne me mentait pas sur son désir de travailler à la ferme et les idées innovantes qu’il avait pour la développer et la moderniser. Nous avions tous deux nos ambitions. Et nous nous aimions.
L’été 1950, celui de l’obtention du bac, fut un été merveilleux. L’avenir s’ouvrait devant nous, empli de multiples promesses de bonheur. Nous nous sentions devenir adultes, prendre chacun le chemin des rêves auxquels nous aspirions. Paul m’attendrait. Il travaillerait à la ferme, puis je l’y rejoindrais pour vivre avec lui dès que j’aurais achevé mes études de droit. Je voulais exercer ici, me mettre au service des gens de la terre, les aider à faire valoir leurs droits, à se défendre. Nous nous marierions dès la fin de mes études. C’était ce que nous avions prévu, ce que nous nous étions promis, les yeux dans les yeux.
L’arrivée à l’université fut un choc. La vie Parisienne un émerveillement permanent, malgré l’étroitesse de ma chambre louée dans une petite pension, malgré la difficulté à concurrencer les garçons sur les résultats scolaires, malgré l’éloignement de ma famille. Je me revois, ingénue et avide de cette vie toute neuve, et souris au souvenir encore intact de cette révélation.
Je me créais rapidement un groupe d’amis étudiants et rentrais moins souvent au village, tiraillée entre mes études palpitantes et la vie trépidante dans la capitale, et mon amoureux, évoluant dans la campagne paisible. Je faisais les allers-retours tous les deux ou trois mois, mais sentais maintenant un certain décalage avec les préoccupations de mes amis du village. Je décelais chez eux une sorte de nonchalance, d’inaction et, de leur côté, je percevais clairement qu’ils me trouvaient snob. Je n’arrivais pas à aborder calmement mes études et ma vie à Paris sans que mes explications exaltées ne paraissent provocantes à leurs yeux, voire hautaines.
Petit à petit, insidieusement, je fis moins d’efforts, espaçant mes visites jusqu’à ne plus venir du tout. Malgré mon attachement sincère à Paul, il semblait se dissoudre doucement dans mes nombreuses occupations. J’avais moins de place pour lui, plus aucune disponibilité pour son amour qui m’apparaissait soudainement contraignant.
À l’été 1952, ou était-ce 53, je ne sais plus exactement, Paul semblait avoir compris mon absence, mon silence, comme une rupture définitive. Même si nous ne nous étions rien dit de formel en ce sens. De mon côté, je m’autorisais à vivre ma vie. Une vie très différente de la vie campagnarde que j’avais préalablement choisi avant de voir d’autres réalités, de toucher du doigt les autres voies possibles. Désormais, je ne pouvais plus imaginer rester au village, immobile, plantée dans ce lopin de terre isolé. Certes, j’éprouvais une certaine culpabilité à l’idée de décevoir Paul et de rompre nos projets communs. Cependant pas assez pour renoncer à l’appel de ma vie, pour me sacrifier, et ce uniquement pour honorer mes promesses d’adolescente.
Je trouvais facilement un emploi au sein du service juridique d’une société d’import-export, qui intervenait sur plusieurs parties du monde. Peu de temps après mon embauche à Paris, on me proposa de faire partie de la toute nouvelle agence du pacifique sud, basée à Tahiti. À cette époque, cela représentait une aventure incroyable pour une femme. J’acceptais avec enthousiasme, excitée par cette opportunité inespérée. L’appréhension de partir si loin de mon pays ne suffit pas à infléchir ma décision, dictée par l’exaltation et la fierté. Moi, une fille provinciale issue d’un milieu modeste, j’accédais à une destinée hors du commun.
La découverte de cette contrée tropicale fut magique. Je m’imprégnais de la beauté des îles où je me sentis très vite chez moi. J’adhérais à cette nouvelle façon de vivre, puisais dans l’apprentissage de la danse Tahitienne un épanouissement inattendu. La Polynésie me rendit réellement heureuse et j’y vécus durant cinquante-deux ans. Avec Etienne, mon mari. Je vivais en couple par choix et non par obligation, ou par respect de conventions sociales. J’étais une femme indépendante financièrement, et nous étions encore si peu à pouvoir nous enorgueillir de cette réussite.
Tous les soirs après notre journée de travail, Etienne préparait nos cocktails préférés, des Mai Tai, que nous dégustions à l’ombre des filaos. Le nom tahitien de ce cocktail me rappelait chaque jour ma chance. Le meilleur. J’avais effectivement extrait le meilleur de ce que la vie avait à m’offrir ; j’avais saisi des chances, celles-là mêmes que j’avais participé à créer. Quant à mon mari Etienne, c’était le meilleur des hommes. Parmi tous les choix que j’avais eus, c’était lui le bon, indéniablement. Un homme attentionné et prévenant, passionné et curieux comme moi. Je me rends compte aujourd’hui qu’il était moderne pour cette époque et qu’il m’avait épousée en acceptant que je vive ma liberté de femme.
Nous vivions confortablement, explorant depuis notre paradis tout l’hémisphère sud et ses merveilles : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Asie du Sud-est, jusqu’à l’île de Pâques. Je me rappelle l’exaltation à chacun de nos voyages, émerveillés par ces découvertes lointaines. Aujourd’hui, les images de ces paysages se mélangent un peu dans ma tête, je me souviens moins bien des détails, seule l’immensité de l’Australie reste marquée de manière indélébile dans ma mémoire. Mais ce que je conserve précisément et précieusement de toute cette période, c’est le sentiment profond que ma vie ressemblait à un Mai Tai, la meilleure qui soit.
Quelque temps après mon installation à Tahiti, un courrier de mes parents m’informa que Paul avait été victime d’un accident de chasse. Je demandais de ses nouvelles par retour de correspondance, et avec les quelques mois de délai d’acheminement par bateau, ma mère me répondit qu’il s’en remettait doucement. Plus tard, avec la mort de mes parents, les nouvelles du village ne me parvenaient plus. Paul était devenu pour moi un très beau et très lointain souvenir. Je me rappelle vaguement avoir imaginé qu’il avait probablement trouvé une autre femme à aimer et avait poursuivi sa vie sans moi.
Aujourd’hui, tout cela est loin derrière moi, constitue des chapitres de ma vie. J’y repense pourtant chaque jour, à dix-huit heures trente. J’ai quatre-vingt-neuf ans. Mes souvenirs Tahitiens me tiennent chaud les soirs d’hiver. J’ai enterré Etienne, puis je suis revenue à mes racines, dans la maison de mes parents. J’ai ainsi retrouvé Paul, en revenant de ce côté-ci de la terre.
Je porte mon cocktail exotique à la bouche, savoure la gorgée familière qui m’aide à me rappeler ce que j’ai vécu de beau. Je vois Paul, déposé par sa nièce en haut de l’escalier qui rentre chez lui pour la nuit. Il avance difficilement, à petits pas, stoppe devant sa porte d’entrée et comme toujours, reprend son souffle. Il peine avec le trousseau, s’y reprend à deux fois pour insérer la clé, puis entre dans son domicile. Il ne m’a pas vue. S’il me voyait, il ne me reconnaîtrait pas. Je n’existe plus dans son esprit. C’est mieux, je crois. Je l’ai déjà tellement fait souffrir. Je verse une larme, comme tous les jours. Elle mélange son goût salé à mon cocktail sucré. Je termine ma boisson, m’étouffant dans ma culpabilité. Je dois pourtant l’avouer, malgré Paul, je suis heureuse de la vie que j’ai menée. La meilleure.
En 1953, la nouvelle de mon départ pour l’autre côté de la terre parvint au village. Mes parents confirmèrent à Paul que j’avais embarqué à bord d’un de ses incroyables avions qui permettaient dorénavant d’effectuer la liaison avec la Polynésie depuis l’Europe.
Paul prit alors le fusil de chasse de son père, le retourna contre lui et appuya sur la détente. La mort fut manquée de peu. Les dégâts sur son corps et son cerveau furent nombreux, irrémédiables. Pour lui, j’avais été la meilleure femme à aimer, il n’y avait pas d’autre place dans son cœur. Pour moi, Paul n’était que le meilleur des amours de jeunesse.