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"Le temps de nos vies imparfaites" explore l’essence de chaque instant. Dans ces pages, le temps est traqué, savouré, épuisé, et même tué. À travers 24 récits se déroulant sur une journée complète, des heures se déploient de 5 heures du matin à 4 heures le lendemain, avec quelques heures supplémentaires. Chaque histoire place le temps au centre, parcourant les proverbes qui lui sont attribués, confrontant de la sorte chaque récit à une expression particulière.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Isabelle Comte partage son enfance et son adolescence entre Bourges, sa ville natale, et l’Afrique. Elle façonne des récits courts à son image : simples et allant à l’essentiel, avec des dénouements souvent tragiques. Son talent réside dans sa capacité à faire basculer une situation ordinaire vers des chemins inattendus, offrant ainsi un univers où la banalité cède le pas à l’imprévu.
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Seitenzahl: 260
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Isabelle Comte
Le temps de nos vies imparfaites
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Isabelle Comte
ISBN : 979-10-422-3490-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Isabelle COMTE
Je trouve enfin en moi le courage de t’écrire. J’aurais dû faire cela il y a si longtemps, bien avant de voir apparaître tous ces fils gris qui strient mes cheveux bruns, que tu aimais caresser distraitement. J’aurais voulu prendre la plume, il y a déjà dix, ou même vingt ans, et faire ce pas vers toi, tardif et pitoyable certes, mais un pas quand même. J’ai mille fois commencé à formuler ce qui était important, réfléchi à la meilleure manière de te présenter des excuses. Mais chaque fois les mots sonnaient creux, aucune formule n’arrivait à décrire la puissance de ma honte, retardant les explications que tu es en droit de recevoir. Aujourd’hui, même déterminée à t’écrire enfin, je sais bien que mon message ne ressemblera pas à ce que j’aurais voulu être capable de te dire vraiment. À croire que dans ma vie, je rate vraiment tout, cette lettre d’amour ne fait probablement pas exception.
Il fait nuit dehors, j’ai dû dormir quelques heures, sans vraiment mesurer le temps écoulé depuis que j’ai commencé ta lettre. La météo est exécrable, j’entends la pluie qui coule bruyamment sur le carreau, même si depuis mon lit, je ne peux rien vraiment voir, à part le mur qui me fait face. Bizarrement, l’eau qui se déchaîne dehors m’aide à être calme. Les éléments naturels ont toujours eu cet effet sur moi, celui de m’apaiser, et par la même, de me donner plus de lucidité. Je profite de cette petite paix intérieure pour te parler. Ma mémoire a beau se brouiller par moments, me créer des doutes sur ce que j’ai vécu ou rêvé, je me souviens encore distinctement de la première fois où je t’ai vu.
C’était mon premier été de salariée dans le camp de vacances, tandis que tu y avais déjà effectué quelques saisons. Je me rappelle ta façon de me proposer de me joindre à vous, de m’inclure dans votre quotidien. J’étais un peu intimidée, par mon manque d’expérience bien sûr, mais aussi par ton attitude si assurée, ta manière d’être, si détendue. J’entends ta voix comme si c’était hier. Je me dis souvent que je saurais encore la reconnaître aujourd’hui, mais peut-être que je m’illusionne. La voix, comme tout le corps, subit une certaine transformation avec le temps ; et puis j’ai peut-être aussi gardé en mémoire des inflexions plus douces que la réalité. Peu importe, j’aime à croire que cette voix est aussi belle que dans mon souvenir, aussi agréable et invitante aujourd’hui qu’elle l’était hier. Ce jour-là, avant de connaître la luminosité de ton sourire et la douceur sans pareille de tes mains, j’ai très vite été happée par tes yeux bleu. Leur couleur percutante m’a heurtée pour ne plus me laisser d’échappatoire, et l’intensité du regard que tu posais sur moi m’avait conquise. Tant de poètes ont décrit ces nuances bleutées qui évoquent tantôt l’océan, le bleu cobalt, le glacier ou la vague. Je comprends qu’ils aient cherché dans l’environnement des comparatifs à la hauteur de toutes ces teintes. Tes yeux étaient de ceux-là.
À mes yeux noisette, il est probable que les quelques années qui nous séparaient te donnaient une aura supplémentaire. Tu étais déjà à l’université, conduisais ta propre voiture. C’était là presque une vie d’adulte. J’étais pour ma part sur une sorte de frontière. J’avais à vivre une vie loin du carcan de la vie familiale, à me construire une indépendance et à tester la vie avec moi-même avant d’être capable de me poser avec un homme. Tu avais trois ans de plus que moi, ces mêmes années qui me manquaient pour être prête à m’engager avec toi.
Durant ces deux dernières décennies, tu as parfois repensé à moi, il ne peut en être autrement. Notre histoire a été importante pour toi, je le sais, et derrière ton mutisme d’homme pudique, tu as souffert de mon abandon. Car il s’agit bien de cela, je t’ai abandonné. J’avais peur de notre attachement, peur qu’il m’enracine à ce coin de terre duquel je voulais m’échapper. Peur aussi que je ne puisse jamais vivre quelque temps en jeune femme indépendante, passant sans transition d’une vie avec mes parents à une vie avec toi. Comment aurais-je pu tester ma capacité à résister au monde si je vivais toujours sous protection ? Tu m’as rencontrée trop tôt, aimée trop vite. En restant avec toi, j’aurais fini par t’adresser des reproches. Aujourd’hui, enfin, je t’écris cette lettre teintée de désespoir pour tenter de me justifier, et te dire mon secret.
Les quelques semaines de notre histoire sont parmi les plus heureuses de ma vie. J’ai admis avec les années que j’ai tendance à saboter inconsciemment les belles choses qui se produisent. De ce qu’on m’a dit, j’ai cru comprendre qu’il s’agirait d’un manque de confiance en soi si marqué qu’il oblige à torpiller tout ce qui pourrait se transformer en réussite. À croire que je ne mérite pas les belles choses. À croire que je ne te méritais pas.
Alors je t’ai quitté. La plus grosse erreur de ma vie. Sans savoir, puis sans t’informer que j’étais enceinte de toi. J’ai voulu te le dire, mais j’étais trop déboussolée pour décider. Et puis tes yeux bleus avaient déjà été repérés par une autre. Tu ne semblais pas vraiment heureux avec elle. À moins que ce ne soit ma vision par le prisme de ma jalousie qui m’ait donné cette impression. En tout cas le message était clair, ma page était tournée et tu t’apprêtais à en écrire d’autres, vierges de ma présence. Comment te le dire alors ? Comment trouver le courage, le moment, la façon, les mots, sans laisser penser qu’il s’agissait d’une tentative désespérée pour te reconquérir ? J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé. Alors j’ai préféré partir.
Nous avons fait un enfant ensemble, ton fils se prénomme Félix. Il a été habitué à vivre sans père. Je ne lui ai jamais rien dit de toi, peut-être était-ce là encore une erreur de ma part. Il est donc temps que je la répare, et que tu saches que ton fils t’attend. Tu m’en voudras sûrement, mon souvenir se ternira un peu plus, mêlé dorénavant de ressentiment. J’en suis consciente, et ça me fait mal à crever. Tu n’auras probablement, lorsque tu auras parcouru ces lignes, que dégoût et colère pour moi. Nous aurons alors cela en commun. Je ne suis que dégoût et colère pour moi-même. Arriver à finir cette lettre est l’une des seules choses qui me font tenir.
Sacha, j’arrive au bout de mes mots pour toi. Je ne sais pas si ton regard bleu se voilera après m’avoir lue. Je ne peux pas être sûre que tu liras cette lettre. Je ne sais même pas si je pourrais réellement te l’écrire un jour. Pour l’instant, elle n’existe que dans ma tête, je la passe et la repasse en boucle pour ne pas l’oublier. J’y change parfois un mot et la psalmodie en murmurant. Dès qu’on enlèvera les liens qui m’attachent aux montants du lit, je te l’écrirai pour de vrai. Lorsque j’aurais pris mes traitements suffisamment longtemps, que leur chimie m’aura stabilisée, dès que j’irais mieux. C’est possible, je m’accroche désespérément à cette idée.
Le clocher de l’église se met à sonner, je vais ainsi savoir l’heure qu’il est. Cinq coups. Cinq heures du matin. D’ici quelques heures, le psychiatre passera me voir pour parler, il ne m’autorisera pas à sortir de ce lieu où je suis enfermée, plus ou moins volontairement, pour me protéger de moi-même et de mes failles impossibles à combler. Il semblera cependant soucieux de m’aider dans mon éternel combat contre mes démons. Il y a vingt ans, si j’avais choisi de rester avec toi, tu aurais peut-être su les tenir à distance, tu m’aurais aidée à me construire une carapace, qui m’a tant fait défaut durant toute ma vie.
J’entends des pas qui s’approchent dans le couloir. L’espace d’une seconde, je me laisse croire que ce sont les tiens, que tu viens me chercher, et que tu me dises qu’il n’est pas trop tard pour reprendre notre histoire. Je n’ai que trente-neuf ans. Il nous reste tant de temps à vivre, oui, mais du fond de ma folie, je sais parfaitement que toi et moi ne pourrons jamais rattraper le temps perdu. J’espère que tu pourras me pardonner. Si ce n’est pas possible, sache que je t’ai aimé, et que je t’aime encore.
Ton Héloïse
Je n’avais jamais vraiment pensé à lui avant ce jour-là. À quelques occasions, il avait sursauté en éprouvant de rares frayeurs, s’était subitement mis à saigner devant certaines scènes émouvantes, et emballé brièvement pour mes premières conquêtes féminines. Je l’avais senti battre à tout rompre quand j’avais tenu pour la première fois Suzanne dans mes bras. Mais le lien entre lui et moi était avant tout fonctionnel. J’attendais de lui qu’il soit opérationnel, suive le rythme effréné de ma vie, sans trop me préoccuper de ce que je lui faisais subir. Puis, il m’a fait connaître la peur… et tant d’autres choses.
Dehors, la nuit s’efface à peine. L’aurore et les oiseaux qui pépient m’accompagnent dans mon rituel tandis que je bois mon premier café, noir et serré. Je sais qu’il ne suffira pas à me faire garder la concentration nécessaire pendant toute la journée. J’ai beau forcer sur la dose, m’octroyer dès le réveil une double ration de caféine, on dirait que mon cerveau n’y réagit plus comme autrefois. Je me délecte toujours autant de sa saveur, mais je ne perçois plus le dynamisme qui l’accompagnait alors. Ne subsiste maintenant qu’une rengaine lancinante dans laquelle le café matinal me permet juste de maintenir la tête hors de l’eau.
Je somnole un peu dans le métro. Les stations défilent dans mon demi-sommeil, mélangées à un rêve de lointain, d’ailleurs, qui prend racine tous les matins dans mon imagination débordante. Chaque jour, entre Nation et l’esplanade de la Défense, je lui laisse carte blanche. Au gré de mes fantaisies, je m’y crée des vies parallèles. Le trajet quotidien si routinier, usant et avilissant, est paradoxalement devenu au fil du temps un moment où je m’évade. Les anonymes qui partagent mon wagon ne me rejoignent jamais dans mes vies imaginaires, et personne ne vient y troubler ma quiétude. Dans cette échappatoire matinale, il n’est question que de grands espaces, de solitude, et de la sérénité qui les accompagne.
J’aperçois la grande arche de la Défense, qui assiste silencieusement chaque matin à notre débarquement, masse compacte et pressée d’hommes en costumes nuancés de gris, bleu ou noir. La tour Granite me toise avec sa forme effilée qui me met au défi sans cesse renouvelé de venir à son assaut, d’y trouver ma place au sein de sa forme trop étroite. La cravate me serre déjà la gorge dans l’ascenseur empli de testostérone où si peu de femmes ont pu se frayer une place. Nous avons tous pris une apparence de professionnels irréprochables, revêtu nos costumes foncés et nous sommes rasés de près, tant de nos barbes naissantes que de nos vies extérieures, qui n’ont plus cours une fois franchi le seuil de la tour.
À mon entrée, le vingt-huitième étage bruisse déjà de murmures affairés. Ceux qui sont arrivés à l’aube auront gagné la première bataille du jour, laissant immanquablement aux suivants la sensation de ne pas être à la hauteur. Que faudrait-il faire pour effacer le sourire vainqueur sur leur visage condescendant ? Réduire encore la durée de mes courtes nuits et abandonner la caféine quotidienne au profit d’une boisson énergisante, qui réduirait gravement mon espérance de vie, mais augmenterait ma résistance au manque de sommeil et me ferait enfin gagner cette course stupide ?
La lourde porte en verre de l’immense salle de réunion s’ouvre en frôlant la moquette épaisse, découvrant par la fenêtre panoramique la vue qui y est époustouflante, me donnant presque le vertige. L’écran central est activé, la visioconférence avec les collègues des deux hémisphères prête à nous captiver. L’image s’anime soudain sur la femme qui dirige tous ces soldats de la réussite. L’attitude conquérante, un rictus poli accroché aux lèvres, elle emploie un langage très précis, presque militaire, fait passer ses directives pour des missions top secret et nos objectifs pour des nécessités absolues, avec le même regard pénétré que si des vies en dépendaient. J’observe le dynamisme surjoué qu’elle adopte pour parler à ses troupes, l’éloquence qu’elle s’efforce de maintenir, maniant un phrasé et une gestuelle exaltés.
Je me permets un instant de quitter l’écran des yeux, délaissant cette cinquantenaire passionnée par ses ambitions mondiales pour me perdre dans la contemplation de mes camarades de jeu. Disposés à intervalles réguliers autour de la table dans une posture investie et concentrée, nous paraissons tous être des enfants sages, conscients des enjeux, mais également de nos vies confortables de Parisiens établis. Il est pourtant clair pour chacun d’entre nous que nous sommes en fait piégés par cette femme et ses demandes, indéniablement liées à nos salaires élevés et à nos niveaux de vie.
Nul parmi nous ne veut l’avouer, mais nous sommes exténués par cette course contre nous-mêmes et contre les autres qui deviennent des collègues de façade, finalement des rivaux pour briller aux yeux de la toute-puissante. Je me dois de rester stoïque à l’écoute de ses injonctions, alors qu’intérieurement j’ai envie de lui hurler mon indignation et mon épuisement.
J’ose la quitter définitivement des yeux, guidé non pas par une effronterie que je n’assumerais pas, mais par une sorte de décrochage, comme un trop long moment d’inattention, que je laisse se prolonger. Moi d’ordinaire si appliqué, si sérieux, voire scolaire, me voici dispersé et inattentif, complètement inapte à me reconcentrer. Cela m’apparaît tout à coup un effort immense, quasiment infranchissable. J’essaie de comprendre ce qui m’arrive soudain, comment je pourrais définir ce changement qui s’impose à moi au beau milieu d’une réunion stratégique. J’aurais bientôt cinquante-trois ans, il est probablement temps que je l’avoue, au moins à moi-même, immédiatement : tout cela ne m’intéresse pas, ne m’intéresse plus.
« Joachim, vous êtes avec nous ? » La voix qui me sort de ma torpeur a pris le ton du reproche teinté d’impatience. J’ai la soudaine impression de me retrouver dans la salle de classe que je fréquentais enfant, interrompu dans mes rêveries par le sévère professeur exaspéré. Mes années d’expérience et la maturité accompagnant mon âge sont balayées en une seconde par l’intonation aiguë, mécontente. Je lève les yeux vers l’écran pour y lire l’agacement que j’avais pressenti et ne peux que constater la déception qui perce dans son regard. L’intransigeance aussi. Bien sûr, j’ai osé me montrer dissipé, au lieu de boire les paroles de Madame. Les regards de mes collègues sont faussement compatissants, mais la lueur qui les éclaire est bien celle de la supériorité. J’étouffe soudain sous les multiples yeux qui me scrutent, évaluant l’ampleur de ma chute, piaffant d’impatience de me voir tenter maladroitement de redresser la situation. Le sang me monte aux joues, à la tête, qui devient brutalement très lourde tandis que ma respiration s’intensifie. Mon cœur s’emballe selon une cadence abstraite, ses battements se multiplient de façon désordonnée, comme pour me signaler l’importance du moment à venir.
Je peux presque entendre les autres ricaner en emplissant le silence qui s’éternise et que je n’arrive pas à combler. Une voix dans ma tête se met à me souffler de prendre la parole, d’y mettre tout mon professionnalisme, avec une tonalité percutante qui clouerait le bec à l’assemblée. Je pourrais expliquer que je réfléchissais à une idée novatrice, à un point particulier pour lequel j’aurais élaboré un avis pertinent que je partagerais avec tous lorsque j’aurais pu avancer dans mes hypothèses de travail. Voilà exactement ce qu’il faut que je verbalise, maintenant. Mais les mots restent coincés dans ma gorge, je suis tout juste capable de penser à ma température corporelle qui s’élève, à percevoir le rythme anarchique de mon cœur, son allure effrénée. Je me lève péniblement en titubant et pousse la trop lourde porte en verre, cherchant désespérément de l’air dans des inspirations qui n’en captent jamais suffisamment.
Seul dans le couloir, mon agitation fait place à un état d’hébétude, mon plexus semble lourd, comme si la main de ma patronne avait le pouvoir de venir jusqu’à lui pour y poser sa force dominatrice. J’ai honte, mais c’est ainsi et je ne peux rien y faire, une larme coule le long de ma joue. Je la laisse faire, incapable d’esquisser le moindre geste pour l’arrêter.
Je sors de ma torpeur grâce à la voix lointaine et rassurante de Suzanne qui semble murmurer des mots d’apaisement à mon oreille. Pourtant, dès que mes paupières s’ouvrent, celle qui est ma femme disparaît dans l’instant, emportée par mon éveil soudain, sa voix déjà dispersée par les bruits ambiants. J’émerge alors subitement du sommeil, essuie la goutte d’eau salée qui roule sur ma joue, constate que je suis seul. La sueur froide me colle à la peau et je perçois mon état de panique, alors qu’allongé dans mon lit j’étais plongé dans le rêve de ma vie quotidienne. Complètement hagard, englué dans les traces tenaces de ce songe, je perçois les mouvements encore désordonnés de mon cœur qui peine à reprendre pied dans la réalité. Alors je me souviens. Ce rêve n’en est finalement pas un, c’est ma dernière journée d’homme d’affaires que mon esprit m’a fait revivre cette nuit, déroulant ce que j’ai vécu ce jour-là jusqu’à cette crise d’angoisse, annonciatrice du pire pour l’avenir si je ne réagissais pas.
Un regard anxieux vers le réveil m’informe qu’il est déjà six heures. Contrairement à ma vie d’homme hyperactif, six heures du matin ne constitue plus un horaire de lever. Je dois attendre. J’en profite pour lui parler, à mon cœur. Je le traite maintenant comme un ami respectueux, espérant que ma bienveillance sincère à son égard lui donnera la force nécessaire pour continuer, encore un peu. J’essaie de me redresser, ne parvenant qu’à esquisser un mouvement, encore perturbé par ce rêve trop réaliste, et assujetti à ma fréquence cardiaque bien trop élevée.
Je me retourne péniblement dans mon lit pour faire face à la fenêtre. Ce matin, contrairement à tant d’autres matins dans ma vie, je ne vais pas prendre le métro ni disparaître sous l’ombre de la grande arche. Tout cela est si loin, paraissant dorénavant stérile et dérisoire. L’aurore s’annonce en subtiles touches rosées sur l’horizon et je savoure ce spectacle, que m’offre tous les jours la vallée d’Ossau, au cœur des Pyrénées. Seule cette vue sur la nature semble avoir l’effet apaisant recherché par l’organe vital qui pulse dans ma poitrine, desserrant cran après cran le nœud coulant qui vient si souvent l’oppresser.
Pour les gens d’ici, je serais à jamais un « Parisien ». Un, parmi une multitude, venu s’installer avec des utopies de citadin plein la tête, croyant pouvoir aisément se créer sur ce bout de terre une vie rêvée. Il s’agissait là d’un rêve d’évasion, magnifique. Mais lorsque j’avais voulu le faire devenir réalité, rien de ce que j’avais imaginé n’avait pu avoir lieu. Ni l’acclimatation de Suzanne à ce lieu isolé ni la réussite de la bergerie que j’avais acquise sur un coup de tête. J’avais naïvement cru qu’un homme de ma trempe pourrait aisément prendre ce virage, que tout serait facile, pour moi qui avais précédemment géré des affaires bien plus prestigieuses. Cependant, le terroir m’avait donné une tout autre leçon, en même temps que l’avocat de Suzanne m’avait enseigné ce qu’il en coûtait d’avoir entretenu une femme toute sa vie, puis de s’en séparer après lui avoir imposé ce déracinement. J’avais réalisé bien trop tard que la course à l’argent n’était finalement qu’une perte de temps. J’étais bien obligé de reconnaître que sa recherche effrénée m’avait, ni plus ni moins, fait passer à côté de ma vie.
Je remonte ma couverture jusqu’au menton, redresse mon lit médicalisé pour mieux voir le soleil apparaître et m’apprendre, comme chaque jour, que le bonheur est dans la simple beauté des choses. La maison de retraite s’anime doucement dans ce petit matin. Ici, les résidents ne se distinguent plus les uns des autres par leur réussite sociale, mais uniquement par leur capacité à effectuer ou non les actes essentiels, à maintenir un restant d’autonomie, désormais rare source de fierté. Rien de ce que j’ai pu réaliser dans ma vie n’a plus cours maintenant, ne comptent que mon cœur et sa lutte pour rester en vie, ainsi que ma capacité à continuer à uriner seul, sans que des mains féminines ne m’assistent dans cet acte qui concentre toute ma dignité d’homme, à peine âgé. Tant que cela est encore possible, je souris en me disant que la vie est belle, finalement. Alors, pour le reste de ma route, je veux juste faire le choix de profiter du temps qui passe.
Malgré l’heure matinale, les cloches résonnaient déjà dans le gris de ce matin d’hiver. Le carillonnement annonçait le début de la journée pour la communauté religieuse et perçait l’aurore qui peinait à s’imposer sur le brouillard bas. La liturgie des heures débutait, amorçant un nouveau jour dans le monastère. Il n’était que sept heures du matin et Edmond était en retard aux laudes. Le lieu clos était immense et il n’avait pas encore estimé le temps nécessaire pour aller d’un point à l’autre de la vieille bâtisse perdue au milieu des champs. Arrivé la veille, il découvrait encore cet endroit qui l’accueillait pour une durée d’un mois.
Lors de ses recherches pour dénicher l’endroit idéal afin de s’isoler du monde, Edmond avait dans un premier temps porté son choix sur une petite communauté située au cœur des Landes, éloignée de toute civilisation. Mais sœur Martha avait été inflexible lors de sa réponse, aucun homme ne pouvait séjourner parmi elles. Il avait alors dû trouver un endroit de substitution, correspondant à ses attentes, et avait trouvé son bonheur dans ce monastère isolé au beau milieu du Gers. La haute bâtisse de forme carrée permettait de ne rien voir du monde extérieur, laissant la majesté des pierres de taille et les couleurs vives du jardin œuvrer sur ses pensionnaires. Hier, Edmond avait rapidement pu admirer l’abondance des roses, des arômes et des pivoines, ses fleurs préférées, bichonnées par des jardiniers délicats.
Les lieux religieux, acculés par les nécessités financières et désireux de montrer au monde leur ouverture d’esprit, étaient de plus en plus nombreux à proposer de l’hostellerie. Un simple appel téléphonique avait suffi à réserver une chambre pour trente jours, afin d’y effectuer une retraite spirituelle. Ainsi frère Grégoire avait-il accueilli Edmond, hier, en fin de matinée. Lors de son arrivée, Edmond avait pris une longue inspiration et laissé sa vie derrière lui en franchissant le portail en bois massif.
Parmi les connaissances d’Edmond, un autre homme partait lui aussi pour un isolement méditatif au sein d’un monastère, mais Tristan était allé bien plus loin, désireux de s’éloigner géographiquement et soucieux de l’environnement naturel protecteur que constituaient les montagnes des Alpes. Partageant ce projet inhabituel, les deux hommes avaient convenu de se voir pour se raconter leurs expériences respectives au terme de leur isolement délibéré.
Le carillonnement des cloches fit l’effet d’une agression à Edmond. Peu coutumier de réveils matinaux, il avait eu toutes les peines du monde à s’extirper de son lit, et marcher sous les arcades extérieures dans le froid de ce petit matin représentait pour lui un effort plus que conséquent. Il n’avait cependant pas le choix. Ayant longuement discuté la veille avec frère Grégoire de sa volonté de faire revivre sa foi déclinante, il lui fallait mettre en œuvre ce projet.
Sans toutefois se presser, Edmond parvint à assister au début de l’office durant lequel il n’eut de cesse de se forcer à maintenir les yeux ouverts et de ne pas se laisser gagner par le découragement à l’idée des autres temps de prières qui viendraient ponctuer cette première journée… ainsi que les vingt-neuf autres qui le séparaient dorénavant de son retour à la vie normale.
Cette vie, qu’il délaissait quelques semaines pour réfléchir à la meilleure manière de la réintégrer ensuite. Il aurait l’occasion, durant ce mois consacré à la réflexion et à la prière, de croiser bien d’autres personnes dans une situation similaire. Pour quelques jours seulement ou pour bien plus longtemps, chacun pouvait trouver en ces lieux un cadre sécurisant et apaisant. Rares étaient aujourd’hui les possibilités de se créer une réelle pause, vierge de toute sollicitation extérieure. Ainsi, de plus en plus de personnes ressentaient la nécessité de s’isoler parmi les reclus volontaires et permanents qu’étaient les religieux et religieuses. Chacun venait ici réfléchir à sa vie, se retourner sur son passé et ses regrets, soupeser le poids de sa vie actuelle et ses difficultés, retrouver ses priorités ou en définir de nouvelles, et chercher une trajectoire pour le futur. Tous pouvaient également trouver une écoute attentive auprès des frères de la congrégation s’ils le souhaitaient.
Edmond avait bien saisi les différentes allusions de frère Grégoire qui avait manifestement à cœur d’aider son prochain dans son analyse et ses projections de vie. Edmond avait essayé au mieux d’esquiver le soutien proposé, préférant s’en tenir à ce qu’il avait annoncé : son simple désir de se rapprocher d’un Dieu qu’il avait quelque peu délaissé. Ainsi, dès le premier jour, il prit un air inspiré durant toute la durée des laudes. Avec cette attitude réservée et recentrée sur lui-même, frère Grégoire remarquerait forcément l’importance pour Edmond d’intérioriser son nouveau vécu, empreint de ferveur envers ce Dieu trop lointain.
Inconfortablement agenouillé au cœur de la petite chapelle, bercé par les prières murmurées autour de lui, Edmond réfléchissait secrètement aux péchés capitaux, qui n’avaient pas droit d’existence au sein du monastère. La Paresse et la Gourmandise, la Colère, l’Orgueil et l’Envie parsemaient sa vie depuis toujours. Seule l’Avarice ne lui donnait aucune nécessité d’absolution. Les autres péchés, il les avait expérimentés puis, toute sa vie durant, s’y était vautré sans scrupules, s’éloignant sans doute définitivement d’un pardon qui serait impossible à lui accorder à présent. À l’inverse de cette vie tachée de fautes indélébiles, Edmond songeait aux vœux que s’étaient imposés à eux-mêmes les habitants du monastère. Le vœu de pauvreté, notamment, lui était inconcevable, lui qui la combattait de son mieux depuis qu’enfant, il avait compris la détresse qui y était immanquablement liée.
Enfin libéré des prières matinales, il occupa ensuite une partie de sa matinée à dresser la liste de ses richesses matérielles, puis à inventorier dans une seconde colonne ce qu’il aimerait posséder un jour. Seul dans cet exercice qu’il considérait comme une sorte de méditation adaptée, il laissa libre cours à ses souhaits les plus exubérants et les plus coûteux. Lorsque frère Grégoire vint le trouver pour s’enquérir du ressenti de sa première matinée parmi eux, Edmond ne put que mentir et évoquer ses listes sous une forme plus humble, puis indiquer qu’il avait répertorié tout ce dont il pourrait parfaitement se passer afin de donner à sa vie une connotation moins futile. Non, Edmond n’arriverait jamais à vivre sans confort matériel. Arrivé au bout de ses considérations, il finit même par formuler le souhait inverse, celui de pouvoir dépenser à outrance pour jouir des plaisirs de la vie tant que celle-ci le lui permettrait et de garder précieusement sa liste afin qu’elle se transforme en objectifs à accomplir. Pouvoir se payer ce que l’on désire et profiter de ce que le monde peut offrir, voilà la voie qui était la sienne, qui constituait son mode de vie, qu’il assumait pleinement.
Les vœux d’obéissance et de chasteté furent eux aussi passés à la loupe du résident temporaire. Edmond ne put s’empêcher de sourire discrètement en évoquant la chasteté. Ce mot-là représentait un concept inenvisageable pour lui. Il ne voulait pas s’appesantir sur les besoins des frères et leur gestion de ce paramètre, mais ses envies à lui devaient impérativement être satisfaites. Il fallait être à moitié fou pour accepter de son plein gré une telle condition de vie. Un mois ici serait d’ailleurs son maximum envisageable.
Concernant l’obéissance, Edmond restait là encore assez perplexe quant à cette capacité à faire abstraction de ses propres opinions et à se soumettre sans fin, à Dieu ainsi qu’à toutes les strates de ses représentants sur terre. En repensant à son parcours, il fut forcé d’admettre qu’il n’avait jamais pu s’y plier ni même jamais la tolérer, quelle que soit la personne dont elle émanait, que ce soient ses parents, ses enseignants ou plus tard ses supérieurs. Très vite, il s’était lancé dans un travail indépendant afin d’y échapper, ne devant ses réussites et ses échecs qu’à lui-même. Jusqu’à récemment, il avait toujours appliqué ce principe de travailler seul et s’en était félicité, évitant ainsi toutes sortes de différends dont il n’aurait pas maîtrisé les finalités. Approchant de la cinquantaine, il s’était cependant rendu compte ces dernières années qu’il ressentait davantage de difficultés à effectuer certaines tâches qui demandaient une forme physique satisfaisante, ce qui n’était plus son cas, les différents plaisirs alimentaires et alcoolisés lui ayant conféré un surpoids qui commençait à poser problème. Ainsi, il s’était résolu à demander une aide à un jeune homme en qui il avait placé sa confiance. C’est ainsi qu’il en était venu à travailler avec Tristan, qui lui avait jusqu’à présent donné entière satisfaction chaque fois qu’il lui avait confié du travail. Edmond, fort de ce bilan plus que positif sur leur collaboration, estima nécessaire de garder ce mode de fonctionnement pour l’avenir. Les deux collègues avaient besoin d’une petite pause, chacun absorbé par le silence et le recueillement, puis, lorsque le temps serait venu, reprendraient leur vie professionnelle. Edmond voyait grand, il pensait commencer à travailler à l’étranger. Il faudrait que les deux hommes en discutent, réfléchissent aux pays qui seraient susceptibles de les accueillir.