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"Le démon de Socrate" examine l’ouvrage d’un certain Géras d’Athènes, qui propose une vision différente de Socrate. Géras dévoile une formation initiatique basée sur les enseignements de Diotime de Mantinée qu’il aurait reçue avec Socrate. Le vieux manuscrit atterrit chez Emma Jung qui se donne pour mission de le déchiffrer à travers la psychologie analytique de Jung.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean Laberge s’est inspiré pour la rédaction de cet ouvrage du film remarquable de James Cameron, Terminator 2. Il prête à ses écrits une portée philosophique et spirituelle, cherchant à décrire la civilisation occidentale actuelle mue par le transhumanisme. Au fond, "Le démon de Socrate" veut redécouvrir la puissance de l’esprit laissé pour compte par le matérialisme des Lumières dont nous sommes aujourd’hui les héritiers.
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Jean Laberge
Le démon de Socrate
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Laberge
ISBN : 979-10-422-0404-4
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À ma mère, Georgette Viau
Quod Natura relinquit imperfectum, Ars perficit.
Ce que la nature laisse inaccompli, l’art doit le terminer.
Aphorisme alchimique
Géras enroula le parchemin et s’assoupit. Depuis des années, il travaillait à son manuscrit, l’œuvre de sa vie. Il avait tout quitté pour se consacrer à l’écriture de son livre. Ce soir-là, il mit le point final à tant de labeurs scripturaux. Demain, il allait l’expédier à son cher ami, Chérophon. Leur grand ami commun fut Socrate, celui que l’on tient comme le père de la philosophie – bien qu’avant lui bon nombre de grands philosophes grecs virent le jour.
Nous sommes en 399 avant notre ère. Socrate rendit l’âme en ingurgitant la fameuse ciguë. Platon, son disciple, reste inconsolable. Géras alla le consoler. Le deuil est profond pour le disciple ayant perdu son maître, son mentor. Et quel maître que fut ce Socrate ! Tous les jeunes, dont Platon, l’admiraient. Ce fut leur gourou. Socrate apparut à Platon comme un libérateur dévoilant l’eudèmonia, le bonheur, mieux : l’épanouissement. La vérité en grec se dit alèthéia, dévoilement. Socrate dévoila ce qui se trouve derrière le voile de l’apparence. Comme le dira plus tard le petit prince, l’essentiel est invisible aux yeux.
La vie succède à la mort, mais il n’est pas aisé de croire en la vie lorsque la mort s’impose de manière impitoyable. Certes, Platon en fut convaincu, toutefois la mort du maître le jeta dans un horrible doute. Géras s’appliqua à faire remonter le disciple vers les réalités plus hautes et salvatrices. La réalité de l’Hadès n’est pas qu’un simple mythe expliquant l’inexplicable. Du moins, c’est ce que soutint Géras face à un Platon écroulé qui ne souhaita de son côté que plonger dans l’antique Chaos. Car la mort, n’est-ce pas le retour au dieu Chaos ?
Géras rappela à Platon ce que son maître chercha à expliquer à leur ami commun Criton : la mort n’est jamais le plus grand des malheurs. Car le plus grand malheur consiste à vivre sans « le dieu ».
— Qui est « ce dieu » ? demanda avec insistance un Platon perplexe.
— Il ne s’agit nullement de Zeus, le grand dieu que nous vénérons, répondit Géras.
— Alors qui est-il, par Héraclès ? tonna Platon. Parle vieillard !
— Toute l’affaire tourne sur ce point névralgique, répondit Géras.
— Explique-toi vieillard ! insista Platon.
— Socrate, ton maître, en parla souvent : son dâimon. Oui, oui, il m’en a parlé à de nombreuses reprises. Un jour, nous partîmes, lui et moi, vers Éleusis, rencontrer une certaine Diotime de Mantinée, prêtresse officiant les rites à mystères de Cybèle. Nous participâmes lui et moi aux mystères de Cybèle. Diotime fut sa prêtresse. Nous fûmes initiés aux mystères de Cybèle.
— Cybèle est-elle une déesse ou une demi-déesse ? demanda Platon perplexe.
— Ne sais-tu pas, admirable Aristoclès, qu’il n’y a qu’un seul dieu ?
— Quoi ? Explique-toi l’ancien, ou tais-toi par Héraclès ! fustigea Platon.
— Nos poètes, reprit calmement Géras, chantèrent la gloire des dieux. Ils révélèrent les faits et les gestes numineux des divinités. Nous aimons avant tout, nous Grecs, les belles choses. Et la suprême beauté se retrouve chez les dieux. Nos héros sont beaux. Tout est beau chez nous. Contemple les frises du Parthénon, là-haut sur la colline qui nous surplombe. Poséidon lutte contre Athéna, pour la possession du territoire athénien. Fille de Zeus, elle aura, tu le sais, le dessous sur le dieu des mers.
Le soleil, Hélios, poursuivit Géras, est le dieu suprême. C’est grâce à lui que tout paraît, émerge, vit, s’épanouit. Notre Zeus n’est qu’une pâle copie d’Hélios. Or, Hélios lui-même n’est qu’une pâle copie du véritable dieu invisible aux yeux. C’est là tout l’enseignement de Diotime.
Dans mon livre, Le démon de Socrate, reprit Géras, je me suis fait un devoir de relater scrupuleusement l’enseignement que j’ai reçu de la prêtresse, appelée Télesphora, enseignement que nous avions alors reçu, moi et ton maître vénéré, Socrate.
— Je ne puis croire rétorqua Platon, qu’une femme puisse posséder quelque savoir, quelque vérité !
— Alors explique-moi, cher ami, rétorqua l’ancien, pourquoi dit-on qu’Athéna est réputée sage ? Comme tu sais, son animal favori est la chouette perchée sur son épaule. En outre, elle est la fille de Zeus qui jaillit du crâne du dieu lorsque Héphaïstos fendit la tête du dieu suprême d’un coup de hache. Quel est donc le sens de ce récit par lequel le divin forgeron libéra Athéna, retenue prisonnière du crâne de Zeus ?
— Je pressens que tu vas me l’expliquer, répondit Platon.
— Héphaïstos est laid et boiteux. Chose étonnante, il fut pourtant l’époux d’Aphrodite, la Beauté par excellence. La laideur n’est donc pas une tare abominable. Aussi, savoir reconnaître sa laideur et se trouver beau malgré tout fait partie des belles choses. Cela conduit à la sagesse. Voilà la sagesse d’Athéna. Diotime eut l’insigne honneur de décrypter quelques fragments de la sagesse de la fille de Zeus.
— Vieillard, tu m’épates et tu me fais franchement rire. Tu me parles encore des dieux, alors que tu soutiens que leur multitude n’est pas.=.
— C’est que les dieux ne sont que des modèles dans notre psyché. Athéna, par exemple, n’est que le modèle de la Sagesse. Elle est une phantasia, non pas une pure fantaisie, car la phantasia est une Image héritée de nos ancêtre. Pour nous, Grecs, une femme ne peut être sage. Or, Athéna prouve le contraire. Socrate comprit cela. C’est d’ailleurs pourquoi il se mit à l’école de Diotime, cette sage-femme venue de Perse. Aussi, Athéna fit de lui un accoucheur des esprits, telles les sage-femmes accouchant les femmes enceintes. D’ailleurs, point intéressant, Diotime n’est pas grecque, mais étrangère, barbare, comme nous disons au sens où son langage nous est incompréhensible. Voilà pourquoi les Grecs la rejettent. Diotime fut une sage-femme, certes, mais surtout une sage-femme faisant accoucher les esprits à la sagesse. Son enseignement portait avant tout sur la Psyché, le pneuma (âme) en somme.
— Désolé, vénérable Géras, rétorqua Platon, je ne crois pas un mot de tous ces galimatias à propos de mon vénéré maître. Aussi, mon devoir de mémoire consistera à le peindre tel qu’il fut, tel que je l’ai rencontré. C’est le serment que j’ai fait devant les dieux, au moment de sa mort inique.
— Ce devoir t’honore Aristoclès, reprit Géras. Socrate avait trente ans à ta naissance. Nous étions du même âge, et tous deux nous étions animés par une quête passionnée de la Vérité, du Beau et du Bien. Aujourd’hui, toi-même tu as trente ans. Tu es jeune et ambitieux comme le sont d’ailleurs tous ces Grecs sous l’emprise du dieu Hybris, la Démesure. Tu recherches, jeune homme, la gloire plus que la vérité. Du moins, c’est ce qu’il me semble, mais peut-être je me fourvoie. Je le souhaite pour toi. En tout cas, le savoir et la sagesse ne viennent qu’à un âge avancé. Mais peut-être que le Dieu unique – que tu ne sembles pas encore connaître – a d’autres vues pour toi contrairement à l’usage.
Socrate, tu sais, t’appréciait énormément. Parmi tous les jeunes hommes qui l’entouraient de son vivant et qui l’affectionnaient, tu étais pour lui plus qu’un disciple, mieux : son ami. Il se plaisait à dire que la vie sans amis était vaine et lamentable.
Comme la plupart des Athéniens, Socrate reconnaissait tes talents littéraires hors du commun. Lui-même, tu le sais aussi, se méfiait de l’écriture, et n’a jamais osé prendre le stylet pour coucher ses pensées sur le parchemin. Il préférait la conversation vivante, intime, avec chacun, là où chacun se trouve.
— Oui, je sais, répondit Aristoclès. C’est pourquoi, moi, j’entends écrire des conversations mettant en scène Socrate discutant avec des citoyens athéniens. Mais, dis-moi, tu parles d’un dieu unique. Qui est-il donc ? Je sais que Socrate évoquait constamment « le dieu », et je ne puis faire honnêtement actuellement la distinction – si distinction il y a – entre « le dieu » (ô théos) et son « démon » (daimôn).
— Il y en a bien une, répondit Géras, et dans mon livre Le démon de Socrate, j’établis la distinction entre « le dieu » et le « daimôn ». Voici le livre. Étudie-le.
Malheureusement, Aristoclès d’Athènes, alias Platon, ne tint pas compte du livre de Géras qui se veut un condensé de l’enseignement de Diotime de Mantinée. Toutefois, Platon ne retint dudit livre que le récit de la Caverne qui le fascina et qui devint célèbre sous sa plume. Le sujet est si important qu’il mérite bien quelques mots. Rappelons à grands traits le récit légendaire de la Caverne, provenant à l’origine de Diotime de Mantinée, revue et corrigée par Platon (livre VII de La République [Politèia]).
La scène est dressée dans une caverne sombre. Des hommes y sont enchaînés depuis leur enfance face à la paroi du mur intérieur de la caverne. Leurs têtes sont fixes. Derrière eux se trouve l’entrée où un feu éclaire l’intérieur. Devant ce feu, des passants déambulent portant divers articles, objets de toute sorte. L’ombre de ces passants ainsi que les objets divers qu’ils transportent sont projetés sur la paroi intérieure de la caverne. Voilà donc ce que voient les prisonniers. Ils ne voient que des ombres, le reflet des passants sur le mur intérieur de la caverne. Puis, on décide de détacher un prisonnier de ses chaînes en le conduisant vers l’entrée. Quittant la caverne, le prisonnier est évidemment ébloui par la lumière du jour. Petit à petit, le pauvre prisonnier parvient toutefois à reconnaître diverses choses. Finalement, il peut contempler le soleil lui-même éclairant toutes choses. Ainsi, le prisonnier accède à la Réalité Vraie.
Pour celui qui a lu le Démon de Socrate de Géras, le récit de la caverne de Platon est tout sauf la transcription du récit de la prêtresse de Mantinée. À commencer par la prétendue « caverne » qui représente plutôt le ventre maternel de la déesse Terre, Gaïa, ou encore Cybèle, la Terre nourricière.
Dans le récit étiolé de Platon, il est essentiellement question d’éducation. Comment apprend-on quoi que ce soit ? Plus précisément : d’où vient la connaissance ? demande Platon. Or il n’est nullement dans l’intention de Diotime de proposer une « théorie » de la connaissance comme le fera plus tard Platon qui utilisera le fameux récit comme image forte conduisant à la connaissance guidée par la Raison constituée par les non moins fameuses Idées ou Formes.
Pour résumer l’enjeu des conceptions entre Diotime et Platon, disons que ce dernier réduit la symbolique de la caverne-ventre à une réalité spatiale et géographique appartenant au monde physique concret, alors que la caverne-abdomen féminine est de nature symbolique. Aussi, ce n’est pas sans raison que Diotime dit avoir conçu son récit, qu’elle en était en gestation et qu’elle le mena à terme. Il faut souffrir d’une cécité sévère pour ne pas remarquer les associations maternelles.
Aussi, la théorie platonicienne ne consiste qu’en un parti-pris mâle qui ordonne et discerne par la raison, l’intellect (grec, noûs).
Nous vivrions, selon Platon, dans l’Apparence. Être ou paraître. Comme dit la formule latine, Esse quam videri : l’Être plutôt que le Paraître. La raison serait de loin préférable à l’Apparence qui engendre le faux et l’illusion décevante. Or, il n’est pas anodin que Platon utilise la métaphore mâle du Soleil comme réalité suprême, symbolisant le dieu de la Raison (le Logos).
Voilà l’essentiel de sa pensée de Platon. Ajoutons ce point majeur suivant lequel le dieu de la Raison n’existe pas en nous, dans notre psyché, mais dans le fameux « Monde Intelligible des Idées » si cher à Aristoclès.
L’enseignement de Diotime, selon Géras, s’oppose radicalement à la pensée rationaliste de Platon, car pour la prêtresse de Cybèle, la divinité n’existe qu’en nous, ce qu’elle désigne comme l’impensée (anoûs). Aujourd’hui, grâce à la découverte de la psychanalyse par Sigmund Freud (1856-1939), nous parlons plutôt d’inconscient.
La Télesphora – qui signifie soit dit en passant, celle qui porte au loin – n’oppose pas comme chez Platon le soleil et la lune, Hélios à Sélèné. Ces deux divinités représentent deux phantasia de la même réalité psychique : l’ordre et la vie. Diotime parle de « phantasia » spirituel ou psychique, ce que Carl Gustav Jung, disciple au départ de Freud, a lui baptisé du nom d’« archétype », ce dont il sera abondamment question dans la suite.
Le point important dans le récit de la caverne-abdomen-féminin de Diotime est que si si le soleil fait croître tout être dans la nature, il doit compter pour ce faire sur une source première fécondante.
Pour Diotime, le soleil – Hélios – n’est qu’une Phantasia dans l’Impensé des hommes et des femmes. Cette fameuse Phantasias n’existe pas dans la réalité, mais uniquement dans la psyché. Hélios, Zeus… nommez-les, ne sont que des noms référant à la Phantasia unique dans la psyché Impensée. En outre, Hélios ne saurait être sans sa contrepartie, à savoir la Lune, Sélèné. Le passage du jour à la nuit le montre éloquemment de sorte que nos ancêtres firent d’Hélios et de Sélèné un couple divin fondamental. Ce qui signifie qu’il ne saurait y avoir de lumière sans son opposée l’obscurité. Platon a donc tout faux. La Raison n’existe pas ailleurs qu’en nous, dans l’Impensée de la Psyché, et pas du tout dans un Monde soi-disant intelligible, rationnel. Malheureusement, la civilisation occidentale l’a suivi dans son errance.
Toujours selon Diotime, la raison n’est qu’une partie minuscule de la Psyché entière, comportant à la fois la pensée et l’impensée. Comme nous allons le voir, la Psyché est ce que le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961) a désigné comme étant constituée par l’inconscient et de conscient. Platon ratatina pour ainsi dire la psyché à la seule conscience. René Descartes (1596-1650), le grand rationaliste moderne après Platon, reprit le flambeau en réduisant la psyché à la conscience. Le célèbre cogito cartésien : Je pense donc je suis, marque la triste fin de la psyché et annonce la naissance de la déesse de la Raison.
Un dernier point concernant le récit de Diotime. Il concerne le soleil. D’après Diotime – du moins, selon ce que rapporte Géras –, le soleil ne représente nullement la Raison es Idées, comme le veut Platon. Il s’agit pour Diotime d’un modèle ou d’une image (phantasia, en grec), entité psychique que Jung appellera « archétype ». Il y a beaucoup de similitudes entre l’Idée ou la Forme platonicienne et l’archétype jungien, mais il existe aussi beaucoup de dissemblances.1
Dieu, en fait, répond à l’archétype de la lumière. On a pu, au travers des âges, attribuer à Dieu de nombreux noms, et sans doute que pour nos lointains ancêtres, le soleil symbolisa la divinité par excellence, source de toute vie. Le soleil est aussi l’archétype du Père, du Guide, du Héros, du Roi, etc. L’archétype de Dieu est foncièrement solaire, contrairement à celui de la Mère, de la Terre-Nourricière, de la Femme, etc., qui est lunaire.
Aussi, Diotime en appelle aux deux archétypes (phantasia) solidaires et complémentaires, le soleil et la lune. La « réalité » n’est donc pas unique, mais double, autant « solaire » – masculine – que lunaire – féminine. D’ailleurs, comme mentionné, il ne pourrait y avoir de lumière sans l’obscurité ou la noirceur. Les deux sont complémentaires et indissociables. Aussi, si le soleil représente la Raison, la conscience ; la lune, quant à elle, représente la psyché, l’Impensée, l’inconscient comme le désignera plus tard Jung. Dans la religion chrétienne, Dieu est dit Père. Mais c’est aussi une Mère qui aime ses Enfants. Dieu est également Esprit, et en ce sens il est aussi féminin Dieu passe l’un et l’autre. Nous y reviendrons.
Suivant Platon, il aurait bien pu ne pas avoir d’hommes et de femmes sur terre, que les Idées existeraient quand même. Or, Diotime, bien avant les découvertes du maître de Zurich, soutenait exactement le contraire : les Idées n’existent pas sans des actes de conscience psychiques, donc sans la psyché. Le rationalisme platonicien veut radicalement séparer les Idées de la pensée des hommes et des femmes. C’est ce que l’épouse du psychanalyste, Emma Jung (née Rauschenbach, 1882-1955), soutint également avec force, comme nous allons le voir. Elle mit tant d’énergie psychique à s’objecter contre le rationalisme de Platon qu’elle développa une sorte de cécité psychique entourant tout ce qui concerne Platon.
Un matin, Emma Jung reçut un colis mystérieux provenant d’un expéditeur signant du nom d’IKTUS. Il s’agissait d’un livre (biblion, en grec ancien) de Géras d’Athènes, Le démon de Socrate. Intriguée, Emma parcourut rapidement le contenu de l’ouvrage. Elle en fut sidérée, perplexe ensuite, mais ravie tout de même. Son époux, Carl Gustav, étant en voyage aux États-Unis pour y livrer une série de conférences, Emma garda pour elle-même en secret le biblion en question. D’ailleurs, l’expéditeur, l’intrigant IKTUS, adressa l’ouvrage à Emma, et non pas à son mari. Elle le consulta sans en révéler un mot à son cher époux.
Emma fut épouse, enseignante, analyste et auteure, mère de cinq enfants et grand-mère. Son essai Anima und Animus paru en 1957, deux ans après son décès. Emma était mélomane. Voici ce qu’elle écrit à propos de la musique dans l’essai en question.
La musique est souvent la cause d’une attirance et d’un enlèvement… Elle peut être considérée comme une objectivation de l’esprit qui n’est pas l’expression d’une connaissance, au sens habituel de connaissance intellectuelle et logique, et qui n’est pas non plus matérialisée ; elle est une représentation sensible [phantasia] de phénomènes très profonds suivant des lois immuables. Dans ce sens, la musique est esprit, un esprit qui conduit dans des régions éloignées et obscures qui sont inaccessibles à la conscience et dont le contenu s’exprime mal par des mots (curieusement, il le serait mieux par des chiffres), mais surtout par des sentiments et des sensations. Ce fait, en apparence paradoxal, montre que la musique permet d’accéder à des niveaux profonds où l’esprit et la nature forment encore une unité ; elle est donc pour la femme la forme d’expression la plus importante et la plus naturelle, celle qui, mieux que tout autre, lui permet de faire l’expérience de l’esprit. C’est pour cette raison que la musique et la danse sont considérées comme des moyens d’expression pour la femme.2
Emma se passionnait pour la musique baroque française, celle de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) en particulier. Ce fabuleux compositeur d’origine italienne devint le musicien de la cour du Roi-Soleil (1638-1750). Il écrivit de nombreux opéras pour le monarque français célébrant l’absolutisme du règne de Louis le Grand. Avec Lully, nous sommes à une époque unique dans l’histoire de la musique mariée aux arts de la scène, dont le théâtre et la danse. On assiste alors à une heureuse alliance de tous les arts. Lully collaborera par exemple avec Molière dans le cadre de sa célèbre comédie-ballet Le Bourgeois Gentilhomme. Le Roi danse même avec Lully dans ses Ballets de cour.
Emma Jung ne parvenait toujours pas à comprendre son vif intérêt pour ce genre musical complétement dépassé, ainsi que pour Lully, personnage sulfureux pour dire le moins. Aussi, dans la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes en musique, opposant le compositeur Jean-Philippe Rameau au philosophe Jean-Jacques Rousseau, la psychanalyste prit nettement parti en faveur de Rameau.
En fait, depuis longtemps, Emma entretenait le souhait d’écrire sur le sujet, mais l’occasion propice ne s’était pas encore présentée. En tout cas, comme je l’ai dit, elle prit parti pour Rameau contre Rousseau, car ce dernier promut la conception moderne de la musique comme expression du moi conscient, et non plus du Soi inconscient.
Quoi qu’il en soit, de tous les opéras de Lully, c’est Atys qui enthousiasma Louis le Grand ainsi que la psychanalyste Pourquoi donc ? Il s’agit, il va de soi, d’un récit tiré de la mythologie grecque ancienne. Le goût de l’époque l’exigeait. Cybèle personnifie la Terre-Mère nourricière. C’est ni plus ni moins Gaïa, la Terre-Mère. Par ailleurs, Cybèle chercha un « sacrificateur » par où elle puisse se livrer à sa passion de Mère génératrice. Elle est séduite par Atys, un jeune mortel. Comme quoi les mortels pouvaient séduire les immortels.
Louis le quatorzième se reconnut dans le personnage d’Atys. Il faut savoir que dans la généalogie divine, les rois sont issus d’Adam, le premier roi peut-on dire à qui Dieu conféra la gérance de la terre. Ève son épouse fut la mère de tous les humains. Cybèle est, si l’on veut, la Ève des Grecs. Elle a besoin d’un homme pour sa progéniture. La Terre-Mère-Cybèle a donc besoin d’un Adam-Atys. De son côté, Louis XIV se vit appelé par la Terre-Mère de France. C’est là une rude besogne que d’être sous la coupe d’Ève-Cybèle. L’Homme croit dominer la Femme. En réalité, tous les deux sont appelés à collaborer à la création constante.
Voilà succinctement l’analyse qu’Emma Jung faisait à cette époque de l’opéra de Lully. Son époux, Carl Gustav, n’était pas aussi mélomane qu’elle. Emma ne s’en plaignit guère. Carl fut un homme doté d’un intellect hors du commun, ce qui séduisit Emma. Il sut combler à satiété l’Animus de son épouse.
Mélomane, Emma ne put toutefois partager sa passion pour la musique avec son mari accaparé qu’il était par sa pratique clinique, ses incessants voyages à l’étranger, surtout par ces nombreuses publications ainsi que ses recherches, dont actuellement celles consistant à déchiffrer psychologiquement les vieux grimoires des alchimistes. De sorte que le psychanalyste passait de longs moments solitaires dans sa Tour de Bolligen. Emma sut cependant accueillir avec paix cette solitude. Elle comprit qu’il s’agissait d’une grâce, et donc qu’il ne fallait surtout pas s’apitoyer sur son sort. Les moines et les moniales, se disait-elle, expérimentent une vie pleinement consacrée à Dieu, sans jamais se plaindre de solitude. Ils se nourrissent de la grâce divine, et ils ou elles en sont à jamais redevables. Or, Dieu est en nous – dans notre inconscient supérieur – et fait tout pour se dévoiler à notre petite conscience limitée.
Quoi qu’il en soit, musique et mythologie constituaient la pâture quotidienne d’Emma. Ce qui nourrissait son travail de thérapeute – qui n’était que quête spirituelle. C’est en aidant les autres qu’on s’aide le mieux soi-même, se disait-elle. À ce propos, elle se plaisait à raconter le cas particulier de l’une de ses patientes, devenue par la suite sa plus grande amie, devenant ainsi qu’une collaboratrice éminente, Arielle Heiligmaria (Sainte-Marie, en français). Si Carl Gustav eut pour collaboratrice la Marie-Louise von Franz (1915-1998), Emma eut pour sa part la chance d’avoir pour amie et collaboratrice, Arielle Heiligmaria.
Mère de famille de quatre enfants, le mari d’Arielle H. l’avait quittée il y avait peu. Brutalement, de manière imprévisible. Emma et Arielle devinrent par la suite, comme nous allons le voir, de grandes amies, unies entre autres par leur passion pour la vieille déesse Psyché.
Arielle était donc la maman de quatre enfants : deux filles et deux garçons. Étonnant rythme de naissance puisque la naissance d’une première fille fut suivie par celle d’un garçon, suivie à son tour d’une autre fille, et enfin d’un autre garçon. Arielle H. fut fille unique, marquée par une mère d’une grande beauté, mais apathique. Arielle hérita de la beauté de sa mère, Marlene, tout autant d’ailleurs que de ses défauts, dont une grande langueur, une indolence, un état léthargique, qui d’ailleurs l’empêcha d’être un mannequin fort prisé. Marlene était souvent dépressive. Le père, lui, Hans fut un homme d’action, avocat réputé et politicien. Il prit grand soin de sa femme qu’il chérissait.
Arielle H. hérita de l’Animus de son paternel. Elle exerçait le métier de psychologue dans un hôpital de Zurich, Der Kreuz (La Croix). Mère de quatre enfants, favorisée en cela par l’Anima héritée de sa maman, se trouvait un puissant Animus. L’Animus est le côté masculin chez une femme, tandis que l’Anima représente le côté féminin chez l’homme. Or, l’Animus chez Arielle se transforma en un perfectionnisme radical. En effet, quand Arielle se prenait en main, elle était active, fonceuse engagée, tout comme le fut son paternel. Ce qui l’amena à l’étude du droit et, ensuite, à l’étude de la psychologie. En fait, quand Arielle s’y mettait, elle s’y consacrait à fond. Comme nous allons le voir, sa démarche spirituelle qui la conduisit à prendre le voile obéit à l’exigence radicale de l’Animus hérité de son père.
Avant sa rencontre avec Emma, un désordre inouï régna dans la maison d’Arielle H, principalement dans les chambres des enfants. Après son travail à l’hôpital, Arielle consacrait tout son temps et ses soins à ses enfants. Les tâches ménagères devinrent secondaires. Des tas de vêtements et de jouets s’empilaient pêle-mêle dans chacune des chambres, même dans celle d’Arielle. Quoique psychologue, veillant donc à alléger les souffrances psychiques de ses patients, Arielle se sentait perdue, inutile, au bord de la dépression. Elle reconnaissait en elle sa propre mère fragilisée par des dépressions à répétition. Son travail lui paraissait dénué de sens. Elle n’arrivait pas à comprendre sa situation psychique désolante. Aussi, sentit-elle le besoin urgent de faire appel à un collègue, et c’est là qu’elle entendit parler de Emma Jung, habitant à Küsnacht, ville située près de Zurich.
Évidemment, Emma fut davantage qu’une psychologue – mieux, une psychanalyste comme nous le disons aujourd’hui. Il va de soi que l’épouse du maître de Küsnacht fut formée à l’école de son mari, Carl Gustav, concepteur de la psychologie analytique – selon l’expression consacrée par Jung lui-même pour désigner sa psychologie des profondeurs afin de la distinguer de celle de Sigmund Freud, le fondateur de la psychanalyse proprement dite. Aujourd’hui lorsqu’on évoque le mot psychanalyse on songe immédiatement à Freud, et non à Jung. Peu importe ces distinguos. Emma, comme son mari, était psychothérapeute.
Tout comme Emma, Arielle H. était une grande mélomane. De plus, elle jouait du violoncelle. Elle se maria à 18 ans, avec Hans Hauptmann, soldat de métier. Après leur rupture, l’épouse cessa d’écouter de la musique et d’en jouer. Comme je le disais, Arielle H. se consacra depuis lors exclusivement au bien-être de ses enfants. Ce point frappa l’esprit analytique d’Emma lors de la première séance thérapeutique avec Arielle H.
À l’époque, Emma était à la rédaction de son célèbre essai Anima und Animus paru de manière posthume en 1957. Tout de suite, la psychanalyste saisit la problématique psychique d’Arielle H. : la mère de quatre enfants s’était en quelque sorte engouffrée dans l’Anima, laissant pour ainsi dire en plan l’Animus. D’où le désordre psychique de la psychologue. Le moi conscient d’Arielle se jeta dans l’amour de ses enfants. C’est ainsi qu’elle put esquiver la blessure affective profonde suite au départ de son époux.
Le malaise existentiel d’Arielle, d’après Emma Jung, découle de ce qu’Arielle (du moins, le moi conscient) se soit coupée radicalement de l’Animus. On peut comprendre pourquoi, d’ailleurs : tout ce qui concerne la masculinité devint insupportable pour l’épouse abandonnée. Aussi, la maman se cantonna dans son rôle de mère, et en cela, elle se laissa aveuglément dominée par l’archétype de l’Anima (la Mère).
Arielle H. devint dès lors en quelque sorte le portrait craché de sa mère : léthargique, incapable de se prendre en mains et, bien entendu, condamnant à la géhenne tous les hommes. Arielle H. devint indolente, léthargique, indécise, procrastinant sans fin. Une sorte de loque humaine pitoyable, en somme. La psychologue perdit donc en bonne partie contact avec la réalité, du moins à la maison dans sa relation avec ses enfants. Gonflant à bloc son Anima, elle (sur-) protégea ses enfants. Elle chercha en vain et se « perdit » dans l’affection maternelle de ses enfants. Cui n’était, en fait, que fuite d’elle-même. Arielle ne chercha pas tant l’« amour » de ses enfants que la protection – la surprotection pour mieux dire – de ceux-ci.
Lors de la seconde séance avec Emma, Arielle fit part de sa passion pour la musique. Emma en fut ravie. L’amour de la musique et des arts en général procède, il va de soi, de l’Anima. Docteure Emma se désola toutefois d’entendre la mère de quatre enfants lui avouer qu’elle n’écoutait plus de musique et qu’elle n’en jouait plus.
— Pourquoi donc ? demanda Emma perplexe.
— Parce que je n’ai tout simplement plus le temps, devant désormais m’occuper de mes enfants, répondit laconiquement la maman éplorée.
— Tout de même !, rétorqua la psychothérapeute, lorsqu’on aime la musique comme vous sembliez l’aimer avant la rupture, on ne ressent donc plus aucun besoin d’en écouter et d’en jouer ? Fort étrange tout cela, ne trouvez-vous pas ?
— Je ne sais plus…, se contenta de répondre la pauvre psychologue désemparée.
— Ah, c’est sûr ! Les plus grands criminels sont des hommes ! hurla presque la mère éplorée.
— Oh, quelle colère ! J’entends bien ici votre moi blessé s’exprimer, compatit la psychanalyste.
À ces mots, Arielle sentit aussitôt un déclic psychique s’opérer en elle, dans sa psyché. Elle comprit instantanément sa souffrance. Fulgurance de la psyché !. Il suffit parfois d’une parole, d’un mot, pour transformer un état douloureux en paix et en joie profonde. Bref, la psychologue se sentit enfin comprise ; mieux encore, elle comprit à ce moment précis ce qui se déroulait dans son inconscient.
Après cette rencontre salvatrice, Arielle H. se remit progressivement à la musique. Elle sut surtout impliquer ses enfants à mettre de l’ordre dans leur désordre. Ainsi, la famille se trouva de nouveau unie. Un poids énorme libéra les frêles épaules de la mère monoparentale.
Les deux femmes devinrent par la suite de grandes amies. Elles se rencontrèrent souvent, pour parler de choses et d’autres, de musique surtout. De musique baroque en particulier, car les deux dames adoraient ce genre musical inusité, peu commun. Surtout, la musique baroque française, à telle enseigne qu’Arielle se procura bientôt une viole de gambe (l’ancêtre du violoncelle). De son côté, Emma touchait du clavecin.