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La crise économique de 1929 contraint Alexandre Froideval, fils d’un industriel parisien, à chercher un travail et à devenir précepteur chez les Sertignac, une famille aristocratique de Haute-Savoie. Son élève, un jeune rebelle, refuse l’enseignement et la discipline. Entre les exigences du père et la résistance du fils, le précepteur doit user de patience et de ruse pour apprivoiser l’adolescent, tout en essayant de résoudre le mystère entourant sa naissance. Pendant que le monde est en ébullition entre les deux guerres, dans l’isolement du domaine de Monternon, les personnages vivent en huis clos leur drame familial.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ded William est l’auteur de plusieurs romans, dont certains se penchent sur l’univers de la musique, décortiquant son fonctionnement, son caractère impitoyable et la jungle qui la caractérise. "Le jeune comte de Sertignac" est inspiré d’un grand journal de l’après-guerre – celle de 1940 –. Fort de sa propre expérience, l’enseignant et musicien prend plaisir à raconter et à esquisser le portrait de ces individus singuliers, marqués par les vicissitudes de la vie, et à les transformer en héros de ses romans.
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Ded William
Le jeune comte de Sertignac
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ded William
ISBN : 979-10-422-1416-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le temps d’une saison, Édilivre, 2019
Une autre vie, Édilivre, 2019
Bon à rien, Édilivre, 2021
Coups et blessures, Édilivre, 2022
Cet ouvrage est un roman d’imagination. Toute ressemblance entre ses personnages et des êtres vivants ou ayant vécu serait le fait d’une fâcheuse coïncidence.
Avril 1930 est un mois triste et pluvieux. Dans le train qui file à travers la campagne, Alexandre Froideval réfléchit.
Son départ de Paris a été trop brusque… Les évènements vont si vite qu’ils déconcertent les plans les mieux arrêtés.
À vingt-six ans, il n’avait jamais envisagé devoir aller travailler au loin, quitter Paris et s’expatrier pour gagner sa vie.
Son père est un industriel, réputé sur la place de Paris, mais il a fallu la terrible crise économique qui secoue tous les pays pour compromettre son activité bien établie dans la fabrication de machines-outils.
Jusqu’ici, la famille a toujours pourvu aux besoins du jeune homme. Après l’école, où il a poussé dans les lettres jusqu’à la philosophie ; après le régiment, où il est resté quinze mois en qualité de sous-lieutenant, il espérait pouvoir faire carrière en littérature. Il rêve d’écrire. Sa tête est remplie d’articles et de sujets de romans. Il lui semblait que les plus belles perspectives d’avenir s’ouvraient devant lui et, tout à coup, l’édifice si bien échafaudé de ses projets s’écroule comme un château de cartes.
Il se revoit en face de son père, dans le grand bureau d’où celui-ci dirige l’usine ; il évoque le visage paternel, pâle et fiévreux sous les soucis qui l’accablent sans relâche, les heures difficiles, les nuits sans sommeil ; il entend la voix austère et un peu angoissée de l’industriel lui exposer la situation.
Celle-ci n’est pas désespérée, mais elle est grave, préoccupante.
Le grand patron lui a d’abord fourni des chiffres :
— Je n’ai pas de compte à te rendre, mon petit Alexandre, mais il me semble que mon devoir est, avant tout, de t’exposer la nécessité où je suis de contrarier tes projets.
Et il avait montré des colonnes de chiffres, tout ce travail que, pendant des jours et des nuits, il avait mis sur pied ; un bilan formidable où les nombres déficitaires étaient précurseurs de l’orage.
— Tu vois, avait-il conclu, la maison peut lutter encore. Elle peut résister, en joignant péniblement les deux bouts, avec une ferme économie et en nous abstenant de toute dépense inutile… en n’employant qu’un personnel réduit… en vivant le plus possible sur les marchandises accumulées… Comprends-tu ? Ces difficultés à résoudre qui, tout à coup, se dressent devant moi m’empêchent de continuer la fabrication comme auparavant. Or, une maison qui vit sur ses réserves et qui ne fabrique plus est une maison destinée à sombrer… Combien de temps pourrai-je tenir ? Je n’en sais rien. Je te donne ma parole, Alexandre, que, de toutes mes forces, je vais lutter pour te conserver ce patrimoine qui vient de ton grand-père et dont je ne me considère que le dépositaire. De ton côté, mon grand, veux-tu m’aider en essayant de gagner ta vie ? Tu as de l’instruction, du talent, peut-être… peux-tu arriver à t’assumer ? Ce serait pour moi un gros souci de moins si je savais que tu fais face à tes besoins par un travail rétribué… Je désire tant que ta mère ignore les privations et que ta sœur ne connaisse pas encore tout le côté tragique de notre situation !
— C’est entendu, père, avait répondu le jeune homme. Je vous promets de me prendre en main. Cela me sera facile, d’ailleurs ; j’ai des relations, des connaissances, j’utiliserai les unes et les autres, puis nous doublerons le cap, je l’espère !
Il avait prononcé ces mots franchement, mais avec légèreté, voulant rassurer ce père qu’il aime, pour lui montrer qu’il est aussi fort et aussi vaillant que lui.
Mais au fond de lui-même, le jeune homme était anéanti ! Tout le bel édifice de ses espoirs littéraires s’écroulait. Dans son existence de fils fortuné qui ignore la laideur des chiffres et les inquiétudes des fins de mois sans argent, il n’avait jamais envisagé devoir un jour être obligé de travailler pour vivre. Il en restait désemparé et voyait son avenir brisé… Pour manger et subvenir à ses besoins, il devait se mettre à l’ouvrage, se plier à un emploi régulier, soumettre son intelligence et sa volonté aux exigences d’un autre !
Alexandre pense à sa mère et à ce que serait pour elle la révélation de cette possible ruine… tellement inattendue, imprévisible !
Alors, il a honte de ses hésitations. Il se sent jeune, fort… il veut être l’homme des réalisations…
— Père, ne vous tracassez pas à mon sujet, avait-il dit. Maintenant, c’est à moi de vous aider… Je compte y parvenir… Dans tous les cas, je veux, à partir d’aujourd’hui, ne plus être une charge pour vous.
Et c’est à la suite de cette conversation qu’Alexandre Froideval part.
Il quitte Paris.
Un ami lui a procuré cette place de précepteur qu’il va remplir au fin fond de la Haute-Savoie, chez un vieil aristocrate, le comte de Sertignac, qui ne veut confier l’éducation de son fils unique qu’à un brillant maître…
On est au printemps.
Le train traverse différentes régions françaises. Après les paysages de l’Île-de-France, ce sont la Bourgogne et le Morvan avant d’atteindre d’autres aspérités, les premières montagnes. Les bois succèdent aux plaines plantureuses, bien irriguées. Alexandre admire le labeur méthodique du paysan qui sait faire valoir les moindres recoins et tirer parti des plus mauvaises terres.
Cependant, malgré l’intérêt du voyage et la nouveauté du décor, un peu de mélancolie gagne l’âme de Froideval.
Il revit les adieux faits à sa mère…
Avec quelle tendresse la chère maman l’a serré dans ses bras ! Elle est si fière de ce grand fils dont elle admire l’enthousiasme : n’a-t-il pas dit qu’il partait parce qu’il voulait connaître la France ? Elle avait souri, pensant le revoir bientôt…
À sa sœur, Alexandre a également laissé croire que « son besoin d’aventures, d’études sociales », l’attirait en Haute-Savoie.
Les deux femmes avaient fait taire leurs propres regrets, comme s’il ne s’agissait que d’une courte séparation… Alexandre les avait embrassées chaleureusement pour graver en lui la douceur de ces deux femmes.
Et il s’est mis en route… pour cette vie nouvelle… cette vie de salarié aux ordres d’un maître dont il ignore tout.
Son voyage de départ lui est payé par le comte de Sertignac qui, d’ailleurs, agit largement avec lui, en cette occasion. Ses mensualités sont suffisantes. Il est déchargé de tous frais. Il devra manger avec les maîtres, participer entièrement à leur vie. Il pourra donc probablement aider son père, en cachette de sa mère, tout en vivant assez largement, ayant lui aussi établi des calculs et fait la balance de ses futures dépenses comme de ses futures recettes.
Évidemment, il se rend compte que les quelques billets de cent francs qu’il enverra chez lui seront une modeste goutte d’eau dans les finances de l’usinier ; mais il pense que ces humbles sommes suffiront peut-être à payer un peu de superflu à sa mère. Cette idée le motive et l’incite à toutes les économies.
La séparation d’avec Sophie Gimonet, la petite artiste qui lui octroie sa tendresse et ses faveurs, a été plus pénible.
Elle est bien jolie, Sophie. Elle a tout ce qu’il faut pour flatter la vanité d’un homme et contenter ses désirs masculins… Danseuse, elle a en plus la grâce et l’attachement d’une femme amoureuse !
Jusqu’à ce jour, il participait aux besoins de la jeune fille ; il n’en a pas moins la certitude d’être aimé, et la jolie tête de linotte qui, la veille encore, à la gare de Lyon, dans une dernière étreinte, avait pleuré sur son épaule, lui donnait des regrets et augmentait la tristesse de son exil.
*
Quand le jeune homme arrive à Annecy, but de son voyage, il se renseigne auprès des employés de la Société des Chemins de Fer.
Ayant écrit sur un papier le nom et l’adresse du comte de Sertignac, il pense à utiliser un de ces taxis alignés devant la gare pour se faire conduire à l’adresse indiquée, quand son hésitation est remarquée d’un paysan savoyard qui dévisage tous les voyageurs sortants. L’homme s’avance prudemment vers lui et esquisse un salut. Sans mot dire, il lui présente une enveloppe dont, avec le doigt, il indique la suscription.
Alexandre y lit son nom. Cette lettre est bien pour lui.
À l’intérieur du pli, un mot du comte de Sertignac lui demande de se fier à l’homme qu’il envoie vers lui pour le guider jusqu’au domaine de Monternon.
Rassuré, il suit donc l’inconnu en lui confiant ses bagages.
Ce dernier le conduit à une antique limousine, pourtant bien entretenue, mais qui date certainement de près de vingt ans. Ce vieux modèle fait sourire Alexandre, habitué aux luxueuses automobiles modernes de Paris.
Quand les bagages du voyageur sont installés à l’intérieur de la voiture, à côté du conducteur, ils partent.
Après la sortie de ville, leur route traverse des terres cultivées, des villages échelonnés le long de la vallée. Les montagnes apparaissent dans le lointain et la voiture semble comme attirée vers les hauts sommets encore couverts de neige.
À mesure qu’ils avancent, le paysage devient de plus en plus sauvage ; ils traversent des forêts, des endroits où les habitations se font plus rares… Ils mettent plus d’une heure pour atteindre Monternon.
La bâtisse apparaît immense, massive et austère, construite en pierres sombres, sans style. Mais ses épaisses murailles et ses nombreuses fenêtres évoquent une habitation princière dans cette région reculée.
Elle donne à Alexandre l’impression d’une bastide plutôt que d’un château ; mais après avoir vu tant de simples masures le long de la route, il comprend néanmoins que le château du comte de Sertignac personnifie dans la province, la luxueuse demeure d’un seigneur savoyard.
Alors que la voiture franchit le grand portail et sa lourde grille de fer forgé, il n’a pas échangé la moindre parole avec le conducteur, le moindre renseignement ou commentaire. Les pneus crissent sur le gravier de la cour d’honneur et le véhicule s’arrête au pied du perron. Alexandre espérait trouver, dès son arrivée, quelqu’un capable de l’informer et de le guider vers l’hôte qui l’attend. Il est à la fois déçu et amusé de sa froide réception.
Une matrone d’un certain âge, une servante sans doute, qui doit remplir quelques fonctions de confiance, apparaît à la porte, dès l’arrivée de la voiture devant les marches.
Vêtue d’une blouse de drap écossais, serrée à la taille d’une large ceinture de cuir, chaussée de gros souliers aux lacets entremêlés par-dessus des bas de laine, la tête couverte d’un bonnet, la femme est véritablement pittoresque, autant dans sa corpulence, que dans son accoutrement hivernal.
Elle regarde le jeune homme descendre de voiture sans dire un mot. Enfin, quand il est entouré de ses bagages, elle a vers lui un geste accueillant et, de la main, elle lui fait signe de la suivre.
Il grimpe le perron, puis s’engage derrière elle dans un escalier de bois qui n’a pas vu le savon et la brosse certainement depuis longtemps et qu’on doit se contenter de balayer une ou deux fois par an. Un corridor assez long, sur lequel s’ouvrent de nombreuses portes de chêne noirci par les ans, les conduit à l’une des extrémités de la vaste demeure.
La femme pousse une petite porte basse et étroite qui ouvre sur une très grande pièce. Un lit d’acajou se dresse dans cette chambre à coucher. Un de ces lits étroits que le Second Empire a multipliés et qui font encore l’ornement de certaines grandes maisons de province. Il est recouvert de draps, de couvertures, de tout ce qui doit être un luxe dans ce pays où les gens, le plus souvent, dorment sur les modestes paillasses de leurs grabats. Quelques sièges rustiques, une table et, probablement dernier confort moderne, une cuvette et un broc d’eau sur une caisse, dans un angle de la pièce.
Alexandre sourit.
Cet aménagement désuet et simpliste donne du charme à son installation. Tout de suite, il rêve de mille choses qu’il se plaira à introduire dans sa chambre : les coussins qu’il jettera sur les sièges pour les rendre moins durs, la serviette qu’il étalera sous la cuvette de sa primitive table de toilette, les portraits qui viendront sourire sur la cheminée dénudée de la pièce ; les images qu’il épinglera contre les cloisons ; les livres qui se dresseront le long d’une étagère accrochée au mur… etc., etc.
La femme l’informe qu’elle va faire monter ses bagages. Il n’a d’ailleurs pas longtemps à attendre ; deux hommes s’en sont déjà saisis et les déposent dans un coin de la pièce.
Il s’aperçoit alors que, dans cette chambre pittoresque, mais sans style, une belle armoire se dresse, une armoire patinée, travaillée en plein cœur de bois, sculptée délicatement, entièrement faite à la main par quelque artiste de talent, une merveille qu’Alexandre admire en véritable connaisseur et dans laquelle, méthodiquement, il commence à ranger son linge.
La femme, silencieuse, l’aide à y déposer ses effets. Elle manie ses chemises avec une sorte de curiosité, soupèse ses vêtements, paraissant les trouver extrêmement légers. Elle se met à rire doucement et, lui désignant sa propre blouse doublée, lui explique qu’il aura certainement froid avec ses costumes de drap fin, tel qu’on en porte à Paris.
À sa mimique, il lui montre son pardessus qui fait partie de sa garde-robe ; mais la femme continue à hocher la tête et, montrant toujours sa tenue, affirme qu’il est impossible de vivre dans ce coin de montagne sans y être chaudement vêtu.
— Je ferai venir de Paris ce qui me manque, dit-il en riant, ou j’irai l’acheter à Annecy.
Puis, le jeune homme demande à voir le comte de Sertignac. La servante sourit sans répondre et continue tranquillement son rangement.
Une fois fini, elle lui désigne le lit en lui disant qu’il peut se reposer et seulement à cinq heures, le comte de Sertignac le recevra.
Faute d’obtenir d’autres renseignements, Alexandre se décide à suivre le conseil. Mais il se ravise. Faisant la moue, il regarde le lit, puis la femme et, finalement, opine de la tête et l’informe qu’il a faim et ne songe pas à dormir sans s’être d’abord restauré.
Son souhait réjouit la brave femme qui guide le jeune homme jusque dans une vaste salle du rez-de-chaussée et lui sert des fruits, de la crème et du pain bis qu’il mange avec appétit.
« Drôle de maison, pense-t-il ; où le maître n’est pas là pour recevoir ses hôtes et où ceux-ci sont obligés de faire savoir qu’ils ont faim, après un long trajet et plus d’une heure de voiture à travers la montagne. »
Le pain est frais et la crème exquise ; le frugal repas rend à Alexandre toute sa bonne humeur.
« C’est presque un voyage de découvertes qu’un déplacement comme celui-ci. Qui le croirait vraiment ! J’ai l’impression d’être à des milliers de lieues de Paris et de toute civilisation… À défaut de confort, je crois que je vais m’abreuver de folklore, de pittoresque et d’inédits… Il faudra que je note mes aventures ; voilà de beaux souvenirs pour plus tard ! »
*
À cinq heures sonnantes, Alexandre Froideval est introduit dans la pièce où se tient le comte de Sertignac, sorte de bureau, aux meubles précieux, mais austères, que trois petites fenêtres éclairent faiblement. Dans la pénombre, il aperçoit le maître de Monternon.
C’est un homme de petite taille, avec une figure ridée et sévère, aux yeux extrêmement vifs et dont la barbe grise couvre à moitié le visage. Le comte est maigre, un peu chétif, et sa main aux ongles longs et soignés dénote un homme de race.
— Bonjour monsieur, fait-il, à l’entrée d’Alexandre.
Cet accueil fait du bien à l’exilé qui, depuis quarante-huit heures, n’avait pas entendu une parole aimable.
— Vous avez fait bon voyage ? continue le maître de céans.
Cette cordialité semble de bon augure au jeune homme. Assis en face du comte de Sertignac, il répond aux questions que lui pose celui-ci sur son nom, son âge, ses connaissances, puis sur Paris, sur la politique même, et sur les hommes d’État dont il cite de mémoire la plupart des noms.
Le châtelain paraît très au courant de la vie française, aussi bien, sinon mieux que n’importe quel parisien.
Le malaise qui a oppressé Alexandre depuis son arrivée à Monternon est à présent complètement dissipé.
Pour répondre aux nombreuses questions de ce petit homme agité et assez bavard, il retrouve sa bonhomie coutumière.
Jusque-là, d’un sujet à l’autre, la conversation survole des généralités d’un intérêt qui ne semble pas immédiat. Pourtant, les yeux perçants du comte de Sertignac scrutent sur le visage et dans la voix d’Alexandre, plus encore que dans ses paroles, ce que peuvent être les opinions, les idées et, surtout, le caractère du nouveau venu.
Celui-ci répond avec l’aisance d’un homme du monde et le sérieux d’un jeune esprit cultivé et réfléchi. L’impression sur son interlocuteur est sans doute excellente, car le châtelain en arrive bientôt au but de leur entretien.
— Je pense, monsieur, dit-il, que je n’aurai qu’à me féliciter de vous avoir confié l’éducation de mon fils ; vos diplômes sont suffisants et, ce qui compte davantage à mes yeux, vous semblez posséder déjà, malgré votre jeunesse, une certaine expérience de la vie.
— Paris est une serre chaude, un creuset de culture, répond Alexandre avec simplicité. Les cerveaux y mûrissent presque forcément.
— Voyez-vous, je tiens beaucoup, reprit le comte, je tiens essentiellement à ce que le précepteur de mon fils soit un homme… vous entendez bien : un homme au sens propre du mot.
Il semble réfléchir, le front plissé, presque soucieux. Il n’a encore fait aucune allusion à la nature de l’emploi de Froideval. Bientôt, il entre dans le vif du sujet :
— Je vous ai fait venir pour que vous dirigiez l’éducation de mon fils Camille… L’enfant a besoin d’un compagnon énergique auprès de lui… très grand besoin ! Je n’ai rien à lui reprocher au sujet de ses études ; il est intelligent… Pour son âge, j’ai lieu d’être assez satisfait. D’ailleurs,mon filsne saurait être intellectuellement en retard… loin de là. Mais il y a autre chose en lui qui me cause un grand souci…
Le comte de Sertignac hésite encore. Il semble avoir un poids sur le cœur, dont il éprouve une sorte de pudeur à parler… et même une humiliation… à moins que ce ne soit une honte !
Enfin, comme il arrive souvent dans ces cas-là, il s’emporte tout à coup et lance ces mots avec une sorte de rage contenue qui stupéfie Froideval :
— Un gamin insignifiant… Un gringalet !… Presque un avorton !… Voilà ce qu’il est, mon fils !… Concevez-vous cela, monsieur ?
Eh ! oui, Alexandre conçoit parfaitement que monsieur le comte de Sertignac, ce nabot presque difforme qu’il a devant lui, ait pu donner le jour à un enfant fragile, malingre et chétif ! Le contraire l’aurait surpris davantage. Mais il se garde bien de faire part de ses réflexions à ce père visiblement ulcéré.
Cependant, ce dernier, sans attendre de réponse, continue son amer monologue :
— Vous allez le voir, d’ailleurs ; il n’est pas laid, évidemment… Non, je ne peux pas dire qu’il soit laid… mais si mièvre ! si fluet !… des épaules étroites… des bras sans biceps… pas de muscles… pas d’énergie… Un pauvre enfant ! Hélas ! C’est lamentable…
— Il est bien jeune, probablement, hasarde Alexandre. Il peut encore se développer.
— Bien jeune ! Il va sur ses dix-huit ans ! riposte le comte avec vivacité. Je sais bien qu’à cet âge la croissance n’est pas toujours complète, que le squelette peut encore achever son ossification, mais la taille doit normalement être atteinte, à quelques centimètres près !… Et de plus, Camille est timide, peureux et lâche.
Il observe Alexandre qui écoute en silence, sans laisser deviner ses impressions. Mais le comte ne se soucie d’aucune approbation.
— J’ai donc décidé de donner à mon fils un précepteur qui soit à la fois un animateur d’énergie morale et un professeur de culture physique. Je désire que vous combattiez sa faiblesse, sous tous les rapports. Je veux que vous lui donniez des goûts masculins en cultivant chez lui l’amour du sport, de la lutte et des jeux musclés. Il faut que vous transformiez le falot gringalet qu’il est actuellement, en homme viril… cet hésitant, en énergique… ce silencieux, en joyeux luron…
Froideval approuve de la tête. Jusqu’ici, sa tâche lui paraît assez facile à remplir. Par la douceur, la persuasion et la fermeté, on peut amener un timide à faire certains gestes et convaincre un peureux que ses craintes sont sans motifs.
Mais le comte de Sertignac poursuit déjà, la colère animant son visage :
— Car je ne veux pas, monsieur, moi l’héritier d’une longue lignée de Savoyards fougueux et solides, avoir un fils chétif… un être veule et sans vigueur !… un émotif qui tourne de l’œil devant un poulet qu’on égorge et qui tremble la nuit aux hurlements d’un chien !
Il s’arrête, l’indignation lui coupant le souffle.
— C’est une malédiction ! reprend-il après deux ou trois aspirations bruyantes. C’est humiliant pour mon orgueil de père de posséder un tel rejeton ! Tout le caractère de sa mère !… Et quand on est comme moi, docteur ethnographe mondialement reconnu, et qu’on a écrit vingt-trois volumes sur les races diverses répandues sur le globe, il est pénible de n’avoir comme descendant qu’un pygmée et un trouillard !
À nouveau, Alexandre aurait voulu pouvoir faire remarquer à ce père qui étale sa rancœur et son humiliation d’aussi coléreuse manière, qu’il est un peu naturel qu’un homme d’aussi petite constitution que l’est lui-même le comte de Sertignac n’ait pas procréé un géant.
Celui-ci poursuit :
— Tous mes aïeux étaient de belle taille et de solide carrure, monsieur ! Par une fatalité qu’il m’est difficile d’expliquer, ma jeunesse fut maladive ; et, contrairement à tous les miens qui jouissaient d’une belle santé, mon développement laissa à désirer.
Ce fut pour moi un de mes gros chagrins d’être petit… et j’ai enduré toute ma vie ce supplice de porter une vive et grande intelligence dans un corps indigne d’elle, un corps ridiculement insuffisant !
Il a un rictus désabusé. Malgré son détachement et l’orgueil que lui donne sa supériorité intellectuelle, on sent sourdre la blessure qui a empoisonné toute cette vie d’homme amoindri.
— Si ma renommée de savant m’a fait grand, ajoute-t-il avec amertume, au moins mes contemporains ne peuvent se gausser de ma taille, puisque je me suis confiné à Monternon et que je n’en sors que pour mes travaux !
Alexandre regarde non sans quelque inquiétude l’étrange interlocuteur qui admet une telle réclusion.
Un instant, il se demande s’il a affaire à un macabre plaisantin. Mais non, le comte de Sertignac est sérieux ; ses traits crispés, ses yeux luisants ont une expression vraiment méchante, de cette méchanceté amère et consciente, bien spéciale à certains hommes concentrés et de nature trop chétive.
Après de nouveaux soupirs, le châtelain paraît renouveler ses forces nerveuses, il continue de son même ton désenchanté :
— Apprenez, monsieur, que pour être certain que je n’aurais pas un rejeton de taille aussi petite que celle dont je souffre, j’ai épousé une femme qui avait trente centimètres de plus que moi. C’était une brave personne, un peu primitive, certes, mais de taille imposante. Je ne lui demandais rien d’autre que des descendants dignes de notre nom et de nos ancêtres. Cette femme m’a donné Camille… lequel est encore moins fort que moi… Elle a eu le bon esprit de mourir quelques jours après l’avoir enfanté. Elle fit bien, car je ne lui aurais jamais pardonné le mauvais tour qu’elle m’a joué là !
Alexandre écoute, médusé, éprouvant une impression de malaise. Quel drame obscur se perpétue dans cette bizarre demeure, perdue au fond de ce lointain pays de Haute-Savoie ?
Le jeune homme a déjà vu bien des originaux dans sa vie, mais il lui semble que le maître de Monternon dépasse tous les autres. Il pense aussi à l’enfant qui doit subir le désagrément et les exigences de cet excentrique, et il se demande quel sera son rôle à lui, l’éducateur, dans cette histoire de taille et de faiblesse. Il pose la question avec douceur, mais nettement.
— Eh ! monsieur, répond le comte, sans morgue, vous essaierez de faire un homme de Camille. Je ne vous demande pas autre chose… Je sais bien que vous ne pouvez l’étirer pour le faire grandir ! Faites-lui, du moins, un caractère belliqueux. Qu’il aime la chasse, les sports, les jeux d’adresse physique… Ce sera déjà quelque chose. Je préférerais qu’il soit un sauvageon, n’aimant que la bataille, les coups, les bosses, la compétition, la boucherie, que de demeurer cet adolescent timide, perdu dans la rêverie et la lecture.
Froideval a du mal à dissimuler l’étonnement que lui cause un tel programme. Il est rare qu’un homme souhaite transformer en belliqueux le caractère facile et doux de son enfant !
Quelle peut être, auprès d’un tel père, la vie d’un garçon de dix-huit ans ?
Plein de compassion pour son futur élève, Alexandre reste silencieux, s’absorbant dans des réflexions moroses.
Que peut-il répondre d’ailleurs, à la dernière phrase du comte ? Celui-ci n’écoute que lui-même et ne se soucie pas de ce qu’on peut lui objecter.
— C’est à cause de l’impulsion que je veux donner à Camille qu’avant de vous demander de venir chez moi, j’ai tenu à savoir si vous aimiez les sports et si vous étiez de belle constitution. Mon ami parisien, le philosophe Marsot, m’a fourni à ce sujet tous les détails suffisants vous concernant. Je vous demande donc de ne pas cultiver avec mon fils la petite fleur bleue de la sentimentalité, mais au contraire, d’éveiller en lui les sentiments chevaleresques que j’aimerais lui voir posséder. Faites-en un homme, sacrebleu ! Et, pour l’amour du ciel, changez ma tourterelle en vautour ! Est-ce entendu ?
Par un sentiment presque de pitié pour l’enfant qu’on lui propose d’éduquer, Alexandre entre instantanément dans les vues du comte.
— Je m’efforcerai, monsieur, de vous donner satisfaction, promet-il. Il est possible d’affermir le caractère d’un enfant de l’âge du vôtre. Par des exercices quotidiens et des théories autant que par le raisonnement. On doit pouvoir éveiller chez un garçon le sens du courage et de la bravoure.
— Mettez-lui une épée en main et qu’il sache la manier ; dressez-le sur un cheval fougueux et qu’il puisse le dominer ; qu’il sache nager, jetez-le à l’eau, au besoin, qu’il soit capable de lutter pendant une heure contre les éléments ; désarticulez-le s’il le faut, mais, de grâce, ne lui permettez pas de regarder le ciel bleu et la couleur des fleurs !
— J’essaierai, monsieur, de ne pas vous décevoir, assure Froideval, ne voulant pas discuter les exagérations de ce programme qui lui est imposé.
— Puisque nous sommes d’accord, reprend le comte de Sertignac, je vais vous présenter votre élève. Mais, de grâce, ayez la générosité de ne pas sourire devant moi de la faiblesse de cet avorton !
Froideval, après de telles paroles, s’attend à voir paraître devant lui un pauvre petit être chétif et malingre, avec une figure racée, mais vieillotte, comme son père avait dû l’avoir lui-même dans sa jeunesse. Il imagine presque un infirme.
Quel n’est pas son étonnement quand on lui présente un jeune adolescent, de petite taille, il est vrai, mais bien conformé, au visage fin et agréable dans lequel deux grands yeux bruns le toisent avec fierté.
Les jambes, aux chevilles étroites, sont bottées de cuir fauve. Un épais pull-over et une veste de sport en lainage mousseux dissimulent plus qu’ils n’accusent la gracilité des épaules et du torse, peut-être un peu étroit. Mais ce qui frappe surtout en Camille, ce sont ses traits, remarquablement beaux et purs, et sa peau claire, éclatante de fraîcheur et de santé.
Surpris, décontenancé, le précepteur demeure muet.
— Eh bien ! fait le comte de Sertignac, impatient, vous ne dites rien, Camille ?
Un sourire railleur entrouvre les lèvres du jeune garçon.
— Bonjour monsieur, fait-il. Soyez le bienvenu à Monternon. Je suis ravi que mon père ait su vous y attirer.
La voix est harmonieuse, bien que nuancée d’arrogance et d’ironie.
Froideval s’incline sans rien dire. Il s’attendait si peu à un pareil élève, après les termes que lui a fait entendre le comte de Sertignac, qu’il se demande si celui-ci n’a pas voulu se jouer de lui, ou s’il s’agit vraiment de l’enfant dont on vient de lui parler ?
Le maître de maison ne permet pas à son esprit d’errer plus longtemps :
— Eh bien ! Que pensez-vous physiquement de votre élève ?
— Il est bien joli garçon, avance doucement Froideval
— Il est mièvre, réplique le père avec mépris. Et sa taille ? Que vous dit-elle, sa taille ?
— Eh !… Dans ce petit corps peut naître un grand esprit ! Notre Napoléon, et même Thiers et Poincaré n’étaient pas de haute stature…
— Ils étaient des énergiques, des invincibles, et Camille n’est qu’un gamin sans volonté !… Croyez bien que je ne vous ai pas fait venir pour rien. Vous en jugerez. Il vous faut faire naître le courage et le sang-froid dans ce corps qui a peur de son ombre !
— Peur ! proteste l’adolescent ; je crois que vous exagérez un peu, mon père !
— Taisez-vous, Camille. Vous êtes tout le portrait de votre simplette de mère et, comme elle, vous aimez les fleurs, les oiseaux, les chants et la rêverie ! Tout ce que j’ai en horreur !
L’enfant paraît approuver d’un signe de tête ; puis, il lève les yeux vers le ciel d’un petit air désolé.
Un silence pesant s’installe tout à coup, bientôt rompu par l’impatience du père.
— Eh bien ! Allez tous les deux faire connaissance d’ici le dîner, dit le châtelain et faites-moi le plaisir, monsieur le professeur, de ne rien laisser passer à Camille… Un homme, vous dis-je ! Je veux que mon fils soit un homme !
Il marque ce dernier mot d’un coup de poing violent sur sa table de travail.
Froideval s’incline en silence. Il lui aurait été désagréable d’avancer une promesse en cet instant. Le père lui paraît un peu ridicule dans le mépris hautain qu’il montre à son fils et ce dernier, pour le moment, est une énigme que le jeune homme se propose de sonder.
*
Sortant de la salle de travail du comte, les deux jeunes gens se retrouvent dans le large corridor sombre.
— Vous désirez faire une promenade dans le parc ? interroge Camille d’un ton poli, sans arrogance ou désir de plaire.
— Volontiers.
Ensemble et en silence, ils se dirigent vers la grande porte vitrée, ouvrent le lourd battant et descendent les quelques marches qui les conduisent au parc arboré. Ils marchent quelques minutes sans rien dire dans l’allée gravillonnée, puis s’engagent ensuite dans la cour. Tout d’un coup, le jeune homme éclate d’un rire railleur.
— Qu’est-ce donc qui vous amuse ? dit Froideval, étonné.
— Vous ne trouvez pas étrange que vous et moi soyons réunis aujourd’hui ?
— Nous sommes réunis comme un professeur et son élève peuvent l’être en pareilles circonstances.
— Mais vous ne savez même pas quoi me dire !
— Je pense aux recommandations de votre père et comment je dois m’y prendre avec vous, qui ne me paraissez pas du tout l’enfant timide que le comte de Sertignac s’imagine.
Une rougeur empourpre le front de Camille.
— Et cependant, mon père a raison, reconnaît-il franchement. Je suis réellement fort timide et très gêné en de nombreuses occasions.
— Alors, ce ne doit être que dans certaines conditions, convient Alexandre généreusement. Jusqu’ici, je remarque que vous avez répondu sans embarras à ma question… J’ai l’impression que nous serons très vite, vous et moi, deux bons amis confiants l’un en l’autre.
— Peut-être, fait le jeune homme, un peu réticent.
— Comment, peut-être ?… En doutez-vous ? proteste Alexandre avec chaleur. Je vous assure, Camille, que, du premier coup d’œil, vous m’avez été sympathique et que je souhaite que vous partagiez mon inclination, afin que ma tâche vous soit profitable en même temps qu’elle me devienne plus facile à remplir.
— Je crois que, pour satisfaire mon père, une trop grande communion d’idées, entre nous deux, pourrait lui déplaire.
— Et moi, au contraire, j’estime que je ne pourrai faire de vous un être fort que si j’ai votre confiance et que vous suiviez mes règles.
— Je pense, que je ne pourrai pas toujours suivre aveuglément vos conseils ou vos exemples. Pardonnez-moi, monsieur Froideval, de vous décevoir ; mais j’estime que chacun de nous a sa nature intime, propre à lui-même… Chacun a sa personnalité. La mienne se heurtera souvent aux différences de nos aspects physiques. Vous êtes grand et je suis petit ; vous êtes fort et je suis chétif ; devant un même danger ou une décision à prendre, nos attitudes ne seront pas les mêmes.