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Lydia, élevée dans un milieu aisé, voit son monde s’écrouler le jour de ses vingt ans, lorsqu’elle découvre que son père… n’est pas son père. On lui dépeint alors l’auteur de son existence comme un pauvre hère lamentable : presque un déchet de la société. Touchée par le mépris et la haine dont il fait l’objet, elle se lance dans une quête acharnée, clandestine, pour le retrouver, déterminée à le connaître et à rétablir la vérité. Les enfants du divorce sont souvent les otages des conflits des grandes personnes, et Lydia n’échappe pas à la règle. Pourtant, pour se construire, il est bon de savoir d’où l’on vient.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ded William, écrivain prolifique, explore dans ses publications divers univers, notamment celui de la musique qu’il scrute avec une acuité impitoyable, dévoilant sa jungle complexe. Dans d’autres ouvrages, il plonge dans les méandres de l’enfance difficile et parfois maltraitée. Son regard à présent se tourne vers les enfants pris en otage par le divorce de leurs parents. Fort de son expérience, il prend plaisir à raconter et à esquisser le portrait de ces êtres singuliers, marqués par les vicissitudes de la vie, en faisant d’eux les héros de son roman.
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Ded William
Lydia, l’enfant du divorce
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ded William
ISBN : 979-10-422-3194-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
– Le temps d’une saison, Éditions Édilivre, 2019 ;
– Une autre vie, Éditions Édilivre, 2019 ;
– Bon à rien, Éditions Édilivre, 2021 ;
– Coups et blessures, Éditions Édilivre, 2022 ;
– Le jeune comte de Sertignac, Le Lys Bleu Éditions, 2023.
Le nom des personnages et les circonstances de ce roman sont imaginaires. Toute ressemblance ou homonymie avec des personnages ou des lieux existants ou ayant existé doivent être considérées comme purement fortuites.
Le jour où Lydia De Framencourt – du moins, celle que l’on connaît sous ce nom – fête ses vingt ans, elle éprouve son premier gros chagrin.
La scène se passe à Paris, boulevard Domont, dans la douceur d’un triste mois de mai des années 1905, à l’hôtel particulier du réputé homme d’affaires Henri De Framencourt. Ce dernier doit sa fortune à de judicieux placements dans des opérations de bourse, des actions de Saint-Gobain (qui remontent), dans les Chemins de fer du Nord, des mines sérieuses (pas des Brésiliennes). De même que dans la souscription de l’emprunt et d’obligations de la tour Eiffel pour l’Exposition universelle dans la capitale et aussi des investissements sur Suez. Et puis enfin, des rentes de la ferme et des bois de Cluny et des vignes de l’Hermitage : soit plusieurs milliers de francs de revenus…
La jeune fille, jusqu’à présent, tout en poursuivant des études supérieures, coule une vie aisée et tranquille.
Cet après-midi-là, dans l’intimité douillette de sa chambre, sa mère lui apprend brutalement, sans ménagement, qu’elle n’est pas la fille de monsieur De Framencourt comme elle l’avait toujours cru jusqu’alors, mais celle d’un certain Louis Dérias, personnage sans intérêt, un quelconque peintre portraitiste, son premier mari de qui elle a divorcé, quatre ans après son mariage.
Quant aux raisons qui ont motivé cette séparation, sa mère ne juge pas utile d’en parler : cela ne regarde pas sa fille. Pourtant, Lydia aurait désiré les connaître, mais elle n’ose pas les demander.
Atterrée par cette révélation à laquelle elle était bien loin de s’attendre, elle pose sur sa mère ses grands yeux tout assombris.
Mille pensées s’agitent confusément dans sa tête que son cerveau martèle à grands coups.
— Pourquoi, balbutie-t-elle d’une voix qui tremble, pourquoi avoir attendu aujourd’hui pour me le dire ? Avant… quand j’étais petite, ça aurait été moins pénible…
Surprise et énervée par ces explications à donner à son enfant, madame De Framencourt s’anime et lève fièrement la tête :
— Pénible… Je ne vois pas ce que cette nouvelle a de pénible pour toi ! Il n’y aura rien de changé à ce qui a été jusqu’ici. Mon mari t’aime comme si tu étais sa propre fille et tu lui rends son affection… Beaucoup d’enfants ne peuvent en dire autant de leur vrai père. D’ailleurs, ajoute-t-elle en voyant les yeux de sa fille s’obscurcir de larmes stoïquement refoulées, si nous avons agi ainsi, lui et moi, c’était pour ton bien, afin de te laisser dans une complète quiétude d’esprit…
Elle s’arrête, péniblement altérée soudain par toutes ces réminiscences douloureuses qu’il lui faut remuer. Après un court instant, elle achève avec un rictus :
— Cela nous a été d’autant plus facile que mon premier mari, complètement désintéressé, n’a jamais fait valoir les droits que le tribunal lui a accordés sur toi.
— Quels droits ? demande doucement Lydia.
— Ceux de te voir deux jours chaque mois, par exemple, explique-t-elle, apitoyée.
La jeune fille baisse la tête, devient plus pâle encore.
— Ah ! murmure-t-elle. Mon vrai père n’a jamais cherché à me voir… Alors, il ne m’aime pas ?
Madame De Framencourt hausse les épaules d’un geste impuissant. Puis, avec dédain, s’énervant à mesure qu’elle parle :
— Je crois t’avoir dit qu’il est peintre… soi-disant artiste peintre… un bien grand mot… un peu bohème, même… Et qui plus est : un histrion, un noceur, en vérité… Ces gens-là n’ont guère le sentiment de la famille. Ton père, parlons-en, lui, ne l’a pas du tout !
C’est dit d’un ton si sec et si méprisant que la jeune fille lève sur sa mère un regard chargé de reproches.
— Eh ! mon Dieu ! reprend celle-ci, un peu irritée de l’attitude de Lydia qui semble prendre au tragique sa confidence. On croirait, à te voir, que je suis une femme exceptionnelle… parce que je parle un peu durement de cet homme qui m’a rendue si malheureuse, qui m’a fait tant souffrir ? Après combien d’injures et de scènes déplorables, d’affronts, je me suis décidée à une séparation… Le divorce ! Ce mot m’était odieux ! Puis, enfin, j’ai compris… je m’en suis rendu compte… Le divorce n’est pas un déshonneur ! C’est un malheur qui atteint toutes les classes de la société, si bien que peu à peu, avec les années, il semble maintenant être entré dans les mœurs… et somme toute, il est préférable aux scandaleuses trahisons des couples mal assortis.
Elle s’arrête, s’apercevant qu’elle a été un peu loin, extravagante, devant sa fille…
— Mais tu ne peux pas comprendre ces choses, fait-elle donnant une tape amicale sur la joue de cette dernière. Il te suffit de savoir que mon mariage a été cassé en cour de Rome et que, désormais, je suis parfaitement en règle avec ma conscience… Allons, ma chérie, va t’habiller. Je veux te conduire à la kermesse du Bois de Boulogne, pour ton anniversaire.
— Non ! dit Lydia en la retenant par le bras. Je t’en prie, ne sortons pas aujourd’hui… Laisse-moi m’habituer peu à peu… à ce que tu m’as appris.
De nouveau, madame De Framencourt hausse les épaules.
— Tu es ridicule… Voyons, tu comptes garder cette figure d’enterrement toute la journée ? Devant ton père, ce serait peu délicat !
— Je sais ce que je dois à mon père d’adoption, fait gravement la jeune fille. Par lui, j’ai connu les caresses et les tendresses d’un père… par affection ou par pitié, il me les a largement prodiguées. Et quand j’étais assise sur ses genoux, les bras passés autour de son cou, je n’avais rien à envier aux autres enfants… Cependant, cela ne doit pas me faire oublier qu’un autre que lui a droit à mes pensées et à mes prières, car tu ne m’as pas dit s’il vit encore ?
— Il vit, prononce sourdement avec fermeté, madame De Framencourt, dont les yeux ne se détachent plus de ceux de Lydia.
La jeune fille a un frémissement de tout son être sous le coup de lance que mettent en elle ces deux mots :
— Il vit !
Un homme qui est son père vit quelque part, peut-être dans cette même ville ou loin d’elle, et elle apprend seulement aujourd’hui, le jour de ses vingt ans, son existence !
Cette révélation est pour elle foudroyante comme l’est pour un voyageur tranquille dans son compartiment une catastrophe de chemin de fer. Ce récit jette un voile glauque dans le raisonnement de son esprit.
Un besoin s’impose soudain en elle, spontané, irréfléchi : celui de savoir, d’en connaître davantage…
— Je voudrais… pourrais-je voir ce… Mon père ?
— Quoi… Qu’est-ce que tu dis… Tu veux !
Bien que la mère dû s’attendre à cette demande, le visage contracté, ses traits pâlissent et se creusent.
— Tu veux ? répète-t-elle, inquiète et s’affolant.
— Je ne demande pas à lui parler, répond la fille, horriblement gênée d’être obligée de débattre cette question, alors qu’il lui semble naturel que sa mère en prenne l’initiative. Je ne souhaite que le connaître, continue-t-elle, au moins le voir… de loin… Afin de pouvoir mettre une physionomie à son nom, quand je penserai à lui…
— Mais comment veux-tu, ma pauvre enfant ? proteste la mère, bouleversée. Je l’ai perdu de vue… Il m’est devenu totalement étranger, à présent que je suis remariée, et tu dois comprendre que mon second mari trouverait très mal, choquant, voire amoral, que je m’occupe encore de l’autre… même pour ce que tu me demandes !
Toute troublée par l’annonce de ce père dont, seulement aujourd’hui, on lui révèle l’existence, Lydia oublie tout ce qui n’est pas lui. Elle ne se rend même pas compte combien son exigence de le voir est cruelle à sa mère et irrespectueuse vis-à-vis de monsieur De Framencourt qui l’a élevée.
La nouvelle l’a atteinte dans ses fibres les plus intimes comme si une pointe aiguë avait pénétré en sa chair vive. Elle en est blessée, humiliée et plus encore, elle se sent lésée. En réalité, il lui semble qu’en ne lui parlant pas plus tôt de ce père naturel, on l’a privée – elle pense même presque volée – d’un bien lui appartenant à elle seule et dont on a pas le droit de disposer sans son consentement.
Et sans s’apercevoir de son cruel égoïsme, elle répète :
— Oui. Grand-mère, par exemple, si dévouée, si gentille, pourrait se substituer à toi et me faire connaître le père que j’ignore. J’ai le droit de le voir, il me semble !
— Le droit ! relève la mère, blessée par un tel mot sur les lèvres de sa fille. Un homme que j’ai dû rayer de ma vie… un homme qui ne s’est pas soucié de toi… qui a oublié tous ses devoirs de père… Non ! sois raisonnable ! Tu as vécu, jusqu’ici, sans même soupçonner son existence… Il ne s’est jamais occupé de toi, depuis dix-huit ans que je suis séparée de lui, et je ne vois pas pourquoi tu irais maintenant t’imposer à lui, ou te mettre martel en tête à son sujet.
Câlinement, elle attire sa fille contre elle et la serre dans ses bras, frémissante d’amour maternel et peut-être même par jalousie instinctive contre celui qui, à son insu et sans l’avoir cherché ou mérité, peut lui dérober une parcelle du cœur de son enfant.
Longtemps, les deux femmes demeurent dans les bras l’une de l’autre. La mère, le visage inondé de larmes, et Lydia, devenue muette, devant la détresse de sa mère, murée soudain dans un silence obstiné.
Enfin, après bien des baisers empressés, madame De Framencourt quitte la chambre blanche et Lydia, délivrée de sa contrainte, peut laisser exhaler librement le désarroi dont son âme subitement est pleine.
— J’ai un père… un autre père… un vrai… que je ne connais pas et qui ne se soucie pas de moi, murmure-t-elle, avec une sorte d’égarement en piétinant sur place.
Ses mains, comme dans une prière, se joignent inconsciemment dans une crispation de souffrance.
Une inexprimable sensation de vide la saisit, tout à coup, devant la révélation de l’existence d’un être inconnu que les plus grands liens de sang rattachent à elle. Il lui semble que, jusqu’ici, elle a vécu comme dans un songe… un songe très doux dont elle s’éveille seulement maintenant, par un réveil brutal qui la meurtrit profondément.
Sa mère qu’elle a adorée jusque-là, avec une ardeur et un respect infinis, lui semble comme amoindrie, comme diminuer à ses yeux sans qu’elle s’explique bien ce sentiment nouveau. Pourtant, un poignant regret lui vient de cette atteinte à sa vénération filiale.
Elle traduit sa souffrance par un cri naïf et profond de son âme qui ne comprend pas qu’un terrible chagrin peut venir de la main d’une mère :
— Oh ! maman ! comme tu m’as fait du mal…
*
En cette fin de journée, dans sa coquette chambre parfumée, l’ombre gagne l’espace et noie de mystère les êtres et les choses. Par la fenêtre ouverte, le soir entre avec le grand murmure des boulevards à l’approche de la nuit.
Lydia, oppressée par la tristesse lourde qui l’étreint depuis le milieu du jour, reste immobile dans un fauteuil. Sa tête reposant en arrière sur le dossier et ses grands yeux fixes, élargis, semblent contempler dans le vague quelque indéchiffrable tableau. Pour la millième fois, elle ressasse les révélations de sa mère sans parvenir à y habituer son esprit.
« Non ! non ! je rêve… C’est un mauvais songe et je vais m’éveiller tout à l’heure… Ce n’est pas possible que j’aie un autre père… qu’il vive non loin de moi, peut-être, et que je ne le connaisse pas… »
Car ce qui surtout la fait souffrir, c’est de se dire que son père est un inconnu pour elle et qu’elle demeure une étrangère pour lui.
Puis, peu à peu, au fil des heures, elle accepte l’idée de cet autre père, de ce vrai père dont elle est la chair de la chair, et elle cherche dans sa mémoire quelques images lointaines et diffuses flottant dans ses rêves d’enfant.
« Je devrais pourtant me souvenir… me rappeler quelque chose… un rien se rapportant à lui. J’ai quand même dû vivre un peu de sa vie… »
Son père devait être une des premières personnes que ses regards de baby ont rencontrées. À dix-huit ans de distance, ne se souvient-elle pas de lui, de son air sérieux ou gai, de sa voix, des caresses, des baisers qu’il a dû lui donner, ou d’une réserve, d’une froideur qui l’avait glacée autrefois ? Pourtant, ces choses restent longtemps dans la mémoire des enfants. Mais rien ne revient à la pensée de la jeune fille, ni les contours indécis, vaporeux et charmant, ni la silhouette d’un fantôme austère et redouté. Alors, soudain découragée, elle se demande si seulement elle avait connu son vrai père, vécu près de lui… si même il l’avait un peu aimée.
« Je n’ai jamais été rien pour lui ? »
Ce dernier doute lui donne une crispation au cœur. D’un mouvement brusque, elle se lève comme pour fuir, horrifiée, la douloureuse supposition.
« Un père totalement étranger à son enfant ! Un enfant complètement étranger à son père… Nom de Dieu ! ce n’est pas possible… Une telle chose ne peut pas exister ! »
Dans sa logique simple, mais sévère de jeune fille, c’est comme une monstruosité, un sacrilège dont le ciel serait complice. La tête en feu, elle arpente la chambre. Soudain, une pensée surgit, elle s’avance vers la glace et s’y regarde longuement.
Les bras levés, les mains croisées derrière la tête, elle examine attentivement ses traits : son front bombé, l’arc noir de ses sourcils ; ses yeux sombres, son nez, sa bouche aux lèvres rouges, aux fossettes souriantes des joues ; son petit menton rond ; son teint si clair, qu’il jure presque avec la masse brune de ses cheveux. Elle murmure, comme un constat évident : « Je ne ressemble pas du tout à ma mère… »
Elle pense que l’épouse de monsieur De Framencourt est blonde, frêle et mince. Lydia contemple son torse hardi, sa poitrine bombée que le corsage comprime plaisamment, ses hanches saillantes dont la jupe collante fait ressortir la rondeur… Elle répète, convaincue : « Non ! je ne ressemble pas du tout à ma mère. »
Ses lèvres esquissent un sourire timide : « Et si c’était à lui… »
Un éclair joyeux, malicieux, brille maintenant dans ses yeux. À son insu, elle fait un héros de ce père inconnu. Sans jamais l’avoir approché, sans le connaître, instinctivement, elle lui attribue mille qualités.
Ses mains quittent la nuque pour venir comprimer son sein, là où son cœur cogne soudain, et elle se dit, radieuse : « Oh ! si c’était à lui… Peut-être alors qu’il m’aimerait ! »
Mais aussitôt, elle tressaille, rougit honteusement et baisse la tête. Quelque chose d’amer et de pénible lui serre la gorge. « Ah ! comme c’est mal ! Je suis folle, se dit-elle. Ma mère chérie ! Moi, ta Lydia tant aimée… courir après une chimère quand on possède une mère affectueuse, tendre et un père qui est le meilleur des pères ! Quelle sottise ! »
Subitement, elle ne pense plus qu’aux deux êtres qui ont fait tout pour elle jusque-là. Comment, préoccupée d’un homme qu’elle ne connaît pas, qui ne se soucie pas d’elle, elle a pu les oublier, eux si bons, si dévoués ; eux qui sont sa vie et sa tendresse… Sa mère, dont la pâleur, tantôt, trahissait la souffrance de voir sur le visage de son enfant l’effet désastreux de ses révélations. Puis, la vision de son beau-père lui apparaît auprès de sa mère en larmes.
Le cœur lourd, lasse, elle va fermer la fenêtre et, collant son front à la vitre, elle regarde, sans les voir, les maisons sombres, la longue file des réverbères, la foule compacte, les voitures, les autobus chargés qui s’animent dans la rue, à ses pieds. La veille encore, tout cela l’aurait intéressée, mais à cette heure-ci, son esprit est torturé d’une préoccupation : sa mère ! son père ! son autre père… Dans son désarroi, les phrases de sa mère lui reviennent aux oreilles et augmentent son trouble : « Ton père n’avait pas du tout le sentiment de la famille… Il n’a jamais fait valoir ses droits sur toi… Il ne s’est pas occupé de sa fille, depuis dix-huit ans que je suis séparée de lui… Il m’est totalement étranger, maintenant que je suis remariée… »
Lydia est torturée, elle ressent comme une pointe aiguë s’enfoncer dans son crâne.
« Étranger… se dit-elle. Mon père est devenu un étranger pour ma mère ! Et volontairement, de son plein gré, il a fait de moi aussi une inconnue pour lui ! »
Cette dernière pensée la fait éclater en sanglots.
*
Le lendemain, dans la grande salle à manger au mobilier précieux Louis-Philippe, le repas du soir se déroule dans une ambiance morose. Son dessert terminé, monsieur De Framencourt rassemble ses journaux financiers et passe au salon y attendre le dernier café et sa petite douceur habituelle. Une employée dessert prestement les reliefs du repas et la vaisselle, plie les serviettes et nettoie sommairement la nappe. Le silence tombe dans la grande pièce alors que la servante se retire à l’office. Lydia souhaite s’isoler et méditer dans le silence de sa chambre. Au moment où elle se lève de table, elle reçoit l’injonction :
— Reste ici, Lydia. J’ai à te parler…
Ces paroles, prononcées d’une voix ferme par madame De Framencourt, arrêtent soudainement la jeune fille qui s’apprête à quitter la salle à manger.
— Tu désires me parler ? fait-elle doucement.
Au ton de sa mère, à son attitude froide, il y a quelque chose d’indéfinissable, qu’elle devine plutôt qu’elle ne le voit ; Lydia a l’intuition qu’elle va revenir sur les révélations faites hier… le pénible souvenir de l’autre père.
Depuis la veille, l’évocation de l’existence de son vrai père s’impose à elle. Cette pensée douloureuse et obsédante lui martèle sans cesse l’esprit. Cependant, elle éprouve comme une amère satisfaction à la ressasser et à l’enfouir au fond d’elle-même. Une pudeur lui fait cacher à chacun le désarroi de ses sentiments. À cet instant, elle voudrait être loin et ne pas entendre les mots de sa mère.
— Que veux-tu, maman ? demande-t-elle avec appréhension.
— Te rappeler au respect de certains devoirs que tu sembles oublier. Des devoirs filiaux, par exemple ! Ton attitude, depuis hier, n’est pas celle qu’elle devrait être et que j’espérais de toi.
Lydia pâlit. Elle comprend qu’on va revenir sur le cruel sujet ; elle qui souhaitait tant qu’on en parle plus… du moins pour le moment. Plus tard, peut-être… Elle adresse à sa mère un regard suppliant :
— Oh ! maman, je t’en prie !
Mais madame De Framencourt ne veut pas entendre les doléances de sa fille :
— Assieds-toi là, Lydia. Nous sommes seules, il faut que je te dise… Tu as pleuré depuis hier… Mais enfin, il ne faut pas, ma chérie… tu n’as pas à être triste… ni inquiète ! Henri De Framencourt te considère comme sa vraie fille et rien n’est changé pour toi dans sa vie… À cause de lui et pour lui, tu devrais rester souriante, impassible… comme si ce que je t’ai appris t’avait laissée complètement indifférente. C’est la plus élémentaire délicatesse d’agir ainsi… comprends-le.
Après une pause, elle reprend :
— Enfin, Lydia, ne l’oublie pas : tu dois beaucoup à mon mari qui t’a toujours aimée comme sa fille… C’est de l’ingratitude que de lui montrer un visage ravagé par les larmes, comme tu le fais depuis hier. J’attendais davantage de ta reconnaissance, de ton cœur, de ton bon sens !
En son âme ombrageuse, une jalousie sourde s’éveille contre l’homme, contre le père dont il lui a suffi de parler pour qu’aussitôt le cœur de la fille aille vers lui. Une jalousie d’égoïsme maternel, mais aussi des rancœurs de femme contre celui qui a été son mari et l’a fait souffrir autrefois. Elle ne veut surtout pas, à aucun prix, que sa Lydia aime cet homme… Pour l’en empêcher, elle se sent prête à tout. Et maladroitement, madame De Framencourt, au lieu de laisser le calme revenir dans l’esprit de la jeune fille, augmente encore le trouble de cette dernière en insistant lourdement :
— D’ailleurs, que signifient ta tristesse et tes larmes ? Es-tu aujourd’hui moins que tu n’étais hier ? Mes révélations sur ta naissance doivent-elles changer le cours de ta vie ? Ton bonheur n’est-il pas encore et toujours assuré entre mon mari et moi ? Un jour tu te marieras avec un jeune homme de notre milieu, que tu pourras aimer et admirer et non pas avec un bohème, un traîne-savate, un mécréant, un soi-disant artiste, sans éducation, dont tu aurais à souffrir comme il en a été hélas pour moi.
« Enfin, ma Lydia, cet homme dont je t’ai parlé hier… dont je t’ai révélé l’existence… peut-il être… sera-t-il jamais vraiment quelque chose pour toi ? »
La jeune fille, agacée, a un geste de protestation :
— C’est mon père ! dit-elle doucement. Même si je l’oubliais, il resterait quand même mon père.
— Ton père… Oh ! si peu… Songe donc, ma pauvre petite… Il ne te connaît pas, ne t’a pas élevé, vue grandir. Jamais il n’a cherché à te voir… pas seulement à prendre de tes nouvelles… même quand tu étais malade.
« Tiens ! ton attitude me force à te dire des choses que j’aurais préféré taire. Il y a trois ans, quand tu as eu cette forte fièvre, qui nous a beaucoup inquiétés et qui a failli t’emporter, j’ai cru de mon devoir de le faire prévenir que tes jours étaient menacés, alors… Alors, il a mis plus d’un mois à répondre à la lettre que ta grand-mère lui avait écrite… Déjà, tu étais guérie et partie en convalescence ; mais tu aurais pu mourir sans qu’il soit venu te voir ou seulement s’informer de ton état. »
Il y a des phrases qui valent des coups de poignard. Celle que vient de prononcer madame De Framencourt est de celles-là. Lydia est ébranlée. Pâle, la gorge serrée, elle balbutie :
— Ainsi, ma vie, ma mort, tout ce qui est moi lui sont indifférents ?
Malgré ses efforts pour ne pas pleurer devant sa mère, des larmes montent subitement à ses yeux et roulent sur ses joues.
Devant sa détresse, la mère, attendrie, s’avance vers elle et l’attire dans ses bras. D’une voix émue, avec son amour maternel, elle s’apitoie :
— Ma pauvre enfant ! Je regrette de t’avoir raconté ces détails ! Mais il vaut mieux que tu n’ignores rien, afin que le malentendu qui s’est installé dans ton esprit ne s’aggrave pas et ne se dresse pas plus tard entre toi et mon mari qui t’aime tendrement ; entre toi et moi, ta mère, qui te chéris tant, ma Lydia !
Elle la serre contre elle passionnément, entrecoupant ces paroles de baisers, comme pour mieux la convaincre.
— N’est-ce pas que tu m’aimes… que tu nous aimeras toujours. Nous qui ne vivons que pour toi, qui t’avons toujours choyée, qui ne t’avons jamais quittée ? Ah ! crois-moi, ma Lydia, le lien qui te lie à l’autre est bien ténu, bien léger en comparaison de ce qui nous unit à toi !
La jeune fille essuie ses yeux, et avec une sorte de rage, comme pour effacer sa faiblesse, elle affirme :
— Oui ! Je vous chérirai uniquement tous les deux… Vous qui avez été ma vie jusque-là… C’est vous seuls que j’aime, que j’aimerais toujours… Ma petite maman chérie… ma maman de toujours…
Madame De Framencourt, à présent, rayonne de plaisir :
— Pauvre chérie ! n’y pense plus. Nous sommes heureux tous les trois… notre existence est douce pour chacun de nous, restons toujours unis, toujours aimants !
Lydia reste bouleversée, comme si elle avait failli perdre sa mère. Tant de pensées contradictoires l’ont perturbé depuis hier, qu’elle a l’impression d’errer seule dans un pays inconnu.
*