Le passager ou l’éloge du grain de folie - Céline Choël - E-Book

Le passager ou l’éloge du grain de folie E-Book

Céline Choël

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Beschreibung

Christophe Carpentier, médiocre cadre ayant atteint la cinquantaine, personnage interchangeable, rencontrera le diable dans un train. Piqué de curiosité, il retracera le chemin initiatique de Dante en descendant les neuf cercles de l’enfer. À sa sortie, il ne sera plus le même homme. Son parcours à travers ces étapes symboliques de la vie, entre renouveau, retrait et folie, le mène inévitablement vers le terminus.




À PROPOS DE L'AUTRICE

Professeur de Lettres modernes, Céline Choël utilise l’écriture comme un moyen de porter un regard décalé, ironique et distancié sur certains enjeux de la société. Elle est auteure d’un recueil de nouvelles intitulé "Nouvelles cathartiques".

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Couverture

Page de titre

Céline Choël

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le passager

ou

l’éloge du grain de folie

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Céline Choël

ISBN : 979-10-422-3450-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Il y a là-dedans, au-delà de la parodie du Nouveau Roman, un zeste de conte philosophique, une pincée d’épopée immobile, une base de roman de gare pseudo ésotérique, quelques traces de la notion de personnage lui-même et de sa quête, beaucoup de second degré et d’autodérision.

Amusons-nous, avant toute chose, ne prenons vraiment jamais très au sérieux notre drôle de petite existence, voilà la seule solution pour pallier l’absurdité de notre condition. Et ne nous laissons surtout pas abattre, nous n’en avons pas le temps, laissons donc notre grain de folie s’exprimer… Christophe Carpentier passe ainsi de l’apathie à la traversée initiatique des Enfers, du regain au repli : du départ au terminus, le trajet ni l’homme n’est jamais tout à fait linéaire ni prévisible…

Car derrière nos récits de vie individuels, nos trajectoires incertaines, nos minces victoires et nos grandes défaites, il y a toujours la volonté proprement philosophique et métaphysique de donner du sens à ce qui s’apparente pourtant souvent à de l’aléatoire, et à de l’agitation vaine. Donner un ordre au désordre, remplacer l’hébétude par un but. Nous sommes aussi passagers, doubles consentants ou refoulés de Christophe Carpentier qui aurait pu d’ailleurs, comme nous, se nommer Alexandre Muller, Pierre Dubois ou encore Florent Roussel…

 

Céline Choël

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux passagers, à leur Voyage

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’absurde n’est pas dans l’homme ni dans le monde, mais dans leur présence commune.

 

Albert Camus

 

 

 

 

 

Chapitre I

Le piège

 

 

 

Il était déjà vingt et une heures trente quand il arriva chez lui. C’était tout de même tard pour la vie familiale : les enfants étaient déjà couchés et sa femme regardait négligemment un programme télévisé à visée divertissante en attendant placidement son retour sur le lit conjugal, élément décoratif devenu réceptacle de leur passivité éveillée et endormie.

Comme un rituel accepté et sécurisant, il ôta ses chaussures, rangea ses clés dans le vide-poches et héla son épouse d’un convenu : « Coucou, je suis rentré, chérie ! » Précaution polie suivie d’un : « Le repas est dans le frigo, je te laisse le réchauffer, suis crevée ce soir… Bien passée, ta journée ? Et ta réunion ? »

Il ne revenait bien sûr pas de ladite réunion fictive, mais d’un détour dans un obscur bar du quartier des affaires. Cela faisait quelque temps qu’il procédait à cette circonvolution salutaire et pourtant malsaine. Cela lui évitait, en effet, de songer vraiment à son existence, d’avoir le courage de quitter ce poste qu’il occupait sans passion depuis une quinzaine d’années. D’avoir le courage aussi de quitter cette vie empruntée à d’autres ; vie qu’il observait tel un spectateur pétrifié, passager de sa propre existence. L’alcool a, en effet, ce pouvoir particulier d’anesthésier la volonté et de rendre dérisoire toute résistance. Pouvoir bien agréable en réalité, qui permet de prendre de la hauteur ; l’ivresse étant une sensation de liberté lâche et intrépide à la fois. Il avait songé également à prendre une maîtresse : les occasions ne manquaient pas au travail ; mais trop de contraintes, de précautions fastidieuses à prendre. Et puis, devoir faire semblant à deux femmes au lieu d’une ne l’enchantait guère. Il éluda cette option en anesthésiant ses désirs charnels. Bref, il s’adonnait au plaisir dissimulé de la griserie, et les réunions s’enchaînaient ainsi à un rythme soutenu.

Cadre quinquagénaire médiocre, il subissait une pression qu’il ne comprenait ni n’acceptait véritablement ; le travail au XXIe étant devenu la voie royale pour se perdre de manière légitime, organisée et normalisée. Et c’est un engrenage bien huilé : considérer unanimement et publiquement l’implication comme valeur positive et exclusive, puis galvaniser les troupes par des louanges appuyées en public afin d’en vanter les bons résultats, évoquer le travail d’équipe, la réussite du énième projet mené de front, la prime de fin d’année, ensuite le mot du président, les applaudissements conformes des collègues, ou encore les privilèges du Comité d’entreprise.

Et c’est ainsi qu’on est fait comme un rat.

Difficile de revenir sur cette image édifiée par autrui, image sociale protocolaire attendue et rassurante. Difficile de dire à ses gosses et à sa femme que cette année, on n’irait pas en vacances au mois d’août parce qu’on n’en avait pas envie ni d’ailleurs l’an prochain, par la même occasion. Difficile de renoncer à sa grosse cylindrée sans provoquer le questionnement de l’entourage. Tout remettre en question demandait tant d’épreuves et d’efforts harassants, de justifications ; plus facile donc de se mentir à soi-même et à son entourage. Il était par conséquent piégé par sa propre acceptation feinte, par sa lâche résignation : à quoi bon lutter ? Rester a priori insignifiant, voilà tout : c’était sa manière d’agir, de couler sur l’existence. Déjà cinquante ans assumés, avec une perspective moyenne de vivre encore vingt-neuf mois d’août, vingt-neuf fêtes de Noël en famille. Peu importe dix ou vingt-neuf ou quarante finalement, cela restait des mois d’août ou des fêtes de famille : quelle saveur particulière allait-il en tirer de toute façon ? Des conversations exaspérantes, des transhumances estivales familiales dispendieuses et pénibles, des conventions, des concessions, des poses affectées sur les photographies imposées. Vingt-neuf dindes farcies, vingt-neuf séjours littoraux, vingt-neuf albums photos à rajouter au compteur de l’existence.

S’il avait bien compris quelque chose de la vie, c’est que seul comptait l’instant présent, la seule réalité qui vaille du plaisir de déguster un bon whisky ou encore un cigare Montecristo n°4, de jouir de la vue et du parfum discret d’une jolie fille qui passe dans la rue ; celui du relâchement imprévu qui fait oublier toute projection échafaudée contraignante, et tout souvenir menteur. Seul l’instant présent, passager et précieux existait, qui s’évaporait quasi simultanément par la même occasion.

Il en était à ce stade d’embryon de réflexion quand il commença ses sorties du bureau, crépusculaires et alcoolisées. Ce n’était toutefois ni la quantité, ni l’intensité de l’ivresse qui l’intéressait, mais bien la rapidité à décompresser que lui offrait le précieux liquide : annihiler au plus vite le dégoût, l’ennui et la fatigue ontologique par cette impression de maîtrise euphorisante de nature oxymorique. Accéder à un état schizophrénique salutaire qui lui permettrait d’endosser de manière efficiente le deuxième masque de la journée, qu’il devrait endosser chez lui de retour au bercail : surtout ne pas inquiéter la ménagère et susciter d’accablantes questions de sa part. S’il ne participait pas à cette mascarade, cela engendrerait indéniablement des discussions terriblement désagréables et pénibles : sur la nécessité de poursuivre une thérapie, de consulter un psy conjugal, ou encore d’envisager de se mettre sérieusement au sport pour son hygiène de vie et la libération d’endorphines bienfaisantes ; bref, les conneries habituelles pour se donner bonne conscience et faire croire que tout peut rentrer dans l’ordre.

Il avait fait deux enfants à sa femme : elle les lui avait réclamés. La première règle de bonne entente d’un couple marié, c’est l’impératif de répondre aux demandes de celle-ci. Le cas échéant, cela devient très rapidement infernal à vivre, source de tensions théâtralisées et larmoyantes ; autant céder promptement afin d’écourter la gêne. Il obtempéra donc par envie d’en finir avec la discussion. Et puis ce n’est pas si désagréable que ça, de faire des enfants. Le reste en revanche l’est, désagréable.

Les produits obtenus de cette concession pacifiée avaient maintenant cinq et huit ans. Les premières années de leur existence avaient été particulièrement compliquées : il ne lui en restait que le vague souvenir de contraintes matérielles et de grande lassitude, contrebalancé tout de même après coup par ces mêmes jolis albums photos confectionnés par son épouse, dévouée à sa fonction désirée de mère de famille – et qui pouvait difficilement se plaindre de ce qu’elle avait voulu et réclamé par ailleurs. On oublie rapidement les affligeantes épreuves passées, comme si l’amnésie providentielle permettait à l’être humain d’avoir la force et le courage mensongers de continuer la comédie. Cette amnésie nous évite ainsi de devenir un Sisyphe conscient : on a toujours l’impression que c’est la première montée au sommet que nous subissons. Ingénieux ou machiavélique. Toute la famille jouait donc son rôle comme il se devait : sa femme s’occupait des enfants – apparemment consciencieusement, ceux-ci se comportaient comme d’adorables trouble-fêtes et réclamaient l’attention nécessaire requise à leurs parents éreintés ; lui subvenait aux besoins de la famille grâce à ses responsabilités et à son travail fastidieux dans cette entreprise performante. Tout fonctionnait comme il se devait, dans la norme attendue.

Point n’est besoin à ce stade du récit, de savoir s’il œuvre dans une société d’assurances ou d’informatique ou même si c’est un cadre supérieur d’une administration, s’il habite Sophia-Antipolis ou Strasbourg ou même Berlin, s’il s’appelle Alexandre Muller, Pierre Dubois ou même Florent Roussel : toutes ces précisions qu’elles soient professionnelles, géographiques et onomastiques sont encore bien inutiles, de même celles de savoir si son épouse est brune ou blonde et ses enfants sont des filles ou des garçons ou les deux. Nous nous occuperons de ces détails secondaires plus tard. Il est seulement profitable pour le moment d’imaginer l’état psychologique et le degré de faux-semblant de notre homme : libre à vous de vous identifier malgré vous à lui, de vous en lasser ou de le juger surtout pour ce qu’il n’est pas. Attendre des autres ce que l’on n’est soi-même pas capable d’être, voilà justement l’attente pascalienne des lecteurs de romans et des spectateurs au théâtre ou au cinéma. Et je vous comprends ; quel intérêt de retrouver sa propre médiocrité, et sa propre insignifiance dans des œuvres de fiction ? Il est donc grand temps de vous divertir, de vous détourner de votre propre impasse existentielle par des éléments narratifs plus palpitants, qui vaillent votre attention et votre lecture assidue. Fermons donc cette parenthèse lucide, et bien embarrassante en vérité, pour recréer une illusion romanesque nécessaire et propice à l’évasion. Parce que nous en avons besoin, nous aussi, pour continuer de participer à la farce.

Nous retiendrons donc, avant d’en apprendre plus sur lui, qu’à cinquante ans, il avait accompli tout ce qu’on attendait d’un cadre quinquagénaire occidental du XXIe : à savoir il occupait un emploi à responsabilités, il arborait une vie de famille en apparence réussie, ainsi que quelques signes extérieurs de richesse, et enfin, il bénéficiait de la reconnaissance sociale de ses pairs, de ses voisins et même de sa belle-famille. Plutôt pas mal, quand on sait que la moitié de l’Humanité vit dans une extrême pauvreté. Se plaindre serait tout de même bien indécent, un caprice de petit-bourgeois inacceptable, moralement parlant. On ne se pose pas ces questions faussement existentielles quand l’estomac crie famine, ou que les bombes résonnent au-dessus de notre tête. Mais en l’occurrence, il n’était ni dans l’extrême pauvreté, ni ne résidait dans une zone géographique soumise au conflit. On élude cela quand on ne voyage pas, quand on s’efforce de ne pas être trop dépaysé ni d’éprouver le manque de confort et de sécurité – privilèges qu’on acquiert toutefois souvent au prix de sa liberté de conduite – voire quand on se contente de se poser la question du sens que sous l’unique angle de notre propre existence nombriliste.

 

Afin de commencer véritablement un récit de son existence fictive, voilà un événement – que l’on pourrait qualifier de perturbateur – qui vaille que vous continuiez à vous piquer d’intérêt pour cet individu, événement qui changea quelque peu la donne. Ou comment sortir, grâce à l’action générée par un battement de papillon, du piège, qu’il avait lui-même construit sciemment et dont il n’attendait paradoxalement que d’être lié afin de trouver une justification plausible à son immobilisme.

Nous appellerons notre homme, pour le besoin de la narration, et pour le rendre plausiblement vivant grâce à une identité clairement définie, Christophe Carpentier, et ce qui lui arriva par la suite débutera dans le sud de la France, en 2022.

 

 

 

 

 

Chapitre II

La descente aux enfers ou le réveil

 

 

 

Ce mardi 31 mai 2022, dans la paisible ville provinciale encore endormie d’Aix-en-Provence, Christophe Carpentier, cadre supérieur de l’entreprise Conseil et Expertise Aixoises, monta à six heures du matin dans le TGV numéro 6772, à destination de Paris.

Le dynamique cadre commercial quinquagénaire devait, en effet, suivre une formation au sein de la société mère à la Défense, dont l’enjeu était d’étendre le marché du conseil et de l’expertise au bassin méditerranéen dans un premier temps, puis dans des zones plus lointaines, du Pacifique Sud en particulier dans un second temps. Zones apparemment candidates à un développement du secteur tertiaire. Quand il prit place sur sa banquette numérotée en première classe, il sortit machinalement son journal régional qu’il parcourut sans grand intérêt à cette heure matinale : au menu les derniers résultats des matchs de Roland-Garros, la création du « parlement de la Nupes » sorte de patchwork caricatural des enjeux sociétaux de l’époque, par un homme politique obtus à l’éloquence déficiente, ou encore le palmarès de la cérémonie des Molière. Bref, la lecture en fut expéditive, ce qui lui permit de concentrer son attention sur un homme atypique, qui était assis en face de lui. Il s’interrogea sur ce qui lui semblait particulier chez cet individu : son accoutrement de prime abord ; il portait un chapeau Borsalino très élégant certes, mais parfaitement inutile dans un train, posé de travers sur sa tête, ce qui lui donnait un petit air mafieux convenu. Une chemise blanche impeccable rehaussée de bretelles rouge brique, et un pantalon de facture italienne en velours grenat. Pas commun. Sur son attitude ensuite : il semblait dévoré par le livre qu’il tenait fermement entre ses mains. L’homme, se sentant observé, leva sa tête de sa lecture de La Divina Commedia de Dante et esquissa un hochement de tête avant d’entamer la conversation avec Carpentier, dans un français parfait, malgré un léger accent florentin.

« Avez-vous déjà lu ce chef-d’œuvre intemporel ? Il faut l’avoir au moins parcouru une fois dans sa vie pour prétendre être un homme clairvoyant et accompli. Nos âmes ne doivent-elles pas connaître l’enfer, puis le purgatoire avant d’oser espérer accéder au paradis, questionna énigmatiquement l’élégant et suranné inconnu ?

— Je ne suis pas un grand lecteur, avoua Carpentier. Je suis un homme très, ou trop occupé plutôt : je suis cadre dans une grande boîte, et vous savez, on nous presse comme des citrons dans ces entreprises concurrentielles. Des journées à rallonge, d’interminables réunions, les bilans hebdomadaires de la direction… C’est beaucoup de stress, et puis quand on rentre à la maison, ce sont les enfants qui réclament votre attention et votre épouse qui vous étourdit par le flot ininterrompu des anecdotes du jour… Alors, lire Dante, mon bon monsieur, vous pensez bien que cela ne fait malheureusement pas partie de mon quotidien… Remarquez, ce quotidien est peut-être déjà un avant-goût de l’enfer, ironisa le cadre, plutôt fier de sa boutade.

— On trouve toujours des prétextes à ne pas faire les choses, cher monsieur, renchérit le lecteur insistant, vous savez, et notre compte à rebours est déjà bien avancé… Ne pas les faire c’est être résigné, c’est avoir abdiqué, c’est déjà être mort de notre vivant. Il y a tant de choses à expérimenter, que c’est indécent de rester dans l’inaction et l’indétermination ; avoir peur des conséquences de nos actions c’est avoir donné la victoire à l’adversaire sans l’avoir affronté. Cela est méprisable. »

Cet entretien prenait une tournure bien trop métaphorique pour le passager du TGV 6772 ; Christophe sortit par conséquent son ordinateur portable afin de mettre un terme à la discussion dont il ne cernait pas bien l’enjeu, d’autant que l’aspect un tantinet moralisant de celle-ci était fort déplaisant ; mais l’Italien au borsalino persista. Mais de quoi se mêlait-il, bon sang ?

« Pour vous résumer la première partie de cette œuvre magistrale, Dante y décrit l’enfer comme neuf cercles concentriques, superposés et spiralaires dans lesquels sont punis ceux dont la vie fut entachée d’un type bien défini de péché. Le premier cercle est celui des Limbes, voyez-vous, réservé aux non baptisés et aux vertueux païens pré- chrétiens. Les huit autres correspondent aux sept péchés capitaux à savoir, je vous rappelle : la luxure, la gourmandise, l’avarice, la colère, l’hérésie, la violence, et la tromperie. Et celui ultime où réside le diable : la trahison. Sans doute le pire des péchés. Il vous reste à vous demander dans quel cercle pourriez-vous pourrir éternellement, n’est-ce pas ? Car nous ne sommes pas des saints, mon bon monsieur, cligna d’un œil l’érudit enflammé.

— Ah, j’en cumule certainement plusieurs, en tout cas, au moins l’indolence et la gourmandise, minimisa Carpentier ! J’espère séjourner dans le quartier le moins brûlant, alors, rétorqua-t-il sans conviction. »

Au fond, il n’osait s’avouer à lui-même que son péché essentiel était bien la trahison. Trahison envers sa famille qu’il avait abandonnée par ses propres démons et par son manque d’implication, trahison envers ses convictions qu’il avait négligées, trahison enfin envers les promesses qu’il s’était faites plus jeune de toujours considérer la vie comme un miracle à entretenir, à cultiver. Il se trouvait donc un peu minable ce matin, devant ses faiblesses et sa résignation, toutes bien confortables d’immobilisme. Car il s’était trahi lui-même, ainsi que l’existence qu’il avait souhaité plus jeune et engagé.

« Je ne me suis pas présenté au fait, je m’appelle Felucri, Faustino Felucri de la région de Toscane. Je travaille sur une nouvelle traduction de La Divine Comédie de l’illustre Dante Alighieri, que je viens présenter à la Sorbonne. C’est un texte magique : comprenez bien, nous pourrions le relire des dizaines de fois que nous trouverions des combinaisons interprétatives encore variées. Ce texte peut aussi devenir dangereux entre de mauvaises mains, figurez-vous. C’est une allégorie de la progression de l’âme à travers le péché, la pénitence et la rédemption, c’est un ouvrage puissant, qui vous donne les clés pour sortir de la spirale malsaine de la vie végétative et des vils péchés, chuchota le toscan investi tout en se rapprochant du cadre interloqué. »

Christophe Carpentier ne savait quelle posture choisir entre l’agacement affiché, mettre poliment fin à l’obscure conversation, ou encore la curiosité naissante devant ce personnage singulier, hors du temps et de propos. Il opta finalement pour la troisième posture, car il lui restait quatre heures de trajet et pas un seul dossier en retard. Il était intrigué pour la première fois depuis longtemps, par cet homme tiré à quatre épingles qui parlait à un parfait étranger de mysticisme, de Diable et de Rédemption. Pas commun, décidément, se redit-il. Il tendit l’oreille plus attentivement, prenant plaisir progressivement à sortir de sa vie rationalisée pour regarder à nouveau autour de lui, entendre d’autres chants et d’autres murmures. Et cet homme, surgi de nulle part, qui ne correspondait en rien à son univers personnel, lui rappelait subitement que derrière l’apparent ennui il y pouvait aussi y avoir du sens incontrôlé, que ce soit au travers de l’alchimie particulière d’un moment ou encore de rencontres tout à fait fortuites. Mettre en récit son existence, tisser des correspondances, s’étonner, se raconter des histoires, se faire peur, ressentir encore les émotions de l’enfance, de l’aventurier, du conquérant, rendre enchanté le quotidien de manière corallienne. Et peu importe les dangers à contourner, les Rubicon à franchir, les transgressions à commettre : il fallait vivre. L’urgence de vivre toutes ces expériences éhontées et libérées des phobies. Par le flot ininterrompu de l’Italien, il pénétra donc dans une forêt obscure, accompagné de Dante lui-même et Virgile, se laissa donc embarquer avec eux sur l’Achéron, il partit à la rencontre de Hélène et de Pâris, côtoya Didon et Cléopâtre, aperçut les pauvres amants enlacés Paolo et Francesca. Puis les avares, les prodigues, les coléreux et les indolents, les hérétiques et les épicuriens, les violents, les séducteurs, les flatteurs, les fraudeurs, les escrocs, les trafiquants de tous genres, les voleurs, les faussaires… Paris n’était plus très loin quand le conteur arriva au cas des traîtres, Judas, Brutus et Cassius. Ses yeux paraissaient enflammés quand il évoqua la sempiternelle mastication de Lucifer les broyant. Christophe avait l’impression d’écouter un aède immémorial : il était emporté par le plaisir du récit allégorique du traducteur passager du TGV 6772. Celui-ci expliquait au cadre hypnotisé de quelle manière toutefois il était possible de sortir des Enfers, quand la gare du Nord s’annonça…

« Surtout, retenez bien : maintenant que vous savez comment sortir des enfers, vous pouvez donc vous permettre de pécher, de commettre n’importe quel péché, pourvu qu’il vous tente véritablement, sans la peur du châtiment, sans la peur du jugement. Il ne vous reste donc qu’à tenter et à être vraiment tenté ; il vous faut descendre les neuf cercles de l’enfer avant d’en remonter à la surface, savant et riche d’avoir vécu. Car vous aurez vécu, intensément, dangereusement, frénétiquement, vous n’aurez pas de regret, même de vos excès. Ce sera votre Salut, et votre porte d’accès au Purgatoire, puis au très convoité paradis, enfin si vous en éprouvez de l’envie. Souvenez-vous de mon nom, monsieur, je m’appelle Faustino, Faustino Felucri, à votre Service. »

L’Italien se leva, salua avec son borsalino Christophe Carpentier resté songeur, tout en lui tapotant la veste d’une main, puis s’éloigna sur le quai de la gare. Le cadre se réveillait de sa torpeur comme d’un long métrage au cinéma : il émergeait d’un autre récit, d’une autre vie que la sienne. Les réflexes lui revinrent progressivement : il sortit donc son téléphone portable de sa poche, et y tâta un autre objet qui ne lui appartenait pas cependant : une clé.

Une clé, symbolique ? Mais de quelle Porte était-il question d’ouvrir ?

Il passa sa journée de formation à méditer sur celle-ci, entre deux remarques pertinentes et quelques questions à formuler pour ne pas trop se faire remarquer par ses pairs. Il savait déjà faire semblant, maintenant il fallait continuer, mais non pour cacher l’ennui, mais une vie qu’il voudrait désormais riche d’envies, et de tentatives. Bien plus palpitant, somme toute. Il avait décidé de ne plus être un indolent, de ne plus souffrir d’acédie pernicieuse, de ne plus être une bien triste âme, qui vivrait « sans infamie ni louange » comme l’avait repéré Dante avant de traverser l’Achéron.

Felucri, mais bien sûr, quel imbécile ! Il avait l’impression de vivre un thriller haletant à la Dan Brown, pseudo-mystique, résolument ésotérique : c’était avec le Diable qu’il aurait affaire, lui, cadre alcoolisé quotidiennement, devenant la pièce d’un jeu dangereusement inhabituel, mais tellement excitant parce ce qu’il s’en emparait : il n’était plus passivement conduit, il choisissait l’itinéraire et les arrêts ; quant au terminus… Son parcours prenait une tournure ontologique qu’il jugea favorable à « son élévation ». Du moins, il se divertissait enfin, ressenti qu’il avait négligé et oublié depuis fort longtemps.

Il se rendit dans un bar minable non loin de son hôtel, au sortir de sa première journée de formation, comme à son habitude. Il y ingurgita trois whiskys, avant de s’intéresser pour une fois à la faune accoudée au même sort que lui. De ces compagnons solitaires, il ne s’était jamais encombré de leur histoire, n’ayant que la sienne à diluer dans ses verres. Que se cache-t-il derrière le regard vide de cet homme bedonnant ; la tête entre ses mains ? Et cet autre, nerveux, penché sur son téléphone ? Ou de cette femme, abîmée par la vie, au regard las et doux ? C’est à l’heure du dîner des familles qu’on rencontre des spécimens écorchés et riches de failles dans les bars, ceux qui ne veulent pas rentrer chez eux affronter leur solitude, ou encore les conversations animées des proches, ceux qui se reprochent certains actes, ou certains non-actes empêchés de morale et de crainte d’ailleurs.

Il jeta son dévolu sur un individu à l’apparence terne, hormis les seuls détails un brin insolites d’un anneau à l’oreille gauche et d’un bout de tatouage qui dépassait de la manche, enfin rien de très ostentatoire. Toujours se méfier de juger les gens qui ne paient pas de mine.

« Sale journée ? Vous êtes du coin ? Je vous offre le prochain ?

— Un bourbon sans glace n’est pas de refus alors, m’sieur. Je m’appelle Adam, Adam Simble ; alors, à la vôtre ?

— Et dites-moi, alors, pourquoi êtes-vous là ce soir, Adam Simble, lança net Christophe ?

— Je pourrais vous retourner la question, vous ne pensez pas ? Maintenant, mes confidences ne rentrant que dans les oreilles d’un parfait inconnu, je vais vous dire pourquoi je ne suis pas chez moi à cette heure-ci. Sans doute parce que je n’en ai pas justement, de chez moi. Sans doute aussi pour le plaisir de n’être entouré que de spectres solitaires, comme vous ; pour le plaisir de m’imaginer leurs histoires, ce que vous me demandez directement d’ailleurs. Alors je vais vous la conter, mon histoire, monsieur. Mais cela va prendre quelques bourbons, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Ma famille : mes parents, ma sœur entre autres m’ont tous tourné le dos, les salopards, depuis que j’ai fait une procédure d’apostasie pour annuler mon baptême, au village. J’ai tourné le dos à la religion ! Non, mais, vous imaginez un peu l’effet de la nouvelle dans un petit village cul-terreux de Bretagne ? Et pourtant, qu’est-ce qu’on s’en fout, au début du troisième millénaire, d’être baptisé ou non ? Je ne crains pas d’aller en enfer, moi, ce sera toujours plus doux que la cruauté et la bêtise qui nous entourent, vous ne croyez pas ? Et puis, j’ai aimé des femmes, qui n’étaient pas chrétiennes, elles aussi : une juive, une musulmane, et même une orthodoxe. Je suis marin, mon bon monsieur, alors les femmes et les ports, je m’y connais… Vous voyez ce tatouage, eh bien, je l’ai fait graver dans les îles Tonga, en mission, ça représente Lucifer. Le ton est donné, mes parents m’ont foutu dehors, au retour de la mission en question. J’ai donc réembarqué, et j’ai pas mal boutiqué tout autour du globe depuis. Mais, je reste un non-baptisé, cela me permet de picoler sans avoir à me confesser, voyez-vous ! Je ne suis que de passage à Paris, je réintègre le port de Nantes demain, et puis après, j’embarque pour l’Océan indien. J’aime bien les filles des îles, et alors celles de Madagascar en particulier, elles sont bien généreuses, ces belles négresses à la peau satinée. Bien plus que ces petites coincées cathos qui font semblant d’être prudes… »

Adam le marin était devenu intarissable depuis que Carpentier l’avait sollicité, surtout quand il évoquait les filles et les pays qu’il avait accostés. Christophe eut le droit, en plus de régler les six bourbons ingurgités par le marin prolixe, à la longue liste des bordels et des bars fréquentés par notre apostat. Quand il en eut assez entendu, Carpentier lui montra la clé : un homme comme lui devait avoir de l’imagination en termes de clés, de coffres à ouvrir, et de portes dérobées.

« D’après vous, qu’est-ce qu’une clé comme celle-ci pourrait ouvrir, questionna le curieux ?

— Le paradis, mon bon monsieur, ricana Adam imbibé ! Vous êtes Saint-Pierre, pardi, et vous voulez me promettre d’accéder au paradis, sous condition de redevenir un bon chrétien, grâce à cette clé dorée ? M’sieur, j’ai fermé les écoutilles depuis bien longtemps quand on me parle de Dieu et de ses saints. Je ne crois qu’aux cuisses féminines, au Bourbon, et à la navigation : c’est ça la véritable Sainte Trinité, tonna le marin délirant. »