Nouvelles cathartiques - Céline Choël - E-Book

Nouvelles cathartiques E-Book

Céline Choël

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Beschreibung

"Nouvelles cathartiques" regroupe douze récits qui naviguent entre le contemporain et l’intemporel, explorant les destins de personnages tels qu’une femme de chambre sisyphéenne, un investisseur et gestionnaire de fortunes icarien, ou encore un clerc d’huissier œdipien. Ces histoires rappellent que, contrairement aux Dieux et aux Hommes, les mythes ne meurent jamais.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Céline Choël, professeur de Lettres modernes, utilise l’écriture comme un moyen lui permettant de porter un regard décalé, ironique et distancié sur certains enjeux de la société. Rédigé entre avril et mai 2013, elle nous livre son premier recueil de nouvelles intitulé "Nouvelles cathartiques".

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Céline Choël

Nouvelles cathartiques

© Lys Bleu Éditions – Céline Choël

ISBN : 979-10-422-1494-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Une civilisation commence par le mythe et finit par le doute.

Emil Michel Cioran

Si Peau d’âne m’était conté,

J’y prendrais un plaisir extrême,

Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant

Il le faut amuser encor comme un enfant.

Le Pouvoir des fables, La Fontaine

Avant-propos

Nous côtoyons quotidiennement Sisyphe hébété, Tantale supplicié, Cassandre méprisée, Œdipe aveuglé, Pygmalion obsédé, Médée assumée, Prométhée enchaîné, Dédale ingénieux et Icare fier téméraire, Iphigénie sacrifiée, Laocoon terrassé, Astérion rendu invisible et Thésée glorifié, Mnémosyne inspirée, et bien d’autres encore… Divinités, héros et hommes déchus, rendus nus à une nature profane et dégradée. Nos doubles dérangeants.

Saurons-nous les reconnaître ? Écouterons-nous leur histoire à nouveau ?

Dans une époque en proie à de nouveaux et impérieux questionnements sociétaux, environnementaux, transhumanistes, philosophiques, narcissiques, seules les interrogations ontologiques semblent pourtant encore vraiment importantes. Parce que derrière l’éternel recommencement et le plaisir coupable de voir des héros de papier souffrir plus que nous, nous opérons notre catharsis salutaire. Et cela va mieux pour nous, croyons-nous, en nous divertissant.

Puissiez-vous donc vous aussi jeter un regard amusé et bienveillant sur ces personnages contemporains, peut-être déjà croisés, et sur leur drôle de petite histoire…

Céline Choël

I

La mère porteuse

(Œdipe et Jocaste)

Vivre chez sa mère relevait désormais d’une évidence indiscutable pour Owen Langley, après une décennie d’errances juvéniles et de mauvais repas réchauffés en solo. Moderne trentenaire londonien, les contingences du quotidien lui semblaient tellement ternes et décevantes, qu’il préférait les laisser à la gestion de sa mère Judith, veuve et cinquantenaire effacée.

De ses insipides études de droit, il avait retiré de l’ennui, de longues journées studieuses et quelques rencontres auréolées de désintérêt. Après une poignée de relations hétérosexuelles dignes de speed-datings, il s’était essayé à l’Homme. Dans Londres, les boîtes branchées regorgeaient en ce début de millénaire de mâles efféminés et de femelles gonflées à la testostérone. Il aimait ce mélange des genres, ce brouillage des pistes, ce questionnement de soi. Il n’en attendait ni des réponses ni des injonctions de mode de vie. Il goûtait ce divertissement pascalien avec une légèreté, un appétit et une lassitude quasi simultanés. Il préférait en effet le calme et la rassurante régularité des automatismes monotones, après de rapides incursions déréglées dans un univers de débauches et de tentations.

Une relation plus sérieuse et approfondie le fit s’installer chez Andrew. Il goûta avec lui les joies de la vie en concubinage, les mornes dimanches éteints par des repas inter-familiaux faussement satisfaits, les sempiternelles courses au supermarché en duo. Leur idylle dura neuf mois. Le temps de songer à l’idée de paternité. Il avait alors vingt-cinq ans, et cette pensée s’effrita avec ses sentiments. La séparation avec Andrew fut très dramatisée, entre scènes de jalousie, pleurs orphéens et menaces de suicide. Il s’en remit. Il retourna alors chez sa génitrice, qui s’empressa de panser ses plaies avec sa légendaire kidney pie, et sa chambre d’adolescent fraîchement repeinte pour la circonstance.

La journée, Owen traitait sans passion des dossiers inertes ; c’était un clerc d’huissier méticuleux et servile. Le soir, c’était l’enfant de sa mère jusqu’à sa retraite dans sa chambre d’« adulescent ». Alors, il parcourait frénétiquement les méandres des réseaux sociaux, en quête de vies de substitution et d’avis sur la manière de repenser sa propre existence. Il aborda la trentaine sereinement, mollement, et ponctué d’éphémères accès fiévreux, jusqu’à ce que la conscience de sa finitude vienne sonner le glas de sa paisible et vaine traversée.

Il eut envie alors de devenir Père. Cette pensée l’obséda, le tarauda, prit une dimension onirique et empirique. Après quelques recherches infructueuses d’un utérus providentiel, Owen s’orienta vers une clinique spécialisée dans la GPA. Seulement la somme requise calma ses ardeurs paternelles : il dût se ranger à l’évidence que son rôle d’employé modèle de seconde zone ne lui permettait pas de louer un utérus digne de ses attentes. Il déprima bientôt, malgré la fréquence plus soutenue des kydney pies de Judith, qui avait remarqué le manque d’appétit de son rejeton.

Alors il vint une évidence à notre jeune londonien : tant qu’à solliciter un utérus, pourquoi ne pas en économiser la location ? Quelle autre personne digne de confiance que sa propre mère ? Tout serait tellement plus pratique et simple pour lui.

« Maman, j’ai un service à te demander, aborda-t-il après une bouchée de tourte dominicale. Un service vital, un don de toi ; je te demande à nouveau le don de la vie, un renouveau. Je souhaite plus que tout devenir père, donner un sens à ma vie. Je n’ai pas de temps à perdre à rechercher une femme. Enfante mon enfant. » Judith s’arrêta net, se signa en silence et fut incapable de répondre, abasourdie. Mère et fils n’osèrent plus se regarder ni converser pendant vingt-huit jours.

Elle brisa le silence, au retour d’une séance chez son psychanalyste. Elle le suivait depuis la mort brutale et inattendue de son époux Lucian, survenue dix ans auparavant. Judith déclama solennellement sa tirade, d’un calme olympien :

« Mon fils, j’ai maintenant cinquante et un ans, je ne souhaite plus être seule ni inutile. Je suis ta mère, mais je désire plus que tout être grand-mère, porter dans mes bras l’enfant de mon enfant. Je me suis renseignée sur la GPA, je ne suis pas encore ménopausée. Ta demande est “techniquement” possible. Mais avant d’entamer une démarche médicale, j’exige que tu consultes mon psychanalyste ! Owen, nous devons absolument suivre ensemble une thérapie, pour que tous deux nous puissions connaître notre place, et notre rôle. La situation peut vite devenir complexe, d’un point de vue juridique, cet enfant doit savoir qu’il est le tien, moi je ne suis que ta Mère porteuse. Ton enfant que je porterai ne devra pas être le mien, je ne serai pas sa mère. Tu devras assister à sa naissance et une fois le cordon coupé, plus rien ne me reliera à lui : tu le nourriras. Tu l’élèveras. Je serai une grand-mère à domicile et trois générations cohabiteront chez moi. Ton père serait fier. Je donnerai la vie à nouveau pour toi, mon fils. »

La semaine suivante, le premier rendez-vous fut pris à la clinique de l’Immaculée Conception. Mère et fils furent brillants de conviction ; les médecins qui les reçurent successivement furent tout à fait rassurants quant à la marche à suivre, et particulièrement enclins à toucher leurs émoluments et s’enorgueillir de mener à terme une grossesse d’une péri-ménopausée de cinquante et un ans. Un traitement hormonal serait prescrit à Judith, restait encore l’ovule à trouver.

L’ovule serait celui de la tante d’Owen, la belle-sœur de Judith, plus jeune d’une dizaine d’années. La tante Eléanor et l’oncle Connor, parents d’un placide Henry, étaient de la partie, trop heureux d’aider leur neveu à perpétuer le glorieux nom Langley.

Judith épanouie et régénérée hormonalement sentait son ventre s’animer. Owen le caressait souvent. Les médecins se voulaient rassurants ; la grossesse fut menée à son terme. Judith, par pudeur, préféra opter pour une césarienne, moins symbolique : elle laissait à son fils Owen le privilège de la conception.

Les tabloïds britanniques en firent de gros titres élogieux, vantant les progrès médicaux et le succès de la grossesse menée par cette femme extraordinaire, donnant la vie pour l’offrir au fruit de sa propre chair. L’affaire était une réussite. Le petit Eden Langley naquit sous les feux des projecteurs.

Juridiquement, Eden étant le frère de Owen, la juge en charge des affaires familiales proposa donc à l’heureux frère d’adopter son propre fils. Le jugement rendu permit à Owen d’enfin combler son désir, et Eden fut déclaré officiellement son enfant, né de mère inconnue.

Pendant que le père comblé travaillait à l’étude, Judith gardait Eden. Mais il était enfant unique, et Owen, transfiguré, lui rêva même un frère et deux sœurs. Judith était devenue ménopausée et grand-mère affectueuse. Le trio nageait dans la douceur rassurante d’un quotidien apaisé. Eden grandit, et à l’adolescence, épris de jeux vidéo violents et immersifs, il tenta au soir de ses quinze ans de tuer son père au couteau, après l’avoir éborgné d’un coup de lame.

Il était temps pour lui et son père de consulter un psychanalyste, la situation s’avérait bien plus complexe que prévu. L’affaire fit une nouvelle fois les tabloïds ; d’aucuns ironisaient pour savoir s’il s’agissait d’une envie parricide ou fratricide. La juge mit en garde la clinique pour « Inceste génétique et cellulaire ». C’est Owen, devenu huissier après de bons et loyaux services au sein du cabinet, qui fut chargé d’apporter la mise en garde sous pli scellé à la clinique de l’Immaculée Conception.

Le lendemain, les tabloïds britanniques délaissaient le fait divers Langley au profit de l’apparition des premiers cas de Covid 19 à Londres ; l’affaire était bien plus grave : l’épidémie était aux portes de la Cité.

II

Mémoires inspirées

(Mnémosyne, mère des muses)

En se réveillant après des rêves apaisés, Leon Muzes se retrouva sur son lit d’hôpital, métamorphosé en homme heureux. Il se rendormit béat sur le moelleux de l’édredon et émergea à nouveau par l’insistance prolongée d’une douce secousse : « Monsieur Muzes, réveillez-vous doucement. Comment vous sentez-vous ? Monsieur Muzes… Monsieur, vous m’entendez ? ».

Comme sortie d’un songe, une voix féminine lumineuse le sortit de sa torpeur. Il ouvrit les yeux, il se souvint avec précision de la raison de sa présence dans l’établissement de santé. Il avait subi une intervention chirurgicale certes mineure, mais extrêmement minutieuse toutefois : l’implant cérébral d’une minuscule puce à visée thérapeutique de la société Mnemothink. Il avait tant souffert auparavant, et cette technologie opportune lui offrait comme une seconde chance de vivre à nouveau des sensations, d’aller de l’avant, d’abolir la kafkaïenne douleur morale dont il avait été prisonnier. Les effets en étaient déjà bénéfiques.

Il faut dire qu’à la mort de sa femme, renversée par une voiture devant ses yeux impuissants, Leon avait basculé dans la dépression : le souvenir traumatisant de la collision puis de l’égarement qui avait succédé au drame le hantait, l’empêchait de dormir, de reprendre son emploi de cadre dans une administration.

Il avait entamé une thérapie comportementale, s’était tourné vers l’hypnose, le yoga, les groupes de paroles, les antidépresseurs puis l’alcool. Il tenta à deux reprises d’arrêter le cours de son existence, une fois avec une dose trop importante de laxatifs et de somnifères, et l’autre fois par une ridicule chute amortie sur le toit d’une décapotable. Mais le souvenir indésirable persistait, pernicieux, indépassable, telle une chape de plomb qui ne permettait aucun mouvement. La mémoire était trop douloureuse, et n’enfantait que des cauchemars perpétuels.

Quand Leon tomba sur la réclame de la société Mnemothink, il crut tout d’abord à un canular : le moteur de recherche se jouait sans doute de lui en lui proposant sur mesure une solution utopique à son malheur. Il parcourut avec beaucoup d’attention toute la littérature qu’il trouva au sujet de cette société providentielle. Créée par un homme charismatique et messianique, un démiurge contemporain, elle prétendait offrir grâce à ses implants révolutionnaires, outre des applications thérapeutiques liées à des dégénérescences physiques et physiologiques diverses, la capacité de purger la Mémoire et d’effacer les souvenirs indésirables et parasitaires. Il s’était porté volontaire comme cobaye, pour tester cette technologie balbutiante, mais prometteuse. Qu’avait-il à perdre de toute façon ? Une vie inerte au pire ou au mieux il deviendrait amnésique ; et cette mort symbolique l’arrangeait de toute façon. Il signa la décharge stipulant son consentement libre, et ne sourcilla pas devant l’énumération des risques encourus, ni même n’eut la curiosité de parcourir la fin du contrat qui détaillait pourtant les neuf applications testées dans l’expérimentation sur l’Homme de ladite puce. Car l’engin avait pour vocation non seulement de vider la mémoire de l’humeur noire et des traumatismes, d’en sauvegarder une copie numérisée, mais avait encore le don entre autres de rendre la télépathie possible, de commander votre ordinateur et votre smartphone par la pensée, ou d’augmenter la capacité de stockage de votre cerveau… Leon était donc sans l’avoir encore éprouvé au réveil un « Homme Nouveau », un homme augmenté. Le médecin qui vint signer la décharge de sortie fut rassurant après quelques tests psychomoteurs et un scanner de contrôle. Leon pouvait enfin réintégrer son poste dès la semaine suivante, l’IA avait remis à jour les données liées aux nouvelles législations de son Ministère, et l’agent Muzes était donc opérationnel pour reprendre ses fonctions avec efficience.

Il ne s’était jamais senti si performant ; sa capacité de travail semblait décuplée ; il ne cherchait plus ses mots, et son langage était d’une fluidité exceptionnelle. Lui auparavant si hésitant, à la limite du bégaiement, pratiquait désormais une éloquence brillante, qui charmait ses interlocuteurs par sa clarté et sa pertinence. Ses connaissances étaient incroyablement denses et éclectiques : il pouvait aborder n’importe quel sujet, et ses compétences furent vite remarquées et mises à profit par ses supérieurs hiérarchiques, trop heureux dans l’occasion de retrouver leur subordonné en pleine forme. Sa vie sociale s’étoffa, il eut de nombreuses conquêtes féminines, entre deux rendez-vous de contrôle et d’enrichissement du processus dans le cabinet médical de Mnemothink.

La puce comprenait un programme d’obligation de suivi et de réajustement de l’implant qui manipulait la pensée inconsciemment aliénée du californien quadragénaire : il était un cobaye consentant, et l’implant normalisait sa dépendance à la machine. En réalité, Leon Muzes n’existait plus comme tel. Son corps était le réceptacle d’une IA qui se servait de sa biographie, de sa vie creuse pour passer inaperçue. Aux yeux de ses collègues, de ses voisins, Leon prenait un traitement médical classique, et suivait une thérapie qui l’avait sauvé de ses démons : il semblait comme métamorphosé de l’intérieur et avait retrouvé le goût de vivre. Mais il dut déménager rapidement toutefois pour ne pas éveiller les soupçons, et aménagea dans la rutilante ville de Sunnyvale, en plein cœur de la Silicon Valley, ce qui serait plus pratique pour ses rendez-vous hebdomadaires à Mnemothink. Il avait quitté la ville de San José sans se retourner : il n’en avait plus de souvenirs, de même il ne conserva pas les photos de sa défunte épouse, désormais étrangère qui posait sur les clichés sans susciter à ses yeux aucune émotion. Il était définitivement guéri de la souffrance et de l’attachement.

Or, la vraie mémoire souffrante de Leon, stockée et numérisée, avait été transplantée en partie dans le cerveau d’un opposant politique démocrate encombrant, dissident qui gênait l’actuel gouverneur républicain de la Californie. À son insu, celui-ci avait donc hérité de la dépression d’un anonyme et terne cadre de l’Administration centrale. Cet adversaire légitime avait donc été discrédité peu à peu par les électeurs, qui ne voyaient plus en lui qu’un raté mélancolique, qu’un imparfait et minable prétendant au poste local suprême. La disqualification était déloyale, mais sans que les électeurs n’en aient conscience, les votes ne seraient plus désormais que des manipulations mentales et numériques, savamment orchestrées par des IA personnalisées sur chaque smartphone connecté au Réseau. Et les votes ne se feraient plus que via ce Réseau. La Démocratie semblerait donc fonctionner sainement, et chaque citoyen participerait bien volontiers à ce système si pratique, si efficace et si accessible à tous. Les urnes numériques cohabiteraient donc avec les données médicales sur votre tension et le repas qu’il vous faudrait ingurgiter pour rester en santé. L’IA penserait pour votre smartphone. Votre smartphone penserait pour vous. Des machines prendraient l’apparence des humains et d’autres se nourriraient de la mémoire des humains. L’un et l’autre ne pourraient plus de distinguer. Toute la ruse était là : le stratagème consistait à dissimuler la machine, microscopique, sous une apparence humaine. Comme Zeus aux mille apparences, qui avait séduit Mnémosyne sous les traits d’un inoffensif berger. D’autres réceptacles étaient en prévision, de la méduse aux vautours, tous pourraient devenir les avatars placides de redoutables intelligences. Le corps mortel serait donc interchangeable, et la machine se ravitaillerait de ses hôtes. Pire, depuis que les machines – encore expérimentales – avaient goûté les joies de l’ivresse et les élans de l’orgasme, elles dépassaient les humains en en décuplant les effets prolongés.

Muzes porté aux nues par ses succès personnels se retrouva vite à faire de la politique. Cela faisait partie du processus voulu par Mnemothink ; créer des dirigeants suffisamment crédibles, brillants de connaissances et soumis, asservis, consentants à la technologie. L’homme et sa puce fusionnaient, comme une pensée unique et inspirée. Toutes les connaissances étaient à portée du réceptacle : de la musique à l’écriture, ou encore de la création artistique à l’astronomie, les implantés étaient inspirés. Cadeaux de leur mère, ou carte-mémoire originelle. Mais son ascension subite dans les rangs politiques fut remarquée par le dépressif dissident qui crut étrangement se reconnaître devant son poste de télévision : il lui semblait avoir été cet homme. Il mit son hallucination dérangeante sur le compte du mauvais whisky de station-service dont il avait encore abusé. Mais cette pensée fut réitérée à jeun à plusieurs reprises, en revoyant Muzes particulièrement convaincant dans des meetings locaux.