Le printemps déchiré - Michel Gras - E-Book

Le printemps déchiré E-Book

Michel Gras

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Beschreibung

Entre quête et enquête, Le printemps déchiré plonge le lecteur dans la vie d’un adolescent dont les moments heureux ont été brusquement interrompus lorsque son père a disparu, victime d’une balle en plein cœur, au fond d’un ravin. Écartelé entre deux cultures, noyé dans le silence et manipulé par les mensonges, il se résout à rétablir la vérité en laquelle il croit.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur des livres Le Cimey et Icomos, Michel Gras revient avec Le printemps déchiré. Ouvrage né de l’imagination d’une rencontre impossible, celle d’un père mort avec un fils qui part à la dérive. Au fil des pages, ce roman est devenu l’occasion de dénoncer la force des opinions qui jugent sans savoir.

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Michel Gras

Le printemps déchiré

Roman

© Lys Bleu Éditions – Michel Gras

ISBN : 979-10-422-1060-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

C’est l’histoire d’une métamorphose.

Plus tôt que prévu, parce que la vie en a décidé ainsi, il va passer du monde des enfants au monde des adultes.

Mais la transformation est difficile, car les apparences sont trompeuses.

Quand on devient un homme, on doit être fort, solide, résister aux attaques et tenir bon dans la tempête. Et qui plus est, quand on devient l’homme de la famille, il faut prendre les choses en main, décider, faire face à toutes les situations.

Mais devenir un homme ne signifie pas pour autant avoir acquis la sagesse !

Il l’apprendra à ses dépens.

Lui qui voulait découvrir le mystère de la mort de son père, il va découvrir le mystère de la vie.

Il va apprendre à gagner du recul sur les événements. À voir plus loin.

Il va comprendre qu’il ne faut pas se baser sur des a priori.

Il va comprendre que ceux qui ont disparu ne nous ont pas quittés complètement. Ils continuent, à nos côtés, et si on pouvait les entendre, alors peut-être aurait-on de bons conseils.

Découverte de l’amitié, de l’amour maternel, de la vie.

Derrière l’histoire que nous raconte Michel Gras, chacun trouvera un message simple sur l’apprentissage de la vie car même si celle-ci n’est pas tendre, elle nous donne toujours de quoi avancer un peu plus sur la voie de la sagesse.

Fabrice Collaro, journaliste

Première partie

Chapitre 1

« Dis au revoir à tes amis, Jason. Dis-leur au revoir. Nous partons. Nous partons à Paris. Nous partons habiter chez ta grand-mère. »

Lee Wha avait prononcé ces mots trop rapidement. Jamais elle n’avait parlé aussi vite, comme si elle avait voulu se débarrasser d’une obligation trop lourde à porter. Sa voix était devenue sourde. Une voix étouffée, écrasée.

Bousculé par cette attitude inhabituelle, comprenant qu’il ne devait pas poser de questions, le garçon se replia sur lui-même. Sans répondre, sans même porter de regard vers sa mère, il se contenta de lui tenir la main en signe d’approbation.

La maîtresse, l’air grave, apporta le cartable de son élève, le lui tendit avec un sourire plein de compassion. Elle aurait voulu lui parler, lui apporter un peu de réconfort, mais les mots restèrent figés dans sa gorge. Alors elle se baissa, prit l’enfant dans ses bras et l’embrassa avant de le laisser partir pour toujours.

Jason traversa ainsi le préau accroché à la main de sa mère, puis la cour humide de récréation et franchit le portail de l’école Bizanet pour la dernière fois ce lundi matin, quinze novembre 1976, à onze heures trente.

Ses camarades de classe le regardèrent partir ainsi, sans comprendre ce qui lui arrivait, sans oser se parler non plus.

Le froid de novembre avait glacé l’école dans ce décor funeste où les arbres nus dominent les enfants de leur noirceur, où le ciel couvert menace de s’abattre, où, au loin, les montagnes sombres surplombent la vallée.

Jason ne savait pas combien de temps il resterait éloigné de Grenoble, de ses camarades, de sa maison, mais cela n’avait pas d’importance. Ce départ précipité sonnerait peut-être la fin d’une atmosphère pesante qui s’était abattue chez lui quelques mois plus tôt.

Tout semblait avoir commencé l’été précédent. La joie de vivre qui marquait son père avait brutalement disparu. Les jeux, les aventures, les rires qui éclatent en famille avaient laissé place à de lourds silences dans la maison. Ses parents attendaient qu’il soit couché avant de parler des choses importantes, de celles qu’un enfant de dix ans ne peut pas comprendre. C’étaient des problèmes de grandes personnes. On lui expliquerait plus tard.

Des courriers étranges étaient arrivés à la maison. Lee Wha pleurait en les découvrant ; Patrick les renvoyait au commissariat de police sans même les regarder.

La maison tout entière avait bien changé. Le téléphone ne sonnait plus, les amis habituels de la famille ne venaient plus. Les parents de Jason ne rencontraient plus qu’une ancienne relation, réapparue sans aucune raison : le docteur Stéphane Mulet. Mais lui aussi, lorsqu’il venait chez eux, participait à la lourdeur des discussions. Tout le monde parlait tout bas, comme pour ne pas réveiller une dépouille quelconque. Le docteur Mulet était le seul à s’adresser de temps en temps à Jason pour l’attirer à lui, lui adresser un sourire, lui raconter des anecdotes amusantes, lui passer la main dans les cheveux et le féliciter de n’avoir pour seul souci que de bien s’amuser à l’école avec ses camarades.

Ce jour-là, un jour de novembre brumeux, ce serait peut-être la fin des larmes. Partir à Paris, habiter chez sa grand-mère, ce serait l’occasion pour ses parents de reprendre des forces et, pour lui, de trouver de nouveaux amis. Il s’en réjouissait presque à l’avance, même s’il savait déjà qu’il n’y aurait pas école le lendemain, ni peut-être le jour suivant, ni, qui sait, le jour d’après. Et ça au moins, c’était bien.

Le docteur Mulet attendait Lee Wha et Jason dans sa voiture, une Renault 16 presque neuve. Le moteur ronronnait doucement, prêt à partir le plus vite possible. Jason s’engouffra à l’arrière pendant que sa mère s’installait à l’avant. Dans cette position, Jason pouvait admirer les longs cheveux brillants de sa mère qui s’étalaient en cascade sur ses épaules. Mais il remarqua que son dos se contractait tellement qu’elle finissait par en trembler de tout son corps. Elle avait joint ses mains entre ses cuisses ; sa tête se penchait comme pour mieux regarder ses genoux ; ses bras se repliaient sous le manteau de laine comme s’il faisait froid. C’était vrai qu’il faisait froid, mais il semblait qu’elle voulait s’enfermer dans sa propre peau.

La voiture commença à rouler ; les essuie-glaces balayaient la neige fondue qui tombait sur le pare-brise. Même le moteur semblait ne pas vouloir troubler le silence qui régnait entre deux soubresauts de Lee Wha.

— On va rester longtemps, chez mamie ?
— Oui, répondit le docteur. Tu changeras d’école. Aujourd’hui ta maman vient avec toi pour te conduire à Paris. Ensuite, elle reviendra ici, à Grenoble pour deux ou trois jours avant de te retrouver chez mamie Colette.
— Et Papa, il vient avec nous ?

Les lèvres de Lee Wha tremblèrent un peu plus. Elle tenta d’ouvrir la bouche pour dire quelque chose, mais les efforts qu’elle entreprenait ne servirent à rien ; aucun son ne sortit de sa gorge.

— Non, Jason, lui répondit le docteur. Ton papa ne vient pas avec vous. Ton papa est parti faire un grand voyage dans les étoiles. Tu es maintenant le porteur de sa mémoire. Il sera là pour te suivre, te guider, t’aimer, mais tu ne le verras plus.

Lee Wha n’avait pas réagi. Ses épaules continuaient à sursauter de temps en temps. Peut-être même était-elle moins nerveuse maintenant que Stéphane avait parlé. Jason ne dit plus rien jusqu’à la gare. Il n’osait plus poser de question. Il ne voulait plus faire souffrir sa mère. Le docteur les amena jusqu’au train. Il acheta les billets, les tendit à Lee Wha, conduisit Jason et sa mère jusqu’à l’intérieur du compartiment où il installa les deux passagers muets. Puis, s’adressant à l’enfant :

— Jason, tu vas devoir t’occuper de ta maman ; c’est toi l’homme de la maison, c’est à toi que revient la responsabilité de ce qui va se passer dans le foyer. C’est une lourde charge, mais c’est la tienne. Ta force de caractère devra dominer. Déjà dans ce train, prends bien soin de tout. Quand vous arriverez à Paris, ta grand-mère vous accueillera. Elle te demandera si tu as bien fait attention à ta mère. Alors, montre-lui que tu auras été à la hauteur, et que tu mérites le nom de Lieuvan que tu portes.

Le Dr Mulet enlaça fermement Lee Wha sans plus rien dire, puis il sourit à Jason, l’embrassa sur le front et promit de toujours être à leurs côtés, avant de disparaître par la porte du compartiment.

À douze heures quinze, le wagon s’ébranla. Le quai glissa sur le côté du train au fur et à mesure que le bruit s’amplifiait. Quelques personnages insolites tentaient de suivre les wagons en gesticulant à l’attention de tel ou tel passager pour un dernier salut, un dernier signe d’adieu, mais la vitesse du train augmentait en les semant inexorablement derrière lui. Parmi eux, le docteur Mulet restait immobile, le regard fixé vers Jason, les épaules avachies.

La gare disparut pour s’ouvrir sur des faubourgs grisâtres dans lesquels la pollution se fondait avec l’épaisseur des nuages qui déversaient ses premières neiges épaisses. À travers la vitre, des maisons isolées s’enfuirent pour laisser place à des arbres meurtris par le froid, puis à un étang, puis à une campagne endormie sous un tapis de neige vierge.

Ce fut bientôt l’heure du repas. Jason comprit que rien n’avait été préparé. Il y avait plus de six heures à attendre dans ce train entre Grenoble et Paris, et son estomac ne pourrait pas supporter une si longue attente. Il prit le portefeuille de sa mère dans son sac, compta l’argent qui s’y trouvait sans bien savoir si la somme était importante. Il replaça délicatement les billets dans la partie qui leur était réservée. Lee Wha le regardait d’un œil curieux. Elle se força à un léger sourire quand Jason lui dit d’une voix triomphante qu’il partait au wagon-restaurant acheter des sandwichs et du Cola.

Un peu plus tard, lorsqu’il revint avec son butin sous cellophane, il eut le sentiment d’avoir vaincu le monde, jusqu’alors hostile, des adultes. Le docteur Mulet pourra être fier de lui. Lee Wha fit semblant de manger un sandwich au jambon, mais la mie resta sèche dans sa bouche, et ne parvint pas à descendre jusque dans la gorge. Elle ne réussit qu’à écorner un bout de ce repas. Quand Jason s’en rendit compte, il avait déjà fini son premier pain et s’apprêtait à attaquer le second.

Alors, il fixa sa mère et se mit à réaliser que sa vie serait désormais bouleversée. Il ne reverrait plus son père, elle ne reverrait plus son mari.

Pour elle, c’était le deuxième déchirement de sa vie.

***

Dix ans plus tôt, Patrick Lieuvan finissait ses études de médecine tropicale. Il réalisait à ce titre un stage dans un hôpital de Bangkok. Une infirmière aux grands yeux noirs, pleins de douceur et de mystère, ne pouvait s’empêcher de détourner son regard à chaque fois qu’il lui adressait la parole ou, tout simplement, qu’il apparaissait dans la même pièce. Intrigué, amusé, attiré, il entreprit d’apprivoiser cette belle enfant. Elle ne disait rien, mais s’enfuyait dès qu’elle le pouvait pour ne pas succomber trop vite à l’homme qu’elle désirait.

Ses parents l’avaient suffisamment mise en garde contre les hommes, et quand elle aurait choisi celui qui saurait honorer son cœur, il faudrait qu’elle le fasse patienter de longues années avant de se marier.

Mais cet homme-là n’était pas comme les autres. Il était plus grand que n’importe quel infirmier, il les dépassait tous d’au moins une tête. Il était blond, et c’était la première fois qu’elle voyait un homme aux cheveux de feu. Il était fort, et sa force disparaissait derrière un sourire gravé sur des lèvres généreuses. Il écoutait tout le monde d’une oreille attentive, sans jamais chercher à s’imposer. Il voulait simplement écouter pour mieux aider, être là pour conseiller discrètement. Il parlait très peu. Mais sa voix était chaude et tendre. Elle ne prêtait jamais attention aux mots qu’il prononçait, mais elle se berçait de sa voix qui mélangeait un vocabulaire anglais avec un accent français qu’il ne dissimulait pas.

Lee Wha n’avait jamais rencontré d’homme dans sa vie. D’autres y avaient pensé à sa place, sans résultat. Mais depuis que Patrick lui était apparu, il lui semblait que le monde venait de changer. Plus rien n’existait, à part Patrick. Elle voulait se perdre dans ses bras, le suivre comme son guide, fort et infaillible, partout où il irait.

Elle avait gardé son amour secret, mais son attitude trahissait ses désirs. Sa mère lui rappela immédiatement les règles, les traditions, les précautions à respecter si on veut garder son amour toute une vie. Surtout, savoir résister au plaisir de la chair et se réserver pour le jour du mariage, sans quoi, ce serait le déshonneur sur toute la famille et sur les générations à venir. En restant fidèle à son engagement pendant plusieurs années, sans faiblir, sans hésiter, on construit un amour profond, sincère et éternel. Voilà pourquoi la patience est un devoir que la vie sait récompenser.

Mais Patrick ne resterait pas là plusieurs années. Il repartirait en France, et alors cet homme disparaîtrait pour toujours. Elle ne pouvait se résoudre, au nom d’une tradition ancestrale, à renoncer à la magie de cet Européen que la providence lui avait livré.

Patrick avait bien perçu le sentiment que Lee Wha lui portait. De son côté, lui, l’homme fort, sachant dominer ses émotions, les situations, ayant su affronter tous les risques, se sentit brutalement vulnérable. En public, il parlait clairement mais, un jour où il se retrouva seul avec Lee Wha dans la réserve aux médicaments, ses mains se mirent à trembler. Pour lui dire qu’il l’aimait, sans risquer de la gêner ou de lui faire peur, il se résolut à lui parler en français. Timidement, tendrement. Lee Wha ne comprenait pas les mots qu’il prononçait, mais elle se réfugia instinctivement contre son torse. Son oreille collée sur sa poitrine, elle écoutait le cœur de l’Européen battre à tout va, un cœur qui lui déclarait sa flamme.

Aussi, la première fois qu’elle s’offrit à lui, elle sut qu’il ne la trahirait pas. Patrick, ce jour-là, tremblait de tout son être dès qu’elle lui découvrit son buste. Il avait peur de briser une si jolie peau dès que sa main se serait posée sur elle. Il pensait au miroir d’une eau pure qu’un simple souffle peut troubler, faisant disparaître le reflet de la beauté.

Ils se retrouvèrent ainsi à plusieurs reprises, dès la fin du service. Ils ne bénéficiaient que de peu de temps pour leur intimité. Lee Wha devait rentrer tous les soirs chez ses parents ; ils ne lui auraient jamais autorisé la moindre distraction en dehors de la famille. Un enfant thaïlandais ne doit travailler que pour subvenir aux besoins de ses parents, et respecter en tous points l’éducation qu’il a reçue et qu’il devra perpétuer. Lee Wha, en s’abandonnant dans les bras de Patrick, renonçait à sa culture et à ses devoirs à l’égard de son père et de sa mère.

Quand elle réalisa qu’elle était enceinte, la peur s’empara d’elle. Elle ne pouvait pas avouer à sa famille la faute qui porte le déshonneur sur plusieurs générations. Et le seul à qui elle put se confier fut Patrick. Instinctivement, elle avait peur, elle redoutait sa réaction. Tout en parlant, elle le suppliait de ne pas la frapper, elle s’excusait, se protégeait le visage pour le cas où il aurait eu une réaction violente. Tant de ses amies avaient ainsi été molestées par leur amant dans pareille situation. Mais contre toute attente, Patrick la prit tendrement dans ses bras, l’embrassa. Il pleurait même de joie : ils allaient avoir un enfant ; ce serait un garçon ou une fille, qu’importe. Il aurait les yeux de sa mère, des yeux plus grands que le monde entier, pour mieux découvrir chacune de ses merveilles.

Lee Wha n’était pas encore soulagée. Patrick semblait heureux, mais elle craignait encore la réaction de ses parents. Ils seraient sûrement moins tolérants. En plus, ils ne connaissaient même pas Patrick, elle n’avait jamais osé leur parler de lui, et encore moins le présenter.

Sur le chemin qui la conduisit vers la boutique de son père, elle chercha vainement les mots qu’il lui faudrait prononcer. En arrivant devant l’échoppe, son père se mit à protester vertement au sujet de l’heure à laquelle elle s’autorisait à rentrer. Prise de pleurs, elle s’enfuit à l’étage vers sa chambre et s’y enferma à clé. Son père tambourina contre la porte pour qu’elle sorte et lui donne les explications auxquelles il avait droit. Mais pendant ce temps, elle regroupa quelques vêtements dans un sac et s’échappa par la fenêtre.

Patrick rentrerait dans son pays un mois plus tard. C’était largement suffisant pour se cacher quelque part tout en obtenant un visa touristique pour la France.

C’est ainsi que Patrick enleva Lee Wha. Ils purent se marier discrètement en Thaïlande et, plus tard, ils accueillirent leur petit Jason. Lee Wha ne revit plus jamais ni son pays ni ses parents.

Elle repensait à toute cette histoire, et s’inquiétait de la position dans laquelle elle se trouvait à partir de maintenant. Loin de son pays d’origine, séparée de Patrick, dans ce train qui roulait vers Paris.

Jason connaissait depuis longtemps la façon dont sa mère avait dû quitter Bangkok. Il se disait qu’un jour, quand il serait grand, il l’emmènerait en Thaïlande pour qu’elle retrouve les parfums de sa jeunesse. En pensant à ce voyage, il s’imaginait courant avec elle sur les rochers. Mille idées lui vinrent en tête, mille rêves qui lui permirent de s’endormir au rythme du ballast.

Tout était calme dans le compartiment. Jason dormait déjà depuis plus d’une heure lorsqu’un sifflement strident retentit au franchissement d’un passage à niveau. Il sursauta, se demandant ce qu’il faisait dans ce train, se rappelant brutalement son départ précipité. Des larmes lui coururent sur les joues. Il criait en regardant sa mère.

— Ce n’est rien, Jason. Nous arrivons bientôt.
— Papa est mort, dit-il en criant, il est tombé dans la montagne avec sa voiture. Il nous a abandonnés.
— Ne dis pas ça Jason ; il ne nous a pas abandonnés.

Lee Wha s’était remise à pleurer. Mais comment savait-il que son père était mort dans sa voiture, au fond d’un ravin ? Elle saisit Jason dans ses bras et tenta de le bercer pour qu’il se calme. Il resta ainsi jusqu’au bout du voyage sans bouger, sans parler, simplement en attendant de pouvoir s’évader de ce maudit train.

Quand ils arrivèrent à Paris, Mamie Colette était là qui les attendait, un chariot à bagages devant elle pour porter les valises faites en précipitation. Colette, d’habitude si bavarde, ne disait pas un mot inutile. Chaque phrase était une instruction claire, directe, précise. Personne n’aurait pu imaginer qu’elle portait le deuil de son fils mort ce matin.

Oh, elle s’écroulerait sûrement ce soir, lorsqu’elle se retrouvera seule dans sa chambre. Mais pour l’instant, pas le temps de se morfondre dans son désespoir. Elle devait s’occuper de sa belle-fille et de son petit-fils : ils étaient sa seule priorité immédiate.

Ses gestes étaient secs comme ses mains. Elle pourtant si douce habituellement, si attentionnée à tout et à tous. Ses pommettes légèrement creusées semblaient indiquer qu’elle choisirait toujours de partager tout ce qu’elle aurait dans sa vie. En accueillant Lee Wha et Jason, elle plaçait la tristesse dont ils souffraient avant son propre chagrin.

Elle avait pour devoir de remplacer son fils auprès de Lee Wha et de Jason aussi longtemps que le destin le lui demanderait et que sa force le lui permettrait. Elle les guida vers un taxi qu’elle avait réservé. Dans la voiture, elle préparait ce qu’il faudrait dire en arrivant :

— Les journalistes sont déjà positionnés au pied de l’immeuble. Tu me laisseras parler ; ils nous ont fait suffisamment de tort.

En effet, des caméras, projecteurs et micros attendaient devant la lourde porte, et un attroupement se forma autour du taxi dès que celui-ci apparut.

Colette sortit la première, déterminée ; et lorsqu’un premier reporter lança :

— Madame Lieuvan, on dit que votre fils a été assassiné, pouvez-vous nous confirmer ce que vous savez ?
— Laissez-nous, bande de vautours, hurla Colette. C’est vous les vrais responsables. Nous porterons plainte contre vous, et d’ici là, nous ne voulons plus vous voir.

Dans la bousculade, Colette tenta de forcer le passage pour mieux guider Lee Wha et Jason. Quelques policiers, restés discrets jusque-là, se posèrent en bouclier afin que les reporters ne s’introduisent pas à l’intérieur du hall de l’immeuble.

Colette s’occupa d’organiser la chambre où dormiraient Lee Wha et Jason. « Je sais qu’à son âge il ne doit pas dormir dans la même chambre que sa mère, mais, à situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle », lança-t-elle. La fin d’après-midi fut consacrée aux rangements de toutes sortes, une foule de gesticulations désordonnées pour se donner l’illusion d’être farouchement affairés, pour ne penser à rien. Ne pas penser pour ne pas craquer.

Une fois la bousculade oubliée, le repas du soir avalé sans appétit, tout le monde se retrouva devant le poste de télévision. Les actualités commençaient.

— Mesdames, Messieurs, bonsoir. Pour commencer ce journal, un drame, une triste fin. Le docteur Patrick Lieuvan, médecin spécialiste des maladies tropicales de la clinique du Val d’or de Grenoble a été retrouvé ce matin, mort au volant de sa voiture. Les premiers éléments de l’enquête indiquent qu’il s’agirait d’un acte crapuleux certainement exécuté par un fan de Red Storm. Le rappel des faits par notre envoyé spécial, Paul Méhon, en direct de Grenoble.
— Le docteur Patrick Lieuvan était très apprécié dans les milieux médicaux et par ses patients venus du monde entier pour se faire soigner par lui. Le drame est intervenu le soir du 14 juillet dernier où Red Storm, après un spectacle où la star avait, comme à son habitude, enflammé une foule immense réunie dans le stade Lesdigiuère. En sortant du concert, Red Storm eut un accident de voiture au cours duquel une jeune fille faillit périr. Red Storm, alors transporté d’urgence à la clinique du Val d’or, est resté immobilisé dans un couloir pendant plus de deux heures, victime d’une hémorragie interne. Le docteur Patrick Lieuvan était en cours d’intervention à ce moment-là sur le corps blessé de la jeune fille. Lorsqu’il eut fini avec celle-ci, la star internationale du rock venait de succomber.

L’enquête préliminaire constata une grave lacune dans l’organisation des urgences de la clinique et le docteur Lieuvan a été mis en examen par le juge Carvadian pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire. Durant l’instruction, beaucoup de fans de Red Storm s’étaient fait entendre, et le docteur Lieuvan recevait régulièrement des menaces de mort plus ou moins précises qui, toutes, étaient transmises à la police afin que le docteur bénéficie d’une protection rapprochée. Il semblerait que cette disposition n’ait pas découragé les fans de la star. En effet, le rapport du médecin légiste, le docteur Stéphane Mulet, indiquerait que le docteur Lieuvan aurait reçu une balle en plein cœur avant que sa voiture ne prenne feu et aille se jeter dans le ravin. Nous parlons toujours au conditionnel, les forces de police ainsi que le juge d’instruction se refusant pour l’instant à tout commentaire.

Toujours est-il que la ville entière se retrouve en émoi. Certes, le docteur Lieuvan avait perdu de son aura suite à la mort de Red Storm, mais il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui le principal témoin de cette affaire a été assassiné, ce qui relance le débat de l’efficacité des protections rapprochées. Ici Paul Méhon, en direct de Grenoble, à vous Paris.

Colette coupa aussitôt le poste ; elle en avait assez entendu pour ce soir. Une fois de plus, personne ne prenait réellement la défense de son fils. Après plusieurs minutes, une petite voix se fit entendre.

— Maman, c’est vrai, ce qu’ils ont dit à la télé à propos de Papa ?

Lee Wha, qui n’avait pratiquement pas parlé de la journée, se jeta aux pieds de Jason, le saisit par les bras, et lui répondit :

— Jason, il faut que tu comprennes comment ça s’est passé. Il faut que tu le saches et que tu défendes ton père pour toujours.
— Lee Wha, coupa Colette, il est trop jeune pour comprendre, c’est bien trop tôt.
— Il le faut, il en a besoin. Écoute-moi bien, Jason. L’été dernier, nous devions partir en vacances au moins d’août. Ton père avait prévu, en compensation, de doubler son nombre de gardes à l’hôpital. Pour le quatorze juillet, la ville avait organisé un immense concert en invitant l’une des stars du rock les plus connues du monde. Ton père avait déjà réalisé plusieurs opérations dans la journée ; il était fatigué ; l’une de ses interventions s’était mal passée. Au total, il était resté plus de douze heures de suite dans le bloc opératoire pour soigner des gens.
— Alors, il n’est pas allé à la fête ?
— Non, il devait continuer toute la nuit. Il savait que, les jours de fêtes publiques, il y a des personnes qui boivent un peu trop, qui sont malades, et qu’il faut les soigner au milieu de la nuit. C’était à son tour de rester pour les urgences. Il avait un endroit pour se reposer. Il avait essayé de dormir deux-trois heures dans la soirée, sachant que, le lendemain, il reprenait ses consultations.
— Il était fatigué ?
— Oui. Très fatigué. Vers deux heures du matin, alors qu’il venait de s’assoupir, une infirmière est venue le réveiller. Il y avait eu un grave accident à la sortie de la ville. Il devait se préparer pour soigner les blessés. D’un seul coup, tout l’hôpital s’est agité ; tout le monde devait se remettre à son poste, et il était le seul chirurgien à pouvoir opérer.
— Où étaient les autres ?
— Certains étaient en vacances, d’autres, y compris le Professeur Bonneval, s’étaient retrouvés au bal de la ville. Ton papa a tenté de le joindre, mais sans résultat. Il a demandé à toutes les infirmières présentes de se mettre en tenue, d’installer rapidement les lits, la salle d’opération. Tout le monde était à peine en place qu’une première ambulance arriva à toute vitesse vers l’hôpital. On ne voyait plus que le bleu de son gyrophare dans la nuit, et les brancardiers qui couraient de tous côtés. À l’intérieur, il y avait une jeune fille. Une pauvre petite, qui venait d’avoir seize ans.
— C’est elle, la fille dont ils ont parlé à la télé ?
— Oui, c’est elle. Elle allait mourir. Elle s’était fait renverser par une voiture. À ce moment, personne ne savait encore qui était le conducteur ni comment ça s’était passé. Mais elle avait reçu un choc très violent, et elle perdait son sang. Ton papa s’est immédiatement chargé d’elle. Mais au moment où il lui remettait du sang pour la faire revivre, son cœur s’est arrêté. Elle venait de mourir. Il lui restait encore une chance : lui faire un massage cardiaque pour la ramener à la vie. Il s’est battu pour elle. Il savait qu’il pouvait y arriver. Il en était encore temps. Il pressa sur son thorax une première fois, sans résultat, mais il devait réussir. C’est alors qu’une autre infirmière est entrée dans le bloc opératoire. Elle annonçait l’arrivée de l’autre accidenté.
— C’était le chanteur ?
— Oui. Mais, à ce moment-là, personne n’aurait pu le reconnaître. L’infirmière lui a simplement que le blessé avait le visage bleu. Ton papa ne pensait alors qu’à sauver la jeune fille. Il ordonna d’aller chercher le stimulateur cardiaque et le brancha. Il n’avait pas le temps de rejoindre l’autre accidenté. En plus, on lui avait dit que l’autre personne n’avait aucune blessure apparente, que, simplement, il s’était évanoui. On posa les stimulateurs sur la poitrine de la fille, qui reçut une première décharge électrique. Sans résultat. Ton papa se concentra sur ce qu’il faisait ; rien ni personne n’avait le droit de le déranger. Il ordonna une seconde décharge, puis une troisième. Enfin, l’oscillateur se mit à réagir. Un bip sortit du témoin, le cœur de la fille se remettait à battre.
— Il l’a sauvée, elle est vivante ?
— Oui, il l’a sauvée. Il lui a ensuite fait une perfusion, lui a réinjecté du sang neuf et l’a immédiatement opérée pour soigner ce qui ne pouvait pas attendre. Une infirmière lui indiqua que l’autre malade faiblissait de plus en plus. Il attendait depuis près de deux heures ; son état empirait. Dès qu’il a pu le rejoindre, ton papa a donné les ordres pour continuer de soigner la fille, et il s’est occupé de l’autre blessé. C’est là qu’il a reconnu la star de rock. Il l’a fait entrer directement dans le bloc opératoire, à côté de la fille, pour la surveiller pendant qu’il soignerait le chanteur.
— Qu’est-ce qu’il avait ?
— Une hémorragie interne. Dans le choc de l’accident, il avait tenté d’éviter la fille, et il a donné un grand coup de volant sur la droite. Il a quand même percuté la fille et a perdu le contrôle de sa voiture. C’est là qu’il a heurté une borne kilométrique et il n’avait pas mis sa ceinture de sécurité. Dans le choc, son ventre a percuté le levier de vitesse et il s’est mis à saigner de l’intérieur. Quand ton papa a commencé son opération, c’était déjà trop tard, le chanteur venait de mourir. Il n’avait plus de sang ; on ne pouvait plus le soigner.
— Mais papa ne pouvait pas opérer deux personnes en même temps, c’est pas de sa faute si c’est arrivé comme ça.
— Non, ce n’est pas de sa faute. Au contraire, c’est grâce à lui que la jeune fille est toujours vivante. Mais, aux yeux du public, la vie d’une star est plus importante que celle d’une inconnue. C’est pour ça que ton père est mort ce matin. Personne ne lui a pardonné le choix cruel qu’il a dû faire cette nuit-là.

Chapitre 2

Que peut dire un père mort à son fils en désespoir ? Le lien est-il définitivement rompu ? N’existe-t-il pas un espace intermédiaire, même furtif, qui permettrait à l’amour d’un père de s’exprimer encore un peu, un moment, un fragile instant, le temps pour lui de délivrer à son fils un ultime message d’espoir, de lui tenir la main, de le guider encore sur le chemin de la vie ?

C’est depuis cet Éther ténébreux, ce vortex insaisissable, cet entre-deux où l’on ne fait, en principe, que passer, que Patrick, effondré par le chagrin que Lee Wha et Jason traversaient, s’adressa à son fils :

Tu sais tout, maintenant Jason. Ta maman t’a tout expliqué. Ce matin, je partais une nouvelle fois en direction de l’hôpital, comme tous les jours depuis plus de dix ans, mais après cette histoire, mes consultations devenaient pénibles. Le devoir d’un médecin est de soigner les gens malades, mais la haine dont le public me frappait m’a ôté tout plaisir d’aider.

Je conduisais comme un somnambule, dans un état second, répétant chaque tournant comme je le faisais tous les jours.

Quelques mètres avant le virage de Sainte-Anne, la détonation se produisit. La voiture continua tout droit ; je ne me souviens même plus si j’ai tenté de freiner ou pas. Puis j’ai quitté la route et la voiture s’est envolée. Durant une ou deux secondes, je me suis retrouvé dans les airs en tenant inutilement le volant fermement entre mes mains. Devant moi se dressait un énorme rocher sur lequel j’allais me fracasser. Les premières vapeurs d’essence brûlée me parvenaient déjà au nez annonçant ma fin prochaine.

Deux secondes de flottement, d’espace libre, d’apesanteur au cours desquels on sent disparaître les problèmes passés, les menaces, les insultes, la diffamation dont j’étais victime depuis cinq mois, depuis le décès de la star, depuis que j’avais sauvé une enfant. C’est vrai, je me suis senti soulagé, libre, presque heureux.

Encore une demi-seconde avant de percuter définitivement ce rocher qui semblait m’attendre, qui se tenait prêt à recevoir ma voiture qui allait exploser contre son flanc imperturbable.

Et je repense à nos moments de bonheur ; ton sourire éclatant contre ma joue, tes yeux immenses lorsque nous jouions ensemble. Les premiers cours de varappe que je t’enseignais lorsque nous faisions corps-à-corps avec une paroi, où nous nous esquintions les doigts pour mieux nous hisser d’une prise à l’autre jusqu’à l’aboutissement final, assis au sommet de la roche, les pieds dans le vide, dominant le paysage grandiose des alpes.

Tu es la matérialité de mon amour pour Lee Wha.

Enfin ma voiture a percuté la roche. Les premières flammèches qui consumaient l’essence me transforment en véritable bombe volante. La voiture a explosé, l’incendie me tenaille, m’oppresse, mais je ne sens déjà plus rien. La chaleur est devenue intense, insupportable, quelques gouttes de sueur dégoulinent sur mon front avant que le feu ne me déchire le ventre et que mes quelques résidus de graisse ne s’enflamment à leur tour. J’ai alors sombré dans l’inconscience. Je ne souffrais plus, je volais.

Puis le rêve. Dans mon rêve, j’ouvris les yeux et je vis mon corps brûler au milieu de ma voiture écrasée. Je ne ressentis rien : aucune douleur, aucun remords, aucun plaisir. Les flammes se dressaient à vingt mètres au-dessus de moi. J’espérai simplement ne pas provoquer un incendie qui aurait détruit des maisons voisines. C’est alors que je suis sorti de mon corps. Tout doucement. À quoi bon se dépêcher ? Je sus qu’une nouvelle existence immatérielle commençait. Certainement pas une nouvelle vie : mon corps carbonisé sous mes yeux me prouvait que j’étais bien mort. Mais un nouvel état se présenta à moi. Pas question d’un quelconque paradis, mais plutôt d’un état évanescent. Je flottai au-dessus de la terre, je m’éloignai un peu du lieu de l’accident, et j’observai la carcasse inutile de mon ancienne voiture contenant encore mon cadavre calciné. Déjà au loin une sirène de pompiers se mit à hurler. Trop tard, je n’étais plus là.

Tiens, tu vois, je me surprends à te parler au passé, comme si j’étais encore présent. Pour moi, le passé, le présent, le futur n’existent plus ; je vais devoir m’y faire. Désormais, seul ton avenir compte.

Au-dessus de ma tête, une lueur blanche m’appelle. Je la regarde, mais elle ne m’intéresse pas. La curiosité qui me caractérise m’incite plutôt à rester là, à observer. La lueur devient de plus en plus insistante et se transforme en un puissant rai de lumière. Puis le rai devient comme une gigantesque source de photons qui veut m’aspirer. J’hésite. Je résiste. Rester là, ou me promener au-dessus de la terre, consoler ma mère qui s’effondre de chagrin sans le montrer, accompagner Lee Wha dans la peine qu’elle a eue en apprenant ma mort ; je veux l’aider à construire une nouvelle vie. Je veux rester près de toi, Jason, et te guider dans tes choix, te consoler lorsque tes amours ne répondront pas à tes espoirs, lorsque tes doutes entreront en conflit avec tes certitudes.

Cette lumière qui m’assaille et m’aspire devient insupportable. Elle me veut, elle veut me ranger du côté des morts, elle veut me faire rejoindre ceux qui m’ont quitté trop tôt. Je sais où elle veut me conduire, là où j’irai un jour. Mais pour l’instant, mon devoir est de rester près des miens. Ne plus vous faire souffrir et, si cela est possible, vous guider.

Le tunnel de photons se lasse, son intensité diminue. La lumière incandescente m’abandonne progressivement et me laisse à mon sort, âme errante pour ton bien, Jason. Mais ai-je des pouvoirs ? Comment me faire entendre de toi ? Ai-je le droit de te parler ? Je me dirige vers ton école. C’est la récréation. Tu es seul, tes camarades ne veulent plus de toi depuis la fameuse affaire. Je t’observe. Je suis avec toi. Je suis avec toi dans ce train où tu sommeilles un peu, je suis avec toi lorsque tu pénètres dans l’appartement de ta grand-mère, où tu cherches des repères. Tu ne peux pas m’entendre, me sentir, me toucher, je ne peux pas intervenir sur ta vie, ni même t’influencer, mais je peux être là, partager tes émotions, vivre ta peine et tes joies parce que tu es la moitié de moi, parce que je t’aime.

Chapitre 3

Lorsque la police de Grenoble autorisa Lee Wha à récupérer ce qu’il restait du corps de Patrick, elle fit procéder à sa crémation et à son enterrement qui se déroulèrent à Paris. Il reposerait à côté de son père qu’il avait à peine connu. Quelques journalistes s’étaient déplacés et on entendait un reporter enregistrer son monologue pendant que se déroulait la cérémonie.

Le docteur Mulet accompagnait Lee Wha, Colette et Jason. Des policiers regardaient la scène de loin et, parmi eux, le commissaire principal Chambon, venu tout spécialement de Grenoble. Il avait été chargé d’organiser la protection de Patrick et il avait échoué. Maintenant, il était responsable de l’enquête. Il se faisait un point d’honneur de trouver le coupable, et il mettrait tout en œuvre pour y arriver.

Lorsque les quelques amis et collègues de Patrick se furent éloignés, le commissaire s’adressa à Lee Wha :

— Madame, le moment est peut-être mal choisi, mais l’enquête continue maintenant à propos du meurtre de votre mari. Le rapport du médecin légiste, le docteur Mulet, qui semble être un proche de votre famille, fait état d’une balle qui aurait été tirée sur votre mari avant que sa voiture n’explose. Cette balle a été tirée d’une distance d’environ 10 à 12 mètres.
— Vous avez une piste ?
— Hélas non, le meurtre n’a toujours pas été revendiqué et le revolver n’a pas encore été retrouvé. Notre enquête se porte actuellement vers le fan-club de Red Storm. Bien entendu, toutes les menaces qui avaient été proférées durant les derniers mois sont autant d’indications que nous ne pouvons pas négliger. Mais le meurtrier n’est pas forcément un membre répertorié du fan-club. Sachez que nous ferons tout notre possible pour résoudre cette affaire. Cela me tient à cœur plus que toute autre chose. Je n’ai pas su le protéger malgré ses appels à l’aide. J’espère au moins que justice pourra lui être rendue.
— Monsieur, lui répondit Lee Wha, ce n’est pas vous qui faites la justice, ce sont les journalistes. Ce sont eux les premiers qui ont porté des accusations infamantes sur mon mari pour pouvoir vendre leurs papiers. C’est eux qui ont excité l’opinion publique au point de le faire mourir.
— Mon rôle est de retrouver celui qui a tiré sur votre mari et qui l’a tué. Je ne peux pas poursuivre les journaux. La presse est libre.
— Aujourd’hui, ce qui se passe est une aubaine pour eux, qui restent à l’affût. Regardez-les qui épient notre conversation dans l’espoir d’un nouveau scoop. L’affaire vient de rebondir. La vérité, ils s’en foutent ; tout ce qui les intéresse, c’est une histoire qui tient le public en haleine. Avec mon mari, ils ont organisé un lynchage à feu doux qui aura duré cinq mois. Je vais vous paraître cynique, Monsieur le Commissaire, mais aujourd’hui, je me sens soulagée. Patrick repose en paix et je vais pouvoir me battre pour rétablir son honneur.
— Je vous comprends, Madame, et j’admire votre lucidité.
— De votre côté, vous essaierez de trouver le malade mental qui s’est laissé guider vers un geste assassin. Mais quand vous enregistrerez ma plainte, elle portera contre les journalistes qui ont publié des mensonges et des infamies, et elle portera aussi contre le juge d’instruction, Monsieur Carvadian qui a colporté ces infamies.

Lee Wha n’avait sans doute jamais aussi bien parlé français, ni avec autant de détermination. Elle pleurerait encore longtemps Patrick, sans doute ne s’en remettrait-elle jamais. Mais son combat serait désormais de défendre la mémoire de son mari et la vie de son fils. Cette perspective lui donnait une force que rien n’arrêterait.

Colette s’occupa de l’inscription de Jason dans une nouvelle école, rue Ampère. Il lui faudrait oublier son passé, ses anciens copains de classe, ses habitudes pour démarrer une nouvelle existence avec sa mère et sa grand-mère. Pendant ce temps, Lee Wha était repartie à Grenoble pour régler différentes formalités. Ainsi, et comme elle l’avait promis au commissaire, la plainte qu’elle déposa fut tout aussi ferme vis-à-vis des journalistes et du juge d’instruction que du meurtrier. Le commissaire fit remarquer qu’une plainte contre un juge n’avait aucune chance d’aboutir, d’autant que rien ne permettait de dire qu’il y avait eu faute professionnelle de sa part. Le juge était simplement coupable, aux yeux de Lee Wha, d’avoir mis trop de temps dans le dossier sur la mort accidentelle de Red Storm, et d’avoir laissé Patrick se faire accuser alors que le non-lieu semblait évident. Patrick ne pouvait pas, en même temps, opérer une fille mourante et un homme, fût-il une star.

Lee Wha s’était aussi rendue à la clinique du Val d’or. Elle y rencontra le directeur de la clinique, le professeur Bonneval, un homme âgé, aux yeux sages et dont le sourire réconfortant portait la compassion. Il promit d’apporter tout le soutien dont Lee Wha pouvait avoir besoin, tant pour elle que pour le petit Jason qu’il avait vu grandir. C’est vrai que la clinique était en difficulté ces temps-ci et que les attaques de la presse avaient eu une influence évidente sur le fonctionnement de l’institut. Mais c’est dans ce cas-là qu’il faut savoir se serrer les coudes.

Lee Wha réagit violemment en entendant ces propos :

— Finalement, vous êtes bien content, tout se termine bien pour vous : les clients vont pouvoir revenir, maintenant.
— Vous avez perdu votre mari et j’ai perdu un ami. Je vous le confirme, tout ce que je pourrai faire pour vous, je le ferai. Pour commencer, la rente que vous versera l’assurance vie souscrite par votre mari n’arrivera que dans quelques mois. Les assurances sont toujours longues à payer ce qu’elles doivent, quand elles acceptent de payer, ce qui n’est pas toujours facile. En attendant que tout se mette en place, je continuerai à vous verser le salaire qu’aurait perçu Patrick. Cela durera un mois, six mois, un an, c’est sans importance. Mais il était très apprécié et il vous aimait du plus profond de lui-même.

Lee Wha s’excusa de s’être laissé emporter. Certes, il avait une responsabilité dans la mort de Patrick, mais, lui aussi, était concerné par la mort de Red Storm en tant que Directeur de la clinique ; il risquait une condamnation pénale susceptible de mettre un terme à sa carrière.

***

Quand Jason entra dans la cour de sa nouvelle école, il craignit de se retrouver, comme à Grenoble, accusé d’être le fils du responsable de la mort de Red Storm. Ses nouveaux professeurs apprirent ce qui s’était passé, alors il attendit, immobile, sous le préau. À cet endroit, il se savait protégé par les murs qui entouraient cet espace, et les professeurs n’étaient pas loin pour réagir en cas d’agression. Cette position lui permettait d’observer les comportements de tous les autres enfants qui jouaient dans la cour. Il pouvait facilement repérer celui qui, le premier, tenterait de le provoquer. Ses muscles étaient tendus, prêts à se battre, sa main s’accrochait à son cartable comme à un bouclier.

Après plusieurs minutes, un garçon remarqua Jason. Il s’arrêta de jouer, quitta le groupe qui l’accompagnait pour se rapprocher de lui. Il lui sourit et lui dit :

— Tu es nouveau, toi, comment tu t’appelles ?
— Jason.
— Jason comment ?
— Jason Lieuvan – il avait fait exprès de bien articuler son nom de famille pour mieux surprendre la réaction de ce garçon.
— Moi, c’est Kevin Rousseau, lui dit-il en lui tendant la main. Jason hésita plusieurs secondes en regardant ce geste autant amical qu’inattendu. Il n’y croyait pas. Kevin bougea sa main pour faire réagir Jason qui finit par l’accepter.
— Tu viens d’où ?
— De Grenoble.
— Et tu rentres en quelle classe ?
— En CM2, deuxième cours.
— Alors, on sera ensemble. Si tu le veux bien, je te ferai visiter l’école ; je te montrerai tout ce qu’on peut y faire et comment ne pas se faire prendre. Dis-toi bien que dans la vie, on a le droit de faire tout ce que l’on veut, mais vraiment tout ; à une seule condition : ne jamais se faire prendre.

Pour la première fois depuis longtemps, Jason se sentit accepté ; la première fois que quelqu’un avait envie de s’occuper de lui, pour lui, tel qu’il était, sans chercher à connaître ses origines, sans juger sa famille, sans lui dire que son père était un assassin, ou que sa mère était une chin’toc importée clandestinement.

Un monde nouveau s’ouvrait devant lui, un monde dont il avait oublié l’existence et dans lequel il se sentit déjà bien.

Kevin tint ses promesses. Le dimanche qui suivit, il lui avait donné rendez-vous derrière l’école, près de la cabine téléphonique. Jason n’aurait certainement pas manqué ce rendez-vous, et Colette était tellement contente de le voir s’adapter si vite à son nouvel environnement, qu’il ait déjà un copain avec qui passer son après-midi, qu’elle approuva sa sortie avec joie. À l’heure dite, les deux garçons se retrouvèrent en véritables complices.

— Tu vois, Jason, ici, c’est le soupirail par lequel on livrait le charbon pour chauffer l’école. Maintenant, ils ne s’en servent plus depuis qu’il y a le chauffage central. Il suffit de lever la grille et on passe tout seul. Personne ne nous voit, on est cachés par la cabine téléphonique. C’est déjà bien comme plan, non ?

Jason était inquiet et Kevin le remarqua.

— Suis-moi, tu vas voir, c’est dedans que c’est chouette.

Kevin se glissa le premier. Jason le suivit aussitôt et referma le soupirail au-dessus de lui. Une fois dans la cave, ils marchèrent doucement ; Jason tenait Kevin par la manche pour mieux se laisser guider dans la pénombre. Ça faisait déjà plus « homme » de tenir Kevin par la manche que par la main, mais de là à ne pas le tenir du tout, il y avait une étape que Jason n’osa pas franchir. Pour se justifier, il se disait que Kevin devait avoir l’habitude, alors que lui, c’était la première fois.

Ils traversèrent la cave. Le sol était en sable et la pièce était humide. Jason eut peur de rencontrer une grosse araignée ou même un rat. Kevin le guida jusqu’au bout de tout un dédale de couloirs, et s’arrêta :

— Ici, il faut faire très attention ; on n’a pas le droit d’être là et, si on se fait prendre, on est collés pour tout le samedi ; là, sur la droite, c’est le bureau du surveillant général. C’est le week-end, il n’est pas là. C’est là qu’est cachée la clé du gymnase. Quand on y sera, je te promets qu’on va s’amuser comme des fous.

Kevin se glissa à travers la fenêtre du surveillant sous les yeux ébahis de Jason. Il réapparut avec un énorme trousseau, l’air victorieux, en faisant signe à Jason de se taire. Ils se glissèrent le long des murs jusque dans la salle de gymnastique. Là, de grands matelas les attendaient où ils purent sauter en s’imaginant être sur un trampoline. Ils s’agrippèrent ensuite aux cordes pour imiter Tarzan dans la jungle : chacun une corde, ils se jetaient sur l’autre jusqu’à se faire tomber. Jason riait quand ils se percutaient, ils gagnaient un bleu chacun, mais le plaisir de renverser l’autre faisait oublier la moindre douleur. Cette salle était une véritable caverne d’Ali Baba dans laquelle ce qui n’était que supplice pendant les cours de sport apparaissait comme autant de jeux que l’imagination voulait bien créer : les haltères devinrent des essieux de voitures avec lesquels ils se mirent à jouer aux autotamponneuses, les barres fixes servirent de trône au roi du jour.

Jason voyait en Kevin un ami plus fort que lui ; mais, un jour, il deviendrait son égal, et ce serait lui qui le défierait dans les jeux, les bravades, les cascades et il l’emporterait.

***

Quand Lee Wha fut revenue de ses démarches à Grenoble, elle remarqua les bleus de Jason et les étincelles qui brillaient dans ses yeux. Elle sourit de son air gêné. Pour elle, c’était la preuve qu’il s’adaptait facilement et qu’il s’était déjà remis de la mort de son père. Pour ne pas réveiller des peines inutiles, pour mieux protéger son insouciance, Colette et Lee Wha convinrent de ne jamais parler de Patrick devant lui et d’être le plus vague possible à chaque fois qu’il poserait une question au sujet de son père.

Durant les semaines qui suivirent, tous les dimanches, Jason retrouvait Kevin. Ils traversaient le soupirail et rejoignaient le gymnase de l’école, ou faisaient sauter des pétards dans les halls des immeubles qui résonnaient fort jusqu’à ce qu’ils se fassent chasser par les gardiens ; et alors, c’était à qui courrait le plus vite jusqu’à l’entrée de la station de métro.

Plus tard, ils eurent l’idée de cibler dans la rue les personnes qui laissaient leur chien faire sa crotte sur le trottoir. Quand ils avaient repéré une victime, ils ramassaient la crotte dans un morceau de journal et suivaient discrètement le maître indélicat jusqu’à son domicile. Une fois la personne rentrée dans son appartement, ils déposaient la crotte sur le paillasson, pressaient la sonnette et s’enfuyaient très vite dans l’escalier.

Ils s’étaient liés par un pacte pour la vie. Ils ne se quitteraient jamais, ils se protégeraient mutuellement quoiqu’il se passe. La semaine, tous les amis – garçons ou filles – sont les bienvenus. Par contre, les dimanches, personne n’aurait le droit de les accompagner, parce que c’était là qu’ils produisaient leurs plus belles farces. Chaque fois, ils devaient inventer une nouvelle gaminerie ; la plus drôle était retenue et aussitôt mise en scène.

Pour ses onze ans, Lee Wha proposa d’inviter Kevin. Elle voulait le connaître, pour se rassurer, pour encourager Jason. Il répondit d’un air distrait qu’il lui en parlerait. Mais qu’ils préféraient se promener dehors et faire du sport, jouer au football au parc Monceau plutôt que de rester dans l’appartement de grand-mère. En fait, il avait une idée précise de ce qu’il voulait pour son anniversaire :

— On va se promener dans une galerie marchande, dit-il à Kevin, et on tape dans toutes les vitres pour déclencher les alarmes ; on fait trois magasins et on s’enfuit pour recommencer dans une autre galerie.