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Épopée fantastique entre le ciel et la terre, le passé et le présent, l’histoire et l’imagination, "Les trois vies d’Icomos" est le récit de la vie d’un nouveau dieu grec à travers trois époques différentes : préhellénistique, romaine et contemporaine. Dieu de la communication du charme et de la paix, il se sert de ses dons pour inspirer des personnages historiques que l’histoire a oubliés. À travers un récit fantastique peuplé de légendes, de mythologie, de poésie et d’humour, cet ouvrage est l’occasion de revisiter nos origines, de s’interroger sur notre présent et d’espérer l’avenir.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Gras explore l’aventure d’Icomos à travers sa plume, un récit dont l’écriture s’est étalée sur vingt ans et qui repose sur une documentation étonnante. Il espère, à travers chaque page de cette œuvre, faire voyager ses lecteurs à la lisière entre le réel et l’irréel .
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Seitenzahl: 1098
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Michel Gras
Les trois vies d’Icomos
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michel Gras
ISBN : 979-10-422-4400-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Il m’a été donné de rencontrer Dieu. Et pas n’importe lequel : j’ai rencontré Icomos, Dieu de la communication, du charme et de la paix.
J’avoue qu’au départ, j’ai eu beaucoup de mal à croire en ce qui m’arrivait. En effet : Icomos n’est connu de nulle part ; pourtant, son œuvre est grande.
Si Icomos n’est connu de nulle part, c’est tout simplement parce que Zeus l’a chassé de l’Olympe : Icomos faisait pâle figure aux côtés d’Apollon, Dionysos et Hermès et il venait contrarier les plans guerriers de ceux qui nous gouvernent.
Pourtant, saviez-vous qu’il avait inventé le langage entre les humains ? Qu’il a inspiré Henoch pour la création de l’alphabet ? Qu’il a accompagné Nemrod, Youbal, Gilgamesh ou Tyrrhénos dans leurs œuvres respectives ? Sans ces quelques figures historiques – que l’histoire a oubliées tout autant qu’Icomos – notre monde serait bien morne et notre savoir bien pauvre.
Mais ma rencontre avec Icomos fut de courte durée. Heureusement, je reçus très vite la mission de le retrouver afin de lui rendre son collier qui lui donne l’invincibilité indispensable à la reprise de sa quête.
Le premier livre du récit que je vous confie correspond à l’étape initiale de mon voyage dans le temps, une étape qui commence à la Création et nous conduit jusqu’à l’Apocalypse.
Steven Bogaert
Tous les pays qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid.
Patrice de la Tour du Pin
Bonjour.
Je m’appelle Steven Bogaert.
Je suis journaliste indépendant.
Je réalise des reportages sur les gens oubliés de notre civilisation, et ils sont nombreux. J’ai toujours été fasciné par cette femme qui se gave de popcorn en regardant avec assiduité Peyton Place ou n’importe quel autre soap opera des heures durant, qui n’a plus la force de descendre l’escalier pour se ravitailler et qui construit ses opinions, ses rancœurs et sa vie à coup de scandales révélés dans son hebdomadaire racoleur. Cette femme-là est pathétique, ses émotions bouillonnent en elle sans qu’elle puisse les exprimer. Elle se trouve immensément petite face à l’empire qui l’entoure et qui lui demande de voter pour tel sénateur, shérif, maire, membre du Conseil ou autre instance représentative dont elle ne peut reconnaître ou admirer que le fringant du play-boy qui prétend vouloir défendre ses intérêts. Cette femme-là c’est l’Amérique. Avec ses élans de générosité, ses richesses, ses bassesses, ses repères et ses excès.
C’est le cœur de l’Amérique, celle que j’aime, celle en qui je me reconnais. Simple, normale, humaine.
C’est pourquoi les sujets que j’aborde peuvent sembler infinis.
Mais ce jour-là, plus rien de simple, normal ou d’humain n’existait. L’Amérique allait basculer, le peuple allait être frappé au plus profond de lui-même. Quelques minutes avant le drame, rien ne pouvait laisser imaginer à quel point le sort de mon pays allait se trouver bouleversé et rien ne pouvait me laisser supposer que ma vie serait à ce point marquée par le destin. Personne n’aurait pu prédire que je vivrai, à partir de cet événement-là, une rencontre qui changerait les fondements de mon existence.
Je reprends mes notes entassées au cours des deux dernières années. Deux dizaines de dossiers de 6 pouces d’épaisseur chacun. Je réalise à quel point l’histoire que j’entreprends peut être déroutante, et pourtant ! Nous sommes bien loin des personnages insolites que j’affectionne, de la simple province de l’Iowa qui m’a vu naître et grandir. Chaque détail qui va suivre a fait l’objet de recherches complémentaires et de vérifications dont j’ai conservé les traces au travers de plus de cent cinquante livres et pièces à conviction qui m’entourent désormais. L’élément le plus important étant ce collier usé que je porte autour du cou en guise de témoin pour me rappeler à chaque instant que c’était bien vrai. Puisse un jour le destin me donner la chance de le rendre à son propriétaire.
Tout a commencé ce jour-là, et ce n’était pas un hasard.
Je venais de réaliser un reportage à Skytop, petite ville au nom prédestiné à la frontière de la Pennsylvanie. Mon héros ordinaire était alors un retraité des chemins de fer. Un ancien garde-barrière qui attendait que la mort l’emmène rejoindre sa femme. Plus personne ne s’intéresse à un garde-barrière veuf et retraité, pas même ses enfants qu’il n’a plus vus depuis de longues années. Pas même ses voisins qui le trouvent trop bourru. C’est à peine si l’épicière connaissait son nom. J’avais enregistré plusieurs heures de cassettes que je me repassais dans ma voiture afin de repérer une intonation, une phrase, une émotion sur laquelle j’aurais pu insister dans mon article. Je passai devant les chutes de Bushkill en descendant la montagne, sans savoir que c’était là un nouveau signe. Puis je traversai Stroudsburg où j’empruntai l’autoroute en direction de New York. Je voulais rejoindre mon hôtel habituel, travailler sur mon enregistrement, rédiger mon article afin de pouvoir le présenter dès le lendemain à mes collègues du Times ou de Life’style.
Depuis le matin, je n’avais parlé à personne d’autre qu’à mon retraité chez qui j’étais arrivé à huit heures, et je n’avais pas écouté la radio. Je ne pouvais donc pas imaginer à quel point mon article risquait de ne plus intéresser qui que ce soit. A hauteur de l’échangeur de Denville, la route surplombe New York et offre en principe un spectacle grandiose : la ville s’étale sous le regard du touriste dans un silence magique. Cet après-midi-là, le ciel était un peu couvert, mais j’espérais quand même pouvoir admirer le reflet du soleil sur les tours de Manhattan.
Au lieu de cela, un épais nuage s’échappait de la péninsule, comme si le cœur de la ville qui ne dort jamais s’était embrasé dans sa totalité. Le spectacle était effroyable. J’éteignis la cassette pour écouter les informations à la radio, et j’appris la terrible nouvelle : les tours du World Trade Center s’étaient écroulées quelques heures plus tôt, ce mardi 11 septembre 2001.
J’étais pétrifié d’horreur. Je m’approchais de la ville meurtrie en empruntant la US Highway 4 jusqu’à Englewood pour rejoindre mon hôtel. Une fois dans ma chambre, je me jetais sur la télécommande du téléviseur. J’étais tétanisé, mais au bout d’une demi-heure mon instinct de reporter m’incita à me rendre sur place. Je repris ma voiture et me dirigeai vers Jersey City. Je savais que le tunnel Holland serait fermé, mais je pensais qu’il me serait facile de convaincre un plaisancier de me faire traverser l’Hudson afin de rejoindre au plus près le lieu du drame.
À l’approche du port, je découvris l’ampleur de la catastrophe. Les deux tours dans lesquelles vivaient et travaillaient cinquante mille personnes n’étaient plus que cendres et un immense nuage de poussière et de fumées toxiques paralysait la ville. Je cherchais un bateau qui pourrait me rapprocher encore, mais toutes les embarcations étaient prises d’assaut pour emporter leurs passagers vers le large. J’assistais à un nouvel exode. À croire qu’une déferlante allait maintenant frapper la côte Est des États-Unis et qu’il fallait se dépêcher d’emmener avec soi la famille, les animaux domestiques et les bijoux de famille. Certains bateaux faisaient même figure d’Arche de Noé, tant ils débordaient de tout et de toutes parts.
De la rive Ouest de l’Hudson, les télévisions du monde entier enregistraient les images qui devaient rester dans la mémoire collective. Pour ma part, ma seule inquiétude concernait les milliers d’employés de bureau engloutis dans l’enchevêtrement que l’on pouvait imaginer.
Une vedette de police s’apprêtait à quitter le port. Je saisis l’occasion pour rejoindre le lieu du drame en brandissant ma carte de presse. Ils acceptèrent ma présence sans trop rechigner. Quelques minutes plus tard, je me trouvais sur le théâtre de l’apocalypse, face à l’amoncellement de poutres métalliques, de cendres, de verre, de béton qui faisait autrefois le panache des États-Unis.
Les secours étaient désorganisés : plusieurs centaines de pompiers avaient succombé lors de l’effondrement final.
J’observais quelques collègues qui filmaient, enregistraient, remettaient en scène des rescapés. Ils étouffaient à travers leur mouchoir posé en masque dérisoire devant leur bouche. Pour ma part, le magnétophone contre le corps, je restais là, médusé. Incapable de réagir en journaliste, étouffé par une odeur nauséabonde que je ne pouvais identifier, je me sentais tout petit. Une fourmi devant une montagne de malheur.
Un commandant de police passa à proximité pour dispenser ses instructions ; je me présentai à lui : c’était décidé, je devais me rendre utile à quelque chose au moins une fois dans ma vie et la situation imposait l’humilité. Je lui demandai comment participer aux secours, comment sauver les éventuels survivants. Il me répondit que l’heure était à éteindre les incendies, se protéger contre le risque d’explosion des poches de gaz, sécuriser les bâtiments avoisinants : un troisième building s’était effondré, et d’autres menaçaient à leur tour. Et puis la poussière empêchait toute opération de sauvetage dans les décombres pour l’instant. Il fallait attendre le lendemain. Il organiserait un déblayage par les New-Yorkais bénévoles qui se présenteraient à lui, dès huit heures du matin, le mercredi 12 septembre.
Je m’éloignai un peu, suffoquant beaucoup, et me rapprochai du bord de l’Hudson pour retrouver un bateau. Une odeur âcre persistait autour de Manhattan ; une odeur insoutenable. Je toussai en espérant expurger l’odeur de poussière et de pourriture qui m’avait envahi les poumons, mais les cendres s’étaient déjà infiltrées dans mon costume. Je continuais à aspirer autant de déchets que j’en recrachais, lorsque je vis près de moi, au bord du quai, un vieil homme qui pleurait, la tête tournée vers le ciel comme s’il demandait des comptes au Bon Dieu.
Je m’approchai de lui, je posai mes mains sur ses épaules. Son pardessus fumait de la poussière dont nous étions entièrement recouverts. Si la situation n’avait pas prêté au doute, je l’aurais volontiers pris pour un clochard. Mais sa dignité dans les larmes et son attitude dans le malheur me firent rapidement comprendre qu’il était une victime échappée de la tragédie, un témoin frappé par le sort. Je voulais l’écouter, le faire parler, l’aider à supporter l’insupportable que je ne pouvais encore imaginer. J’étais convaincu qu’il avait perdu des amis ou de la famille dans ce drame. Je n’avais pas grand-chose à lui offrir sinon un peu de présence.
Très vite, il me dit qu’il n’avait pas d’amis ; que sa seule famille était morte depuis longtemps. Il était juif, il s’appelait Joshua. Il était bijoutier, mais sa boutique avait disparu ce jour-là, ce matin-là, quelques minutes avant qu’il ne rentre dans le WTC. Son passé, ses souvenirs, se retrouvaient engloutis sous six cent mille tonnes de gravats.
Il me raconta alors son lourd passé qui l’étouffait encore : né en 1924 à Innsbruck en Autriche, il avait vu ses parents ruinés au fur et à mesure de la montée du nazisme. Le magasin de son père, une boutique de vêtements et fourrures, avait fait l’objet de toutes les persécutions, et les clients habituels n’osaient plus revenir. Sa famille avait décidé de s’enfuir vers la Suisse dès 1938, mais ils furent arrêtés peu avant la frontière et conduits en camp disciplinaire. Séparés, affamés, torturés, ils durent travailler dans des conditions atroces jusqu’en 1942 où ses parents, grands-parents, oncles et tantes furent alors déportés vers les camps de la mort. Pour sa part, n’ayant alors que 18 ans et bénéficiant d’une condition physique suffisamment solide, Joshua fut déporté vers le camp d’Auschwitz où il fut contraint de dégager les corps des chambres à gaz avant de les incinérer dans un immense four qui recrachait une odeur pestilentielle et de la poussière blanche et épaisse qui masquait le ciel du matin au soir, et ce jusqu’au dernier jour de la guerre.
J’avais beau épousseter machinalement nos manteaux, la cendre tombait inexorablement sur mes vêtements et ceux de mon compagnon. J’eus un haut-le-cœur en imaginant que cette cendre venait du cadavre d’une secrétaire, d’un coursier, d’un comptable ou d’un pompier.
Le ciel était noir de cette poussière macabre, l’air était lourd de cette odeur fétide, et mon compagnon pleurait.
Je pris ses coordonnées, et lui donnai ma carte. Je n’avais pas de mots pour le consoler et j’étais moi-même trop effondré pour le soutenir. Je lui promis de le revoir pour une prochaine conversation. Mais avant cela, nous n’avions pas d’autre choix que de rentrer là où nous pourrions nous mettre en sécurité et nous reposer. La nuit allait bientôt tomber bien que le jour semblât ne pas s’être levé. Nous nous engouffrâmes dans la première vedette de police qui repartait vers l’autre rive, puis nous nous séparâmes.
De retour à l’hôtel, je me sentis abattu par cette journée macabre. Comme tous mes compatriotes, nous avions été atteints pour la première fois de notre histoire sur notre continent, par un acte barbare, incompréhensible, injuste.
***
La télévision placée au-dessus du bar relatait les faits de la journée ; les quelques clients de l’hôtel avaient les yeux rivés vers le petit écran, un verre de bière intact à la main. Personne n’osait parler ni détourner son regard du poste. Pas même Jeff, le barman.
Personne, sauf une femme d’une très grande beauté. Elle ne regardait même pas la télévision. Peut-être que les images qui revenaient en boucle devenaient lassantes à ses yeux, tant il est vrai que les reportages étaient toujours les mêmes et que les analystes ne disposaient d’aucune information fiable sur l’origine des attentats. Était-ce un coup de Saddam Hussein ou d’un quelconque autre dictateur ? Tous les journalistes y allaient de leur version et interprétation sans disposer d’aucune preuve. Alors, cette femme ne regardait plus. Ou plus exactement, j’eus la sensation que depuis mon arrivée, elle ne regardait plus que moi.
Cette situation finit par m’embarrasser. Certes, elle était extrêmement jolie, et depuis mon dernier divorce, j’étais libre pour toute nouvelle aventure ; mais pas ce jour-là. Et lorsque je parle d’aventure amoureuse, c’est plutôt avec des femmes en manque d’affection, souvent timides et complexées. Je suis bien obligé de m’adapter à ce que la nature m’a donné. Physiquement, je suis conscient de ne pas être à la hauteur de Brad Pitt. Les circonstances de cette journée tragique ajoutée à mon physique trop gras ne permettaient certainement pas d’espérer une quelconque idylle avec une créature qui semblait sortir tout droit d’un magazine de mode. Je ne voyais aucune raison de me faire dévisager de la sorte.
Me connaissait-elle ? Avions-nous eu l’occasion de nous croiser chez des amis ou dans les couloirs d’un journal ? Je ne le pensais pas : un tel physique ne m’aurait pas laissé indifférent, et je me serais souvenu d’elle. Était-elle une cliente régulière de l’hôtel ? Je ne le pensais pas non plus : je descendais tous les mois dans cet établissement, et je la voyais pour la première fois. Elle était blonde, ses cheveux raides et longs illuminaient ses épaules. Elle était mince, élégante, très élégante, et tenait son verre de soda de la main gauche tout en aspirant avec sa paille pour se désaltérer dans un geste d’une sensualité troublante dont il me semblait être le seul conscient. Comme si cette attitude n’était destinée qu’à me perturber, et moi seul. De temps en temps, elle détournait son regard vers le poste de télévision, comme si elle espérait une information nouvelle, puis ses yeux revenaient machinalement vers moi. Son regard semblait désabusé. Elle ne me fixait pas, ce n’était pas une allumeuse, mais ses yeux étaient en permanence tournés vers moi, comme si je lui inspirais quelque chose, ou lui rappelais quelqu’un.
En toute autre occasion, je me serais levé, je l’aurais rejointe, j’aurais entamé la conversation, en espérant aller plus loin. Au mieux, nous serions allés dans un motel de province, je suis sûr que j’aurais pu obtenir ses plus belles faveurs. Mais non, pas ce soir-là, pas dans cet endroit-là. Son insistance devenait gênante.
Soudain, elle se redressa et, lorsqu’elle passa devant une lampe fortuitement bien placée, je découvris à quel point ses yeux étaient bleus. Elle s’avança vers moi sans me quitter du regard. Il me sembla que personne d’autre que moi ne l’avait remarquée : le journal télévisé hypnotisait tous les clients du bar, et elle, elle avançait dans ma direction. Qu’elle était grande, qu’elle était mince, qu’elle était belle ! Malgré cela, je me savais au plus bas de ma forme après ce que j’avais vu. Je ne voulais pas lui parler, je ne voulais pas qu’elle m’aborde. Je m’apprêtais à lui envoyer une réplique cinglante au cas où elle s’y risquerait.
Lorsqu’elle arriva à hauteur de mon tabouret, ses mains toujours occupées à tenir son verre, elle se contenta de me dire d’une voix claire et douce :
Puis, sans s’arrêter, elle se dirigea vers les ascenseurs et disparut.
Finalement, cette femme, aussi belle soit-elle, semblait un peu dérangée. Je demandais immédiatement à Jeff qui était cette créature insolite, mais il ne la connaissait pas ; elle était simplement arrivée en fin de matinée, avec un bagage léger. Sans doute une personne qui se retrouvait bloquée par la suspension de tous les vols, peut-être une hôtesse de l’air. Il n’en savait pas plus, mais c’était suffisant pour créer en moi un trouble profond.
La nuit fut agitée. Les émotions de la veille, les images qui repassaient en boucle et que j’avais regardées sur CNN jusqu’à une heure du matin, la phrase terrifiante de Joshua sur l’odeur qui se dégageait des décombres et qui lui rappelait Auschwitz, et cette inconnue, mystérieuse, qui m’annonçait que j’allais retrouver la paix.
Pour ma part, il ne m’avait jamais semblé l’avoir perdue.
Mais chaque chose en son temps. J’avais promis de me joindre aux bénévoles qui libéreraient certainement des dizaines de survivants au milieu des décombres encore fumants. Il était six heures trente du matin lorsque mon réveil sonna, sept heures précises lorsque je descendis prendre mon petit déjeuner. Elle était là, tenant son bol de café devant sa bouche. Comme elle me tournait le dos, je passais le plus discrètement possible derrière elle pour rejoindre le buffet. Par chance, elle ne me vit pas. À aucun moment elle ne détourna son regard de son œuf brouillé et de son bacon. Elle semblait distraite, solitaire, elle ne s’intéressait toujours pas aux nouvelles que la télévision diffusait encore et encore.
J’engloutis mon petit déjeuner le plus rapidement possible et je m’évadai aussitôt vers ma chambre pour finir de m’habiller.
Les accès vers Manhattan étaient réouverts et je pus m’approcher en voiture du lieu du sinistre. Disposant en permanence dans mon coffre de bottes en caoutchouc et de gants de jardinier, je me sentais équipé au mieux possible.
Devant la 43e rue, au milieu d’une épaisse fumée, je reconnus l’officier de police de la veille. Pour l’avoir entendu aux informations en pleine nuit, je savais qu’il s’agissait du Commandant Timmins. De toute évidence, il avait passé la nuit sur place à tenter d’organiser des secours, ordonner l’arrivée de bulldozers et autres matériels de déblaiement. Tous les hôpitaux de la ville avaient été réquisitionnés, les malades les moins en danger avaient été évacués afin de laisser la place à un potentiel défilé de blessés rescapés des tours. Les accès avaient été libérés et des caméras attendaient dans l’espoir de filmer des brancards qui ne venaient pas. Les ambulances attendaient toujours au pied des tours, le gyrophare en action, la sirène muette. Pour l’instant, aucun survivant n’avait été retrouvé. Mais il y en avait certainement. On en retrouve toujours dans toutes les catastrophes. Même lors des tremblements de terre qui détruisent des villes entières, on finit par sortir des personnes miraculeusement protégées par une dalle de béton ou un quelconque obstacle.
Des dizaines d’autres bénévoles affluèrent de toute la ville. Le Commandant Timmins me plaça sous les ordres du Lieutenant Saunders qui forma une équipe avec cinq autres volontaires. Notre mission consistait à dégager les petits gravats devant nous, sur une largeur de trente pieds, et de détecter tout indice sur la présence victimes. Éventuellement, si nous repérions une anfractuosité quelconque susceptible de contenir un rescapé, nous devions en informer les pompiers sans délai. Mais, nous avait prévenus le Lieutenant Saunders, l’essentiel des éléments que nous récupérerions serait des bouts de cadavres : des doigts, des pieds, principalement, parce que ces parties-là du corps contiennent moins de graisse et brûlent moins bien que le reste du corps. Et si une partie un peu plus consistante de corps venait à être découverte, nous devions en indiquer l’emplacement au moyen d’un grand rond rouge avec une croix au milieu, afin que les services d’identification puissent repérer et intervenir dès qu’ils en auraient l’occasion. Des milliers de familles attendaient par ce biais des nouvelles de leurs proches. Et moi, je tenais à la main le seau de peinture rouge.
Pour seul équipement, le lieutenant Saunders nous confia un casque jaune en plastique, un foulard à mettre autour de la bouche en guise de masque, des gants à ceux qui n’en avaient pas, et une pelle.
Derrière nous, les bulldozers, les grues et les pinces hydrauliques attendaient que nous ouvrions la voie. Les fumées rendaient l’air irrespirable et attaquaient nos yeux, très vite desséchés. Nous savions tous que les tours regorgeaient d’amiante et que nous serions intoxiqués. À tout moment une canalisation de gaz pouvait sauter sous nos pieds et entraîner un nouvel accident. Nous partions à la recherche des indices les plus macabres, mais nous tenions moralement parce que nous avions l’espoir. L’espoir de découvrir un survivant au milieu de ce désastre. Pourvu qu’une vie, une seule vie soit sauvée par nos efforts, et nous serions récompensés à l’infini.
Une pluie fine tombait sur le chantier en complément des lances des pompiers. Au moins les fumées se tassaient-elles plus rapidement. Et pourtant, toute la journée durant, nous avons gratté le sol, recueilli des dizaines de seaux de cendres humaines, dégagé des voies, retiré des tonnes de poussière et de gravats, extrait des poutres métalliques à nous en arracher les mains, nous avons marché dans les débris de verre au point qu’aucune paire de bottes n’y a résisté, nous avons suffoqué dans les nuages d’amiante toujours en suspension sur plusieurs dizaines de yards de haut, nous dégoulinions sous la pluie de plus en plus battante, et la poussière et la suie s’agglutinaient sur nos vêtements détrempés.
Des New-Yorkais venaient nous servir des hamburgers et de la boisson chaude pour nous motiver à continuer. Et pourtant, à la fin de la journée, nous n’avions retrouvé que deux doigts, quatre dents et un ongle !
Vers huit heures du soir, le Lieutenant Saunders nous demanda de nous arrêter. Les pompiers avaient placé d’immenses projecteurs pour illuminer les ruines et permettre à une nouvelle équipe de continuer les recherches. En douze heures de travail, notre équipe avait avancé de quarante pieds, et la montagne de gravats qui se dressait encore devant nous annonçait qu’il nous faudrait encore une force de Titan et une patience infinie pour en arriver à bout. Nous étions exténués, mais notre motivation était intacte. La pluie venait de cesser. Contraints par la fatigue, déçus par le manque de résultats, nous repartions vers nos foyers, certains d’obtenir plus de succès le lendemain.
***
De retour à l’hôtel, une fois lavé et rhabillé de vêtements propres, je redescendis pour me faire servir une bière par Jeff. La télévision retransmettait toujours les images de ce qui restait des tours. J’appris que mes trop maigres résultats étaient encore satisfaisants comparativement à ceux des autres équipes rentrées totalement bredouilles.
J’en avais assez, je ne voulais plus en entendre parler pour ce soir, j’avais besoin de sortir et de changer d’air. L’angoisse m’envahit alors de perdre confiance et, le lendemain, de ne plus vouloir continuer le travail.
Soudain, la femme blonde apparut. Elle ne détourna même pas son regard vers le poste de télévision. Elle vint directement vers moi en me fixant droit dans les yeux. Elle était habillée d’une robe de laine noire, moulante, qui mettait en valeur ses cheveux dorés sur une courbe parfaite. Sa poitrine était rehaussée d’un collier tressé en or fin.
Elle s’assit à côté de moi et, sans commander la moindre boisson, me dit d’un ton sec, presque comme si elle voulait me donner un ordre :
— On va dîner à l’extérieur ?
J’étais perturbé. De toute évidence, elle ne me draguait pas. Elle avait quelque chose à me dire, mais j’étais épuisé. Les New-Yorkais m’avaient nourri toute la journée, et je n’avais pas faim. Je voulais simplement dormir un peu. D’un autre côté, elle était si belle ! Elle se mit à me sourire et son visage s’illumina subitement de ses yeux étincelants. Elle me prit la main et me tira de mon siège. Elle avait décidé, j’étais sous ses ordres. Je me laissais faire.
Elle m’emmena dans un petit restaurant vide du quartier. Je savais que je devais être d’une bien triste compagnie. Je commandais cependant un sandwich marin, de ce genre de repas qui vous cale pour toute la semaine, et une bière. Pour masquer un peu ma fatigue, je lui posais des questions sur sa vie et les raisons de sa présence à New York. J’avoue que je n’écoutais pas forcément les réponses tant sa voix m’hypnotisait. Mais je retins cependant qu’elle était allemande, qu’elle s’appelait Irina, qu’elle travaillait pour un tour-opérateur, qu’elle était venue aux États-Unis afin de préparer un circuit dans le Montana, que son avion faisait escale à New York lorsque les autorités avaient brutalement décidé de geler tous les vols sur le territoire. Et c’est ainsi qu’elle s’était retrouvée bloquée là, à attendre, sans savoir pour combien de temps.
Elle me parlait de tout, de rien, elle semblait heureuse de se trouver là, face à moi, à partager un sandwich immense, une salade et des frites. J’avais le sentiment de me retrouver face à une amie d’enfance perdue de vue depuis des années, ce genre de rencontre que le hasard de la vie sait si bien provoquer. Je l’écoutais distraitement comme on écoute une vieille relation qui vous raconte tout ce qui s’est passé depuis « la dernière fois », sauf que je ne l’avais jamais croisée auparavant, et qu’elle était belle. Belle et sensuelle. Je ne comprenais toujours pas pourquoi elle avait ainsi jeté son dévolu sur moi, mais je ne me plaignais pas. Finalement, elle avait réussi à me changer les idées. Je me sentis ragaillardi. Je me surpris même à plaisanter. Une image de dessin animé me vint à l’esprit qui me força à rire de moi : je me représentais tel le loup de Tex Avery face à une poupée pulpeuse, le cœur explosant de sa cage thoracique, les yeux exorbités et la langue pendante jusque sur la table. Mais je savais qu’une telle princesse ne pouvait avoir le moindre béguin pour moi, et qu’il était inutile de m’emballer pour rien. Je me contentais de partager ce repas en sa présence, et j’en étais déjà comblé. Puis, vers dix heures du soir, mes paupières me supplièrent d’aller me coucher. Je demandai l’addition, ne fus pas plus surpris que cela de devoir payer pour nous deux, et nous rentrâmes à l’hôtel, chacun dans notre chambre. À aucun moment elle ne m’avait dit pourquoi elle avait souhaité que nous mangions ensemble. Elle avait gardé son mystère toute la soirée et j’avais admiré sa beauté durant plus d’une heure.
***
Le jeudi 13 septembre à huit heures, je me retrouvais une nouvelle fois sous les ordres du Lieutenant Saunders, avec la même équipe que la veille. Personne ne manquait à l’appel. Cela me rassura sur la volonté de mes compatriotes, désireux de réparer le passé et reconstruire l’avenir. Nos gestes étaient plus précis, il nous semblait avancer plus efficacement. D’autres équipes fonctionnant en parallèle n’avaient pas cette chance-là. Encore quinze pieds, et nous atteindrions le premier véritable pan de paroi effondré devant nous. Les seaux circulaient de main en main, nous épluchions chaque pouce carré avec méthode et efficacité. Nous atteignîmes le bloc d’acier vers midi. Tous les secours furent prêts à intervenir : un survivant pouvait se trouver blotti, là derrière. La pince hydraulique s’approcha, le bras articulé s’empara du tenant principal. Les pompiers escaladèrent autour des gravats et assistèrent chaque pression, en prenant bien garde de ne pas provoquer de nouvel incident. Ils explorèrent minutieusement les recoins. Nous attendions tous un cri de joie pour nous annoncer la présence d’un blessé. Mais plus le temps s’écoulait, moins nous y croyions.
Finalement, il n’y avait pas plus de rescapés là qu’ailleurs. La pince hydraulique ne servit qu’à découper la paroi en trois parts que les ouvriers désincarcérèrent ensuite facilement. Notre travail de fourmi pouvait reprendre. Avec nos pelles, nos seaux, nous écartions progressivement les ruines, filtrant les poussières à la recherche de nouveaux bouts de corps qui seraient immédiatement transmis aux médecins légistes chargés de l’identification des victimes. Par chance, il ne pleuvait plus. Les nuages de fumée s’étaient transformés en fumerolles vacillantes. L’air était devenu plus respirable. Pourtant nous percevions les premières odeurs de cadavres en décomposition qui avaient échappé à l’incendie pour un bref sursis.
Nous devions nous dépêcher : un prisonnier des décombres sans possibilité de s’abreuver meurt en deux jours. Si par chance il découvre un moyen de boire, même son urine, il peut tenir jusqu’à une semaine. Quarante-huit heures après le drame, nous étions convaincus que des rescapés périssaient lentement à quelques pieds de nous. Nous nous battions avec toujours autant de constance pour gagner encore un peu de distance sur l’immense amas qui nous attendait.
Ce jour-là, je dessinais un grand rond rouge avec une croix au milieu. Un morceau de corps coincé entre deux plaques de béton gisait là. On reconnaissait une tête carbonisée, un tronçon de buste et un bras tendu vers le ciel. Nous nous battions pour sauver des vies, et après tant d’heures de travail de forçat, nous n’avions trouvé qu’une partie de corps. Peut-être cette partie suffirait-elle à un enterrement digne pour sa famille.
Nous continuâmes encore toute la journée sans autre résultat.
Vidé, exténué, désespéré, je quittai le chantier à la tombée de la nuit.
***
De retour à l’hôtel, Irina m’attendait. Elle m’accueillit par un grand sourire, me promit de s’occuper de moi, et nous sortîmes dîner en tête-à-tête dans un restaurant chinois.
Elle semblait heureuse de prendre soin de moi, et pourtant je n’arrivais pas à croire qu’une telle femme au physique de mannequin puisse trouver en ma personne quoi que ce soit de distrayant. Ma femme m’avait tellement reproché d’être un minable toujours absent, égoïste et frivole, gros, petit, chauve, aux mains moites, que la seule présence à quelques pouces de moi d’une telle créature contrastait avec l’image que je me faisais de moi. Ce contraste était encore plus saisissant avec la journée macabre que j’avais vécue. Mais plus je restais près d’elle, mieux je me sentais. La vie semblait reprendre le dessus ; j’oubliais qui j’étais, j’oubliais ce haut de cadavre que j’avais signalé d’une croix rouge, et je commençais à m’intéresser à cette déesse venue d’Europe.
Irina était née à Francfort. Elle me parlait de cette ville comme si j’étais capable de la situer sur une carte. Comme elle aimait la mer, je crus que Francfort se situait près de la Méditerranée. En sa qualité de guide touristique, elle avait parcouru des dizaines de pays, le plus souvent seule, et parlait couramment autant de langues. J’ai toujours été impressionné par ces gens qui manient les langues comme d’autres chantent sous leur douche. Elle avait séjourné en Grèce, en Angleterre, en France, en Turquie, en Espagne, au Maroc, en Italie, en Syrie, au Liban, en Israël, et pouvait me raconter en détail l’histoire de chacun de ces pays. Autant de connaissances pour une si jeune personne m’impressionnaient au plus haut point.
D’autant que, maîtrisant parfaitement les langues des pays concernés, elle avait pu rentrer facilement en contact avec les populations et rencontrer des personnalités fascinantes. Moi qui me vante de savoir dénicher les Américains de l’intérieur, les oubliés du public qui tissent notre culture, j’avais du mal à me comparer à Irina qui semblait avoir la même expérience, mais dans des pays, des cultures et des vies très différentes. Peut-être son physique, sa blondeur, facilitaient-ils le contact humain ?
Intérieurement, j’imaginais qu’une telle personnalité devait avoir eu beaucoup de relations avec les hommes ou que, au contraire, elle savait se défendre si on lui manquait de respect. Partageait-elle sa vie avec quelqu’un ? Ma curiosité naturelle m’obligea à lui poser la question.
Mais là, son regard devint brutalement sévère. Elle se raidit et marqua une pause des plus embarrassantes. Je me sentis rougir, je savais que ma question était indiscrète et stupide, et plus elle retenait sa réponse, plus je sentais mes mains devenir moites. Pour masquer ma honte, je replaçais les baguettes chinoises entre mes doigts et tentais vainement d’attraper du riz qui semblait, lui aussi, vouloir m’échapper. Elle remarqua ma gêne, finit par sourire, et me répondit :
— Je suis amoureuse depuis une éternité, mais mon fiancé disparaît à chaque fois au moment où je crois pouvoir m’installer avec lui. Oh ! Je sais, il n’y est pour rien, et ce qu’il subit est plus dramatique que tout ce qu’on pourrait imaginer. J’aimerais tant qu’il soit près de moi, que nous puissions vivre calmement l’un près de l’autre. Sans drame pour nous traumatiser, sans déchirure pour nous séparer.
— Et que fait-il dans la vie ?
— Il se bat pour toutes les nouvelles causes humanitaires.
Je comprenais au son de sa voix qu’elle en était follement amoureuse, ce qui éliminait en moi toute chance d’aventure avec elle. Mais alors, pourquoi me suivait-elle de la sorte ? Tout en renonçant d’office à un tendre moment dans ses bras, je continuais la conversation.
— Quelle cause défend-il ?
— C’est un idéaliste ; il croit que tous les hommes sont libres et égaux, et que seule la paix est source de pérennité.
— Et toi, ne le penses-tu pas ?
— Oh si, mais la foi me manque lorsqu’il n’est pas là. Je me suis retrouvée si souvent seule à l’attendre sans jamais savoir quand il sortirait de sa prison.
— Ton fiancé a donc été prisonnier politique ?
— Oui, plusieurs fois.
Je me sentis brutalement embarrassé par cette révélation. Aux États-Unis comme dans la plupart des pays démocratiques, les prisonniers politiques sont souvent des terroristes qui exploitent des idées pour asseoir leur force. Irina sentit mon trouble et s’empressa de me rassurer.
— Mais c’est tout le contraire d’un terroriste. Tu sais, il n’a jamais fait de mal à qui que ce soit. Au contraire, si tu savais ce qu’il a accompli : il s’est battu pour l’abolition de l’esclavage et contre le racisme. Et tu sais comment ?
— Non, je ne peux pas deviner.
— Par la musique ! Il a fait chanter les opprimés et leurs bourreaux se sont adoucis.
D’un seul coup, ce rival me devenait plus sympathique. Un illuminé, un idéaliste, mais pas méchant. Un simple prisonnier politique.
— Mais avec ton métier, tu dois voyager en permanence, comment faites-vous pour vous rencontrer ?
— Rassure-toi, il est souvent avec moi.
— Oui, mais pas aujourd’hui. Où est-il en ce moment ?
Ma question pouvait paraître naïve, et j’avoue que je n’avais aucune arrière-pensée en la posant. Mais je compris brutalement ma stupidité lorsqu’elle se mit à me fusiller du regard. Sa gorge se noua brutalement, elle ne pouvait plus parler. Son corps se raidit, une larme commença à perler à la commissure de ses paupières. Quel imbécile je faisais ! Je devais corriger ma sottise, mais d’abord rattraper ce que je soupçonnais.
— Il était dans les tours ? murmurai-je.
— Oui.
— Et il n’a donné aucun signe de vie depuis mardi dernier ?
— Je sais qu’il est enfoui dans les décombres.
J’éprouvais brutalement un haut-le-cœur tant je savais à quel point la probabilité de retrouver un rescapé était mince soixante heures après la catastrophe. Ce qui m’étonnait malgré tout c’est qu’Irina se sentait sûre d’elle. Je savais qu’elle ne se rendait pas sur le site, qu’elle n’écoutait pas les informations et qu’elle ne disposait d’aucun contact particulier dans la ville. Comment pouvait-elle vivre dans l’angoisse de la disparition de son fiancé sans éprouver le moindre chagrin, en vivant presque normalement dans la ville, en sortant avec un journaliste de second plan comme moi ? Tout le monde vit son chagrin à sa façon, et je ne permettrais pas de juger. Néanmoins, sa réaction me semblait des plus étranges. Je lui indiquais alors que je m’étais proposé parmi les bénévoles chargés de sauver les survivants. Cette information ne la toucha même pas, elle le savait depuis le début ; elle l’avait deviné sans doute à cause de l’odeur qui se dégageait de mes vêtements lorsque je rentrais le soir à l’hôtel. Je lui promis de redoubler d’énergie pour trouver le plus petit indice qui permettrait la découverte de son fiancé. Elle me sourit aimablement. Je m’engageais à utiliser tous les éléments en mon pouvoir, ma carte de presse, mes relations auprès du Commandant Timmins, afin d’obtenir quoi que ce soit qui permettrait d’identifier le bienheureux. C’est alors qu’elle s’empara de son verre de rosé, le dressa vers le ciel et me répondit :
— À ton succès, Steven !
J’étais abasourdi ! Nous parlions de son fiancé dont elle était éperdument amoureuse, qui était enseveli sous six cent mille tonnes de béton, de ferraille et de verre, et elle levait un toast en mon honneur ! Choqué, je voulus me replacer dans son contexte et je levais à mon tour mon verre :
— À ton fiancé, Irina !
Elle me sourit, et me répondit avec un aplomb époustouflant :
— Je sais qu’il est vivant. Je ne m’inquiète pas pour sa santé. La seule question qui se pose est de savoir quand il s’en sortira, et s’il aura toujours la force de se battre comme il l’a toujours fait. Et vivrons-nous enfin en paix tous les deux ?
Je n’osais plus lui parler ; je ne voulais pas la décevoir. Je redoutais déjà le jour où elle apprendrait qu’il n’y avait plus d’espoir.
Évidemment, je ne pouvais pas deviner ce qui allait se produire.
Le lendemain, je repris mon rôle de bénévole auprès de l’équipe du Lieutenant Saunders, avec les mêmes compagnons pour le troisième jour. Nous approchions des bases de l’ancienne tour Sud, de plus en plus près d’une portion de façade dont il ne restait qu’une structure fantôme de trois étages. De temps en temps, nous découvrions un cadavre. J’avais changé ma façon d’indiquer les restes humains : pour un corps presque entier, j’écrivais « BODY » sur un support bien visible en prenant soin de signaler par une flèche l’endroit précis où on pouvait le retrouver, sinon, pour les fragments de corps, j’écrivais « PARTS » en rouge.
Ce jour-là, je signalais au total cinq corps, dont deux « Body » et trois « Parts ».
Nous déambulions sur une montagne de poutres métalliques déchiquetées, entremêlées, et nous tentions d’avancer, à l’affût d’un signe, d’un souffle, d’un espoir d’une vie encore sauve. Croire au miracle, se dépasser au milieu de ce carnage et espérer redonner un peu de réconfort aux centaines de familles qui attendaient, brandissant la photo d’un proche à la main, tel était le seul moteur de notre motivation.
De notre équipe de bénévoles, un seul manquait à l’appel. Il devait être épuisé, démoralisé, déprimé au point de ne plus pouvoir se joindre à nous. Pourtant, nous aussi, nous ressentions cette lassitude de tant d’efforts alors que nous n’avions encore obtenu aucun résultat tangible. Mais les statistiques parlaient pour nous : quel que soit le cataclysme qui frappe, on retrouve toujours un miraculé au plus profond des éboulis. Alors pourquoi pas ici ? Mais nous en étions au troisième jour, et toujours aucune vie sauve. Si une seule autre équipe avait retrouvé un survivant, nous nous serions tous arrêtés, nous aurions célébré la victoire, mais là rien. Nous avancions, déblayions, préparions les accès aux grues, aux pinces hydrauliques et aux bulldozers, appelions de temps en temps des brancardiers afin de dégager un endroit que j’avais signalé en rouge, pour n’obtenir, finalement, qu’un pitoyable résultat.
J’évitais de penser et pourtant, j’avais le sentiment d’être observé par Irina. Je savais qu’elle attendait en se promenant du côté de Central Park. Elle disait que son fiancé avait disparu dans les ruines des deux tours. Elle le croyait vivant parce qu’elle ne s’était jamais déplacée sur le site. Fallait-il lui laisser son espoir ? Et si elle avait quand même raison ? Et si j’étais celui qui le lui rendrait ? Elle ne me l’avait pas décrit, je ne connaissais pas son nom et je n’avais pas osé lui poser la moindre question ; mais je m’imaginais en train de le découvrir, de le soigner ; je le sauverais, et je les laisserais partir ensemble, en amoureux. Comment était-il ? Je me le représentais tel un prince charmant que j’aurais extrait des décombres, je l’aurais certainement ranimé, ce serait lui, je le lui aurais rendu, elle en serait folle de joie. J’aurais été l’espace d’un instant un héros à ses yeux, des yeux qu’elle a si bleus.
Un conte de fées par pitié, un conte de fée pour se donner de l’énergie, pour s’enfuir de ce cauchemar, pour se trouver une raison de vivre, une raison de se battre, de se dépasser, d’être utile, pour donner un sens à la vie.
Mais plus les heures avançaient, plus les gestes étaient répétitifs : la grue arrachait une poutrelle métallique qui nous barrait un accès, et nous continuions, inlassablement, à défricher. Les reporters qui nous filmaient depuis l’hélicoptère devaient avoir le sentiment d’assister à une épilation monstrueuse par des fourmis besogneuses. Et nous étions plusieurs centaines de ces fourmis besogneuses motivées par le même espoir.
Quand je pense à l’image dont nous, les Américains, sommes parfois affublés à l’étranger avec la domination mondiale de notre monnaie dictant sa loi. Pour une fois, Wall Street se taisait et la dimension humaine dominait les gratte-ciel de Manhattan. Autour de moi le cœur de New York battait. Tout le monde se retrouvait, participait à la collectivité, sans rien demander en retour. Des centaines d’Américains comme je les aime, comme j’ai toujours cherché à les dénicher pour débusquer les valeurs du don de soi au profit du bien de l’autre. Il fallait se rendre sur place pour se rendre compte à quel point le soir, lorsque le responsable de l’équipe annonçait la relève afin que nous puissions nous reposer, chaque bénévole criait à l’injustice et se battait pour continuer les fouilles.
Nous étions épuisés, vidés, écœurés, mais nous voulions nous battre toute la nuit encore, et continuer jusqu’au bout de nos limites. Nous savions que les éventuels rescapés ne disposaient plus que de quelques heures à survivre. Devoir nous arrêter là, peut-être à quelques pouces de l’un d’eux, nous révoltait de douleur. La fatigue nous semblait être un argument dérisoire. Pourtant, nous nous pliions aux ordres dictés par le Lieutenant Saunders. Il nous expliquait que les recherches continueraient toute la nuit au même rythme, avec autant de bénévoles et de moyens techniques. Alors nous cédions à la fatigue en promettant de revenir, le lendemain, à la même heure.
***
Le soir, je retrouvais Irina. Elle m’étonnait de plus en plus. Elle semblait radieuse alors que je n’avais croisé toute la journée que des familles en deuil et en pleurs. Le fait de rester bloquée à New York ne la traumatisait pas. Elle n’avait toujours pas de nouvelles de son fiancé, mais elle ne s’en souciait apparemment pas plus que ça. Nous dînions ensemble, nous plaisantions. Elle me parlait de ses voyages, des paysages merveilleux de l’Italie, de la Grèce ou du Liban.
Irina était une femme rare, imprévisible, intelligente, cultivée, drôle, fascinante… et j’en tombais amoureux.
Plus elle parlait, plus j’essayais de deviner son âge : à entendre ce qu’elle racontait et les expériences qu’elle avait vécues, une seule vie ne pouvait suffire. Pour apprendre et maîtriser les langues comme elle l’affirmait, elle avait dû vivre sur place des années. Pourtant, elle ne semblait pas avoir plus de trente ans. Elle m’indiqua tout naturellement que c’était son fiancé qui lui avait appris à parler toutes ces langues, qu’ils les avaient pratiquées à deux au fur et à mesure de leurs voyages.
J’essayais de comprendre la vie de ce couple, la façon dont ils s’aimaient, le bonheur qu’ils vivaient à deux, lui dans l’action humanitaire, elle dans le tourisme, toujours à travers le monde. Mais je n’osais pas poser de question, il vivait dans ses yeux et je craignais par une nouvelle imprudence de la rappeler à la terrible réalité : il n’y avait plus aucune chance de le retrouver vivant au milieu des décombres.
Pourtant je continuerai à me battre tous les jours et j’essayerai de le retrouver. Qui sait si un jour elle m’en remerciera. J’aimerais tellement pouvoir lui offrir un petit bout de bonheur, trouver un moyen de les rapprocher, même si la douleur doit être affrontée. Toute la souffrance que je me préparais à endurer ne devait être rien à côté d’un éclair de joie que je pourrais lui donner. Et si le désespoir devait la frapper, je ne m’en remettrais jamais.
Plus la soirée avançait, plus je me sentais proche d’elle… et jaloux de l’autre, comme il se doit.
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Le vendredi, je repris mon casque à huit heures précises, je chaussai mes bottes, enfilai mes gants. Selon les dernières nouvelles, toujours aucun survivant. On parlait alors d’une estimation de plus de cinq mille morts. Comparé aux cinquante mille personnes qui se trouvaient en permanence sur le site du World Trade Center avant le 11 septembre, le chiffre semblait presque faible. L’évacuation des étages inférieurs s’était bien déroulée avant l’effondrement final.
L’équipe de bénévoles diminuait chaque jour. Le Lieutenant Saunders, toujours fidèle à son poste, ne fit aucune remarque, mais nous n’étions plus que trois. Sur le chantier, les territoires de déblaiement étaient de plus en plus confus, et chacun avançait là où il pouvait. Il restait encore tellement de décombres devant nous !
À la fin de la journée, j’avais marqué un seul « BODY » et dix-sept « PARTS ».
Le samedi, je me blessai sur une poutre métallique et perdis ainsi plusieurs heures à me faire soigner. Mais je continuais ensuite, avec une entorse au pied gauche et un bandage serré autour du poignet droit. Rien ne devait m’arrêter. Je travaillais avec acharnement, comme un automate. Je transpirais autant que je le pouvais. J’avais perdu au moins dix livres depuis le début de la semaine, ce qui ne pouvait pas me faire de mal. Je me rendis compte que depuis le début de ce cauchemar, je n’avais parlé à aucun de mes proches habituels : mon ex-femme ne savait pas où je me trouvais ni ce que je faisais, et elle ne m’avait pas appelé. Comme elle m’empêchait de revoir ma petite fille, et que ce n’était pas mon tour de la prendre en garde, je ne lui avais pas téléphoné. Mes amis, mes parents, mon frère, mes collègues, personne ne s’était préoccupé de moi, et je ne m’étais préoccupé de personne. Seul le temps présent comptait, je devais chercher et chercher encore dans cet amas gigantesque de gravats, marquer à la peinture rouge ce que je découvrais, et le soir je me retrouvais face aux yeux bleus d’Irina.
Le dimanche, trois nouveaux bénévoles nous rejoignent. C’était leur façon de passer le week-end utilement. Le soir, je n’en pouvais plus. Toujours rien, aucun résultat réconfortant, ni pour moi ni pour les autres. J’étais vidé, épuisé, démoralisé. Je savais qu’il ne restait plus qu’un jour avant que les secours soient définitivement abandonnés, que les derniers corps soient retirés à la pelleteuse.
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Le soir, pour accompagner le dîner avec Irina, je commandais un whisky-coca. J’avais plutôt envie de me réfugier dans l’ivresse. Je n’avais plus peur de lui avouer l’inévitable au sujet de son fiancé. Elle serait obligée de se rendre à l’évidence. Je décidais alors de provoquer la discussion longtemps évitée.
Devant cet entêtement incompréhensible, je lui demandai de me donner des détails, pour le cas où je pourrais l’aider malgré tout.
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Le lundi 17 septembre, j’avais à peine dormi. Je m’apprêtais à attaquer la dernière journée de fouilles macabres. Je savais qu’on ne trouverait rien de plus et qu’une page se tournerait définitivement sur l’histoire de New York.
Je rejoignis le Lieutenant Saunders. Nous n’étions plus que deux. Les autres avaient été découragés par tant de vains efforts. Sans doute avaient-ils raison. Je n’étais là que pour prouver à Irina qu’il était trop tard, qu’elle devait oublier définitivement son fiancé et se préparer à la douloureuse épreuve du deuil.
Nous dégagions des pans entiers de façade que nous accrochions à la grue. Nous déblayions un nouvel enchevêtrement de matériels divers et de câbles d’ascenseurs. Nous avions atteint les abords de la tour sud. Nous n’étions qu’à dix pieds du point d’impact de l’avion sur la tour. En fouillant les morceaux de ferraille, je trouvais un petit bout de métal blanc qui pouvait parfaitement être un résidu de Boeing 737.
En explorant encore, je découvris un petit morceau éclaté d’un cadran de téléphone. J’appris bien plus tard que, parmi les restes de matériels retrouvés, c’était le plus important ; ce morceau de cadran, et une chaussure de sport !
Il était dix-sept heures. J’étais épuisé, écœuré, le soleil se voilait avant de se coucher, je n’en pouvais plus. Le Lieutenant Saunders prêtait de moins en moins attention à mon travail. Lui aussi était désabusé. Tout ça pour rien. Je voulais tout arrêter, partir et oublier cet endroit maudit. À quoi bon, maintenant ? Les gros engins de chantier pouvaient désormais passer les premiers.
Je m’asseyais sur une poutrelle en suspension au-dessus de la montagne de gravats, lorsque je m’aperçus que celle-ci bougeait et risquait de me faire perdre l’équilibre. Ce n’était pas le moment de chuter au milieu de cet amoncellement : il n’y aurait plus personne pour m’aider à m’en sortir. Mais je découvris une sorte d’espace un peu plus protégé. La poutrelle sur laquelle je siégeais fut facile à déplacer, et je m’infiltrai dans une anfractuosité. Sans doute la première que je découvrais de la sorte. À l’intérieur de ce trou, je parvenais pratiquement à me tenir debout. Je scrutais soigneusement chaque recoin de ma nouvelle cavité, lorsque je découvris un petit objet coincé entre deux plaques qui constituaient un plancher. J’étendis la main dans la direction de l’objet, et sortis un collier de pacotille, sans doute issu d’un mouvement hippy, avec des perles métalliques de différentes couleurs et une grosse croix de Saint-André incrustée d’un métal un peu roux, sorte de cuivre.
Je décidai alors de conserver ce collier afin de le signaler aux autorités. Sans doute permettrait-il de reconnaître une victime.
Mais en principe, un collier se trouve toujours à proximité de quelqu’un. Je fouillai alors autour de moi, tentai de déplacer des structures de métal. Une partie de dalle de plancher qui s’étalait devant moi laissait deviner un réduit. Je réussis à m’y glisser, en espérant qu’au-dessus rien ne bougerait : il y avait sans doute plusieurs tonnes de matériel instable et je prenais des risques totalement disproportionnés.
C’est à ce moment que je devinais une forme humaine à portée de main.
Par réflexe, je lui parlais, mais il ne répondit pas. Je tendis la main vers sa bouche, mais il ne respirait pas. Je remarquais alors qu’il ne dégageait aucune des odeurs nauséabondes des cadavres en décomposition. Se pouvait-il qu’il soit encore vivant ? Je ne percevais pas sa respiration, mais j’espérais. Je tentai de lui flanquer une gifle pour le réveiller s’il était inconscient, mais l’exiguïté de l’endroit m’en empêcha. Alors je traînai le corps jusqu’à moi, et l’amenai jusqu’à la cavité dans laquelle je m’étais réfugié.
J’eus à peine le temps de reprendre mon souffle. J’étais en bonne position pour le sortir de sa prison. Je le tirai une dernière fois à moi et il tomba de tout son poids sur mes genoux.
Était-ce l’émotion, l’énergie dépensée toutes ces journées dans l’espoir de retrouver quelqu’un ? Cette fois-ci, c’était un corps entier ; et lorsque je le découvris, je ne pus m’empêcher d’éclater en sanglots.
Je serrais ce corps inerte contre moi, je lui parlais, le caressais, il symbolisait l’unique succès de mes recherches. Je le gardais contre moi, le berçant un peu comme s’il dormait, les yeux vides dirigés vers le ciel.
Je le regardais en détail afin de bien m’imprégner de son physique : c’était un garçon d’une vingtaine d’années, ses vêtements n’étaient plus que des haillons. Il ne devait pas être très grand, cinq pieds tout au plus, la peau douce sur un corps ferme. Ses yeux noirs restés ouverts indiquaient encore un léger strabisme qui le rendait d’autant plus attendrissant. Je lui baissai les paupières afin qu’il retrouve la sérénité. Quelques taches de rousseur parcouraient ses pommettes, et ses cheveux bruns, ondulés, tombaient autour de son visage. Son nez un peu trop court et sa peau trop blanche me firent penser qu’il avait dû être un peu timide.
Mais qu’il était beau !
Non, il n’était pas beau, il était charmant.
Pour la première fois de ma vie, je tombais sous le charme d’un garçon, et il était mort. Combien de temps, avait-il souffert ? Avait-il une petite amie qui le pleurait déjà ? Des parents qui le cherchaient ? Pour l’instant, il était à moi. Je le serrai contre moi, mes larmes tombaient sur son visage. Je le caressais, lui parlais comme si je pouvais encore le consoler. Je pesais alors le poids de la tragédie qui nous avait frappés à travers ce corps désarticulé.
Je restai ainsi prostré pendant un long moment dans mon trou, ce garçon contre moi. Ma main parcourait sa tête et je remarquai alors une chose pour le moins étrange : ce garçon n’avait pas de crâne ! Il avait bien un visage avec une mâchoire, des orbites pour les yeux, mais le dessus de sa tête était souple. Je vérifiais si, tout simplement, son crâne n’avait pas été brisé lors de la catastrophe, mais non, il n’y avait pas d’os du tout. Sous ses cheveux il y avait une peau intacte, sans la moindre cicatrice, qui recouvrait directement le cerveau. De telle sorte qu’au moindre coup sur la tête, le cerveau pouvait éclater. Peut-être que cette malformation lui avait évité de trop souffrir lors de l’effondrement de la tour. Mais cette particularité le rendait encore plus vulnérable. Pauvre garçon. D’où lui était venue cette anomalie, comment avait-il vécu ce handicap ?
J’imaginais ce qu’avait dû être sa vie lorsque j’entendis le Lieutenant Saunders s’égosiller à ma recherche. Je me signalai aussitôt, et je vis rapidement apparaître son visage au-dessus de la cavité dans laquelle j’étais réfugié avec mon cadavre dans les bras.
Le Lieutenant Saunders décida sans ménagement de me faire sortir de cet endroit, et nous évacuâmes nous-mêmes le garçon. Nous portions le corps inerte par-dessus les monticules de gravats et nous le déposâmes sur une civière, près d’une ambulance qui le conduirait à la morgue.
Par principe, les soigneurs l’auscultèrent. Ils constatèrent les multiples fractures dont il avait été victime à chaque membre. Je leur signalai la malformation de son crâne. Il fut difficile d’évaluer à quand remontait sa mort : certains éléments indiquaient qu’il avait succombé dès le premier jour, peut–être asphyxié, mais son corps semblait trop bien conservé et on pouvait aussi croire qu’il avait survécu quelques jours dans les décombres.
Les brancardiers s’apprêtaient à le charger dans l’ambulance lorsque je les arrêtai :
Les soigneurs qui me connaissaient bien maintenant acceptèrent. Dans tous les cas, vu son état, il n’y avait pas de raison de se précipiter.
À ce moment, il y eut une nouvelle alerte à la poche de gaz. Les pompiers se détournèrent un instant de la civière et donnèrent l’ordre d’évacuer l’endroit rapidement. À chaque fois que cela se produisait, tous les bénévoles devaient abandonner leur travail, se réfugier derrière des camions, attendre que les spécialistes interviennent, sécurisent le site le plus souvent en faisant tout simplement échapper le gaz, puis nous reprenions notre travail là où nous l’avions laissé.
Les techniciens du gaz se mirent en tenue de protection avant d’approcher la zone à risque. Nous attendions tous à l’abri, angoissés par le risque d’explosion, et pressés de retourner sur le chantier, et moi de saisir mon appareil photo.