Le secret de Javotte - Alfred de Musset - E-Book

Le secret de Javotte E-Book

Alfred De Musset

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Beschreibung

Le Secret de Javotte a été publié pour la première fois dans le Constitutionnel.

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littérature française, Classique, Alfred de Musset, nouvelles, AVENTURES

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Le secret de Javotte

Le secret de JavotteIIIIIIIVVPage de copyright

Le secret de Javotte

 Alfred de Musset

I

L’automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux cavaliers, âgé d’environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa monture, et s’amusait à sauter les haies, l’autre paraissait distrait et préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience, tantôt il s’arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un carrefour, il mit pied à terre, et s’avançant au bord d’un fossé, il ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable assez profondément ; il détacha une feuille de cette branche, et, sans qu’on l’aperçût, la glissa furtivement dans son sein ; puis, remontant aussitôt à cheval :

— Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t’en aux Clignets par le village ; nous rentrerons, mon frère et moi, par la garenne ; car je vois qu’aujourd’hui Gitana n’est pas sage, elle me ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.

Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le moins âgé des deux frères) partit d’un grand éclat de rire :

— Parbleu ! dit-il, mon cher Tristan, tu es d’une prudence admirable ce soir. N’as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton ? Mais tu as beau faire ; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette pauvre bête, d’ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour d’ici à une demi-heure.

— Pourquoi cela ? demanda Tristan d’un ton bref et presque irrité.

— Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère, parce que nous allons passer devant l’avenue de Renonval, et que ta jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là, et que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une jambe.

— Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-cœur, qu’est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries ?

— Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand ; et quel mal y a-t-il à cela ? Elle a de l’esprit, cette marquise ; elle aime le passe-poil, c’est de son âge. N’as-tu pas l’honneur d’être au service du roi dans le régiment des hussards noirs ? Si, d’une autre part, elle aime aussi la chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta veste rouge, est-ce que c’est un péché mortel ?

— Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si cela te plaît, rien de mieux ; mais pense sérieusement à ce que tu dis quand il y a un tiers pour l’entendre. Madame de Vernage est l’amie de notre mère ; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t’amuse, toi, avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances…

— La plus agréable, ajouta Armand.

— Tant que tu voudras. Tu n’es pas fâché, toi-même, d’aller à Renonval, lorsqu’on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d’esprit de notre part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c’est ce que tes discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais très bien que je n’ai pas plus qu’un autre la prétention de plaire à madame de Vernage…

— Prends garde à Gitana ! s’écria Armand. Regarde comme elle dresse les oreilles ; je te dis qu’elle sent la marquise d’une lieue.

— Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d’y penser sérieusement.

— Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.

— À quel propos cela ?

— À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu’on ne voit rien dans ce monde ? L’autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t’ai pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette bonne marquise, sur ce renseignement, n’a-t-elle pas eu la grâce de monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la plus noire de toutes ses robes ?

— Qu’y a-t-il d’étonnant ? n’est-il pas tout simple de changer de toilette pour dîner ?

— Prends garde à Gitana, te dis-je ; elle est capable de s’emporter, et de te mener tout droit, malgré toi, à l’écurie de Renonval. Et la semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir vêtue, n’a-t-elle pas trouvé naturel de m’installer dans la grande calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton tilbury, au risque de montrer sa jambe ?

— Qu’est-ce que cela prouve ? il fallait bien que l’un de nous deux subît cette corvée ?

— Oui, mais cet un, c’est toujours moi. Je ne m’en plains pas, je ne suis pas jaloux ; mais pas plus tard qu’hier, au rendez-vous de chasse, n’a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour qu’elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l’officier ? Plains-toi donc de moi, je suis ta providence ; au lieu de te renfermer dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance et tes secrets.

— Quelle confiance veux-tu qu’on ait dans un étourdi tel que toi, et quels secrets veux-tu que je te dise, s’il n’y a rien de vrai dans tes contes ?

— Prends garde à Gitana, mon frère.

— Tu m’impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j’eusse fantaisie d’aller ce soir faire une visite à Renonval, qu’y aurait-il d’extraordinaire ? Aurais-je besoin d’un prétexte pour te prier d’y venir avec moi ou de rentrer seul à la maison ?

— Non, certainement ; de même que, si nous venions à rencontrer madame de Vernage se promenant devant son avenue, il n’y aurait non plus rien de surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il est vrai ; mais qu’est-ce que c’est qu’un quart de lieue de plus ou de moins en comparaison de l’éternité ? La marquise doit nous avoir entendus sonner du cor ; il serait bien juste qu’elle prît le frais sur la route, en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la Bretonnière.

— J’avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la Bretonnière m’ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu’une femme d’autant d’esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot et traîne partout une pareille ombre ?

— Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et indigeste. C’est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis au monde pour l’état de voisin. Voisiner est son lot ; c’est même presque sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n’ai vu un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit ; et remarque bien que ce n’est pas un pique-assiette ordinaire et classique, qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot ; il serait plutôt disposé, s’il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer. S’il s’agit d’une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver que le baromètre est à variable. Si quelqu’un cite une anecdote, ou parle d’une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux ; mais il ne daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie à le souffleter. L’assommante créature ! je ne sais pas, en vérité, s’il est possible de causer un quart d’heure durant avec madame de Vernage, quand il est là, sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se placer entre elle et vous. Il n’est certes pas beau, il n’a pas d’esprit ; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d’être plus ennuyeux qu’un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les autres. Mais que lui importe ? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et tâche de gêner, de décourager et d’impatienter les vivants. Avec tout cela, la marquise le supporte ; elle a la charité de l’écouter, de l’encourager ; je crois, ma foi, qu’elle l’aime et qu’elle ne s’en débarrassera jamais.

— Qu’entends-tu par là ? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier mot. Crois-tu qu’on puisse aimer un personnage semblable ?

— Non pas d’amour, reprit Armand avec un air d’indifférence railleuse. Mais enfin ce pauvre homme n’est pas non plus un monstre. Il est garçon et fort à l’aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en passant ; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par état, sans compter l’industrie, comme dit Basile.

Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.