Le temps des larmes - Annie Gaborit - E-Book

Le temps des larmes E-Book

Annie Gaborit

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Beschreibung

Plongez dans l'univers méconnu des Indiens d'Amérique !

Presque deux ans après sa capture par des Indiens cheyennes, suite à des représailles, Edwina Anderson, appelée « Soleil » chez ces derniers, est aujourd’hui pleinement intégrée à ce peuple libre, fier et courageux. Mariée au chef de la tribu, Fils d’Aigle, qui l’aime passionnément, et bientôt maman, la jeune femme a trouvé son équilibre et coule des jours qui pourraient être des plus paisibles si le gouvernement blanc ne livrait pas une lutte acharnée aux derniers Indiens dits « sauvages », afin de les faire rejoindre les réserves.

Pourtant, un regain d’espoir naîtra dans le cœur de ces gens acculés au plus triste sort lors de la bataille de Little Big Horn contre les Blancs, dont ils sortiront victorieux. Mais ce sera aussi leur première et dernière grande victoire. Par la suite des tribus entières seront massacrées régulièrement jusqu’à ce que les irréductibles gagnent enfin les réserves.

Au sein de cette tourmente, Fils d’Aigle et Edwina seront arrachés l’un à l’autre, et chacun de son côté connaîtra de durs moments, sans abandonner jamais l’espoir fou de se retrouver un jour.

Un roman historique palpitant et passionnel qui dépeint les longues et périlleuses batailles des tribus indiennes pour conserver leurs territoires !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Tout dans cet ouvrage nous plonge directement au cœur d'un beau voyage. On sent la passion et l'important travail de recherche de l'auteur grâce aux nombreux détails qui facilitent notre évasion. À lire absolument ! - Critique sur Publishroom

Cette histoire est à la fois émouvante,haletante et pleine de rebondissements. Les Indiens d'Amérique n'ont pas eu la vie facile, l'auteur retrace leur histoire au plus proche de la réalité, comme si elle avait vécu à cette époque. C'est très enrichissant, et surtout facile à lire. À recommander sans modération. - Critique sur Publishroom

À PROPOS DE L’AUTEUR

Annie Gaborit a 58 ans et réside près de Royan. Atteinte de myopathie de longue date, l'écriture est la meilleure des thérapies et lui apporte l'évasion dont elle a besoin.

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@Annie Gaborit, 2014

ISBN numérique : 979-10-236-0012-4

[email protected]

http://www.publishroom.com

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Annie Gaborit a 58 ans et réside près de Royan. Atteinte de myopathie de longue date, l'écriture est la meilleure des thérapies et lui apporte l'évasion dont elle a besoin.

Paru précédemment le premier tome:

CAPTIVES DES CHEYENNES, éditions La Bruyère. Réalisé à compte d’auteur, cet ouvrage est encore disponible auprès de l’auteur. Adresse mail : [email protected]

Sommaire

Première Partie

Petit Aigle

Little Big Horn

Reddition

Retour à la civilisation

Cheyenne

Deuxième Partie

Oklahoma, Réserve des Indiens cheyennes

Compagnons de voyage

Mauvaise étoile

Grande solitude

Oklahoma, Réserve des Indiens cheyennes

Perdue dans l’hiver

Répit

La vie au ranch

De plaines en plateaux

Au purgatoire

En enfer

Geôle et cavale

Le « Sweet Home »

Troisième Partie

La route de l’espoir

Quand l’amour triomphe

Joie et bonheur retrouvés

Épilogue

Remerciements

« Si vous les hommes blancs, n’étiez jamais venus ici, ce pays serait encore tel qu’il était autrefois.

Vous nous avez traités de sauvages, vous nous avez appelés barbares, non civilisés. Mais nous étions seulement libres. »

Léon Shenandoah,

Iroquois

Les personnages de cette histoire sont imaginaires, exceptés : le colonel Miles, le général Crook, les chefs indiens Crazy Horse, Sitting Bull ou Dull Knife. Sont réelles également les coutumes indiennes, ainsi que la bataille de Little Big Horn. L’histoire elle-même, bien qu’étant inventée, s’appuie sur des faits véridiques, comme la déportation des Indiens dans une réserve aride d’Oklahoma, les épidémies qui les décimeront, la famine, leur fuite éperdue pour retrouver leur terre natale. À ceci près, que si tous les honneurs et les hommages vont, bien sûr, à la tribu du chef cheyenne Dull Knife qui a connu ce dramatique destin, elle est remplacée ici par une tribu fictive, afin de servir la tragédie amoureuse que vont vivre le jeune chef Fils d’Aigle et sa belle compagne de race blanche, unis par des sentiments profonds et leur enfant.

Les personnages de cette histoire sont imaginaires, exceptés : le colonel Miles, le général Crook, les chefs indiens Crazy Horse, Sitting Bull ou Dull Knife. Sont réelles également les coutumes indiennes, ainsi que la bataille de Little Big Horn. L’histoire elle-même, bien qu’étant inventée, s’appuie sur des faits véridiques, comme la déportation des Indiens dans une réserve aride d’Oklahoma, les épidémies qui les décimeront, la famine, leur fuite éperdue pour retrouver leur terre natale. À ceci près, que si tous les honneurs et les hommages vont, bien sûr, à la tribu du chef cheyenne Dull Knife qui a connu ce dramatique destin, elle est remplacée ici par une tribu fictive, afin de servir la tragédie amoureuse que vont vivre le jeune chef Fils d’Aigle et sa belle compagne de race blanche, unis par des sentiments profonds et leur enfant.

Première Partie

Petit Aigle

La sérénité régnait sur le village en cette fin de nuit de mois d‘avril, mois de la lune des jeunes bisons. La chasse printanière fructueuse avait fourni à la communauté son compte de viande et suffisamment de peaux pour remplacer celles usagées des tipis, et l’hiver pas trop rigoureux suivi d’un printemps clément avaient facilité les déplacements. Aucune perte humaine n’avait endeuillé les familles qui s’étaient réjouies plutôt des naissances multiples qui avaient eu lieu. Pourtant, alors que chacun aurait dû être ravi de toutes ces bontés envoyées par Maheo le Grand Esprit des Cheyennes, les cœurs étaient lourds. Refusant obstinément d’aller croupir dans les maudites réserves, les Cheyennes continuaient d’évoluer librement comme par le passé sur des terres aujourd’hui « concédées » par le gouvernement blanc, faisant fi des traités établis leur interdisant d’attaquer les forts militaires, des tribus ennemies, des fermes isolées, des convois de pionniers ou le chemin de fer, ce qui leur valait d’être déclarés « Indiens hostiles » et du fait chassés, traqués sans merci à présent. Or, ce n’étaient pas les irréductibles chefs Sitting Bull (Taureau Assis) et Crazy Horse (Cheval Fou) de la grande nation sioux qui montraient l’exemple de la soumission, au contraire, bien qu’une partie des ethnies de cette tribu ait fini de guerre lasse par gagner les réserves, eux préconisaient la résistance par tous les moyens. Sitting Bull exhortait ses guerriers par ces mots : « Écoutez jeunes hommes. N’épargnez personne. Qui que vous rencontrez, tuez-le, et prenez son cheval. Ne laissez vivre personne ! Ne sauvez rien ! »

Alliés depuis longtemps à la majorité des clans sioux, les Cheyennes suivaient ces propos à la lettre. « Pas de quartier » aurait pu être la devise du clan du chef Fils d’Aigle. Aucun Blanc sur leur chemin n’avait la vie sauve. Malheureusement pour eux, ce comportement particulièrement sauvage et rebelle leur valait de n’être plus tranquilles nulle part, les mesures de répression devenant toujours plus sanglantes. Jusqu’ici, ils devaient y avoir échappé grâce à la grande vigilance de Fils d’Aigle qui postait en permanence des guerriers autour du camp et dépêchait des éclaireurs de tous côtés qui revenaient à bride abattue prévenir du danger. De plus, des chevaux restaient attachés jour et nuit auprès des tipis et l’on dormait tout habillé, mocassins aux pieds. Cependant, combien de temps encore la vindicte des soldats les épargnerait-elle ?

Les dernières lueurs du feu éclairaient d’un chaud éclat orangé les deux êtres qui dormaient l’un près de l’autre. Brusquement, la jeune femme s’éveilla sous le coup de dague d’une douleur aiguë au ventre. Elle gémit légèrement mais savait ce que c’était. L’heure était venue. Elle s’assit avec lenteur.

Doté d’un sommeil léger surtout en ces temps incertains, Fils d’Aigle ouvrit les yeux aussitôt, puis posa son regard de jais sur cette ravissante femme blanche, sa femme, appelée Edwina chez ceux de sa race, surnommée Soleil ici, en raison de sa longue chevelure qu’elle avait naguère dorée, teinte en noir dorénavant par prudence. Edwina sentit la pression de sa main sur son épaule et cette pression formulait une question à laquelle elle répondit sans qu’il ait besoin de demander.

- Notre enfant veut voir le monde, émit-elle dans un murmure, en repoussant la peau d’ours qui la couvrait.

Elle se leva. Accoucher seule, loin du village la terrorisait. Cela faisait presque deux ans qu’elle avait été capturée avec sa mère par les Cheyennes, suite à des représailles où Fort Adams était tombé. Le général, son père, qui commandait le fort avait perdu la vie, ainsi que son mari et ses deux sœurs. Incapable de supporter la rude vie nomade des Indiens, sa mère était morte le premier hiver. Mais la jeune femme, elle, s’était adaptée après bien des souffrances physiques et morales. Très vite elle fut acceptée au sein de la tribu grâce à son courage, son endurance, sa bonté de cœur. Et Fils d’Aigle, qui aux premiers instants la maltraita passablement, parce que téméraire et insoumise, apprécia à sa juste valeur sa bravoure, sa vaillance, sa dignité indiscutable à travers l’épreuve cruelle qu’il lui fit subir, parce qu’elle l’avait défié. Dès lors, son attitude envers elle changea du tout au tout. Il en tomba amoureux et le jour où ses sentiments furent partagés, il ne tarda pas à la prendre pour épouse. Depuis, ils vivaient tous les deux un amour sans faille. Néanmoins, bien qu’elle soit aussi dure à la tâche que les autres femmes et qu’elle n’ignorât plus rien des coutumes, l’accouchement solitaire lui apparut toujours comme une épreuve terrifiante. Mais le moment était arrivé, elle devait faire face.

Levé à son tour, son époux s’approcha d’elle tandis qu’elle rassemblait des affaires : Deux couvertures, une pour elle, une pour le bébé, un sac en cuir contenant une sorte de bourre de coton que produisait une plante spécifique qui servirait de garniture pour elle et l’enfant, une gourde remplie d’eau, du tissu, son couteau.

- Je t’accompagne, Soleil, déclara-t-il, la nuit n’est pas achevée, il serait imprudent de te laisser sans protection. Sais-tu où aller ?

- Dans la sente de l’arbre mort, répondit-elle, la voix altérée par une forte contraction qui la contraignit à se plier en deux.

Malgré tout, un immense soulagement l’envahit. Il venait avec elle, et bien qu’il se tînt à l’écart, elle ne serait pas complètement livrée à elle-même. Il ramassa le paquetage, saisit sa carabine et sortit, suivi de son épouse. Dehors, Invincible, le poney favori de son maître dormait, couché, non loin du piquet où il était attaché. Celui-ci le chargea des affaires, l’obligea à se lever, le détacha. Il grimpa sur son dos en voltige et tendit la main à sa compagne pour la prendre en croupe, puis ils se mirent en route au pas. Au-dessus d’eux la nuit étendait son dôme noir piqueté d’étoiles, mais à l’est l’horizon pâlissait. Le ciel était limpide, la journée promettait d’être belle et l’air frais embaumait la terre humide, la mousse, l’herbe nouvelle, les berges foisonnantes de fleurs sauvages du Missouri qui déroulait ses méandres d’argent à une portée de flèche du camp. Le village était calme en cette heure précoce, ils ne rencontraient âme qui vive, à part les chevaux près des tipis. Des feux épars couvaient sous la cendre en attendant que les vieilles femmes qui en avaient la charge, se rendant encore un peu utiles par ce travail, viennent les ranimer. À chaque douleur qui tourmentait le corps de son épouse, Fils d’Aigle la sentait se raidir et des plaintes sourdes qu’elle avait du mal à retenir franchissaient ses lèvres. Il mit Invincible au trot. Rapidement ils furent à la lisière du village où patrouillait une dizaine de guerriers. À une centaine de mètres de là, l’arbre mort, un frêne gigantesque étendant ses ramures squelettiques dans l’aube naissante leur apparut distinctement. Le temps d’un court galop et ils parvinrent à proximité de son tronc noueux, tordu, d’où partait une sente abrupte qui descendait jusqu’au fleuve, bordée d’arbrisseaux parés d’un délicat feuillage vert tendre. Ils s’y engagèrent. À la moitié du parcours, Edwina indiqua sur la gauche un fossé tapissé de mousse et d’herbe sèche rase, en forme de nid, caché en partie par des buissons d’airelles, ombragé par un aulne. Venue ramasser du bois mort avec sa belle-sœur, Joli Sourire, quelques jours auparavant, elle avait repéré cet endroit accueillant. Immédiatement il lui avait plu et elle avait souhaité pouvoir mettre son enfant au monde ici. Pouvait-elle être mieux exaucée ? Elle l’était, oui, au-delà même de ce qu’elle avait espéré puisque Fils d’Aigle, ce beau guerrier, fier, valeureux, ce chef indomptable, cet homme qu’elle chérissait plus que sa vie était là, avec elle. Sa présence l’aiderait, la soutiendrait. Il sauta du poney, l’aida à en descendre, débarrassa l’animal des paquets qu’il déposa à terre. Son regard alla du nid végétal à Edwina. L’anxiété se lisait dans ses yeux de jade. Doucement, il l’attira dans ses bras.

- Je reste là, tout près, chuchota-t-il, que ton cœur s’apaise.

- Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, dit-elle, au bord des larmes. Chez les Blancs les femmes sont assistées. J’admire les femmes indiennes, elles sont particulièrement courageuses, plus que moi.

Fils d’Aigle prit son visage entre ses mains, embrassa tendrement ses lèvres en murmurant :

- Courageuse, tu l’es autant qu’elles, tu le sais et tu vas l’être cette fois encore. Va petit oiseau, je ne bouge pas d’ici. Mais si cela se passe mal, imite le cri du pigeon et j’irai chercher ma mère.

Edwina accepta d’un signe de tête et récupéra son chargement, mi-réconfortée, mi-désemparée. Elle étala l’une des couvertures dans le creux de ce lit moelleux, puis disposa tout ce dont elle allait avoir besoin à portée de main. Les oiseaux commençaient à gazouiller dans les branchages en même temps que le ciel se colorait des tons pastel de l’aurore. Le soleil incendierait bientôt les collines mauves qui se découpaient dans le lointain. À demi ? étendue, la jeune femme remonta haut sa robe de daim sur son ventre, éparpilla un peu de la garniture entre ses cuisses, secouée par une contraction d’une violence telle qu’elle s’empressa de déchirer un bout de tissu et de mordre dedans car elle ne retiendrait plus ses cris longtemps. Et c’est ce qu’il fallait éviter. Des cris risquant d’alerter un éventuel ennemi, la discrétion s’imposait en toutes circonstances. Les Indiennes, en général, accouchaient silencieusement. En sueur, perdue dans une mer de douleurs, elle ne distinguait plus rien autour d’elle, n’entendait plus aucun bruit, le monde s’effaçait, ne demeurait que la souffrance, un univers de souffrance. Le temps s’immobilisa, elle en perdit jusqu’à la notion…

Pendant ce temps, assis sur une souche d’arbre, Fils d’Aigle sculptait avec son couteau à scalper un canoë miniature dans un morceau de bois. Seulement séparé de sa compagne par un rideau de hautes herbes qui s’inclinait sous le souffle d’une légère brise, lui parvenaient ses plaintes, ses halètements de petit chien blessé, sa respiration plus régulière lorsque les tourments de l’enfantement lui accordaient une trêve. Nombreuses étaient les réflexions qui le taraudaient et contradictoires. D’un côté, l’immense bonheur d’avoir créé la vie, de devenir père, de protéger ce petit être fragile, de le voir s’épanouir plus tard. Et d’un autre, justement, y aurait-il un plus tard ? Le futur s’annonçait si sombre. Alors sa joie retombait et la tristesse prenait le pas sur elle. Mais soudain, au milieu de ses funestes pensées, une sorte de miaulement, de vagissement nettement reconnaissable se fit entendre. À nouveau ses traits s’illuminèrent, son cœur battit plus vite, ses yeux brillèrent un peu trop. L’enfant était né.

Edwina souriait. Elle revoyait le ciel d’un bleu lumineux maintenant, elle réentendait les oiseaux, les stridulations des grillons, le murmure soyeux du Missouri en contrebas, elle sentait la caresse du vent sur son visage. Elle était heureuse au point que son cœur en était douloureux et qu’il lui semblait prêt à éclater dans sa poitrine. Là, dans ses bras, s’agitait ce petit bout avec qui elle avait si durement bataillé. Mais quelle récompense ! Son regard attendri s’attardait sur sa frimousse ronde au crâne garni d’un duvet noir fourni, ses menottes qui battaient l’air, sa minuscule bouche semblable à une cerise qui s’ouvrait sur des cris furieux. Qu’il était mignon ! Qu’il lui donnait envie de rire ! Cependant, il devait impérativement se taire, et pour ce faire, Edwina, à contrecœur, parce que dangereuse, dut recourir à la méthode radicale qu’employaient les mères indiennes. Elle couvrit sa bouche d’une main et de l’autre lui pinça le nez. Plusieurs fois de ce traitement rigoureux suffisaient pour que les bébés apprennent à ne pas pleurer. Il en allait de la sécurité des tribus, de tout temps, que leurs déplacements ainsi que les emplacements des villages, notamment la nuit, demeurent dans l’anonymat. Précautionneusement elle posa l’enfant sur la couverture, coupa le cordon d’un coup de couteau, le noua, puis à l’aide d’un tampon de tissu imbibé d’eau nettoya le charmant corps potelé du nouveau-né qui se laissait faire en babillant. Ensuite, la jeune femme réunit ses affaires et enveloppa son fils dans la couverture qui lui était destinée.

- Mon tout-petit, fit-elle à mi-voix, en le soulevant de terre, mon tout-petit. Viens, il est temps de te présenter à ton père. Mon tout-petit, mon petit aigle. Il va être si heureux d’avoir un fils. Tu sais mon petit homme, tu as le plus beau père de la Terre. C’est un grand guerrier, courageux, comme tu le seras toi, mon enfant.

Fils d’Aigle qui écoutait son épouse, souriait. Ses éloges le flattaient mais il était avant tout, ému et fier d’elle, fier de cet adorable chérubin qu’elle lui mit dans les bras, et tellement joyeux tout à coup.

-Ô Soleil, ma tendre compagne, murmura-t-il, mon cœur s’envole avec l’aigle dans les nuages. Je t’aime tant ma douce femme. Merci de m’avoir donné un fils aussi beau. Je t’ai entendue l’appeler petit aigle, eh bien ce sera son nom jusqu’à ce qu’il en change à son premier exploit.

Il déplaça l’enfant sur un bras et de l’autre enlaça Edwina qui se blottit contre sa poitrine, des larmes plein les yeux. Serrés l’un contre l’autre, ils s’accordèrent une parenthèse de tendresse, se confiant leur joie, leur émotion commune, se chuchotant des mots d’amour. Et puis ils reprirent la route du village sous un soleil à la tiédeur agréable, prolongeant délicieusement l’intimité à laquelle ils venaient de communier.

Lorsqu’ils mirent pied à terre devant leur tente, une grande effervescence régnait dans le camp où chacun vaquait à ses occupations. Mais Edwina n’entra pas chez elle. Elle se dirigea droit sur la demeure de son amie Cornes de Lune. Mère pour la seconde fois d’une petite fille de quelques semaines, celle-ci lui avait proposé spontanément de lui servir de nourrice le temps que s’opère sa montée de lait. La jeune femme la trouva en train de racler une peau d’antilope sous l’œil attentif de sa fille aînée âgée de six hivers.

- C’est un garçon, il se nomme Petit Aigle.

L’information fut émise par Edwina d’une voix éteinte. Vidée de ses forces, fébrile, tremblante, la jeune femme se sentait incapable d’entreprendre ses activités habituelles. D’ailleurs, durant ces deux derniers mois de grossesse, elle s’était vue contrainte de faire appel à sa belle-mère pour l’aider dans son travail quotidien. Elle vouait une admiration sans borne à ces femmes qui reprenaient comme si de rien n’était leur labeur dès que l’enfant était né. Cornes de Lune en était le vivant exemple. De quelle essence étaient-elles conçues ? Forte et endurante, elle l’était de nature et l’éducation virile qu’elle avait reçue de son père avait encore décuplé ces qualités, ainsi que l’existence souvent difficile qu’elle menait ici, mais là c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle aurait donné n’importe quoi pour aller dormir. Cornes de Lune qui l’observait devinait son état de fatigue aux cernes mauves qui intensifiaient l’éclat vert de ses yeux magnifiques. Des yeux de chat qui hypnotisaient son époux. Malgré tout, parfaitement indianisée, rien dans son attitude ne trahissait sa lassitude extrême.

- Va te reposer, petite sœur, lui proposa-t-elle, je te ramènerai Petit Aigle après la tétée pour que tu puisses le montrer à Source des Grands Pouvoirs.

Edwina baissa la tête, gênée ; ce que voyant, la jeune Indienne ajouta :

- N’aie pas honte, Soleil, nulle n’est à l’abri d’une défaillance, nous ne sommes pas tous fabriqués de semblable façon.

Un pauvre sourire sur les lèvres, Edwina balbutia un vague merci en virant sur ses talons et gagna son habitation à la fois découragée par les corvées qu’il lui faudrait exécuter en dépit de l’épuisement qui l’anéantissait, ainsi que par la visite au vieux guérisseur, homme-médecine ou chaman comme on désignait ces personnes selon les tribus. Il soignait à merveille, Edwina le savait d’expérience, mais avant tout devin, il lisait au tréfonds des âmes comme dans un livre et son regard pénétrant la faisait frissonner.

Aux abords du tipi, Invincible broutait rattaché à son piquet. Son maître, lui, se trouvait chez Source des Grands Pouvoirs avec qui il souhaitait s’entretenir avant que son épouse le rejoigne. Le battant de cuir rabattu derrière elle, la jeune femme fut grandement surprise de découvrir qu’un feu ardent réchauffait l’intérieur de la tente, tout en léchant allègrement le fond de la marmite en fonte (nouveauté que l’on se procurait dans les innombrables cabanes de troc tenues par des Blancs) dans laquelle mijotait une soupe de viande agrémentée de racines, de baies d’amélanchier et d’herbes aromatiques, d’où s’échappait un appétissant fumet. Une conséquente provision de bois siégeait près du foyer. Et, étalée sur les fourrures de la couche conjugale, une robe de daim toute neuve superbement frangée et brodée de perles multicolores n’attendait qu’un essayage, à l’instar du solide berceau spécialement conçu pour le transporter partout, même à cheval, trônant à un pas du lit parental, n’attendait que le nourrisson. Le petit canoë de bois confectionné par son père, déposé à l’intérieur, serait son premier jouet.

Ces attentions d’une extrême gentillesse étaient le fait de Fille Intrépide, sa belle-mère. Qu’elle semblait loin l’époque où les deux femmes se vouaient une haine farouche ! Où la belle-mère s’était vengée de l’insolence de sa bru en la châtiant sauvagement dans la froidure de l’hiver. Ce qui aurait pu avoir pour conséquence de renforcer les hostilités. Il n’en fut rien, et, à la prière de Fils d’Aigle, les deux belligérantes avaient au bout du compte signé une paix définitive, à la satisfaction générale car leur mésentente affligeait l’ensemble de la communauté. Par la suite, elles apprirent à s’apprécier et une véritable affection naquit entre elles…

Reléguant ses souvenirs, Edwina réintégra le présent. Elle avait fait sa toilette et c’est avec un plaisir sans pareil qu’elle enfila la souple robe neuve, tannée avec un soin si particulier qu’on aurait dit du velours. Fille Intrépide lui faisait un don somptueux. Rompue mais détendue, heureuse, elle s’étendit au milieu des peaux de bêtes et ne tarda pas à sombrer dans un sommeil de plomb…

Dormit-elle longtemps ? Elle n’en eut aucune idée. Ce sont les appels mêlés de deux voix féminines à l’extérieur qui la ramenèrent à la réalité. À son invitation à entrer, Cornes de Lune et Fille Intrépide pénétrèrent dans la tente l’une derrière l’autre. Edwina les regarda venir à elle assise sur sa couche, elle n’avait pas le courage de se lever. Petite mais bien proportionnée, un visage rond avenant encadré de tresses décorées de perles, Cornes de Lune parla la première en lui tendant le bébé.

- Ma sœur, voilà ton fils Petit Aigle, c’est un nom qui lui convient à la perfection. Il est vigoureux et vorace comme ce bel oiseau. Il refusait de quitter la mamelle. J’espère que Source des Grands Pouvoirs lui conservera ce nom.

Edwina sourit.

- Je le souhaite également, dit-elle, émue, et je te remercie de si bien t’en occuper. J’ai hâte de te libérer de cette obligation.

- Ce n’en est pas une Soleil, tu le ferais pour moi aussi. Je te laisse.

Edwina acquiesça mais elle était déjà partie. Seule avec Fille Intrépide, la jeune femme ne put s’empêcher de l’admirer. À cinquante-six hivers, elle conservait un visage à l’ovale parfait à peine griffé de quelques rides au coin de ses yeux en amande, des lèvres pleines qui dévoilaient quand elle souriait des dents à la blancheur éclatante. Et ce port altier, volontiers hautain dont elle ne se départait jamais qui dénotait ses origines aristocratiques. Fille Intrépide était, en effet, princesse dans la tribu sioux Miniconjou dont elle était native. Quelle beauté, songeait Edwina en l’observant. Beauté dont ses deux enfants, Fils d’Aigle et son frère Thitpan, avaient hérité trait pour trait. La mère de son époux prit place à ses côtés. Toujours vêtue et coiffée avec soin, elle portait une robe richement brodée et ses longues tresses brunes filetées d’argent dégageaient un suave parfum floral. D’instinct, elle sentit que la jeune femme avait besoin de réconfort. Elle lui ouvrit les bras et Edwina s’y réfugia comme une petite fille.

- Cette toilette est-elle à ta convenance, ma fille ? S’informa-t-elle. C’est à la demande de ton époux qui désirait te faire un cadeau pour la naissance de votre enfant que je l’ai confectionnée. De fait, tu lui as donné un fils, c’est encore plus mérité.

- Naturellement qu’elle me plaît, répondit Edwina, des sanglots plein la voix. Ô ma mère, je te suis tellement redevable, tu fais tant pour moi, tu es si généreuse. Comment te remercier ?

Puis sans attendre de réponse, Edwina se dégagea doucement de la maternelle étreinte en déclarant avec fermeté :

- Viens vivre avec nous, mère. Il y a longtemps que j’ai deviné à quel point la solitude te pèse depuis que tu es veuve.

Fille Intrépide détourna la tête. Cacher son émotion était primordial pour cette femme rigide. Puis elle se leva avec la grâce d’une jeune fille sans toucher le sol des mains. Elle dirigea ses pas vers la marmite, saisit deux bols de bois parmi une pile laissée en permanence à proximité, à dessein de satisfaire l’appétit à toute heure.

- Mangeons, décréta-t-elle. J’ai faim, et toi, ma bru, il est impératif de renouveler les forces que tu as perdues durant l’enfantement.

Edwina acquiesça d’un hochement de tête et plongea une cuillère en corne de bison dans la soupe grasse où surnageaient de savoureux morceaux de lapin accompagnés de racines, sorte de navets sauvages, en guise de légumes. Néanmoins, elle revint à la charge.

- Tu ne m’as pas répondu, mère. Ne désires-tu pas venir t’installer chez tes enfants ? Quelle en est la raison ? De nombreuses femmes ou hommes aux liens de parenté divers se retrouvant sans familles le font. Pourquoi pas toi ? Fils d’Aigle m’en parle parfois, c’est pour cela que je te fais cette proposition.

Fille Intrépide qui avait réintégré sa place auprès de la jeune femme porta à ses lèvres une bouchée de viande, prenant le temps de la réflexion, avant d’expliquer :

- Je reconnais que beaucoup de personnes choisissent ce mode de vie en commun par commodité, mais dans l’ensemble, il s’agit de gens fort âgés, à quelques exceptions près. Moi, je suis encore éloignée du grand âge de ces vieilles femmes décharnées qui n’ont plus que pour but de dormir près de l’entrée des tipis, ratatinées dans une couverture usée, comme des rebuts, pour aux premières lueurs de l’aube, se traîner jusqu’aux foyers éteints afin de les rallumer. D’autant plus que lorsqu’on va vivre au sein des familles, on est tenu de distribuer ses biens dans un premier temps et de détruire sa demeure dans un second pour satisfaire à la règle. Rendu à ces extrémités, on n’est plus rien et cela, je le refuse catégoriquement. C’est trop tôt. Thitpan et Joli Sourire m’en ont touché un mot aussi et je leur ai fait la même réponse négative. Vous êtes tous charitables, mais tant que je le pourrai, j’ai décidé de rester indépendante. Mes fils sont bons chasseurs, leur surplus de chasse me nourrit largement. Présentement, cela me suffit.

Son repas achevé, la jeune femme reposa son bol et persista :

- Eh bien innove, contrecarre la tradition. Dès l’instant que cela ne nuit à quiconque, personne n’y redira, et garde ton habitation, tout en venant de temps à autre séjourner chez Joli Sourire ou chez nous quand l’ennui te sera insupportable.

À son tour Fille Intrépide reposa son bol en répliquant d’un ton sévère :

- N’insiste pas Soleil, c’est non. Je t’aiderai chaque fois que tu en exprimeras le souhait, comme aujourd’hui, quoique tu n’aies pas demandé, ou pendant les périodes de grosses chasses, mais les tâches achevées, je me retirerai.

À bout d’arguments, Edwina ne savait plus quoi dire. Elle regarda sa belle-mère s’emparer de Petit Aigle qui dormait entre elles deux. Elle sourit devant la petite bouche qui reproduisait inconsciemment un mouvement de succion, puis, contre toute attente, elle reprit sur le mode de la confidence :

- Et puis, il y a autre chose. Je ne sais pas comment te l’avouer…

Fille Intrépide marqua un temps avant de poursuivre sous le regard interrogateur de sa belle-fille.

- Voilà. Un soir de l’été dernier, tu étais tout juste enceinte à cette époque, je venais vous apporter de cette pâte de poisson parfumée au sirop d’érable que tu apprécies tant, Soleil. Or, voyant le battant de cuir à demi fermé, j’ai pensé que je pouvais me permettre d’entrer, puisqu’il ne l’était pas entièrement. Mais une fois à l’intérieur… Je… J’ai…

Edwina dévisageait sa belle-mère, de plus en plus étonnée. Bafouiller n’était pas dans ses habitudes.

- Que de mystères, ma mère, dit-elle, l’encourageant à poursuivre d’un sourire, qu’as-tu vu de si étrange ?

Les yeux baissés sur le nourrisson, Fille Intrépide reprit :

- Étrange n’est pas le mot. Fascination convient mieux. Car oui, j’en conviens, bien que je bafouasse affreusement les règles de la bienséance, j’étais fascinée par le spectacle que votre couple enlacé m’offrait. Le contraste saisissant de ta peau nacrée sur celle dorée de mon fils. Ta longue chevelure qui ondulait à chacun de tes mouvements, illuminée de reflets d’or, mêlée à la sienne couleur de nuit. Vos soupirs d’extase exhalés à l’unisson. Par tous les esprits de la Terre et du Ciel, que vous étiez beaux ! Je n’avais jamais vu s’aimer avec autant d’ardeur, sans aucune retenue. J’ai cru qu’il me serait impossible de m’arracher à cette vision, si sensuelle, que longtemps après, votre image m’a habitée. J’avais honte et j’étais émerveillée à la fois d’avoir été témoin d’un moment aussi intime. Alors, Soleil, comprends-tu mieux à présent à quel point ma présence risquerait de freiner votre ardeur amoureuse, d’être une gêne ?

Edwina qui avait rougi jusqu’à la racine des cheveux, muette, n’osait plus lever les yeux. Elle fixait ses mocassins avec tant d’intensité qu’on l’aurait crue en train de compter le nombre de perles cousues dessus.

Le rire de Fille Intrépide éclata si claire devant la mine de gamine prise en faute de la jeune femme que Petit Aigle ouvrit les yeux, l’air étonné et Edwina ne put s’empêcher de joindre son rire à celui de sa belle-mère.

- Va rejoindre ton époux, Soleil, lui intima-t-elle, il est grand temps et surtout ne sois pas embarrassée par mes révélations. C’est beaucoup de bonheur pour moi, au contraire, et la promesse d’autres petits enfants à venir. Allez va, ma fille, je vais veiller le feu et la cuisine jusqu’à votre retour.

Edwina se mit debout. Elle arrangea ses tresses enfilées dans des étuis de fourrure, piquée pour l’une à la base, d’une plume de hibou, défroissa sa robe, et recueillit Petit Aigle des mains tendues de Fille Intrépide. Au passage, elle récupéra le cordon ombilical de l’enfant enveloppé à l’intérieur d’un carré d’étoffe. Il était destiné au vieux guérisseur.

- Cette robe te va à ravir, tu es fort séduisante, ma fille, constata Fille Intrépide, occupée à remuer la soupe.

Un pied à l’extérieur, Edwina se retourna, touchée, et déclara :

- Je t’aime mère, tu sais, très fort.

La jeune femme ne vit pas scintiller les larmes dans les yeux de cette dernière, elle était dehors. Mais là, une nouvelle surprise l’attendait. Un adolescent d’une quinzaine d’années, Corbeau Sur Un Rocher, le fils de Tonnerre, tenait en longe une jument immaculée, d’une beauté à couper le souffle. Elle faisait partie du lot de chevaux sauvages qu’avait capturé son époux au début du printemps avant la grande chasse aux bisons. Jusque-là, Edwina ne l’avait vue que de loin dans la pâture. Une pure merveille. Parée sur le chanfrein du long éperon torsadé, elle aurait pu sans conteste, figurer la licorne des légendes. Sa robe, au soleil, était si brillante, que le nom d’Éclat de Lune traversa naturellement l’esprit d’Edwina. Préposé aux chevaux de concert avec une dizaine de jeunes gens de son âge, secondés par des enfants de huit dix ans, Corbeau Sur Un Rocher attacha l’animal au même piquet qu’Invincible.

- Elle est à toi, Soleil, l’informa-t-il, Fils d’Aigle m’a ordonné d’aller la chercher pour te l’offrir.

Sa mission accomplie, l’adolescent s’éclipsa, laissant la jeune femme bouleversée. Son époux la comblait. Impossible de détacher son regard de ce fringant coursier. Elle avança la main, flatta les naseaux veloutés, le front, le cou, la crinière soyeuse. Eclat de Lune allait au-devant des caresses, secouant légèrement sa tête superbe aux grands yeux noirs ombrés de longs cils blancs. Cependant, il fallait partir, elle était attendue. À l’oreille de l’animal, elle chuchota :

- Ce n’est que partie remise, ma toute belle, on fera plus ample connaissance par la suite.

Chemin faisant, elle tomba sur un attroupement de femmes qui, semblables à une volée de moineaux, l’entourèrent en pépiant, se disputant la place pour admirer l’enfant, la complimenter sur son élégance. De la sincérité de ses amies présentes, Rousse Antilope, Lac d’Argent, Pied Léger, elle ne doutait pas, mais certaines autres n’étaient que des commères envieuses et jalouses, toujours prêtes à la médisance. Que l’un des plus beaux hommes de la tribu, au sommet de la hiérarchie ait épousé cette femme étrangère plutôt qu’une des leurs, sang pur, n’eût jamais passé. Edwina en était consciente mais passait outre. Elle était estimée de la majorité d’entre eux, c’était, à ses yeux, le principal.

Après avoir repoussé cette bande de curieuses et de cancanières, la jeune femme poursuivit sa route. Enfin, elle entrait dans le tipi sacré, éternellement dressé à l’extrémité nord du camp, de Source des Grands Pouvoirs, familièrement appelé grand-père par tous. Le visage grave des deux hommes indiqua clairement à l’arrivante sur quoi leur conversation avait roulé. L’avenir. L’avenir synonyme de malheurs. Le massacre des tribus devenu monnaie courante ces temps-ci, ou la déportation dans les réserves. Mort rapide ou mort lente, dans les deux cas de figure, la mort. Et chaque jour ces deux hommes démunis, proches du désespoir, conjuguaient leurs efforts : clairvoyance pour l’un, mesures de protection, de défense pour l’autre afin de continuer vaille que vaille à guider le peuple hors du danger.

Edwina vint s’asseoir à la droite de son époux, en face du guérisseur. Un demi-sourire fleurit sur ses lèvres à la vue du nourrisson installé sur les jambes repliées de sa femme. Leurs yeux se croisèrent furtivement mais l’intensité de leur amour y fulgura intensément. Fils d’Aigle prit sa main dans la sienne. Une envie folle de l’embrasser, de se lover contre cet être qu’elle aimait de toute son âme submergea la jeune femme. Bien sûr, elle s’abstint et c’est immobile, droite, qu’elle attendit que l’homme-médecine prenne la parole, mal à l’aise sous le feu de son regard scrutateur. Cela lui sembla durer une éternité, quand enfin retentit sa voix de bronze :

- Donne-moi ton enfant et le cordon, Soleil.

Edwina releva les yeux sur son masque impassible et s’exécuta. Fils d’Aigle reprit sa main qu’il serra plus fort tandis que le vieil homme extrayait le petit de sa couverture. Tel une marchandise il le soupesa, l’examina sur toutes les coutures.

- Son nom ? demanda-t-il abruptement.

- Petit Aigle, grand-père, si tu y consens, répondit Fils d’Aigle.

Un hochement de tête fut sa réponse. Il approuvait. Puis il préleva une touffe du duvet qui couvrait son crâne avant de le rendre à sa mère. Durant ces vigoureuses manipulations, l’enfant réveillé n’avait pas protesté, ce qui eut l’air de plaire à Source des Grands Pouvoirs. Mais lorsque, distraite par les imitations de sourire du nouveau-né, Edwina reporta son attention sur lui, elle le découvrit profondément absorbé dans la contemplation du cordon ombilical et de la touffe de cheveux déposés devant lui. Sa physionomie s’assombrit singulièrement.

- Coupez-vous chacun une mèche de cheveux et donnez-les moi, commanda-t-il d’une voix tout à coup lointaine.

Fils d’Aigle obtempéra sans poser de question. Il dégaina son couteau de son étui brodé et tailla une mèche dans sa longue chevelure d’ébène. Edwina pratiqua pareillement de son côté après avoir dénatté à moitié l’une de ses tresses. Source des Grands Pouvoirs les lia avec un lien de cuir pour qu’elles ne s’effilochent pas et les disposa l’une près de l’autre, voisines des attributs de l’enfançon. Le silence était palpable. Fils d’Aigle le rompit le premier :

- Que distingues-tu, grand-père, est-ce grave ?

Connecté en dualité tant avec le futur qu’avec le présent, l’homme-médecine fit l’impression d’être rendu à l’autre bout du monde quand il proféra en premier lieu une réponse inintelligible, qui subitement devint nette.

- Une victoire ! Une victoire indienne sans précédent, tonna-t-il. Je ne sais ni le lieu ni l’époque, simplement ce sera du jamais vu.

Sa voix amplifiée par l’apparition de cette vision extraordinaire, s’éteignit en ajoutant :

- Chaos ! Chaos pour notre peuple.

Les yeux rivés sur les braises rougeoyantes du foyer, Fils d’Aigle se projetait au cœur de cet avenir dont un coin était dévoilé. La signification ne pouvait être plus limpide. Derrière cette bataille, contre les Blancs sans doute, la répression envers les tribus s’avérerait aussi sans précédent. Chaos. Le mot résumait tout. Il jeta un coup d’œil à Edwina. Les yeux baissés sur l’enfant, une larme glissait sur sa joue. Il chercha sa main. Sorti de la transe dans laquelle il avait sombré, Source des Grands Pouvoirs rangeait à l’intérieur d’une très petite bourse en peau le cordon accompagné du duvet de Petit Aigle. Il tira sur le lacet de cuir pour la fermer et la tendit à sa mère qui la lui fixa au cou. L’enfant ne se défera de cette protection contre les malheurs de la prime enfance qu’à la puberté. À terre, devant le vieil homme assis en tailleur, demeuraient les mèches de cheveux de ses parents. La blondeur originelle transparaissant sous la teinture, celle de la jeune femme était facilement reconnaissable. Source des Grands Pouvoirs abîmait son regard dessus.

- Est-ce que nous serons séparés, grand-père ?

Cette fois-ci, c’était Edwina qui avait osé poser la question fatidique qui leur brûlait les lèvres à tous les deux. Car l’idée de la séparation les hantait au quotidien jusqu’à l’obsession. Edwina avait l’assurance d’en mourir de chagrin. Fils d’Aigle savait que sans elle, il n’aurait plus la force de se battre pour la sauvegarde de son peuple. Ils étaient complémentaires en tout. Et leur fils, qu’adviendrait-il de lui au cœur de cette débâcle ?

Le guérisseur qui était allé fouiller parmi ses sacs de médecines revint avec trois sachets de cuir de couleurs différentes.

- Commençons par ceci. C’est un remède qui régulera tes pertes de sang, Soleil. Deux ou trois fois par jour, tu avaleras une pincée de cette poudre diluée dans de l’eau.

Il remit à la jeune femme l’un des trois sachets. Celui-ci était noir. Et enchaîna :

- Maintenant, revenons à ce qui vous préoccupe. Voyez cette bourse blanche. Je place vos mèches de cheveux dedans. La verte, elle, reste vide. Je vais les mettre de côté et les oublier. En temps voulu, dès que la menace se fera grandissante, je vous ferai venir et nous regarderons ensemble à l’intérieur. Si la mèche de Soleil se trouve dans la bourse verte, vous serez inévitablement séparés.

Source des Grands Pouvoirs se tut et sur un geste péremptoire, coupa net aux interrogations qui allaient affluer. Néanmoins, il s’empressa de préciser :

- Comme précédemment, je ne peux dire si cette menace est proche ou non.

- Et pour notre fils, qu’en est-il ? S’enquit Fils d’Aigle d’un ton sourd.

- Il subira ce que nous subirons tous, mais il échappera à la mort.

Cette révélation appliqua un soupçon de baume sur le cœur des parents. Quant au reste, ils étaient atterrés. Ce qu’ils redoutaient tant risquait bel et bien de se produire. Le regard fixe, le visage hermétique, Source des Grands Pouvoirs ralluma la pipe au long tuyau, ornée d’ailes de pie qui avait servi à ouvrir l’entretien entre Fils d’Aigle et lui et le concluait. Il l’éleva et l’abaissa en prononçant ces mots rituels : « Ciel fume, Terre fume, » avant de la présenter à son hôte. Puis les jeunes gens prirent congé après une ultime recommandation de l’homme-médecine qui sonna à la manière du glas pour leurs cœurs inquiets : « Vivez, vivez avec force. Profitez de chaque instant comme si c’était le dernier. »

Lorsqu’ils furent en vue de leur tente, ils aperçurent Joli Sourire, leur belle-sœur, chargée d’un énorme fagot, en faction devant Eclat de Lune. Toutefois, dès qu’elle les vit, elle se remit en marche, n’adressant qu’un sourire furtif à Edwina. Fils d’Aigle l’intimidait et il aurait été inconvenant d’accoster le couple, les femmes entretenant une distance polie avec les hommes. Les deux amies se rattraperaient ultérieurement. Au cours de leurs travaux journaliers, elles ne manquaient pas d’occasion de bavarder. Fils d’Aigle qui avait entouré de son bras les épaules d’Edwina la lâcha pour caresser le chanfrein de la splendide haquenée. La beauté de l’animal allégeait tout à coup son âme tourmentée.

- Comment ma femme l’appelle-t-elle ? Questionna-t-il.

- Eclat de Lune.

- Très bien. Et plaît-elle à ma femme ? poursuivit-il d’un air espiègle.

Remisant à son tour ses noires pensées au fond d’elle-même, Edwina répondit sur un ton analogue :

- Comment pourrait-elle ne pas me plaire, mon mari ? J’ai rarement vu une bête aussi belle. Autant de fois qu’il y a de jours dans l’année, je te dis merci et te propose, dès que je serai rétablie, de faire la course. D’après son gabarit, ses jambes fines, elle est faite pour cela. Je serai vainqueur sans effort. Que paries-tu ?

Fils d’Aigle éclata de rire. Personne n’étant aux alentours et ne sachant pas qu’il y avait quelqu’un dans le tipi, il rétorqua, en se redressant fièrement de toute sa haute taille, dominateur :

- Ce que je parie ? Mais je parie que ce sera moi le vainqueur. Il n’existe pas de cheval meilleur qu’Invincible à la course. Je les gagne toutes avec lui, et je sais déjà ce que sera la récompense à ma victoire. Une nuit d’amour, ma femme, sans trêve ni repos. Voilà ce que j’exige. Il y a trop longtemps que mon corps a faim du tien sans pouvoir assouvir son appétit.

Tout en parlant, il s’était rapproché d’Edwina et l’étreignait avec fougue. Attirées par les éclats de voix, témoins de l’échange sans le vouloir, Cornes de Lune venue récupérer Petit Aigle pour la tétée, escortée de Fille Intrépide firent irruption sur le seuil du tipi. Instantanément, les jeunes gens s’écartèrent. Cependant, le regard ironique de Fils d’Aigle navigua de son épouse rouge brique aux deux femmes qui, les yeux cloués au sol, ne savaient comment se comporter. Fille Intrépide était une seconde fois témoin de leur intimité. Quant à Cornes de Lune, aussi serviable fut-elle, elle n’en représentait pas moins une redoutable pipelette et l’anecdote allait faire le tour du camp à la vitesse de l’éclair. Edwina avait la certitude d’être la cible de plaisanteries coquines et de regards moqueurs de la part de la gent féminine pendant quelques jours. Mais, c’était au fond sans importance, et se ressaisissant promptement, la jeune femme offrit un éclatant sourire tant à sa belle-mère qu’à la jeune Indienne à qui elle remit le nourrisson, en les remerciant sincèrement ensemble pour leur dévouement. À charge de revanche naturellement.

Un moment plus tard, après avoir méticuleusement bouchonné les chevaux, Fils d’Aigle vint retrouver Edwina dans leur tipi. Comme d’habitude dès qu’il rentrait, elle se précipita pour lui remettre les mocassins qu’il aimait porter à l’intérieur et lui servit sans tarder un bol de soupe aussitôt qu’il eut pris place en face du feu, côté nord, à l’endroit réservé aux hommes. En épouse modèle indienne qu’elle était devenue, elle patienta debout, dans l’attente de le resservir. Mais Fils d’Aigle n’aimant pas manger seul, il lui fit signe comme d’habitude de s’asseoir et lui demanda de prendre son repas avec lui. Et comme à l’accoutumée également, quand il eut terminé sur une poignée de fraises sauvages, elle lui présenta sa pipe, agenouillée, la tête penchée. Ces règles de convenances envers son époux avaient été rigoureusement inculquées à la jeune femme blanche par sa belle-sœur Joli Sourire, en plus d’une foule de conseils, dont, entre autres, éviter les mouvements d’humeur, la colère, en exprimant son désaccord avec calme et respect. Or, pour Edwina, écorchée vive, facilement révoltée, nantie d’un caractère entier, ce ne fut pas une mince affaire à mettre en pratique. Malgré tout, quand il lui arrivait encore parfois de n’avoir pas la conduite exemplaire exigée, Fils d’Aigle ne s’en formalisait pas outre mesure. C’était même un atout pour lui, car une épouse par trop soumise n’aurait pas pris aux jeux de l’amour les initiatives que sa compagne osait et qui lui plaisaient beaucoup.

La vaisselle débarrassée, la marmite retirée du trépied, les flammes ravivées par un nouvel apport en bûches, Edwina se dirigea vers un pare flèche contenant ses travaux d’aiguilles, dans l’intention d’assembler une nouvelle paire de mocassins qu’elle avait taillée pour son époux qui, à la manière de tous les hommes en usait une quantité considérable tant à la chasse que lors des raids guerriers. Fils d’Aigle la stoppa dans son élan. Il tenait à la main la brosse en poils de soie dont il lui avait fait présent lorsqu’ils se fréquentaient en cachette. Brosse qu’il avait acquise auprès de Blancs venus bivouaquer à proximité du village pour la nuit, guidés par un trappeur du nom de Kevin Jackson, un ami de longue date. Edwina savait ce qu’il voulait. Lui brosser les cheveux. Il adorait cela, tout comme elle, elle aimait le faire pour lui. C’était chaque soir un rituel de tendresse instauré entre eux, qu’ils n’auraient manqué pour rien au monde. Gentiment, il ordonna :

- Viens, petit oiseau.

- Si tôt, mon cœur ? S’étonna-t-elle, la nuit est à peine tombée.

Mais déjà, il l’entraînait vers l’amas de fourrures. Elle sourit.

- Si mon mari n’a pas ses mocassins en temps voulu, il sera mécontent et il se fâchera, poursuivit-elle, en résistant pour la forme.

- Je ne manque pas de mocassins et demain un nouveau soleil éclairera les mains de ma femme plus commodément que la lumière du feu. Elle n’en travaillera que mieux, répliqua-t-il en riant.

La jeune femme s’installa au creux des chaudes douceurs que formaient les peaux de grizzlys et de jeunes bisons, tandis que son époux s’agenouilla derrière elle. Une à une, il retira les parures de cheveux, défit ses tresses, puis avec des gestes amples, lents, il lissa la chevelure fort longue de sa compagne, qui attrapait la brillance du satin sous les coups de brosse répétés. Edwina ferma les paupières. Bercée par les douces paroles qu’il lui murmurait, ponctuées de baisers dans le cou, elle se laissait aller, envahie d’un bien-être indicible, enivrée par l’odeur de cuir et de tabac mélangé à de l’écorce de saule qui imprégnait sa tunique de daim. Dieu qu’elle était bien. La journée ne lui avait apporté que du bonheur. Un adorable petit garçon qu’il lui tardait de mettre au sein, l’amour impérieux de son époux, la maternelle affection de sa belle-mère, des cadeaux royaux. Baignant dans une totale quiétude, elle s’appuya langoureusement contre lui. Fils d’Aigle délaissa la brosse pour l’enlacer. Et soudainement, des pensées identiques les assaillirent. Les présages de l’homme-médecine, avec en prédominance celui qui les concernait directement, vinrent troubler le pur moment de félicité qu’ils partageaient. La jeune femme se détourna. Du bout des doigts elle caressa ses lèvres sensuelles, charmée par la régularité de ses traits. Elle s’attarda sur ses pommettes légèrement saillantes, son nez droit, son menton volontaire, se perdit dans la profondeur de ses yeux de jais étirés vers les tempes. Lui-même la contemplait amoureusement, passant en revue chaque partie de son délicat visage : Son front pâle, ses joues roses au velouté de pétale de fleur, ses lèvres incarnates bien dessinées, et ses prunelles d’émeraude à la transparence d’eau vive dans lesquelles il se noyait avec ravissement. Il resserra son étreinte. Edwina jeta ses bras autour de son cou, les larmes au bord des cils. Le cœur serré par un affreux pressentiment, ils échangèrent un long, un très long baiser…

La première prédiction de Source des Grands Pouvoirs allait se réaliser prochainement. Et si pour lui, elle resterait floue, en revanche, elle apparaîtrait bien nette à Sitting Bull, deux mois plus tard. Au cours de la Danse du Soleil où il s’appliquera l’auto-torture avec force cruauté, il aura la vision de soldats blancs marchant la tête en bas, signe de défaite au cours d’un combat. Deux semaines après, le dimanche 25 juin 1876 aurait lieu en effet, la célèbre et mémorable bataille de Little Big Horn.

Little Big Horn

Ou la défaite du général Custer. Les incessantes attaques hivernales avaient alerté les Indiens qui se regroupèrent et organisèrent leur défense. Parallèlement, l’exode printanier de ces derniers sous contrôle gouvernemental, accru par la fièvre de la guerre et les tensions dans les Black Hills où l’on trouvait de l’or, vint grossir de plusieurs milliers de Sioux et Cheyennes le camp de Sitting Bull et de Crazy Horse sur les territoires non cédés.

La campagne d’hiver du général Sheridan se transforma en campagne d’été : à la mi-juin 1876, trois colonnes armées dirigées par le général Crook, le colonel John Gibbon et le général Alfred H. Terry, convergèrent en direction des Sioux dans la région de Powder et de Yellowstone.

Pendant ce temps, les Indiens s’étaient déplacés vers l’ouest et la vallée de la Rosebud. Le 14 juin, les Sioux fêtèrent comme chaque année leur cérémonie sacrée de renouveau spirituel, la Danse du Soleil. Sitting Bull eut la vision que tout son peuple attendait. Il prédit une victoire triomphale pour les Sioux avec beaucoup de morts dans les rangs américains « qui tomberaient comme des mouches dans notre camp ». Cette vision prometteuse électrisa le peuple sioux.

En vérité, les soldats n’étaient pas loin. Les éclaireurs indiens signalèrent qu’une colonne bleue s’avançait par le sud. Plusieurs centaines de guerriers partirent à leur rencontre pour les combattre. Il s’agissait des soldats du général Crook. Parce que les attaquants quittèrent les premiers le champ de bataille, Crook cria victoire. À tort, car en réalité Crook rentra se ravitailler à la base à un moment critique de la campagne.

Ravis, les Indiens déplacèrent leur village dans la vallée d’un cours d’eau qu’ils appelaient Greasy Grass et les cartes d’état-major Little Big Horn. Dans la semaine qui suivit la bataille de Rosebud, les Indiens des réserves vinrent grossir le village qui doubla de taille et passa à sept mille habitants dont environ mille guerriers, répartis en cinq tribus sioux et des Cheyennes.

Le colonel Gibbon et le général Terry ignoraient la débâcle de Crook. Leurs éclaireurs signalèrent qu’une trace indienne remontait le Rosebud et les officiers en déduisirent qu’ils trouveraient le village à Little Big Horn. Selon le plan de Terry, Custer devait remonter le Rosebud avec sa cavalerie puis investir Little Big Horn dont la vallée serait par ailleurs bloquée par Terry et Gibbon. Si tout se passait normalement, Custer attaquerait l’ennemi par le sud tandis que Gibbon intercepterait les fugitifs éventuels par le nord. Gibbon serait prêt le 26 juin. Le 22 juin, Custer passa en revue son régiment, six cents hommes. « Loin de nous l’idée que c’était la dernière fois que nous le voyions », raconta l’un d’eux.

Deux jours plus tard, le 24 juin, la piste indienne tournait à l’ouest en direction de Little Big Horn, comme prévu. Mais la piste révélait aussi des traces fraîches, celles des Indiens des réserves venus rejoindre leurs frères. Le village devait être juste de l’autre côté de la montagne, à moins d’un jour de marche. Custer prit alors une décision très controversée : suivre la piste, cacher son régiment pendant la journée du 25 juin pour laisser à Gibbon le temps d’atteindre sa position, puis attaquer.

Un concours de circonstances vint contrecarrer son projet. À l’aube, ses éclaireurs, postés au sommet d’une montagne, détectèrent le camp ennemi à vingt-cinq kilomètres à l’ouest. Ils découvrirent en même temps plusieurs groupes de Sioux dans les parages. Custer comprit aussitôt qu’il devait changer de plans. À moins d’attaquer tout de suite, les Indiens s’éparpilleraient comme d’habitude et il n’y aurait plus personne à attaquer.

Ce jour-là, le 25 juin 1876, la chance légendaire de Custer l’abandonna. Ne connaissant ni le terrain ni l’emplacement exact du camp indien, il était obligé d’avancer à l’aveuglette et d’organiser son offensive au coup par coup. Lorsqu’il eut suffisamment d’informations pour agir en conséquence, il était trop tard.

Custer envoya le capitaine Benteem vers le sud. Prenant un chemin plus direct vers Little Big Horn, Custer débusqua un groupe d’environ quarante guerriers sioux. Au même moment, des nuages de poussière lui indiquèrent enfin l’emplacement exact du village indien. Il chargea le commandant Reno et trois compagnies supplémentaires d’attaquer le village et lui promit le renfort des cinq compagnies qui restaient sous ses ordres.

Reno prit presque les Indiens par surprise mais ne vit aucun signe des renforts que Custer lui avait promis. Avant d’atteindre les premiers tipis, qui appartenaient à Sitting Bull et aux Hunkpapa, Reno ordonna à ses troupes de mettre pied à terre. Un homme sur quatre emmena quatre chevaux à l’arrière. Les Sioux les encerclèrent par la gauche puis apparurent par l’arrière.

Au bout de quinze minutes, Reno décida de se replier dans la forêt, à sa droite, mais l’abondance de la végétation entrava sa maîtrise de la situation et la communication de ses ordres. Les Indiens se rassemblèrent de l’autre côté de la rivière pour attaquer par l’arrière.

Après une demi-heure, Reno jugea sa position intenable. Décidé à atteindre les hauteurs de l’autre côté de la rivière, il ordonna à ses hommes de se remettre en selle. Ils traversèrent la vallée au plus vite, attaqués par les Indiens sur leur flanc droit et à l’arrière. Arrivé au sommet, Reno démoralisé, compta les pertes : quarante morts, trente blessés et dix-sept disparus.

Lorsque le capitaine Benteem arriva, suivi de ses mules de bât, les Indiens se replièrent. Des coups de feu tirés en aval indiquèrent que les combats reprenaient ailleurs. Les soldats se ressaisirent et, sans qu’il soit vraiment besoin de donner des ordres, se dirigèrent vers le théâtre des opérations. La fumée et la poussière gênaient la visibilité et les Indiens repoussèrent les compagnies vers les hauteurs d’où ils venaient.

Sans le savoir, les compagnies de Reno et de Benteem venaient d’assister aux derniers instants des troupes de Custer. La bataille avait duré environ une heure. Custer et plus de deux cents officiers et soldats avaient péri. Il n’y eut aucun survivant.

Sur leur colline, à six kilomètres au sud, Reno et les sept compagnies qui restaient repoussèrent les attaques indiennes jusqu’à la nuit durant laquelle ils s’entourèrent d’une ligne de défense.

À l’aube, un coup de feu ouvrit le second jour des hostilités. Pendant toute la journée, sous une chaleur écrasante, les Indiens tirèrent sur les tuniques bleues. À deux reprises, ils arrivèrent si près que les officiers ordonnèrent aux hommes de charger. Tous, mais surtout les blessés, étaient torturés par la soif. Sous le feu ennemi, un détachement descendit la pente escarpée jusqu’à la rivière pour s’approvisionner en eau. Dans l’après-midi, la fusillade cessa.

Les Sioux et les Cheyennes avaient arrêté le combat. Leurs éclaireurs les avaient avertis que d’autres soldats arrivaient par le nord et ils levèrent le camp, ne voulant pas exposer leurs familles à un autre combat contre les tuniques bleues.

Alors que le soleil descendait à l’horizon, le soir du 26 juin, les soldats en poste sur les hauteurs virent des feux s’allumer dans la vallée. Un épais mur de fumée s’élevait qui cachait le village indien. Vers sept heures du soir, les soldats stupéfaits virent un long défilé émerger du rideau de fumée : des cavaliers, des femmes et des enfants à pied, des travois, des chevaux et des chiens. La file indienne gravit lentement le flanc ouest de la vallée, et se dirigea vers les Big Horn Mountains. En bas, dans la vallée, il ne restait plus que les débris éparpillés du camp indien.

Le lendemain matin, 27 juin, alors que la colonne du colonel Gibbon, le général Terry à l’avant-garde, parcourait le camp déserté, la raison de l’exode des Indiens apparut clairement. L’éclaireur-chef de Gibbon avait déjà répondu à la question qui brûlait les lèvres de chacun. En aval, les éclaireurs indiens du colonel avaient trouvé disséminés dans le ravin les corps mutilés des cinq compagnies de Custer. Au total, la moitié du septième régiment de cavalerie avait été tué ou blessé, deux cent dix morts y compris Custer. Quand Reno avait quitté la vallée et battu en retraite vers les hauteurs, cinquante-trois autres soldats avaient été tués et soixante blessés. Combien d’Indiens avaient payé la victoire de leur vie, on ne le saura jamais car la plupart des morts furent emportés par les survivants. Les estimations vont de trente à trois cents.

(Extrait de « TERRE INDIENNE », collection Autrement.)

Sur cinq kilomètres, le long de la rivière Big Horn, s’étirait le gigantesque camp indien regroupant environ 1 500 tipis abritant de 12 000 à 15 000 personnes, en majorité sioux et cheyennes. Il faut dire que la vision de Sitting Bull fut divulguée aussi loin que possible en vue de la bataille à venir. Alors, arrivèrent de partout des hordes de gens déterminés, hommes, femmes, enfants, accompagnés de tous leurs animaux, chiens et mers de chevaux. Le frottement continu des travois et leur nombre agrandirent les pistes jusqu’à huit cents mètres de large. Chaque jour voyait s’allonger à l’infini des myriades de colonnes humaines. L’ensemble des clans sioux avait répondu à l’appel, ainsi que les Cheyennes eux-mêmes divisés à la façon de leurs frères en différentes communautés. Une dizaine de jours avant le début des hostilités, Fils d’Aigle avait reçu la visite de quatre éclaireurs sioux du village de Sitting Bull, qui, après lui avoir détaillé la vision de leur chef, l’invitèrent sur sa demande à les suivre. Ayant regagné, comme tous les ans, depuis une poignée de jours leur campement d’été au bord de la rivière Platte, bien qu’éloigné de l’endroit où se déroulerait l’affrontement, le jeune chef cheyenne ne se fit pas prier. Il consulta Source des Grands Pouvoirs qui, se remémorant sa propre vision, donna son assentiment. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le camp fut démonté et le départ prit aussitôt à la suite des éclaireurs. Forts de deux mille âmes, ils vinrent agrandir l’énorme village qui, longeant la rivière Big Horn, se déployait à perte de vue…

Heureux d’avoir anéanti leur pire ennemi et son escadron porteur de mort, une bonne partie des braves de la communauté de Fils d’Aigle regagna son camp installé à proximité de celui des Miniconjou, parents de Fille Intrépide. À part quelques blessés sans gravité, ils étaient tous indemnes et remplis d’orgueil par la facilité de leur victoire sur ces soldats exécrés du septième de cavalerie et de leur chef « Longs Cheveux », ainsi surnommé par leurs congénères, bien que le combat continuât en d’autres lieux et continuerait jusqu’à la nuit. Pour leur compte personnel, ils s’étaient battus mélangés à leurs comparses sioux, après mûres réflexions, en usant de stratégie, ne prenant pas cela comme un amusement à leur habitude lorsqu’ils se mesuraient à des tribus ennemies, ce qui déconcerta passablement leurs adversaires. Dépourvus des artifices guerriers coutumiers, plumes, fétiches, peintures rituelles très colorées sur eux et les chevaux, silencieux, ne faisant pas usage de leurs cris de guerre, ils se fondirent au paysage sans se faire repérer. En un temps record, ils occupèrent tous les postes importants, surgissant de partout à la fois. Entassés à une dizaine derrière de maigres buissons, ils se dissimulèrent, puis rampèrent d’un trou à une roche sans se faire voir tout en alimentant un tir nourri de flèches tirées à la verticale qui retombaient en pluie drue sur l’ennemi bientôt débordé. Visant les buissons d’où partaient les flèches, les soldats ripostèrent à leur tour, mais sur du vent, leurs agresseurs s’étant déplacés ailleurs, invisibles, refaisant surface plus loin, diables déferlant en nombre accru. Quand ils tombèrent sur les soldats ils leur fendirent le crâne à coups de hache, leur tirèrent dessus à bout portant pour ceux qui possédaient des fusils. Les Sioux égorgèrent les blessés, les Cheyennes leur sectionnèrent le bras gauche, chacun laissant l’empreinte de son appartenance à telle ou telle tribu en pratiquant différentes mutilations distinctes. A ce rythme, le prestigieux septième de cavalerie fut taillé en pièces, haché menu sans en voir les roues tourner et le général Custer succomba d’une balle en plein cœur, le sourire aux lèvres.

Edwina rentrait chez elle, Petit Aigle dans les bras. Elle venait de rendre visite à Grande Sagesse, la grand-mère de Joli Sourire. Comptant quatre-vingt-deux hivers, la vieille femme qui l’avait si gentiment hébergée jusqu’à son mariage avec Fils d’Aigle, vivait dorénavant chez sa fille É