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Face à des éléments troublants de son passé, Henriette cherche à comprendre pourquoi la personnalité de sa grand-mère Léonie l’obsède tant. À travers des documents authentiques, elle retrace le parcours de cette aïeule qui a traversé le 20e siècle grâce à une volonté inébranlable. Comment Henriette pourra-t-elle affronter ses propres démons et bâtir son avenir en se basant sur cet héritage ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Laurence Tonnel s’inspire de sa vie familiale pour écrire "Léonie, enfant de la Belle Époque". Elle raconte l’histoire des gens simples, oubliés des progrès sociaux, qui ont dû lutter pour survivre durant cette période faste.
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Seitenzahl: 240
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Laurence Tonnel
Léonie, enfant de la Belle Époque
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laurence Tonnel
ISBN : 979-10-422-2116-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À la mémoire d’Apolline, d’Eugénie et de Léonie
Pour Simonne, à l’origine de ce livre
Belle Époque : 1890-1914,
À la charnière des deux siècles, la France se trouve un projet politique incarné par la Troisième République tandis que la recherche du sensationnel tente de faire oublier la misère quotidienne.
Il y a un intérêt de premier ordre, national aussi bien que républicain, à élever la condition des paysans. Il faut les mettre dans de telles conditions d’indépendance qu’ils deviennent le fondement inébranlable d’un régime de liberté (…).
Jaures
Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée.
Victor Hugo
Je sais trop que, dans le monde, la nature elle-même introduit des causes irréductibles de souffrance. Nous ne supprimerons pas la maladie, la mort des enfants, l’amour malheureux, mais, à côté de ces misères naturelles, il en est d’autres qui sont le produit d’un mauvais état social et qui peuvent disparaître avec lui.
Léon Blum
Ce livre, je l’ai dans la tête depuis des années. Une obsession, un devoir, une hantise.
Je voulais savoir qui était vraiment cette femme, ma grand-mère, née à la Belle Époque.
Tous les documents insérés dans le livre, les photos et ceux provenant des Archives du Nord sont authentiques.
Mais ce livre reste un roman avec ses personnages réels et d’autres, fictifs.
J’étais heureuse de pouvoir faire le lien avec la Bretagne, là où je réside actuellement, car j’avais à cœur de montrer certaines similitudes dans les conditions de vie de ce début de siècle, et parfois au contraire des particularités liées à la richesse du territoire et à son histoire.
Comme dans le livre, mon cœur est toujours partagé entre ces deux régions, les Flandres où j’ai mes racines, et la Bretagne où nous vivons et dont nous découvrons l’immense richesse culturelle chaque jour.
Je dédie ainsi ce livre à tous ceux qui, comme moi, ont eu besoin, à un moment de leur vie, de comprendre le passé pour éclairer leur présent.
— Tu es méchante. Comme ta grand-mère.
J’avais six ans quand ma mère m’a asséné cette phrase pour la première fois. Ce ne sera pas la dernière. Elle devait avoir raison après tout. Enfant, j’étais maladroite, menteuse, tricheuse, voleuse et en plus je n’étais pas jolie. Un strabisme à l’œil gauche, un corps peu harmonieux, un esprit constamment rebelle, je comprends qu’il était dur pour elle de m’aimer. D’ailleurs, c’était réciproque. À lui, je disais papa, à elle… je ne disais rien. C’était Elle.
Elle n’était pas mauvaise mère, ne me frappait pas plus que les autres parents de cette génération, du moins je le pensais, mais elle était quelconque. C’est ce que je lui reprochais le plus, sa médiocrité. À part s’occuper de la maison, elle ne faisait rien, n’avait de goût pour rien. Elle n’avait aucune activité, aucun talent, aucune passion, aucune aptitude particulière.
Elle existait uniquement dans sa fonction de génitrice et de femme au foyer. Elle ne lisait pas, n’avait pas d’ami(e), pas de centre d’intérêt. Sa seule fonction était d’exister. Mais dans quel but ? Faire des enfants, s’occuper de son mari, faire les courses, la vaisselle, le ménage et entretenir son petit potager pour réaliser avec fierté des « plats maison ».
Elle ne voulait pas de moi et me l’avait souvent répété. Mais la pilule n’existait pas et son mari voulait un deuxième enfant. Alors elle s’est laissé faire. Elle n’a pas fait l’amour, non, elle a juste accepté de faire « son devoir conjugal ». Il avait réussi à la convaincre au bout de cinq ans, qu’un deuxième enfant serait bien pour elle, qu’elle s’ennuierait moins toute seule à la maison dans son pavillon de banlieue. Il lui avait même fait miroiter qu’elle pourrait garder pour elle les allocations familiales versées pour un second enfant.
Elle qui n’avait rien, cela lui permettrait de s’acheter quelque chose à la Coop du village, où elle se rendait deux fois par semaine sur son vélo. Peut-être une petite crème de jour pour le visage ou un crayon brun pour ses sourcils, des frivolités qu’elle n’avait pas le droit d’acheter en temps ordinaire. Il lui donnait l’argent nécessaire pour les achats de la semaine, puis vérifiait le ticket de caisse. À côté de chaque montant, elle devait écrire à quoi la somme correspondait. Et toutes les semaines, il épluchait les comptes.
***
Je le revois assis à la table de la salle à manger, à cocher les sommes qu’il estimait exactes et à entourer de rouge celles pour lesquelles il avait un doute. Puis il sortait sa calculette et additionnait les montants. Le tout devait correspondre au centime près à la somme qu’il lui avait allouée.
Alors Elle avait dit oui. Elle avait même eu le droit de choisir le prénom. Il s’appellerait Henri. Mais quand il est venu au monde, c’était une fille, alors elle l’a appelée Henriette.
Je déteste ce prénom.
***
Ma grand-mère, la mère de papa, s’appelait Léonie. C’est plutôt joli, et ça rime avec des mots sympas comme harmonie et symphonie, mais il y a aussi tyrannie, ignominie, calomnie et schizophrénie, ceux-là sont quelque peu prémonitoires.
Il y a deux jours, on a enterré papa.
Elle, ça fait dix ans qu’elle est morte.
Léonie, ça fait bien plus longtemps qu’elle est partie. Elle a fini ses jours à l’hôpital psychiatrique. Et d’après Elle, c’est là que je finirai également. Papa n’a pas voulu payer pour l’enterrement de sa mère, alors elle est dans le quartier des indigents, au cimetière d’Armentières. Une croix en bois indique son nom ainsi que les deux dates qui enferment toute une vie :
1903-1981.
Et le hasard, si on y croit, fait qu’il repose avec sa femme à moins de cinq mètres de sa génitrice, dans une vraie tombe, avec une belle dalle en marbre rose, couverte de fleurs. Seule une rangée de buis les sépare.
À part nous, la grand-mère n’avait plus de famille. Papa m’avait raconté que Léonie venait de l’assistance publique, où les sœurs l’avaient placée, quand sa mère est morte en couches. C’est tout ce que je savais d’elle à part les histoires que m’a racontées mon père sur sa propre enfance, et les visites de la grand-mère à la maison, qui se terminaient toujours en drame.
Maintenant, il fallait vider la maison des parents. Ce pavillon de banlieue que j’ai détesté pendant vingt ans, avant de m’enfuir loin. Très loin. Ronan a pris une mesure radicale, il a fait venir une benne et une fois le brocanteur passé pour récupérer les meubles, il a jeté systématiquement par la fenêtre ce qu’il estimait n’avoir aucune valeur, sentimentale ou autre. Quand il avait un doute, il me regardait. Nous fîmes trois tas. Ce qui allait dans la benne, ce qui irait peut-être mais pas tout de suite parce que je n’étais pas prête, et ce que je gardais. Les objets ne m’intéressaient pas. Ils étaient liés à des souvenirs qui n’étaient pas les miens, des voyages auxquels je n’avais pas participé, des cadeaux qui ne m’avaient pas été destinés. Quant à ceux que je leur avais faits, ils étaient tous au même endroit, remisés dans un coin de la cave. Non, ce qui m’attirait, c’étaient ces mallettes fermées à clé, rangées sous son lit (il y avait longtemps qu’ils ne dormaient plus dans la même chambre), dont je connaissais l’existence car depuis toujours je le voyais s’enfermer dans sa chambre pour noircir des pages et des pages dans des petits carnets noirs.
Il aimait la poésie, savait manier la plume avec grâce et intelligence, et j’espérais que ces pages contenaient des trésors de beauté littéraire auxquels je pourrais me raccrocher, dont je pourrais me délecter et dont je serais fière. J’extirpais ainsi les trois mallettes, toutes identiques, métallisées et sécurisées par deux cadenas chacune. Dans la première, je trouvais effectivement lesdits carnets noirs. Beaucoup plus nombreux que je ne pensais, tous identiques, ainsi que des photos de femmes que je ne connaissais pas. Je parcourais en vitesse les premières pages de quelques-uns de ces petits calepins. Mais leurs postures ne laissaient aucun doute sur les relations qu’elles entretenaient avec mon père. Ma mère et moi étions au courant de ses frasques, mais je ne connaissais pas l’existence de ces clichés.
D’après les dates et les premières phrases que je commençais à lire dans les carnets, il s’agissait davantage de faits le concernant que de poésie. J’en compris tout de suite la teneur. Il avait écrit ses mémoires !
Sans savoir pourquoi, j’étais déçue. Je rangeais le tout, refermais la petite valise et la posais sur le tas « à emporter ». Dans la deuxième, un cahier recouvert d’une écriture presque enfantine. C’était un cahier d’écolier tel qu’il en existait autrefois. Les pages étaient jaunies et l’ensemble tenait à peine. Je l’ouvris avec d’infinies précautions. Je sus aussitôt que je tenais entre mes mains un trésor.
Sur la première page, une enfant avait écrit à la plume et en belles lettres liées ses nom et prénom : Léonie Houart. Je n’osais plus bouger comme si le moindre mouvement de ma part aurait pu endommager le précieux ouvrage que je tenais dans mes mains. J’en compris aussitôt la portée symbolique. Les battements de mon cœur s’étaient accélérés dès la lecture du nom de ma grand-mère. Mes mains tremblaient malgré moi, mon corps s’était statufié et mes yeux fixaient ces deux noms sans que mon regard osât se porter plus loin sur la page de peur qu’ils disparaissent.
— C’est quoi ?
Ronan était penché sur mon épaule. Inquiet de ne plus entendre de bruit, il s’était rapproché pour voir ce qui justifiait mon silence.
Instinctivement, je refermais le précieux cahier et le reposais dans la mallette.
— Rien de spécial. Je verrai ça après.
Je n’étais pas prête à partager ma découverte. C’était mon histoire et j’avais besoin de me l’approprier à ma façon, quand et comment ? je le déciderai.
Ronan n’insista pas. Il reprit la tâche ingrate du tri des meubles et objets divers dépareillés, cassés et inutilisables.
Je n’étais pas revenue dans cette maison depuis longtemps. Dans mon souvenir, rien n’avait changé. Et pourtant en y regardant de près, le parquet était taché, la tapisserie sur les murs se décollait et les meubles avaient tous subi les dommages que le temps leur avait infligés. L’électricité n’était plus aux normes, le chauffe-eau au gaz dans la salle de bain était maintenant interdit, et les chambres me paraissaient minuscules. Construit dans les années soixante, plus rien n’était au goût du jour dans ce pavillon pour lequel mes parents s’étaient endettés et y avaient consacré vingt-cinq ans de leur vie, se sacrifiant pour payer les traites tous les dix du mois. C’était une victoire énorme pour eux que d’être propriétaire de leur bien. Une revanche sur leur jeunesse d’enfant de la guerre.
Encore sous le coup de l’émotion que m’avait procuré la découverte du cahier de Léonie, je poursuivais l’inventaire des mallettes. Une enveloppe kraft contenait quelques photos, certaines avec des dates et des noms au verso. Je la remis à sa place quand je vis qu’elle recouvrait un deuxième cahier. En meilleur état, il était plus récent. Pas de nom sur la première page, mais les suivantes étaient recouvertes d’une écriture manuscrite, très différente de celle du premier et pourtant curieusement similaire. Parfois illisible, souvent sans aucun respect des lignes imprimées, elle courait d’un bord à l’autre de la page, de gauche à droite, marge comprise, avec de temps à autre des ratures si énergiques qu’elles avaient transpercé le papier. Ce n’était plus une plume mais différents stylos à bille qui avaient été utilisés.
S’agissait-il de la même personne à des années d’intervalle ? Mon instinct me disait que oui mais je ne pouvais l’affirmer. Je décidais de remettre l’objet à sa place, avec une certaine brusquerie, comme s’il me brûlait les doigts. Autant le premier cahier m’avait émue, autant celui-ci me faisait peur. J’étais incapable d’analyser ces sentiments qui me submergeaient subitement et je n’étais pas prête à leur faire face. Je sentais au plus profond de moi que ces cahiers allaient provoquer en moi un tsunami d’émotions qu’il me faudrait affronter tôt ou tard.
Mais ce n’était ni le lieu ni le moment. J’avais besoin d’un espace sécurisé affectivement, dans lequel je me sentais bien, et la maison de mes parents était loin de me procurer l’apaisement nécessaire.
Une deuxième enveloppe m’attendait à côté de la première. Autant j’avais eu hâte d’ouvrir les mallettes pour en découvrir le contenu, autant je devenais réticente à l’idée de continuer l’exploration de cette aventure mémorielle à laquelle je n’étais pas préparée.
L’enveloppe n’était pas scellée et je fis doucement glisser le contenu sur le tapis sur lequel j’étais installée. Vint se poser à mes pieds un petit paquet dans un tissu usagé. Je le dépliais doucement. Retenues par une ficelle, nouée probablement il y a fort longtemps, des dizaines de lettres, toutes dans leur enveloppe mais décachetées, apparurent. Elles avaient, semblait-il, été lues il y a des décennies avant de se retrouver ainsi emmaillotées dans du lin, un paquet cadeau à l’attention d’un ou d’une future lectrice.
À nouveau, j’étais tétanisée.
De peur que mon mari ne vienne troubler cet instant, je remis prestement les lettres dans la mallette, la referma et la posa sur la première, rejoignant ainsi le tas des objets « à emporter ».
Il me restait une dernière valisette à ouvrir. J’hésitais longuement. J’appréhendais le contenu sans m’expliquer d’où me venait cette hantise. Puis pour la troisième fois, je brisais les deux cadenas avec la pince trouvée sur l’établi de mon père et ouvris le couvercle rapidement de peur de changer d’avis. À mon grand soulagement, elle ne contenait qu’un classeur, du genre qu’on trouve dans le commerce à la rentrée des classes. C’était donc mon père qui l’avait acheté. Il contenait des tableaux et des documents d’archives. Ce devait être le résultat de ces investigations généalogiques dont il m’avait parlé.
Je savais qu’il avait passé beaucoup de temps à rechercher ses ancêtres du côté de son père et qu’il était remonté jusqu’au XVIIe siècle avec l’aide de cousins qui partageaient la même passion. N’ayant pas d’ordinateur et ne sachant pas à son âge utiliser internet, toutes ses recherches s’étaient effectuées par courrier et je constatais en feuilletant rapidement le classeur, la présence de nombreuses enveloppes portant le cachet de la mairie de Lille et celui d’autres villes environnantes. Sa mère ayant été abandonnée à sa naissance, il n’avait, disait-il, retrouvé aucune trace du côté maternel.
Il avait été très déçu à l’époque lorsque je lui avais signifié par téléphone combien cette quête ne m’intéressait pas. J’avais tiré un trait sur le passé, m’étais éloignée de la famille physiquement et moralement, et nos contacts étaient extrêmement sporadiques. Un appel de temps en temps, une visite annuelle de ma part et j’estimais avoir rempli mon devoir filial.
Nous habitions à Rennes et mes parents n’avaient jamais jugé intéressant de parcourir les six cents kilomètres qui les séparaient de leur fille et de leur petit-fils. Puisque j’avais décidé d’épouser un Breton, à moi d’en assumer les conséquences, me disaient-ils.
Ronan et moi avions hâte de terminer le tri des objets de la maison pour la mettre en vente le plus rapidement possible. La savoir en d’autres mains me permettrait de tirer un trait définitivement sur une période de ma vie qui ne m’avait laissé que peu de bons souvenirs. Je pressentais pourtant que la découverte des documents contenus dans les mallettes allait m’obliger à faire face à de possibles révélations sur ma famille. Mais surtout, j’espérais qu’elles me permettraient de comprendre pourquoi ma mère persistait à me comparer à cette femme dont j’avais hérité la chevelure rousse et rebelle, la petite taille, et, paraît-il, le caractère indiscipliné, révolté, parfois peste, et, d’après elle, souvent méchant.
Explorer cette facette de ma personnalité que je ne pouvais entièrement nier m’aiderait-il à ne point moi aussi sombrer dans la folie ? Ou mon destin était-il inscrit dans le marbre, de finir comme elle à l’hôpital psychiatrique, ou comme mon père de mourir de sénilité, ne reconnaissant plus ses proches, n’ayant à leur encontre que des propos haineux et hostiles ?
Il me fallait me plonger dans un passé douloureux pour comprendre de quoi mon avenir pourrait être fait et s’il était possible d’en dévier la trajectoire inéluctable. Léonie avait-elle été méchante dans sa jeunesse et à quoi pouvait-on attribuer cette folie qui l’avait conduite à sa fin ?
J’avais hâte d’en découvrir l’origine, de saisir l’évolution de son état mental, d’appréhender ces aspects de sa personnalité auxquels j’avais été confronté durant mon enfance. De quel mal souffrait vraiment Léonie ? Il était temps de découvrir la vérité.
Léonie, mon ange, mon amour
Je reposais aussitôt le fragile papier que je tenais dans une main.
J’avais décidé la veille de commencer par le paquet de lettres ficelé et protégé par le tissu en lin. Je mis les carnets noirs contenant les mémoires de papa de côté, rien ne pressait.
La troisième mallette qui contenait l’arbre généalogique du côté paternel m’intéressait moins et ainsi j’avais trié la correspondance de la valisette intermédiaire par ordre chronologique sans me pencher sur leur contenu, et gardé les deux cahiers et les photos à portée de main.
La première lettre, dont j’avais entrepris la lecture, était la seule sans nom d’expéditeur ou cachet de la poste. Seul figurait le prénom de Léonie sur l’enveloppe.
J’attendais que Ronan parte à l’université assurer ses cours pour disposer de temps et de tranquillité d’esprit face à la tâche qui m’attendait. Confortablement assise derrière mon bureau, un meuble ancien style Louis Philippe récupéré dans une brocante, ma tasse de thé à la main, j’avais déplié la première lettre, celle qui portait la date la plus ancienne : 28 janvier 1903. Je retournais la feuille et vis avec surprise qu’elle était signée :
Eugénie Houart,
Ta Maman
Je posais ma tasse de thé encore fumant sur le petit carré de liège aux motifs animaliers prévu pour ne pas abîmer le bois, et fixait la signature d’un regard incrédule.
C’était impossible.
Les paroles de papa résonnaient encore à mes oreilles : la mère de Léonie est morte en couches. À cette époque-là, ça arrivait souvent, tu sais. On ne sait même pas comment elle s’appelait.
Quelque chose ne tournait pas rond. Les morts n’écrivent pas de lettre. Comment pouvait-il ne pas être au courant ? N’avait-il pas lu ce courrier ? Étais-je la première à avoir dénoué précautionneusement le lien qui entourait les missives ? Et si oui, pourquoi ?
Je décidais de reprendre ma lecture.
Je t’écris cette lettre mon enfant pour que tu comprens pourquoi nous ne sommes pas ensemble toi et moi. Le directeur m’a dit qu’il te la donnera quand tu sera assez grande pour la lire. Et même si tout va bien, tu n’aura pas besoin car je te promets de venir te chercher dès que je pourrai.
En attendant il m’a dit que tu sera chez une bonne nourrice. Je t’ai donné le sein pendant les dix jours que tu étais avec moi et le docteur de l’hospice a dit que tu étais en bonne santé.
Il faut que tu me crois quand je te dis que si j’avais pu te garder je l’aurai fait. Mais je ne peu pas. Ma patrone m’a renvoyé quand elle a vu mon ventre rond. Maintenant je n’ai plu rien et je dois chercher du travail. Mais je penserai a toi tous les jour. Tu es si jolie dans ton panier, je suis sur que tu ne posera aucun problème.
Sois sage ma fille.
Eugénie Houart
Ta maman
Je reposais doucement le précieux courrier sur le sous-main en cuir marron posé sur le bureau. Un cadeau de Ronan lors de l’achat du meuble pour que je puisse écrire sans abîmer le bois.
Je bus quelques gorgées du Darjeeling dans la jolie tasse assortie au sous-verre. Mon esprit était anesthésié par ce que je venais de lire. Il avalait très doucement les informations contenues dans l’écrit resté sous mes yeux, au fur et à mesure que le liquide chaud du breuvage pénétrait dans ma bouche.
Mon cerveau petit à petit assimilait les données et les intégrait.
Je décidais de relire le texte pour être sûre de ce que je venais d’apprendre et des implications que ces révélations entraînaient.
Mais il n’y avait à présent aucun doute. Mon arrière-grand-mère, dont je venais d’appendre le prénom, avait sciemment abandonné son enfant âgée de quelques semaines car elle ne pouvait subvenir à ses besoins.
Une multitude de questions germaient dans mon esprit.
Mais celles qui revenaient le plus souvent étaient, Papa avait-il menti ?
Pourquoi ?
Connaissait-il l’existence d’Eugénie ?
D’où venait ce courrier ?
Comment lui avait-il été transmis ?
Davantage que l’abandon, ce qui me perturbait était la raison pour laquelle mon père, s’il avait découvert ses origines maternelles, avait décidé de les ignorer.
Je me levais et fis les cent pas dans la maison. Je ressentis le besoin de faire quelque chose, n’importe quoi, qui me permettrait de me déconnecter et de me débarrasser de ce sentiment d’oppression qui m’étouffait. Je ressentais un poids sur ma poitrine qui me coupait le souffle. J’avais du mal à respirer.
Je me dirigeais vers la cuisine, ouvris la porte du frigo et décidais de composer le menu de ce soir. Me concentrer sur quelque chose de trivial, voilà ce qu’il me fallait à cet instant. J’avais un reste de filets de poisson d’hier, je demanderai à Ronan de faire sa fameuse mayonnaise aux herbes et à l’huile d’olive, et j’ajouterai une salade de tomates. Avec un bout de fromage et un yaourt pour dessert, ce sera parfait. Je vérifiais qu’il me restait du pain et du beurre salé et je mettais une bouteille de blanc au frais. Cet enchaînement de gestes mécaniques me permit de lâcher la pression.
Soudain, mon regard fut attiré par un mouvement à l’extérieur de la maison. Le linge sur le fil se balançait au gré du vent. Voilà ce que je devais faire. Ramasser le linge et le rentrer avant qu’il ne pleuve. Je pris le panier en osier, sortis dans le jardin et pliais consciencieusement les draps et serviettes.
Puis je m’écroulais, plutôt que m’asseyais sur la chaise pliante restée sur la terrasse. Des larmes inondèrent mes joues peu à peu. Impossible de les retenir. Je ne savais même pas pourquoi je pleurais. Peut-être parce que mes recherches sur l’histoire de ma grand-mère commençaient probablement par un mensonge. J’en étais persuadée. Je le sentais. Peut-être l’avais-je toujours su. Ce que je ne comprenais pas, c’est qu’elle en était la raison. Et pourquoi cela m’affectait autant ?
Un coup d’œil machinal à ma montre me rappela à la réalité. Ronan n’allait pas tarder à rentrer. Je ne voulais pas qu’il me voie dans cet état. Je respirais profondément, lentement, comme je l’avais appris durant les séances hebdomadaires de yoga et chassais de mon esprit les révélations de cet après-midi pour me concentrer sur le rituel de la préparation du repas et l’accueil de mon mari.
J’avais eu la chance d’épouser quelqu’un de gai, toujours de bonne humeur, qui aimait son travail et s’y épanouissait. L’enseignement de l’histoire à la faculté de Rennes lui convenait parfaitement. Il aimait le contact avec les étudiants, et sa réputation d’excellent pédagogue le suivait depuis des années. Certains amis de notre fils qui avaient suivi ses cours m’avaient relaté combien il rendait l’histoire du moyen âge captivante. C’était sa passion et il était heureux d’en avoir fait une partie de sa vie.
Quand il rentrait de son travail, il accomplissait toujours les mêmes gestes. Embrasser sa femme, déposer sa vieille sacoche en cuir noir usée par le temps sur la chaise de son bureau et ouvrir son courrier confortablement installé dans son fauteuil préféré au salon. Je savais qu’après avoir subi le bruit inévitable généré par une horde de jeunes adultes dans les couloirs de l’université, il avait besoin de calme et d’un sas de décompression en rentrant chez lui. Au bout d’un moment, il venait m’embrasser dans la cuisine et me demandait :
— Ça s’est bien passé ta journée ?
Nous échangions alors sur nos différentes activités du jour, parfois un verre à la main, commodément installés l’un en face de l’autre, à l’intérieur ou sur la terrasse quand le temps le permettait.
Mais ce soir, malgré tous mes efforts, Ronan ne put s’empêcher de lire sur mon visage les signes d’un trouble que je n’étais pas arrivé à dissimuler. Debout dans la cuisine, je lui tournais le dos en préparant une petite assiette de choses à grignoter mais il n’était pas dupe.
— Qu’est-ce qui se passe ? me demanda-t-il aussitôt.
— J’ai commencé mes recherches sur ma grand-mère. Je me suis dit qu’il fallait que je respecte l’ordre chronologique et j’ai donc lu la première lettre, celle datée de 1903.
— Et ?
— C’est sa mère qui l’a écrite.
— Comment est-ce possible ?
— C’est bien ça le problème. Tout commence par un mensonge.
— Mince ! Et qu’est-ce qu’elle dit ?
— En fait, la lettre est adressée à sa fille. Elle lui explique pourquoi elle l’abandonne et lui promet de venir la rechercher quand elle le pourra.
Ronan resta bouche bée un moment puis m’entraîna gentiment vers le salon et me fit asseoir sur le canapé à côté de lui. Au bout d’un moment, il me demanda :
— Elle s’appelait comment ?
— Eugénie. C’est joli, non ? J’aime bien ce prénom, c’est doux à l’oreille.
Je me levais et allais chercher le précieux courrier, que j’avais protégé dans une pochette en plastique pour ne pas l’abîmer. Je le tendis à Ronan sans un mot. Il parcourut la courte missive, écrite recto verso sur un petit papier très léger, presque transparent. Ce n’était probablement pas du papier à lettres, mais simplement une petite feuille qu’elle avait trouvée ou demandée à quelqu’un. L’écriture était soignée mais les fautes dans le texte montraient qu’elle n’était pas allée longtemps à l’école. Il était déjà remarquable qu’elle sache écrire pour une femme de sa condition. Je vis que mon époux était ému également par le contenu de la lettre. Il y eut un silence qu’il était difficile de rompre. Mais Ronan s’en chargea.
— Tu sais ce qui serait intéressant ? C’est de retrouver son acte de naissance. Ça te donnerait probablement davantage d’informations.
— C’est une bonne idée. Tu sais comment on fait ?
— Non mais je n’ai pas cours demain. On peut voir ça ensemble si tu veux ?
J’acquiesçais aussitôt.
— En attendant, je te propose qu’on boive un verre en dégustant ce que tu nous as préparé et qu’on parle d’autre chose.
Nous finîmes la soirée en échangeant des propos légers. Ronan savait comment me distraire et me faire sourire en racontant des pépites trouvées dans les copies des étudiants qu’il avait corrigées ce matin, enfermé dans son minuscule bureau à l’université. Je lui étais reconnaissante de son soutien.
J’avais prévu de mener cette aventure seule mais je me rendais compte à présent que le fardeau serait trop lourd à porter.
***
— Ça y est, je l’ai !
Ronan me montra fièrement le document qu’il venait de trouver sur l’ordinateur. L’acte de naissance de Léonie ! Cela faisait plusieurs heures que nous cherchions sur le site des Archives du Nord. Mais sans la date exacte, il fallait déchiffrer les pages à l’écran une par une.
L’an mil neuf cent trois, le dix-sept janvier à dix heures du matin par devant nous Henri Samson Adjoint au maire de Lille, faisant par délégation les fonctions d’officier de l’État civil, A comparu Victoria Chevalier sage-femme âgée de vingt-trois ans, domiciliée à Lille, laquelle ayant assisté à l’accouchement nous a déclaré que le dix-sept janvier à deux heures et demie du matin la nommée Eugénie Houart, servante âgée de trente-deux ans, née à Fresnes domiciliée à Lille rue Léon Gambetta 264 a accouché au dit domicile d’un enfant de sexe féminin qu’elle nous présente auquel il a été donné le prénom de Léonie en présence de Victor Astier âgé de soixante et un ans et de Emile Vanzuppe âgé de cinquante et un ans journaliers domiciliés à Lille, lesquels et la déclarante ont signé avec nous le présent acte après lecture.